La rigueur ne suffit pas

par André Grjebine et Francesco Saraceno

[Article paru dans Le Monde le 19/1/2012]

On peut bien entendu s’interroger sur la légitimité de la place acquise par les agences de notation dans l’économie internationale. Mais, tant qu’à faire, si on doit prendre en compte leur message, autant se déterminer par rapport à ce qu’elles disent vraiment et non par rapport à l’orthodoxie économique qu’on leur prête, parfois à tort. La puissance de celle-ci est pourtant si grande que bien des commentateurs continuent à discourir sur la décision de Standard & Poor’s (S&P) de dégrader la note de la France et d’autres pays européens en l’attribuant à une politique de rigueur qui aurait été jugée insuffisante.

En réalité, l’agence de notation justifie la dégradation qu’elle vient de décider par des arguments qui sont à l’opposé de cette orthodoxie. L’agence critique ainsi l’accord entre dirigeants européens, tel qu’il est ressorti du sommet européen du 9 décembre 2011 et des déclarations qui l’ont suivi, en lui reprochant de n’avoir en vue qu’un seul aspect de la crise, “celle-ci étant censée découler de la prodigalité budgétaire des pays périphériques de la zone euro. Selon nous, cependant, les problèmes financiers de la zone euro sont tout autant une conséquence des déséquilibres extérieurs croissants et de la divergence de compétitivité entre le noyau de l’UEM et la soi-disant périphérie. De ce fait, un processus de réformes basé sur le seul pilier de l’austérité budgétaire risque de s’avérer autodestructeur, l’inquiétude des consommateurs quant à leur emploi et leurs revenus réduisant la demande intérieure et celle-ci conduisant à une baisse des recettes fiscales”.

En vertu de quoi, S&P estime que le principal risque qui peut affecter les Etats européens peut provenir d’une détérioration des situations budgétaires de certains d’entre eux “par suite d’un environnement macroéconomique plus récessionniste”. De ce fait, S&P n’exclut pas une nouvelle dégradation, dans l’année qui vient, de la notation de pays de la zone euro.

Dès lors, s’ils prennent en compte l’exposé des motifs de l’agence de notation, les pays européens devraient mettre en oeuvre des politiques économiques susceptibles à la fois de soutenir la croissance et de faciliter ainsi le remboursement des dettes publiques et de rééquilibrer les balances courantes entre pays de la zone euro. Ce double objectif ne paraît pouvoir être obtenu que par une relance dans les pays excédentaires, en premier lieu en Allemagne.

Dette insoutenable

L’effort de redressement budgétaire imposé aux pays de la périphérie devrait, par ailleurs, être étalé sur une période assez longue pour que ses effets récessifs soient minimisés. Une telle stratégie répondrait au principe selon lequel dans un ensemble aussi hétérogène que la zone euro, les politiques nationales des pays membres doivent être synchronisées, mais certainement pas convergentes comme on le propose ici ou là. Une telle politique impulserait ainsi la croissance de l’ensemble de la zone, rendrait la dette soutenable, et réduirait les excédents courants des uns et donc les déficits des autres. Le moins qu’on puisse dire est que le gouvernement allemand est loin de cette approche.

Angela Merkel n’a-t-elle pas réagi à la déclaration de S&P en appelant une nouvelle fois au renforcement des règles de rigueur budgétaire dans les pays qui viennent d’être dégradés, c’est-à-dire en prenant de facto le contre-pied de l’analyse de l’agence de notation ? On en vient à se demander si celle-ci, compte tenu de son argumentation, n’aurait pas été mieux inspirée de dégrader le pays qui entend imposer l’austérité à l’ensemble de la zone euro plutôt que de lui donner, à tort, un sentiment d’être un parangon de vertu en en faisant l’un des rares à garder son triple A.

 




La crise économique est une crise de la politique économique

par Jean-Luc Gaffard

Quand, dans les années 1970, l’inflation et le chômage augmentent simultanément, la théorie et la politique keynésiennes sont mises en échec. Il n’est plus question de pouvoir arbitrer entre les deux maux et de réguler finement l’activité économique en agissant sur la seule demande globale par le canal du budget. Cet échec et la persistance d’un taux d’inflation élevé finissent par convaincre les décideurs de la nécessité et de l’urgence de combattre prioritairement l’inflation.

