La Croatie dans l’Union européenne : une entrée sans fanfare

par Céline Antonin et Sandrine Levasseur

Le 1er juillet 2013, 10 ans après avoir déposé sa demande d’adhésion à l’Union européenne, la Croatie deviendra officiellement le 28e Etat membre de l’UE, et le deuxième pays de l’ex-Yougoslavie à intégrer l’Union. Etant donné la taille du pays (0,33 % du PIB de l’UE-28) et le consensus politique autour de l’adhésion, l’entrée de la Croatie devrait passer relativement inaperçue. Pour autant, cette entrée n’est pas sans enjeux. En effet, à l’heure où l’Union européenne traverse la pire crise de son histoire, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité d’intégrer prématurément la Croatie, alors même que le pays traverse sa cinquième année de récession. La dernière Note de l’OFCE (n°27, 26 juin 2013) revient sur deux des principales faiblesses du pays : d’une part, son manque de compétitivité, et d’autre part, son niveau de corruption encore beaucoup trop élevé pour lui garantir une croissance soutenue et durable.

Forte de 4,3 millions d’habitants, la Croatie a d’abord connu une période de forte croissance économique jusqu’en 2008, fondée sur le dynamisme de son tourisme et une consommation des ménages largement financée à crédit grâce aux capitaux étrangers. La crise a révélé, une fois de plus, les limites de ce modèle de développement et mis en lumière les faiblesses structurelles du pays : une très forte dépendance à l’égard des capitaux étrangers, la vulnérabilité d’un régime de changes (quasi) fixes, un environnement peu propice à l’investissement ou l’ampleur de l’évasion fiscale.

Même si les négociations ont eu le mérite d’aborder certains problèmes, d’autres restent encore irrésolus. Ainsi, en matière économique, l’ouverture du marché intérieur à la concurrence demeure insuffisante et le pays souffre d’un défaut de compétitivité important. Au niveau juridique, les progrès réalisés dans la lutte contre la corruption, l’évasion fiscale ou l’économie souterraine sont très insuffisants, ce qui prive le pays des bases d’une croissance robuste. Après la Roumanie et la Bulgarie, l’entrée de la Croatie risque malheureusement d’entériner l’idée que juguler la corruption n’est pas une condition sine qua non pour entrer dans l’UE. Au regard des crises institutionnelles répétées que vit l’Union européenne depuis 2009 et de l’euroscepticisme ambiant, il est aujourd’hui urgent de se fixer comme tâche prioritaire l’approfondissement plutôt que l’élargissement.

 




Filières ou clusters : quel outil pour la politique industrielle ?

par Jean-Luc Gaffard

La notion de filière est revenue sur le devant de la scène et fait figure d’instrument de la nouvelle politique industrielle. Le document de travail de la Fabrique de l’Industrie, ‘A quoi servent les filières’, (Bidet-Mayer et Toubal, 2013) lui reconnaît la vertu d’avoir permis de recenser et d’étendre l’application de bonnes pratiques dans les relations entre entreprises comme entre entreprises et pouvoirs publics. Pourtant, ce même document conclut en forme d’interrogation sur le bien-fondé d’une notion qui privilégie davantage une approche plus techniciste qu’entrepreneuriale de l’organisation industrielle.

Notre propos ici est d’approfondir cette interrogation et de contester la pertinence de la notion de filière pour lui substituer celle de cluster qui semble mieux correspondre à la nécessité – pour la politique industrielle – de reconnaître le rôle prééminent de l’entreprise dans la définition des choix stratégiques.

La filière : une notion trop simple

La filière, dans son acception ancienne mais rigoureuse, est constituée de tout ou partie des stades successifs de production qui vont de la matière première à un produit final. Cette chaîne de produits, qui va de l’amont à l’aval, est faite de relations techniques, identifiables grâce à des coefficients techniques de production. Il s’agit de sous-ensembles de tableaux d’entrées–sorties (ou inputoutput) caractérisés par l’existence d’effets d’entraînement ou de dominance élevés qui viennent du fait que certains secteurs sont des nœuds de relations plus intenses que d’autres (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Ainsi définie, la filière ne dit évidemment rien sur l’organisation industrielle proprement dite, c’est-à-dire sur la façon dont les entreprises fixent les limites de leur activité. Les entreprises concernées peuvent choisir d’intégrer ces différents stades ou au contraire de rester sur l’un d’entre eux et de nouer de pures relations de marché en amont comme en aval. Elles peuvent aussi décider d’une forme relationnelle qualifiée d’hybride et de nouer avec l’amont et l’aval des relations contractuelles de moyen terme.

