Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Le cas « chypri-hot » !

par Jérôme Creel

Avant une étude plus approfondie de la crise chypriote, et de ses conséquences sur la zone euro, voici quelques réflexions sur le projet d’accord intervenu ce matin entre la Présidence chypriote et certains bailleurs de fonds.

Ce projet prévoit la faillite d’une banque privée, la Laiki, et la mise à disposition de ses dépôts sécurisés (en deçà de 100 000 euros) auprès d’une autre banque privée, la Bank of Cyprus afin de participer à sa recapitalisation. Dans cette banque, les dépôts au-delà de 100 000 euros seront gelés et convertis en actions. In fine, la Bank of Cyprus devrait pouvoir atteindre un ratio de fonds propres de 9%, conformément à la législation bancaire appliquée dans l’UE. En échange de ces dispositions, auxquelles s’ajoutent des augmentations des taxes sur les revenus du capital et sur les bénéfices des entreprises, les institutions européennes verseront 10 milliards d’euros à Chypre. Les dépôts bancaires garantis selon les règles en vigueur dans l’UE vont le rester, en même temps que la hausse des taxes sur les revenus du capital va réduire la rémunération excessivement attractive des dépôts chypriotes au regard de la moyenne européenne.
En une semaine, les négociations entre les autorités chypriotes, le FMI et les institutions européennes ont abouti à des résultats radicalement différents. Pour le volet du plan de sauvetage correspondant à la viabilité du système bancaire, le président chypriote a semble-t-il été confronté à un arbitrage entre la taxation de tous les déposants, y compris les « petits épargnants », et la faillite bancaire n’entraînant de pertes financières que pour les actionnaires, les détenteurs d’obligations et les « grands épargnants » (ceux dont les dépôts dépassent 100 000 euros). Il aura donc fallu une semaine pour que le représentant démocratiquement élu d’un Etat membre de l’Union européenne cède et défende l’intérêt du plus grand nombre (l’intérêt général ?) au détriment des intérêts particuliers de quelques banquiers.

Dans le projet d’accord intervenu ce matin figure aussi une mention fort intéressante aux questions de blanchiment d’argent. Les banques chypriotes vont subir des audits permettant de mieux connaître l’origine des fonds perçus. Cette fois-ci, il n’aura pas fallu une semaine, mais bien plutôt des années pour que les membres de l’Eurogroupe s’emparent aussi officiellement d’une question fondamentale sur le fonctionnement de l’économie chypriote. Au-delà du cas chypriote, il est permis de douter que l’argent n’ait pas d’odeur dans l’UE.

Dernière réflexion à propos du Fonds monétaire international, bailleur de fonds associé dans la troïka à la Banque centrale européenne et à la Commission européenne. Il semblerait que ses exigences aient été très nombreuses : doit-on en conclure que le FMI a un pouvoir de négociation bien supérieur à ceux de la BCE et de la Commission européenne, qu’il est le leader de cette troïka ? Si tel était le cas, cela poserait problème : d’une part, la BCE et la Commission sont supposés défendre les intérêts européens, ce qui serait infirmé si ces deux institutions étaient sous la coupe du FMI. D’autre part, il ne faudrait pas oublier que lors de sa recapitalisation d’avril 2009, le FMI a bénéficié de fonds supplémentaires en provenance des pays de l’UE, sage décision de leur part si leurs représentants anticipaient d’avoir bientôt recours à des plans de sauvetage, les fonds attribués au FMI revenant dans l’UE sous forme de prêts. Ceci étant, se voir dicter par le FMI des conditions drastiques pour bénéficier de plans de sauvetage au financement duquel on a somme toute largement contribué, est contestable; et ceci fragilise le processus d’intégration européenne.




Les derniers soubresauts de la “Confédération européenne” ?

par Jacques Le Cacheux

Les institutions dont l’Union européenne s’est dotée, du traité de Maastricht qui, en 1992, l’a créée et a défini la feuille de route aboutissant au lancement de l’euro en 1999, au traité de Lisbonne qui, en 2009, a repris les principaux articles du traité constitutionnel que les Français et les Néerlandais avaient refusé, par référendum, de ratifier en 2005, permettent-elles de résoudre la grave crise à laquelle l’Union est aujourd’hui confrontée ? Après cinq années de marasme économique et près de quatre de tensions persistantes sur les dettes publiques, les craintes quant à la pérennité de l’union monétaire européenne avaient paru apaisées par la résolution affichée, au début de l’automne 2012, par Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, d’assurer coûte que coûte l’avenir de la monnaie unique européenne. Mais les résultats des récentes élections générales italiennes ont à nouveau fait tanguer les marchés des dettes souveraines européennes et relancé les spéculations, tandis que la zone euro replongeait dans une récession alors même que les plaies de la précédente n’étaient pas encore cicatrisées.