La théorie économique imaginée par la nouvelle école classique est venue en support de ce choix politique  en prétendant que l’inflation et le chômage étaient des phénomènes distincts qui devaient faire l’objet de traitements séparés. Si l’inflation dérape, ce sera faute de discipline monétaire. Si le chômage augmente ce sera en raison de rigidités accrues qui affectent le fonctionnement des marchés. La fameuse courbe de Phillips, qui servait de base à l’arbitrage entre les deux, devient théoriquement verticale au moins à long terme. De cette façon, les politiques macroéconomiques sont dissociées des politiques structurelles : les premières sont dédiées à endiguer l’inflation, les secondes à endiguer le chômage. Elles n’ont aucune relation entre elles sinon que les politiques conjoncturelles ne permettent pas à l’économie d’échapper longtemps à la position que déterminent les politiques structurelles et qu’incarne un taux de chômage qualifié de naturel. La faveur de cette théorie tient à la simplicité des recommandations faites aux pouvoirs publics. Ils peuvent (et doivent) se satisfaire de la poursuite du seul objectif d’inflation au moyen d’un seul instrument manié par une Banque centrale devenue indépendante, d’autant que le respect de cet objectif garantit aussi d’atteindre le niveau naturel d’emploi au moindre coût en termes d’inflation. Si d’aventure le taux de chômage est jugé trop élevé, ces mêmes pouvoirs publics ne doivent s’en prendre qu’aux dysfonctionnements des marchés de biens et du travail et décider d’introduire des réformes structurelles parfaitement répertoriées puisqu’elles consistent à libéraliser ces marchés. Dans ce monde merveilleux, la réduction du déficit budgétaire est toujours profitable. Le modèle élémentaire enseigne que, à la suite de cette réduction, le revenu et l’emploi diminuent dans un premier temps, mais que, rapidement, grâce à la baisse du taux d’intérêt, l’investissement privé augmente et avec lui le revenu et l’emploi. Le nouvel équilibre de moyen terme peut même correspondre à un niveau plus élevé du revenu et de l’emploi dès lors que les dépenses privées d’investissement sont réputées plus efficaces que les dépenses publiques. Une banque centrale indépendante et des marchés financiers réputés efficients remplissent la fonction de discipliner les pouvoirs publics en sanctionnant des déficits budgétaires forcément inappropriés.

L’Europe a constitué un champ d’expérimentation privilégié de cette théorie. La politique monétaire y est entre les mains d’une Banque centrale dont les traités garantissent qu’elle est indépendante et imposent qu’elle ait pour seul objectif la stabilité des prix. Les politiques ou les réformes structurelles sont l’affaire des Etats, à charge pour eux de choisir le taux de chômage naturel qu’ils jugent acceptable ou de prendre argument d’un taux de chômage trop élevé pour imposer ces réformes. S’il y a plus de chômage dans un pays que dans un autre, à moyen terme, ce ne peut être qu’en raison de différences structurelles, en l’occurrence de plus fortes rigidités dans le fonctionnement des marchés de ce pays. Qu’il fasse les réformes préconisées et tout rentrera dans l’ordre. La théorie ainsi formulée est censée survivre à la crise : il ne tiendrait qu’à des choix politiques simples que cette Europe retrouve une cohérence perdue. Les pays excessivement endettés n’ont qu’à réduire leurs déficits budgétaires et faire des réformes structurelles trop longtemps retardées pour retrouver croissance, plein emploi et stabilité des prix. Tout au plus, certains proposent-ils de conditionner une forme de mutualisation des dettes à l’engagement de réaliser les réformes structurelles. L’Allemagne, qui les a précédés sur le chemin de cette vertu particulière, n’a rien à craindre de ce scénario, puisque la croissance retrouvée de ses partenaires garantira la pérennité de ses débouchés commerciaux. En outre, il n’est pas nécessaire que la Banque centrale européenne se préoccupe de stabilité financière puisque les marchés punissent les Etats impécunieux et les contraignent à l’austérité budgétaire en poussant à la hausse des taux d’intérêt payés sur leurs dettes.

Tout ce bel édifice repose, entre autres, sur un résultat bâti sur des hypothèses peu robustes : tout accroissement des rigidités notamment sur le marché du travail du fait d’indemnités de chômage, de coûts des licenciements ou de pouvoirs de négociation des salariés plus élevés, déplace la position d’équilibre de long terme de l’économie et produit inéluctablement une hausse du taux de chômage dit naturel. Il est, certes, toujours possible de comparer des équilibres de long terme uniquement distingués par la valeur de certaines données structurelles. Il est osé d’en déduire le chemin qui conduirait de l’un à l’autre. On devrait savoir, depuis l’expérience des années 1930, que les rigidités de prix et de salaires sont un moyen d’enrayer la progression du chômage dans une économie en dépression, c’est-à-dire quand il devient important de bloquer les baisses de prix et de salaires porteuses d’augmentation du poids des dettes privées, et de pression à la baisse sur la demande agrégée. On devrait aussi reconnaître que les réformes structurelles, censées réduire le taux de chômage naturel, ont souvent un impact immédiat de redistribution et de réduction du revenu qui conduit à une hausse du chômage. Or rien ne dit que cette hausse sera transitoire et ne déclenchera pas une réaction en chaîne via la demande globale. Les rigidités restent un facteur de réduction des risques d’instabilité inhérents à tout changement structurel, qu’il s’agisse de réformes dans l’organisation des marchés, d’irruption de nouveaux concurrents sur les marchés ou de ruptures technologiques. Les remettre en cause peut se justifier dans la perspective d’une meilleure affectation des ressources, mais il faut prendre garde au risque d’instabilité qui est encouru. Certes, quand des réformes structurelles tendant à introduire plus de flexibilité affaiblissent la demande interne, le relai de celle-ci pourra être pris par une demande externe stimulée par les baisses de prix. Le taux de chômage peut alors baisser. Mais il est, de fait, exporté vers des pays qui, éventuellement, n’ont pas procédé aux mêmes réformes et dont le chômage ne peut qu’excéder le niveau réputé naturel. Le chacun pour soi commence à l’emporter sur la solidarité.