Ce choix organisationnel s’entend, alors, dans un contexte technique donné, et procède de la comparaison entre les coûts de passer par le marché, par des contrats ou par des transactions internes (Coase, 1937 ; Williamson, 1975). Les propriétés techniques s’effacent derrière les coûts de transaction et ont une importance toute relative. La spécificité des actifs, qui a une dimension technique, entre en ligne de compte dans la détermination de ce choix, mais avant tout en raison de la possibilité de comportements opportunistes (de prise d’otage) qu’elle autorise.

La désignation d’une filière ainsi définie comme outil de politique industrielle, en reposant sur la stabilité des relations techniques, fait l’impasse sur l’activité d’innovation dont la caractéristique majeure est de bouleverser les relations interindustrielles et donc la structuration des filières. En fait, l’usage de cette notion de filière n’a véritablement d’intérêt que dans une perspective de court terme quand il s’agit de mesurer les effets de transmission des variations conjoncturelles au sein d’une structure productive techniquement stable (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Les mesures de politique industrielle, qui en découlent, sont susceptibles d’affecter la façon dont les entreprises définissent leur périmètre d’action en agissant sur les coûts de transaction. Il en est ainsi des règles qui régissent les relations de donneurs d’ordre à sous-traitants. Mais, elles jouent quelque peu à l’aveugle quant à l’impact attendu sur les capacités d’innovation des entreprises concernées.

La simplicité de la notion de filière, en même temps que ses limites, rendent l’usage qui en est fait (1) dangereux, si le caractère figé de la technique est pris au pied de la lettre (comme cela a pu être le cas dans le passé), (2) ambigu, si l’on entend néanmoins traiter des changements techniques et organisationnels inhérents à une économie de marché. Pour preuve de cette ambiguïté, la liste aujourd’hui établie de ces filières qui se réfère à des objets comme l’automobile, le train ou l’avion, à un groupe d’objets de luxe ayant surtout en commun d’être destinés à une clientèle très riche, à des technologies génériques, en l’occurrence les technologies de l’information et de la communication, à des enjeux sociaux comme la santé ou la transition écologique, pour ne pas parler du fourre-tout que sont les biens de consommation.

Si la notion de filière, c’est-à-dire de groupe d’industries techniquement liées, est quelque peu tombée en désuétude à partir des années 1980, c’est précisément parce que les choix stratégiques des entreprises sont loin d’être dominés par la technique, qui plus est une technique figée. La structuration du tissu industriel évolue en permanence sous l’effet de ces choix et des contraintes qui les déterminent. En d’autres termes, les filières sont davantage le résultat de processus d’innovation que de cadres techniques commandant les choix stratégiques.

Il ne faut pas s’étonner, alors, que la politique industrielle  au sens étroit d’aides directes aux entreprises dans des secteurs déterminés, soit elle-même tombée en désuétude pour faire place aux politiques de concurrence et de régulation entendue comme des tentatives de se rapprocher de l’état de pleine concurrence.

L’entreprise : la référence nécessaire

Ce constat ne signifie pas que les relations intra-et inter-industrielles n’ont pas d’importance et que seules comptent les incitations de marché. Les entreprises ne sont pas des îlots de coordination planifiée dans un océan de relations de marché. Elles nouent des accords techniques, de distribution ou de marketing entre elles, développent des relations de sous-traitance ou créent des filiales communes (Richardson, 1972). Il y a une raison majeure à cela. L’entreprise, pour investir, a un besoin de coordination qui n’est pas solutionné par le seul marché concurrentiel, mais bien grâce à l’émergence de formes de coopération signant l’appartenance à un groupe particulier. Cette même entreprise se caractérise par sa mobilité qui l’amène à introduire de nouveaux produits, voire à changer de secteur d’activité, donc à bouleverser les relations nouées avec d’autres, mais toujours dans une direction commandée par les compétences dont elle dispose.