Pourra-t-on longtemps encore se contenter d’expédients ? Ne conviendrait-il pas d’opérer une véritable révolution institutionnelle, à l’image de celle qu’entreprirent, entre 1788 et 1790, les concepteurs de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique, confrontés à une crise aiguë des dettes publiques de la Confédération et des états confédérés ? C’est à une lecture économique et financière de cet épisode essentiel de l’histoire institutionnelle des Etats-Unis, et à un parallèle, que certains jugeront peut-être audacieux, mais qui s’avère à tout le moins éclairant, avec la situation actuelle de la zone euro, que nous invite Thomas J. Sargent, dans sa Conférence Nobel, dont l’OFCE publie la traduction française.

Certes les différences sont nombreuses entre la situation des anciennes colonies britanniques dix ans après leur indépendance et les Etats membres de l’union monétaire européenne. Mais comment ne pas voir les similitudes, tant dans l’incapacité à trouver une solution collective aux crises de dettes publiques nationales que dans l’inanité de l’accord conclu en février 2012 sur le futur budget européen ? Mutatis mutandis, c’est de fédéralisme budgétaire, mais aussi politique, qu’il est question, dans un cas comme dans l’autre.

 

 




Hommage à Robert Castel

Hélène Périvier, Bruno Palier, Bernard Gazier

C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le  décès de Robert Castel. Il aura marqué la sociologie française, mais au-delà les sciences sociales,  par son analyse de la société salariale et de ses évolutions. Dans les métamorphoses de la question sociale, il avait mis en évidence le pouvoir émancipateur de la société salariale, qui a doté les travailleurs d’une « propriété sociale ». Ce concept facilite la compréhension des enjeux liés à l’acquisition de droits sociaux dans certaines économies de marché. Au terme d’Etat providence, il préférait celui d’Etat social, car il voyait dans l’appellation d’Etat providence, largement répandue, l’idée d’un Etat social tombé du ciel, alors même qu’il est le fruit de combats et de négociations, et qu’il s’est construit sur le long terme. La flexibilisation du marché du travail, l’amoindrissement des droits sociaux et la précarisation du travail, ont conduit selon lui aux phénomènes de désaffiliation, certains individus étant hors d’atteinte de la protection de l’Etat social.

Nous avons eu la chance de collaborer avec lui sur un projet visant à repenser une nouvelle génération de droits sociaux. Toujours prêt à échanger, à s’enrichir de débats multiples, nous avons également découvert un homme d’une grande humilité, à l’écoute des autres de leur apport et aussi de leur critique. Notamment celles des féministes qui ont pointé son silence sur la division sexuée du travail. Il acceptait et reconnaissait la pertinence de ces remarques. Lors de nos échanges, il s’inquiétait de l’évolution de nos organisations économiques et sociales, laissant de côté les plus fragiles : les jeunes, et notamment ceux qui vivent dans les zones les plus défavorisées, qui partent avec un faible bagage éducatif. Il revendiquait l’égalité comme un principe fondateur de notre contrat social. Mais pensait l’égalité comme l’égalité des possibles. Il plaidait pour une société de semblables, tel Léon Bourgeois à son époque.

Dans notre monde marqué par la crise et l’accroissement violent des inégalités, il était présent dans le débat public,  et apportait un éclairage de long terme sur les dérives de nos systèmes sociaux, ainsi que sur les principes qui peuvent guider leur réforme. Son absence  affectera la qualité de ce débat. Si nous pourrons toujours profiter de l’immense apport de ses travaux, nous regretterons ses interventions toujours pertinentes, son honnêteté intellectuelle, sa gentillesse avec toutes et tous. Plus qu’un chercheur, nous perdons un penseur, un ami.




Quelle réforme pour les allégements de charges sociales?

Par Mathieu Bunel, Céline Emond, Yannick L’Horty

 

Plus de 20 milliards d’euros sont dépensés chaque année par l’Etat pour compenser les exonérations générales de cotisations sociales, ce qui en fait la première des politiques pour l’emploi en France, tant en termes de masse budgétaire que d’effectifs concernés, avec plus d’un salarié sur deux qui bénéficie des baisses de cotisations sociales. En ces temps de fortes tensions budgétaires et de montée inexorable du chômage, on peut s’interroger sur la soutenabilité d’un tel dispositif dont le barème, unifié par la réforme Fillon de 2003, consiste en une réduction dégressive avec le niveau du salaire jusqu’à s’éteindre à 1,6 Smic. Cette réduction est de 26 points de cotisations au niveau du Smic (28 points pour les entreprises de moins de 20 salariés).