L’Europe est en train de vivre ce scénario. L’Allemagne, notamment, a réalisé les réformes structurelles requises par la théorie dominante, mais au prix d’une segmentation de son marché du travail, du développement des emplois précaires faiblement rémunérés et, par suite, d’un ralentissement de sa demande interne. Les performances accrues à l’exportation, dues à la qualité des biens, mais aussi à la fragmentation internationale de leur production, compensent ce ralentissement et permettent de contenir sinon de réduire le déficit budgétaire. Le taux de chômage augmente parallèlement dans nombre d’autres pays européens en même temps que leurs déficits budgétaires. La correction exigée par les experts (en fait imposée par les marchés financiers) impliquant simultanément la réduction des dépenses publiques, l’augmentation des impôts et des réformes structurelles a toutes chances de réduire un peu plus la demande domestique de ces pays, d’accroître le déficit de leurs budgets et finalement de peser sur les exportations allemandes. La récession sinon la dépression généralisée est au bout de la route. Sont en cause, non pas les propriétés des équilibres perdus ou recherchés, mais l’enchaînement des déséquilibres internes et externes. Les choses pourraient bien se compliquer encore si les pays concernés voient se creuser les écarts de performance et par suite la divergence de leurs objectifs et de leurs intérêts.

La politique économique est malheureusement plus complexe que ne le voudrait la macroéconomie moderne. Le long terme n’est pas indépendant du court terme. Les objectifs poursuivis ne sont pas indépendants les uns des autres, ni toujours compatibles entre eux. Les politiques qualifiées respectivement de conjoncturelles et de structurelles ne peuvent pas davantage être indépendantes les unes des autres ni dédiées chacune à un objectif unique. Si réformes structurelles il doit y avoir, elles doivent s’accompagner de politiques conjoncturelles expansionnistes afin de contrarier les effets récessifs immédiats susceptibles de s‘amplifier. Pour autant, les politiques conjoncturelles ne suffisent pas à retrouver une croissance forte et régulière

En Europe, il est illusoire et dangereux de penser pouvoir sortir de l’impasse actuelle en généralisant l’austérité budgétaire. Des compromis deviennent nécessaires consistant à accepter certains déséquilibres pour en atténuer d’autres. La seule sortie possible passe par l’acceptation,  pour un temps encore, de déficits budgétaires. Sans rétablissement des bilans des entreprises et des ménages, il n’y a pas d’issue positive à attendre du rétablissement des comptes publics si tant est que l’on y parvienne.

Il n’y a, certes, aucun doute qu’il faut arriver à une plus grande harmonie des situations budgétaires de pays appartenant à une même zone monétaire. Du fédéralisme budgétaire est nécessaire pour faire face au fédéralisme monétaire. Mais le fédéralisme ne s’arrête pas à l’action d’une banque centrale privée de l’essentiel des attributs de sa fonction et ne saurait procéder de contractions budgétaires nationales partagées. Il suppose une réelle solidarité budgétaire impliquant d’intervenir pour éviter l’insolvabilité des Etats qui auraient à supporter des taux d’intérêt extravagants. Il concerne, en outre, les politiques structurelles impliquant, non seulement de s’abstenir de ces réformes qui consistent à exacerber la concurrence fiscale et sociale, mais aussi à promouvoir des projets industriels et technologiques communs financés par un budget européen renforcé grâce à l’instauration d’une taxe fédérale. Les déficits budgétaires des Etats ne seront pas contenus, les objectifs et les intérêts des Etats ne convergeront pas si les moyens conjoncturels et structurels d’une reprise générale de la croissance ne sont pas mis en œuvre.