De manière générale, les entreprises interagissent et doivent résoudre des difficultés de coordination dues au manque d’information. Il ne s’agit pas tant du manque d’information technique que du manque d’information sur les conditions de marché quand on entend par là la configuration de la demande mais aussi celle de l’offre concurrente et complémentaire (Richardson, 1960).

En fait, les entreprises sont confrontées à deux délais : le délai de gestation d’investissements irréversibles, y compris les investissements dans l’immatériel, et le délai d’acquisition de l’information de marché. Pour y faire face et décider d’investir effectivement, les entreprises ont besoin de connaître, avec un certain degré de confiance, le niveau des investissements concurrents et celui des investissements complémentaires. La coordination nécessaire n’est pas assurée par les seuls signaux du marché ou plus exactement par les seuls signaux de prix. Elle requiert que des relations de coopération entre entreprises viennent compléter les relations de concurrence (Richardson, 1960). Ces relations sont constitutives de réseaux d’entreprises pour lesquels la qualification de filière est certainement trop étroite, même si les proximités ou les complémentarités techniques jouent leur rôle. L’appartenance à un groupe, caractérisé par une proximité de compétences ou de qualifications, plus qu’à une industrie ou à une filière relève de ces relations sécurisant les investissements de chaque membre du groupe.

Les entreprises qui cherchent à innover ne sont pas, principalement, confrontées à l’existence de barrières à l’entrée (du fait des comportements de prix ou d’investissement des entreprises installées) ou à des obstacles à la création d’entreprise. Elles doivent surtout faire face à l’existence de barrières à la croissance qui ont trait à leur capacité d’être mobile (Caves et Porter, 1977). Il est forcément difficile pour des entreprises de pénétrer de nouvelles activités ou simplement d’augmenter significativement de taille. Elles franchissent un seuil de taille avec succès dès lors qu’elles peuvent acquérir les nouvelles capacités managériales et s’assurer du contrôle de leur capital. Elles entrent dans une nouvelle activité, éventuellement très différente de leur activité actuelle en termes de marchés servis, à la condition que les compétences techniques et managériales requises dans l’une soient utilisables dans l’autre. Ainsi se constituent des groupes d’entreprises organisés autour de compétences similaires ou complémentaires, qui transcendent les découpages en branches ou en filières. Ces groupes sont les lieux où s’exerce la concurrence. Leur nature même limite, à défaut d’empêcher, le développement de consensus oligopolistiques. En raison de leurs similitudes structurelles, chaque membre d’un groupe répond de la même manière aux perturbations internes et externes et anticipent assez précisément les réactions des autres  (Caves et Porter, 1977). Une forme de coordination et de dépendance mutuelle prend ainsi place au sein de chaque groupe.

De ce double constat d’une exigence de coordination et de mobilité, il résulte que le tissu industriel est complexe et peut difficilement être réduit à des filières dans leur acception originelle. La politique industrielle s’en trouve nécessairement affectée, ne pouvant être réduite ni à des aides directes à des entreprises, des secteurs, voire des technologies, ni d’ailleurs à l’application des règles d’une concurrence réputée parfaite.

Les clusters : une réponse adéquate

La nature du tissu productif requiert de pratiquer une politique industrielle horizontale, qui consiste notamment à subventionner la R&D et la formation professionnelle, mais qui n’a de sens que si ce type d’aide est subordonné à la réalisation de l’objectif de mobilité des entreprises et de coopération verticale comme horizontale entre entreprises.

C’est au regard de cet objectif que la création et le développement de clusters doit être privilégiée, étant entendu que l’on entend par là des regroupements ou réseaux d’entreprises et des structures institutionnelles qui ont, certes, une dimension géographique, mais ne se réduisent pas nécessairement à un territoire strictement délimité. Un cluster est avant tout un outil qui vise à développer une coopération volontaire entre entreprises et qui constitue un réseau de compétences. Sa configuration reste déterminée par les entreprises. La création de compétences née de l’organisation en réseau favorise la capillarité et l’entrée progressive de ses différents membres dans de nouveaux champs d’activité.