Dans notre article publié dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012), nous proposons d’évaluer à l’aide des données les plus récentes et les plus adaptées à cet exercice les effets d’une suppression totale des exonérations générales et de plusieurs réformes partielles des barèmes d’exonérations de cotisations sociales. Selon nous, la suppression pure et simple de l’ensemble des exonérations générales conduirait à une destruction de l’ordre de 500 000 emplois. Nous explorons également les effets de réaménagement des barèmes d’exonération en balayant un grand nombre de possibilités affectant les différents paramètres qui définissent le dispositif d’exonération. Dans tous les cas, une réduction du montant des exonérations aurait des effets négatifs sur l’emploi mais l’ampleur des pertes d’emplois varierait du simple au double selon les modalités de la réforme envisagée. Pour obtenir l’effet le moins négatif, il faudrait que les réductions d’exonération épargnent les secteurs d’activité les plus intenses en main-d’œuvre, ce qui revient à privilégier les barèmes d’exonération les plus ciblés sur les bas salaires. Tant que l’objectif est bien d’améliorer les chiffres du chômage, il importe de concentrer les exonérations sur les plus bas salaires et partant, d’avantager les secteurs les plus riches en main-d’œuvre.

Pour autant, une exonération trop concentrée au voisinage du Smic augmente le coût pour les employeurs des hausses de salaire, ce qui n’est favorable ni au pouvoir d’achat ni à la qualité des emplois qui conditionnent l’emploi de demain. Un nouvel équilibre peut toujours être recherché, pour répondre à l’urgence budgétaire, mais pour être pérenne, il doit être favorable à l’emploi d’aujourd’hui sans négliger celui de demain.




Les 20 milliards d’euros d’allégements de cotisations patronales sur les bas-salaires créent-ils des emplois ?

par Eric Heyer et  Mathieu Plane

Chaque année, l’Etat consacre près d’1 point de PIB, soit 20 milliards d’euros, aux allégements généraux de cotisations patronales sur les bas salaires. La question de l’efficacité d’un tel dispositif est légitime. Un grand nombre de travaux empiriques ont été réalisés pour tenter d’évaluer l’impact de cette mesure sur l’emploi et concluent à des créations comprises entre 400 000 et 800 000.

Effectuées à l’aide de maquettes sectorielles, ces évaluations ne prennent pas en compte l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires et notamment les effets de bouclage macroéconomique, id est effet de revenu, de gains de compétitivité et de financement de la mesure.

Dans une étude récente publiée dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012) nous avons tenté de compléter ces évaluations en prenant en compte correctement l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires. Pour ce faire nous avons réalisé la simulation de cette mesure à l’aide du modèle macroéconométrique de l’OFCE, emod.fr.

Nous avons alors pu décomposer les différents effets attendus de ces allégements sur l’emploi en deux grandes catégories :

  1. l’ « effet de substitution » global qui se décompose entre la substitution capital/travail macroéconomique auquel s’ajoute l’effet « assiette » lié au ciblage de la mesure sur les bas salaires ;
  2. l’ « effet  volume » qui se décompose entre la hausse de la demande domestique liée à la baisse des prix et la hausse de la masse salariale, les gains de compétitivité en raison de l’amélioration des parts de marché en interne et en externe et l’effet négatif du financement de la mesure, que ce soit par la hausse des prélèvements obligatoires (PO) ou la réduction de la dépense publique.

Selon notre évaluation, résumé dans le tableau 1, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires permettent de créer 50 000 emplois la première année et environ 500 000 au bout de cinq ans. Sur les 503 000 emplois attendus à cinq ans, 337 000 seraient dus à l’effet de substitution global dont 107 000 seraient liés à la substitution capital/travail macroéconomique et 230 000 à l’ « effet d’assiette » en raison de la forte baisse du coût du travail sur les bas salaires. A cela s’ajoutent 82 000 emplois générés par le supplément de revenu domestique et 84 000 par les gains de compétitivité et la contribution positive du commerce extérieur à la variation du PIB. En revanche, l’ « effet  volume » sur l’emploi devient négatif si l’on finance la mesure ex post : la hausse d’un mix représentatif de la structure de la fiscalité réduit l’effet global de la mesure de 176 000 emplois à 5 ans ; la baisse d’un mix représentatif de la structure de la dépense publique diminue l’emploi de 250 000 à 5 ans.

Une partie des emplois créés provient des gains de compétitivité liés aux gains des parts de marché sur nos partenaires commerciaux en raison de la baisse des prix de production conséquente de la réduction du coût du travail. Ce mécanisme de compétitivité-prix fonctionne d’une part si les entreprises répercutent les baisses de cotisation sociales dans leurs prix de production et si nos partenaires commerciaux acceptent de perdre des parts de marché sans réagir. Nous avons donc simulé un cas polaire dans lequel nous supposons que nos partenaires commerciaux réagissaient à ce type de politique en mettant en place des dispositifs similaires, ce qui annulerait nos gains sur l’extérieur.

Si cela ne modifie pas l’impact sur l’emploi lié à l’ « effet de substitution », en revanche cette hypothèse modifie l’ « effet volume » de la mesure, supprimant 84 000 emplois liés aux gains de parts de marché et augmentant l’effet négatif du financement ex post en raison d’un multiplicateur du dispositif sur l’activité plus faible. Au total, dans le schéma dans lequel la mesure est financée ex post et ne permet pas de gains de compétitivité, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires créeraient entre 69 000 et 176 000 emplois au bout de cinq ans selon le mode de financement retenu (tableau 2). Ce résultat conduit à relativiser largement le chiffrage initial de  500 000 emplois créés à terme.




