À la mémoire de Jean-Paul Fitoussi par Xavier Timbeau

« Dans le long terme nous serons tous morts ». Nous avions l’habitude de plaisanter avec cette citation de Keynes, pas la plus profonde bien sûr. Cher Jean-Paul, je pratique aujourd’hui le tutoiement, après toutes ces années d’un vouvoiement de respect, un peu dérisoire aujourd’hui que nous y sommes à ce funeste long terme. Cette plaisanterie avait un quelque chose de défi et de fierté qui répondait à tous ceux qui nous mettaient dans une case, celle des keynésiens, en guise d’insulte.



Dans les années 1980, mais aussi 1990 ou 2000, être « keynésien » était un anathème. Des gens en costume gris pensaient avoir emporté la bataille idéologique après Friedman, Lucas, Kydland ou Prescott ou Fama. Ils avaient déconstruit, croyaient-ils, l’héritage de la Théorie Générale, et apporté point par point la contradiction à chacune de ses conclusions. Pour eux, keynésien voulait dire ancré dans une pensée dépassée et nuisible. Cela voulait dire ne pas comprendre l’économie et proposer naïvement d’empirer les maux de la société en appliquant de vieilles recettes. Nous savons que la suite des événements leur a donné tort. Mais ils se trompaient déjà lorsqu’ils clamaient que la rigueur budgétaire ou l’indépendance de la Banque centrale était les conditions d’une économie stable, prospère et juste. Et ça, tu l’avais écrit bien avant beaucoup d’autres, avant la crise de 2008 ou celle des dettes souveraines. Tu nous avais convaincus et nous, à tes côtés, avons essayé par tous les moyens de faire entrer ces idées par toutes les portes et fenêtres de la construction européenne. Peut-être les timides évolutions que nous voyons aujourd’hui s’en sont nourries, et peut-être pouvons-nous en être fiers.

Les radicaux, quant à eux, en demandaient toujours plus et dénonçaient le compromis avec l’économie de marché. Pour eux, dénoncer les inégalités, la fatalité du chômage, le déficit d’avenir, vouloir les mettre au cœur de notre système statistique ou prendre la mesure des dommages à l’environnement, n’était pas le bon chemin. Keynésien signifie pour eux renoncer à changer le capitalisme et en être l’idiot utile. Ce fut ainsi pendant et après la Commission Stiglitz, où pourtant des progrès sensibles ont été accomplis dans la définition d’objectifs renouvelés pour les politiques publiques. Pas de table renversée mais une feuille de route clarifiée. La suite des événements ne leur a pas encore donné tort tant la crise écologique se fait pressante et que le capitalisme n’est pas dompté. Pourtant, ta contribution est indiscutable.

J’aimerais répondre à tous ceux qui t’ont pris de haut deux trois choses que je sais de toi.

De ces deux décennies à travailler ensemble au quotidien j’ai tiré quelques leçons sur la façon d’étudier les économies modernes. Premièrement, la théorie est nécessaire, elle est au cœur d’une analyse construite et on ne peut s’en passer. Il n’y a pas de théorie mainstream. Il ne faut pas confondre les constructions théoriques avec les dogmatismes qui en découlent et qui n’en sont que des mauvaises lectures. Si être traité de keynésien doit signifier quelque chose, cela part de la théorie en ce qu’elle est un langage commun qui permet de comprendre. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises théories, il n’y a qu’un effort collectif d’intelligence de l’économie. C’est au nom de cela que tu as animé un réseau de grands économistes : Kenneth Arrow, Robert Solow, Joseph Stiglitz, Edmund Phelps, Tony Atkinson, François Bourguignon, Olivier Blanchard, Robert Gordon ou encore Amartya Sen. On te jalousait parfois cette assemblée de prix Nobels passés ou futurs, mais s’ils t’écoutaient et s’ils répondaient présents à chacune de tes invitations, c’est parce qu’ils appréciaient ton éclectisme intellectuel.

La théorie est nécessaire donc, mais elle n’est pas tout. Tu aimais la lumière, mais pas celle des projecteurs. Celle des rives de la méditerranée, qui réchauffe et qui aveugle. C’est la lumière de la réalité, de ce qui se passe dans le monde et qu’il faut comprendre pour en chasser les injustices. C’est cet amour de la lumière que tu partageais avec Albert Camus parce qu’aussi noires que soient nos pensées, elles ne pourront jamais masquer cette lumière-là. Mettre la réalité au cœur de l’économie c’est une de ces attitudes, évidentes et rares, qui ont fait de toi un économiste original et fécond. Ce second principe est une bonne raison de se faire traiter de « keynésien ».

Et puis, troisièmement, la connaissance doit servir et bien servir. Non pas que nous sachions mieux que les autres comment le monde fonctionne, mais parce que les représentations du monde que construit la science économique façonnent nos sociétés. La construction européenne en est un exemple extraordinaire, comme tu aimais à nous le rappeler. Et si nos représentations ne sont pas justes, nous sommes responsables de faire en sorte qu’elles soient moins nuisibles que bien d’autres. Bien servir, c’est donc faire barrage à ces mauvaises recettes et tâcher de convaincre qu’il en existe de meilleures. Ton effort constant à transmettre aux étudiants de Sciences Po, d’y faire contrepoids à la pensée unique d’alors en est un témoignage. Je rencontre souvent de tes anciens étudiants à qui tu as su transmettre cette petite étincelle de doute lumineux. Mais tu nous as aussi poussés à l’OFCE à faire cette économie utile et appliquée que nous essayons toujours de porter.

Ces trois principes devraient être partagés par tous les économistes de la planète. Maîtriser les aspects théoriques, connaître la réalité, quantifier et savoir prendre du recul. Ne jamais se masquer face aux douleurs aveuglantes du monde et conserver notre indignation. Ne jamais céder aux dogmatismes. Expliquer et comprendre les politiques et celles et ceux qui les font. Sans relâche, débattre et convaincre. Nous serions alors tous vraiment keynésiens et pas seulement lorsque le monde s’écroule.

Ces principes sont la dette que j’ai envers toi. Et cette dette n’est pas de celles qui se remboursent. Elle est une dette qui enrichit et qu’on transmet.

Xavier Timbeau