En toute logique, l’initiative de ces clusters devrait revenir aux entreprises elles-mêmes, les pouvoirs publics ayant pour rôle d’y inciter, précisément, en subordonnant leurs aides à la réalité des coopérations engagées. S’assurer de cette réalité requiert que le financement public soit conditionné à un abondement en fonds privés. Le mode de gouvernance doit reconnaître aux acteurs de l’industrie une place prééminente. C’est ce qui fait le succès de l’industrie allemande qu’il est, pour le moins hasardeux d’attribuer à des gains de compétitivité autorisés par les réformes du marché du travail (Duval, 2013).

Dès lors, réussites et échecs de la politique de filières n’ont rien qui doive étonner. Quand ces dernières ont la caractéristique de clusters au sens retenu ici, qu’il s’agisse de l’aéronautique, de l’automobile ou du ferroviaire, le dispositif mis en œuvre permet de faire émerger des projets crédibles, porteurs d’accroissement de compétitivité. Quand les filières imaginées sont peu ou pas structurées et ne correspondent en rien à des clusters, les échecs sont patents parce qu’il n’y a pas de projets éligibles dans le cadre des procédures publiques existantes et surtout en raison de la faible implication des petites et moyennes entreprises dans les projets collaboratifs.

Le fait que les filières retenues couvrent la quasi-totalité de l’industrie interdit, d’ailleurs, une véritable discrimination entre les formes d’organisation industrielle. Le risque de gaspillage des fonds publics est, alors, bien réel. Certains groupes, habitués à traiter avec les pouvoirs publics, capteront des aides pour des projets qu’ils auraient de toute façon réalisés, alors que, dans le même temps, des entreprises engagées dans des activités innovantes ne seront pas soutenues, faute d’entrer dans le cadre prédéfini.

Retour sur la question de la taille des entreprises

Il existe une relation fonctionnelle entre l’efficacité organisationnelle et le taux de croissance, la première déclinant quand le second augmente au-delà d’un certain seuil (Richardson, 1964). L’exploitation de nouvelles opportunités d’investissement revient normalement aux entreprises qui disposent de l’expérience de production, des contacts commerciaux et des compétences en marketing les plus appropriées. Ces capacités sont affaire de degré. Le degré de contrainte organisationnelle dépendra, non seulement, du taux d’expansion, mais aussi de la direction dans laquelle cette expansion prend place. Il sera d’autant plus limité que l’entreprise concernée peut acquérir les compétences, notamment managériales, requises pour être mobile sans avoir à subir de coûts excessifs (Richardson, 1964). L’organisation en cluster doit pouvoir y aider.

De fait, le cluster est un lieu d’échanges et de transferts de compétences facilitant l’entrée des entreprises dans de nouveaux champs d’activités ne serait-ce que géographiques, qui permettent aux plus petites d’entre elles d’augmenter de taille. L’organisation en cluster peut, en outre, promouvoir des mécanismes qui facilitent un accès des petites entreprises aux moyens de financement requis par l’investissement, mais surtout leur permettent de conserver le contrôle de leur capital et donc leur identité.

En guise de conclusion

On l’aura compris la politique industrielle ne saurait répondre à une sorte de planification basée sur une approche exclusivement technique de l’organisation industrielle dont la filière peut être l’expression et qui deviendrait l’otage de lobbys locaux ou nationaux. Elle ne saurait davantage être réduite à des politiques de régulation et de concurrence conçue pour un monde virtuel où les entreprises n’auraient entre elles que des relations de marchés. Elle doit être entendue comme le moyen de stimuler la création et le développement de clusters conçus comme des réseaux opérationnels de compétences, dont la gouvernance doit être assurée dans des conditions qui privilégient des choix entrepreneuriaux et non les choix bureaucratiques.

 

Bibliographie

Bidet-Mayer T. et L. Toubal (2013) : A quoi servent les filières ?, Document de travail, La Fabrique de l’Industrie

http://www.la-fabrique.fr/Chantier/a-quoi-servent-les-filieres-document-de-travail

Duval G. (2013) : Made in Germany : le modèle allemand au delà du mythe, Paris : Le Seuil.