Hommage à Alain Desrosières, statisticien, sociologue, historien et philosophe de la statistique

par Françoise Milewski et Henri Sterdyniak

 

Alain Desrosières vient de disparaître à l’âge de 72 ans. Administrateur de l’INSEE, il avait été rédacteur en chef de la revue Économie et statistique puis chef de la division des Études sociales, avant de travailler sur l’analyse comparée des systèmes statistiques en Europe.

Il était la conscience inquiète de la statistique publique française.

Ses nombreux articles et ouvrages en ont retracé la naissance et l’essor. Ils en discutent  les bases scientifiques et les fondements sociaux. Ils mettent en lumière les liens entre les normes et la production des statistiques, entre l’histoire des politiques économiques et celle des méthodes et catégories statistiques, alors que la tendance est à les « naturaliser ». « Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables » affirmait-il. La statistique ne peut être séparée de ses usages et elle évolue avec les transformations des politiques publiques. Ainsi, Alain Desrosières s’interrogeait sur « la qualité des quantités ».

Alain a passionnément vécu et étudié les contradictions de la statistique, outil de connaissance et outil de gouvernement. Est-elle au service de la démocratie, permettre à la société de se mieux connaître, ou de l’Etat, pour lui permettre de mieux atteindre ses objectifs ? Et, cet Etat, qui organise et finance l’appareil statistique, a lui-même deux visages, c’est l’Etat social, instrument de résistance face aux forces du marché comme c’est l’Etat au service d’une organisation sociale façonnée par le capitalisme.

La statistique classe et mesure. Mais est-ce une discipline scientifique neutre ou exprime-t-elle la vision que la société a d’elle-même à un moment donné, d’autant plus qu’elle doit s’appuyer sur des sources administratives, qui ne sont pas neutres elles-mêmes ? Doit-elle partir du vécu des individus ou, au contraire, le récuser au nom de la science ?

Peut-on rendre compte de sociétés différentes avec des catégories communes ? Alain s’est beaucoup interrogé sur l’harmonisation statistique qu’implique l’Union européenne, au risque d’une négation des différences entre les sociétés.

Alain s’est interrogé sur la politique des indicateurs, mise en œuvre par la Méthode Ouverte de Coordination ou la LOLF, loi organique sur les lois de finances. Les politiques définissent des indicateurs, que les statisticiens sont censés mesurer, puis fixent des objectifs pour ces indicateurs. Mais cette pratique est dangereuse puisque ces indicateurs deviennent le centre de l’analyse tandis les politiques visent à améliorer les indicateurs, ce qui tend à leur faire perdre de leur significativité.

Nous reproduisons ci-dessous quelques courts extraits de ses articles, comme une invitation à les lire dans leur intégralité. Le mythe du chiffre incontestable parce qu’impartial, le respect inconditionnel devant des faits quantifiés donc incontestables, devant des résultats de modèles nécessairement justes parce que formalisés, indépendamment des conditions de leurs constructions, des normes et des conventions, restent un danger permanent pour les sciences sociales, et en particulier l’économie. Et pour la cité.

Alain Desrosières  participait à de nombreux colloques de statisticiens pour donner à ses collègues matière à réfléchir à leurs pratiques et à leurs méthodes (voir en particulier le colloque du 30 mars 2011 : « La statistique publique, un bien public original », atelier 3). Il avait tissé des liens fertiles entre la pratique statistique et les sociologues, en particulier  Pierre Bourdieu et Bruno Latour.

Il avait montré l’influence des nomenclatures sur la constitution de l’information statistique et, à travers elle, sur la structuration de la société (Les Catégories socioprofessionnelles, publié avec Laurent Thévenot, La Découverte, collection Repères, 1988).

Alain nous laisse plusieurs grands ouvrages : La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique (Editions La Découverte, Paris, 1993) et L’argument statistique, en deux tomes : I : Pour une sociologie historique de la quantification, et II : Gouverner par les nombres (Les Presses des Mines ParisTech, collection Sciences sociales, Paris, 2008).

Il nous laisse  un dernier texte : « Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans le gouvernement de la cité néolibérale » (Nouvelles perspectives en sciences sociales, volume 7, n°2, mai 2012).

Alain nous laisse l’exemple d’un intellectuel modeste et exigeant, qui cherchait à mettre sa pratique professionnelle et son activité scientifique au service de la démocratie.