La compétitivité aux dépens de l’égalité ?

par Hélène Périvier

La durée du travail a fait son entrée dans la campagne présidentielle et l’idée que l’on travaille moins en France qu’ailleurs fait son chemin. C’est l’objet d’un rapport publié par COE-Rexecode. Malheureusement ce rapport ne fait pas état de la division sexuée du travail.

Or les politiques de l’emploi mises en œuvre par les gouvernements européens ne sont pas neutres d’un point de vue sexué. Ne pas tenir compte de cette perspective donne une vision tronquée de la réalité du partage du travail dans nos économies : l’approche intégrée de l’égalité (ou gender mainstreaming) qui exige de penser les effets différenciés des politiques publiques sur les femmes et sur les hommes est loin d’être un automatisme.

La contre-analyse du rapport Coe-Rexecode proposée par Eric Heyer et Mathieu Plane met l’accent sur l’importance de ne pas raisonner uniquement sur les travailleurs à temps plein dès lors que l’on cherche à comparer les durées de travail et leur impact sur les dynamiques du marché du travail des grands pays européens. En effet, les travailleurs à temps partiel représentent 26% de l’ensemble des salariés en Allemagne contre 18% en France, il est donc trompeur de les exclure de l’analyse.

On sait combien la répartition des emplois à temps plein et à temps partiel est sexuée : partout en Europe, les femmes travaillent davantage à temps partiel que les hommes : alors qu’en France le taux de temps partiel des femmes salariées est de l’ordre de 30%, il s’élève à 45% en Allemagne ; dans les deux pays, le taux de temps partiel des hommes est inférieur à 10%. Le caractère sexué du temps partiel est facteur d’inégalités : rappelons par exemple qu’en France le temps de travail explique près de la moitié des écarts de salaire entre les hommes et les femmes (voir notamment Ponthieux, Meurs). La question du temps de travail est donc centrale dès lors que l’on cherche à promouvoir l’égalité professionnelle.

Selon la note méthodologique du rapport Coe-Rexecode : « Les données annuelles communiquées par Eurostat et publiées par Coe-Rexecode dans l’étude La durée effective du travail en France et en Europe sont les seules données de durée annuelle effective moyenne du travail comparables entre pays européens. ». Il est dommage que dans sa commande à Eurostat, Rexecode n’ait pas jugé bon de demander une ventilation sexuée de ces données ; ce qui aurait permis, à moindre coût, de connaître les évolutions de la durée du travail selon le sexe dans les deux pays. Malgré cet acte manqué, que peut-on dire sur l’évolution de la durée du travail dans une perspective sexuée dans ces deux pays durant la dernière décennie, en se fondant sur les données à notre disposition ? Comment ont été répartis les ajustements du marché du travail entre les femmes et les hommes ?

L’évolution sur la période étudiée est instructive du point de vue des orientations des politiques de l’emploi qui ont été menées dans les deux pays. Au début des années 2000, l’instauration des 35 heures en France a mis fin aux allègements de charges qui rendaient les embauches à temps partiel avantageuses et qui avaient été le moteur de la montée en charge de l’emploi à temps partiel des Françaises, sans affecter fortement les conditions d’emploi des hommes. Depuis, on constate une stabilité du taux de temps partiel pour les femmes comme pour les hommes (graphiques). En Allemagne, l’application de la loi Hartz II (entrée en vigueur en avril 2003) a introduit des « minijobs »[1] qui ont encouragé les créations d’emplois précaires à temps partiel. Cette évolution a concerné aussi bien les hommes et les femmes ; mais alors que le taux de temps partiel des Allemands a augmenté de 4,3 points, celui des Allemandes a augmenté de 8,2 points (graphiques). Les Allemandes ont donc été nettement plus affectées par l’emploi à temps partiel que les Allemands mais aussi que les Françaises. A cela s’ajoute le fait que la durée moyenne du temps de travail du temps partiel est plus faible d’un peu plus de 4 heures en Allemagne qu’en France (selon les données d’Eurostat).

Certes les Françaises ont été davantage touchées par la croissance du temps partiel que les Français, mais cette croissance a été limitée puisque les créations d’emplois à temps partiel entre 1999 et 2010 n’ont contribué qu’à hauteur de 21 % aux créations totales d’emplois. A contrario, en Allemagne, le temps partiel a été le moteur de l’emploi sur la période, et les Allemandes ont été les principales concernées par la réduction individuelle du temps de travail : elles représentent 70% du bataillon d’emplois à temps partiel créés durant la période. Ainsi, non seulement la France a créé plus d’emplois que l’Allemagne entre 1999 et 2010, mais le choix d’une réduction collective plutôt qu’individuelle du temps de travail a conduit à une répartition de l’emploi plus équilibrée entre hommes et femmes.

Source : Eurostat [lfsa_eppga]


[1] Emplois exonérés de cotisations sociales en dessous de 400 euros de salaire