Mougeot M., Auray J-P et G. Duru (1977) : La structure productive française, Paris : Economica.

Richardson G.B. (1960) : Information and Investment, Oxford : Clarendon Press (Reed. 1990).

Williamson 0. (1975) : Markets and Hierarchies,  Analysis and Anti-Trust Implications, New-York : Free Press.




Retraites : le mauvais compromis du rapport Moreau

par Henri Sterdyniak

Sous la pression des marchés financiers et des institutions européennes, le gouvernement se croit obligé de présenter en 2013 une nouvelle réforme des retraites. Pourtant, réduire le niveau des retraites ne devrait pas être aujourd’hui la priorité de la politique économique française : retrouver une croissance satisfaisante, réformer la stratégie macroéconomique de la zone euro, donner une nouvelle impulsion à la politique industrielle française dans le cadre de la transition écologique sont des actions autrement plus pressantes. Constituer un comité de hauts fonctionnaires et d’experts est maintenant une pratique courante qui permet de dépolitiser les choix économiques et sociaux pour les écarter du débat démocratique. Ainsi, le rapport Moreau, rendu le 14 juin 2013, apparaît-il comme un mauvais compromis. Certes il ne met pas en cause le système public de retraite, mais il l’affaiblit et ne se donne guère les moyens d’assurer sa fiabilité sociale.

Faut-il redresser les comptes des régimes en situation de dépression ?

Le déficit des régimes de retraites en 2013 provient essentiellement de la profondeur de la récession qui a fait diminuer le niveau d’emploi d’environ 5 %, faisant perdre environ 12 milliards de ressources aux régimes de retraites. L’objectif central de la politique économique en Europe devrait être de récupérer les emplois perdus. Hélas, le rapport Moreau propose de poursuivre la stratégie de spirale vers le bas engagée en Europe et en France : « les régimes de retraites doivent concourir au redressement des comptes publics et à la crédibilité internationale de la France » (page 82). Le rapport oublie que la baisse des pensions de retraite conduit à une baisse de la consommation, donc du PIB, à une baisse des rentrées fiscales et des cotisations sociales, d’autant plus que tous les pays de la zone euro font de même.

Le rapport préconise de réduire à court terme le déficit du système de retraite en augmentant les impôts payés par les retraités. Il reprend sans esprit critique plusieurs projets bien connus. Il faudrait aligner les taux de CSG des retraités sur ceux des actifs. Jadis, contrairement aux actifs,  les retraités ne payaient pas de cotisations maladie. Ils ont souffert de la mise en place puis de la montée en puissance de la CSG. Ils paient déjà une contribution de 1 % supplémentaire sur leurs retraites complémentaires. Ils pâtissent du désengagement de l’assurance-maladie au profit des complémentaires-santé. Augmenter leur taux de CSG de 6,6  à 7,5 % – celui des actifs – rapporterait 1,8 milliard d’euros. Mais, ne faudrait-il pas en contrepartie supprimer la contribution de 1% des retraites complémentaires et rendre déductibles leurs primes de complémentaire-santé (qui ne sont pas payées par les entreprises) ?

Les retraités ont droit, comme les salariés, à un abattement de 10 % pour frais professionnels, mais avec un plafond nettement plus bas. Même pour les salariés, cet abattement est nettement plus élevé que les frais professionnels effectifs ; il compense quelque peu les possibilités d’évasion fiscale des non-salariés. La suppression de l’abattement rapporterait 3,2 milliards de hausse de l’impôt sur le revenu à l’Etat et 1,8 milliard de baisse de certaines prestations, liées au montant du revenu imposable. Les retraités perdraient 2% de pouvoir d’achat. Mais, on voit mal comment ces 5 milliards iraient dans les caisses des régimes de retraites.

L’imposition des avantages familiaux de retraite (qui rapporterait 0,9 milliard) est certes plus justifiée, mais, là encore, on voit mal comment et pourquoi le produit de cette imposition irait aux caisses de retraites, d’autant que les avantages familiaux sont à la charge de la Caisse Nationale des Allocations Familiales.