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Quelques courts extraits de ses textes :

« Comment résoudre la contradiction entre l’ethos du statisticien et la prise en compte des rétroactions, même quand celles-ci lui apparaissent seulement comme de fâcheux obstacles à sa mission, qu’il pense être de « fournir des reflets non biaisés de la réalité » ? Il n’est  pas possible d’isoler un moment de la mesure, qui serait indépendant de ses usages, et notamment des conventions qui sont la première étape de la quantification. Il faudrait désenclaver la formation des statisticiens, en la complétant par des éléments d’histoire, de sciences politiques, et de sociologie de la statistique, de l’économétrie, des probabilités, de la comptabilité et de la gestion. Ce programme, inspiré des acquis des Sciences Studies (Pestre 2006), pourrait faciliter la prise en compte des outils quantitatifs dans les débats sociaux, sans verser ni dans le rejet a priori, ni dans le respect inconditionnel et naïf devant des « faits incontestables parce que quantifiés ».

Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans la cité néolibérale. Conclusion de la communication au séminaire L.’Informazione Prima Dell.’Informazione. Conoscenza E Scelte Pubbliche, Milan Bicocca, 27 mai 2010, Nouvelles perspectives en sciences sociales, volume 7, n°2, mai 2012.

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« La quantification est devenue un signe d’objectivité, de rigueur et d’impartialité mobilisée dans des situations très variées, depuis le débat politique jusqu’à la démonstration scientifique, en passant par les indicateurs d’entreprise ou la mesure de l’opinion publique. Or, la quantification, sous ses différents formats statistiques, ne se contente pas de fournir un reflet du monde, elle crée une nouvelle façon de le penser, de le représenter, de l’exprimer et d’agir sur lui, à la fois par la puissance de ses modèles et de ses procédures, par leur diffusion et par leurs usages argumentatifs. Ce livre montre comment s’est historiquement construit «l’argument statistique», et quels sont aujourd’hui les effets cognitifs et sociaux des dispositifs de quantification. »

Pour une sociologie historique de la quantification, tome 1 de L’argument statistique, (Les Presses des Mines Paris-tech, collection Sciences sociales, Paris, 2008), quatrième de couverture.

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« Le gouvernement des hommes use et abuse de «l’argument statistique». Avec l’émergence d’un État néo-libéral, l’action publique s’appuie de plus en plus sur des indicateurs chiffrés qui fournissent des évaluations de la performance des différentes actions politiques. Des «palmarès» variés connaissent une grande diffusion (souvent sous l’appellation anglo-américaine de benchmarking), en hiérarchisant les lycées, les universités, et même les nations. Ce passage par la quantification, loin de fournir une image neutralisée des phénomènes, les transforme et les performe. Ce livre propose des études de cas précis, enquêtes sur le budget des familles, commissions du Plan, statistiques locales ou comptabilité nationale, analysant la production des statistiques publiques et leurs usages par les autorités publiques. Et l’on verra comment la statistique s’est imposée à la fois comme un outil de preuve, dans les sciences empiriques, et comme un outil de gouvernement, selon l’intuition que Foucault avait déjà présentée dès les années 1970 sous le nom de «gouvernementalité».

Gouverner par les nombres, tome 2 de L’argument statistique, (Les Presses des Mines Paris-tech, collection Sciences sociales, Paris, 2008), quatrième de couverture.

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« Les grandes crises sont bien sûr des moments où les statistiques sont intensément mobilisées pour exprimer la gravité de la situation. Mais elles sont aussi des moments de grands débats, lors desquels le rôle de l’Etat dans la régulation et le pilotage de l’économie est profondément repensé. A chacune de ces crises correspond l’émergence de façons nouvelles de quantifier le monde social. De nouveaux modèles d’action impliquent de nouvelles variables et de nouveaux systèmes d’observation.

L’histoire économique et politique des années 1880 à nos jours offre au moins trois (sinon quatre) exemples de telles configurations, associant une façon de penser la société, des façons d’agir sur elle, et des statistiques adaptées à ces situations. La crise des années 1880 a suscité la grande statistique du travail et de l’emploi. Celle de 1929 a été à l’origine des politiques macroéconomiques keynésiennes et de la comptabilité nationale. La crise des années 1970 a été pensée dans les catégories néolibérales de la microéconomie, et a induit des réformes de l’État centrées notamment sur des indicateurs de performances. Enfin, les deux crises, écologique puis financière, des années 2000 seront peut-être à l’origine de façons radicalement nouvelles de penser et de quantifier l’action publique. Un rappel des façons dont quelques crises plus ou moins anciennes ont été vécues, et de leurs conséquences sur les usages des statistiques publiques, peut être utile pour réfléchir à l’ampleur des transformations qui peuvent résulter de ces deux crises récentes. »

Crises économiques et statistiques, de 1880 à 2010“, ParisTech Review, 30 août 2010.