Par contre, en matière de hausse de cotisation, le rapport est très timide proposant au mieux une hausse de 0,1 point par an pendant 4 ans, soit à terme 1,6 milliard de cotisations-salariés et 1,6 milliard de cotisations-entreprises.

Surtout, le rapport envisage de n’augmenter les retraites les plus élevées (celles qui paient le taux plein de CSG) que de l’inflation, – 1,2 point pendant 3 ans, leur infligeant ainsi une baisse de 3,6 % de pouvoir d’achat. Les retraites soumises au taux réduit de CSG ne perdraient que 1,5 %. Les retraites plus faibles seraient épargnées. Certes, cette disparité dans les efforts peut sembler justifiée, mais la fiabilité du système public des retraites serait fortement diminuée. Comment garantir que la désindexation ne durera que trois ans, qu’elle ne deviendra pas un mode plus ou moins permanent de gestion, ce qui frapperait particulièrement les retraités les plus âgés dont le niveau de vie est déjà plus bas. Comme l’ensemble des pensions perçues par un retraité n’est actuellement pas centralisé, il est difficile de faire varier l’indexation des retraites selon leur niveau. La solution préconisée par le rapport – prendre en compte la situation du retraité vis-à-vis de la CSG – est difficilement gérable ; il n’est pas justifiable que l’évolution de la retraite d’une personne dépende de la situation fiscale de sa  famille. Les pensions de retraite sont un droit social, contrepartie des cotisations versées, elles ne sont pas une variable d’ajustement. Comment justifier une baisse de 3,6 % du pouvoir d’achat d’une partie de la population, alors que le PIB par tête est censé continuer d’augmenter ? Faut-il réduire le pouvoir d’achat des retraités alors que celui-ci n’a pas bénéficié de hausse depuis 1983, même en période de croissance des salaires ? Le respect du contrat social implicite que constitue le système des retraites voudrait que les retraités subissent les mêmes efforts que les salariés, ni plus, ni moins.

Par ailleurs, en période de récession économique, le thème de la nécessité d’efforts répartis équitablement est dangereux. Si chacun fait des efforts en acceptant des baisses de revenu, puis en réduisant ses dépenses, le résultat ne peut être que la chute de la consommation globale, qui sera accompagnée d’une baisse de l’investissement compte tenu des capacités de production inutilisées, donc de la chute du PIB.

Garantir la baisse des retraites

A moyen terme, la grande préoccupation du rapport est de garantir la baisse du niveau relatif des retraites. En effet, du fait de la réforme Balladur, depuis 1993, les salaires portés au compte dans le régime général sont revalorisés en fonction des prix et non du salaire moyen. Le taux de remplacement (le rapport entre la première retraite et le dernier salaire) est d’autant plus faible que le salaire moyen a fortement progressé : jadis le taux de remplacement maximum du régime était de 50 %, il baisse à 41,5 % si le salaire réel progresse de 1,5 % par an, mais seulement à 47 % s’il progresse de 0,5 % par an.  Le mécanisme introduit  permet de faire baisser le niveau moyen des retraites de 31 % si le salaire réel progresse de 1,5 % par an, de 12 % s’il progresse de 0,5 % par an, de 0 s’il stagne. Or, dans la période récente, le salaire ne progresse plus que de 0,5 % par an. Le niveau relatif des retraites risque donc de se rétablir. Il faudrait donc augmenter les salaires pour faire baisser le niveau relatif des retraites.

Le comité d’experts réuni autour de Madame Moreau fait donc deux propositions alternatives :