 




France, Allemagne : pauvreté des non-travailleurs

par Guillaume Allègre

« Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables »

Alain Desrosières, 1940-2013

Le thème de la pauvreté au travail a émergé en Europe dans le débat public ainsi que dans le champ académique au début des années 2000, parallèlement à la mise en place de politiques visant à rendre le travail « payant ». Les lignes directrices européennes pour l’emploi mentionnent explicitement la nécessité de réduire la pauvreté des travailleurs depuis 2003 et Eurostat a mis en place un indicateur de pauvreté des travailleurs dès 2005 (Bardone et Guio). En France, les politiques visant à rendre le travail payant ont notamment pris la forme de compléments de revenus d’activité  (PPE puis RSA). En Allemagne, un ensemble de réformes du marché du travail et de la protection sociale (Lois Hartz) a été mis en place au début des années 2000 selon une logique d’activation des chômeurs. Les critiques des réformes allemandes insistent souvent sur la prolifération des formes atypiques d’emploi (Alber et Heisig, 2011) : recours au temps partiel, bas-salaires, et mini-jobs sans protection sociale. En France comme en Allemagne, la focalisation sur les travailleurs masque un aspect moins connu de l’évolution de la pauvreté : parmi les individus d’âge actif, c’est la pauvreté des personnes sans emploi (inactifs en France, chômeurs en Allemagne) qui augmente depuis la fin des années 1990.

Le graphique 1 représente l’évolution entre 1996 et 2010 du taux de pauvreté des individus, calculé au seuil de 60 % du niveau de vie médian, selon leur statut d’activité. Deux faits saillants ressortent. Premièrement, la pauvreté touche avant tout les chômeurs : leur taux de pauvreté est d’environ 35 % sur la période. Deuxièmement, les inactifs de plus de 15 ans, ni étudiants, ni  retraités (dit ‘autres inactifs’), soit les chômeurs découragés, et les hommes et femmes (surtout les femmes !) au foyer, constituent la population la plus touchée par l’augmentation de la pauvreté. Alors que leur taux de pauvreté s’élevait à 23 % en 1996, il atteint 32 % en 2010. Dans le même temps, la pauvreté des actifs occupés est passée de 9 % à 8 %. Par conséquent, alors que les actifs occupés représentaient 25 % des pauvres en 1996 et les ‘autres inactifs’ 12 %, ces derniers représentent 17 % de pauvres en 2010 et les actifs occupés 22 %. Le poids des travailleurs pauvres dans la population pauvre tend donc à diminuer, tandis que celui des inactifs augmente.

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Concernant l’Allemagne, l’analyse du taux de pauvreté par statut d’activité se heurte à des divergences selon les sources, notamment concernant l’évolution de la pauvreté des chômeurs, beaucoup plus marquée selon Eurostat (enquête Eu-Silc) que dans l’enquête nationale SOEP (voir graphique 2). Malgré les incertitudes statistiques, on peut tout de même observer que la pauvreté touche avant tout les chômeurs et que leur taux de pauvreté a beaucoup augmenté : de 30 à 56 % entre 1998 et 2010 selon l’enquête SOEP, généralement considérée comme plus fiable que SILC (Hauser, 2008). Si la pauvreté augmente pour toutes les catégories de population (voir Heyer, 2012), c’est bien chez les chômeurs qu’elle est la plus prononcée.

L’augmentation de la pauvreté chez les chômeurs est la conséquence de certaines mesures des lois Hartz IV, moins connues que celles instituant les mini-Jobs (Hartz II). Avant ces lois, les chômeurs pouvaient recevoir une indemnisation chômage pour une durée maximale de 32 mois, à la suite de laquelle ils pouvaient recevoir une assistance chômage sous condition de ressources pour une durée illimitée (Ochel, 2005). Mais contrairement à l’ASS[i] en France, le montant de cette assistance dépendait des derniers revenus nets d’activité et assurait un taux de remplacement relativement généreux (53 % du revenu net pour les personnes sans enfant). Ce système a été remplacé à partir de 2005 par une indemnisation beaucoup moins généreuse, répondant à un objectif d’activation. L’indemnisation chômage (Arbeitslosengeld I – ALG I) a été limitée à 12 mois pour les chômeurs de moins de 55 ans et les motifs de sanction ont été élargis. A la suite de cette période, l’assistance chômage (Arbeitslosengeld II – ALG II) a été très fortement diminuée et n’agit plus que comme un dernier filet de sécurité : son montant pour un célibataire est limité à 345 euros par mois ; les sanctions ont également été élargies et durcies[ii]. La stratégie allemande d’activation a ainsi joué sur deux leviers : la réduction des revenus d’assistance pour les chômeurs et les sanctions. Si cette politique a peut-être contribué à la baisse du chômage (voir Chagny, 2008, pour une discussion sur les effets controversés de la réforme), elle a eu par construction un impact important en termes de pauvreté des chômeurs.

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Un paradoxe qu’il convient d’éclairer est la faible évolution (au moins selon l’enquête SOEP) du taux de pauvreté des individus en emploi depuis le début des années 2000. En effet, durant cette période, la proportion de bas-salaires a progressé et le recours au temps-partiel s’est fortement développé sans que le taux de pauvreté des personnes en emploi n’augmente significativement. En 2010, 4,9 millions de personnes (soit 12 % de la population en emploi) détiennent un mini-job grâce auquel ils ne peuvent recevoir plus de 400 euros par mois de revenus d’activité (Alber et Heisig, 2011). Il faut y ajouter le développement des temps-partiels avec protection sociale (de 3,9 millions en 2000 à 5,3 en 2010). On s’attendrait donc à une progression de la pauvreté des travailleurs. Mais celle-ci est freinée pour deux raisons : le développement des possibilités de cumul avec les allocations chômage (troisième levier de la stratégie d’activation) et les solidarités familiales. En effet, les emplois à temps partiel et à bas salaire sont très majoritairement détenus par des femmes qui représentent ainsi deux tiers des travailleurs à bas salaire annuel[iii]. Le revenu de leur conjoint, lorsqu’elles en ont un, leur permet souvent d’éviter la pauvreté puisque les revenus de tous les membres du ménage sont agrégés afin de déterminer le niveau de vie et la pauvreté. En cela, en paraphrasant Meulders et O’Dorchai, le ménage sert bien de cache-sexe aux faibles revenus des femmes. Les mères isolées, par contre, sont particulièrement touchées par la pauvreté : le taux de pauvreté est ainsi de 40 % chez les familles monoparentales.

Du point de vue des indicateurs, l’utilisation de la catégorie ‘travailleurs pauvres’ pose ainsi plusieurs problèmes. Premièrement, la catégorie masque le chômage et l’inactivité comme déterminants de la pauvreté ; de par son appellation, elle met en avant un déterminant de la pauvreté laborieuse (« le travail ne paie pas ») par rapport aux autres déterminants (« faible nombre d’heures travaillées » ou «charges familiales élevées»). Les politiques publiques s’appuyant sur cette approche courent alors le risque de restreindre le public visé par la lutte contre la pauvreté (en France, les chômeurs indemnisés sont ainsi exclus du bénéfice du RSA-activité) et de se concentrer sur le renforcement des incitations financières à la reprise d’emploi afin de stimuler l’offre de travail alors même que le niveau élevé du chômage est lié à un rationnement du côté de la demande de travail. Deuxièmement, la catégorie est aveugle aux inégalités femmes-hommes : les femmes sont plus souvent pauvres et constituent la plus grande partie des bas-salaires mais sont moins souvent travailleurs pauvres (Ponthieux, 2004) ! Si on ne gère bien que ce que l’on mesure, il est également nécessaire que la mesure soit facilement interprétable par les décideurs publics. La réduction des inégalités de niveau de vie (entre ménages) et de revenus d’activité (entre individus) sont deux objectifs légitimes des politiques publiques (comme expliqué ici), qu’il convient de mesurer séparément, de même qu’il convient d’affecter des instruments spécifiques à ces deux objectifs.

Du point de vue des politiques publiques, l’évolution de la pauvreté par statut d’activité  en France et en Allemagne souligne qu’une lutte efficace contre la pauvreté nécessite de s’attaquer à toutes les formes de la pauvreté. Pour la population d’âge actif, dans des économies où la bi-activité parmi les couples est devenue la norme, il s’agit de mettre en place des politiques de pleine-activité et de plein-emploi qui ne recourent pas au développement de formes de travail atypiques. Ceci requiert, d’un point de vue macroéconomique, de la croissance ou du partage du travail (et des revenus associés) et, d’un point de vue microéconomique, de répondre aux besoins en termes, notamment, de gardes d’enfants, de formation et de transports. Si ces politiques sont coûteuses, les mesures économes, telles que le renforcement des incitations financières, n’ont pas réussi à démontrer qu’elles pouvaient réellement réduire la pauvreté dans son ensemble.

 

 

 


[i] Allocation de solidarité spécifique, versée aux chômeurs ayant épuisé leur droit à l’assurance chômage.

[ii] Au total, 1,5 million de sanctions ont été prononcées en 2009, pour 2,8 millions de chômeurs indemnisés, contre 360 000 en 2004, pour 4 millions de chômeurs indemnisés (d’après Alber et Heisig (2011) : tableaux 6-8 pp. 24-30).

[iii] Défini au seuil de 2/3 du salaire médian.

 




Pourquoi la France a raison (et des raisons) de renoncer à l’objectif des 3% de déficit public pour 2013

par Mathieu Plane

A la suite des déclarations du Ministre de l’Economie et des finances, le gouvernement semble avoir fait le choix de renoncer à atteindre l’objectif de déficit public de 3 % du PIB en 2013. Outre le virement de bord de la politique annoncée jusqu’à présent, qui était celle de ramener « coûte que coûte » le solde public à -3% en 2013, nous pouvons légitiment penser que la France a raison de renoncer à cet objectif et pouvons avancer plusieurs arguments. Si dans ce billet, nous ne revenons pas sur les conséquences économiques liées à la politique budgétaire menée en France et dans la zone euro, dictée par des objectifs de déficit nominaux qui ne tiennent pas compte de la décomposition structurel/conjoncturel et qui présentent un caractère dangereusement pro-cyclique, nous présentons en revanche plusieurs arguments auxquels pourraient être sensibles la Commission européenne :

1 – Selon les derniers chiffres de la Commission européenne du 22 février 2013[1], la France est le pays de la zone euro qui ferait le plus fort ajustement budgétaire en 2013 d’un point de vue structurel (1,4 point de PIB), juste derrière l’Espagne (3,4) et la Grèce (2,6). Et sur la période 2010-2013, la réduction du déficit structurel de la France représente 4,2 points de PIB, ce qui fait de la France le pays de la zone euro, avec l’Espagne (4,6 points de PIB), qui a fait le plus de restriction budgétaire parmi les grands Etats de la zone, devant l’Italie (3,3 points de PIB), les Pays-Bas (2,6) et bien sûr l’Allemagne (1,2) (graphique 1).

2 – En 2007, avant la crise, selon la Commission européenne, la France avait un solde public structurel de -4,4 points de PIB, contre -2,1 pour la moyenne de la zone euro et -0,9 pour l’Allemagne. En 2013, celui-ci atteint -1,9 point de PIB en France, -1,3 pour la zone euro, +0,4 pour l’Allemagne, ce qui représente une amélioration du déficit structurel de 2,5 points de PIB pour la France depuis le début de la crise, soit trois fois plus que la moyenne de la zone euro et deux fois plus que l’Allemagne (tableau 1). Et hors investissement public, le solde public structurel de la France en 2013 est positif et plus élevé que celui de la moyenne de la zone euro (1,2 point de PIB en France contre 0,8 pour la moyenne de la zone euro et 1,9 pour l’Allemagne). Rappelons que la France consacre 3,1 points de PIB à l’investissement public en 2013 (0,2 point de moins qu’en 2007) contre seulement 2 points en moyenne dans la zone euro (0,6 point de moins qu’en 2007) et 1,5 en Allemagne (équivalent à 2007). Or l’investissement public, qui a des effets positifs sur la croissance potentielle, et qui a pour contrepartie d’augmenter les actifs publics, ne modifiant ainsi pas la situation patrimoniale des administrations publiques, peut raisonnablement être exclu du calcul de solde public structurel.

3 – En 2013, le déficit public, même à 3,7 % du PIB selon la Commission européenne, retrouve un niveau proche de celui de 2008, similaire à celui de 2005, inférieur à celui de 2004 et à toute la période 1992-1996. Le chiffre de déficit public attendu pour 2013 correspond à la moyenne observée sur les trente dernières années, ne faisant plus figure de situation exceptionnelle, ce qui desserre la pression que pouvait subir la France vis-à-vis des marchés financiers. A l’inverse, selon la Commission européenne, le taux de chômage de la France en 2013 atteindrait 10,7 % de la population active et devrait être très proche de son pic historique de 1997 (graphique 2). Avec un taux de chômage en 2013 supérieur de 1,3 point à la moyenne des trente dernières années, la situation exceptionnelle se situe désormais plus du côté du marché du travail que du côté du solde public. Si de nouvelles mesures d’austérité permettraient de réduire péniblement le déficit public, en raison de la valeur élevée du multiplicateur budgétaire à court terme, elles conduiraient en revanche à dépasser largement notre pic historique de chômage. En effet, comme nous l’avons montré dans notre dernière prévision d’octobre 2012, si la France cherche à respecter « coûte que coûte » son engagement budgétaire pour 2013, il faut un nouveau tour de vis budgétaire de plus de 20 milliards d’euros, en plus des 36 milliards d’euros programmés, qui conduirait à une récession de -1,2 % du PIB et 360 000 destructions d’emplois (au lieu d’une croissance prévue à 0 % et environ 160 000 destructions d’emplois) débouchant sur un taux de chômage à 11,7 % de la population active fin 2013.

Pour redresser ses comptes publics depuis 2010, la France a donc fait un effort budgétaire historique, bien supérieur à la moyenne de ses partenaires européens, ce qui lui a coûté en termes de croissance et d’emploi. Rajouter une couche d’austérité en 2013 à une austérité déjà historique nous conduirait tout droit vers la récession et une dégradation sans précèdent du marché du travail pour cette année. Si on a le choix, quelques dixièmes de points de déficit public en moins valent-ils un tel sacrifice ? Rien n’est moins sûr. Il paraît donc incontournable de reporter l’objectif de réduction du déficit public à 3 % du PIB au moins à 2014.

 

 

 


[1] Nous avons une évaluation différente de la mesure du déficit public structurel. Par exemple, pour 2013, nous évaluons l’amélioration du solde public structurel de la France à 1,8 point de PIB mais pour ne pas biaiser l’analyse nous retenons les chiffres fournis par la Commission.