  • – Soit, les salaires portés au compte ne seraient revalorisés que comme : prix + (salaires réels moins 1,5%), ce qui veut dire que, quelle que soit la hausse des salaires, le taux de remplacement maximum du régime général passerait à 41,5%. La baisse relative des retraites serait ainsi définitivement confortée. Sur le plan technique, la revalorisation des salaires portés au compte deviendrait un instrument d’ajustement, alors qu’elle devrait permettre de calculer le salaire moyen de la carrière, de manière objective ; les salaires les plus anciens seraient fortement dévalorisés. Pourtant, le rapport reconnaît (page 107) que le niveau
    actuel des retraites correspond à la parité des niveaux de vie entre actifs et retraités et que l’évolution proposée aboutirait à terme à un niveau de vie des retraités inférieur de 13 %. Pourtant il juge « acceptable cette évolution ». Est-ce une appréciation qui doit être faite par des experts ou par les citoyens ? Il oublie, de plus, que s’ajouterait à cette perte l’effet des réformes fiscales et de la désindexation, préconisées par ailleurs.
  • – Soit, un comité d’experts proposerait, chaque année, de réduire le niveau des retraites à la liquidation par un facteur démographique, qui assurerait l’équilibre du système. Outre que ce serait porter un nouveau coup à la démocratie (n’est-ce pas aux citoyens d’arbitrer entre niveau des pensions et taux de cotisations ?) et à la démocratie sociale (les partenaires sociaux ne seraient que consultés), les salariés n’auraient aucune garantie sur le niveau futur de leur retraite, d’autant que l’on se souvient du précédent fourni par la nomination d’un groupe d’experts pour le SMIC, farouchement opposé à toute hausse.

Allonger la durée de cotisations

Le rapport Moreau préconise de poursuivre l’allongement de la durée de cotisations requise en suivant les principes de la loi de 2003 (un allongement de 2 ans de la durée de cotisation pour 3 années de hausse d’espérance de vie à 60 ans). La durée requise de cotisation serait alors de 42 ans pour la génération 1962 (en 2024), de 43 ans pour la génération 1975 (en 2037), de 44 ans pour la génération 1989 (en 2051). L’âge moyen  de début d’acquisition des droits étant actuellement de 22 ans, ceci imposerait un âge moyen de départ de 65 ans en 2037, de 66 ans en 2051. Cette annonce a certainement pour but de rassurer la Commission européenne et les marchés financiers, mais elle aboutit surtout à inquiéter les jeunes générations, à conforter leur crainte selon laquelle ils n’auront jamais droit à leur retraite.

Est-il vraiment nécessaire d’annoncer une décision pour les 25 années à venir sans savoir quels seront, en 2037 ou 2051, la situation du marché du travail, les besoins d’emplois, les désirs sociaux, les contraintes écologiques ? A terme, la France, comme tous les pays développés, n’échappera pas à la nécessité de revoir son modèle de croissance. Faudra-t-il tout faire pour augmenter la production et l’emploi marchand, quand les contraintes écologiques devraient nous pousser à la décroissance de la production matérielle ? Maintenir la possibilité d’une période de retraite active, en bonne santé, est une utilisation raisonnable des gains de productivité. Il ne faudrait pas aller au-delà d’un âge de retraite fixé à 62 ans et d’une durée requise de cotisations de 42 années. Ainsi, si le dispositif « carrières longues » est préservé, ceux qui ont commencé à travailler à 18 ans pourront partir à 60 ans ; ceux qui commencent à 23 ans devront rester jusqu’à 65 ans. Mais il faudra repenser dans les entreprises les conditions de travail et le déroulement des carrières pour que tous puissent effectivement être employés jusqu’à ces âges. Ceci suppose aussi que les jeunes à la recherche d’un premier emploi reçoivent une prestation chômage et que les années de « galère » soient validées.

Prendre en compte la pénibilité

La convergence des régimes publics, spéciaux et privés passe par une prise en compte similaire de la pénibilité des emplois, en distinguant les professions difficiles à exercer passé un certain âge, de sorte qu’une reconversion à mi-parcours est nécessaire, et les emplois pénibles, qui peuvent réduire l’espérance de vie, qu’il faut chercher à faire disparaître. Pour ceux qui continuent à devoir exercer ces emplois, les périodes de travaux pénibles devraient donner droit à des bonifications de durée de cotisations et de réduction de l’âge requis. Des critères communs devraient être appliqués dans tous les régimes. Le rapport Moreau ne va pas assez loin, en n’offrant qu’une année de bonification pour 30 années de travaux pénibles. Cela en est presque insultant et ne permet pas d’ouvrir une négociation sur la convergence des régimes.

Que faire ?

Alors que le rapport du COR n’annonçait qu’un déficit limité (1% du PIB en 2040), le rapport Moreau propose d’infliger une triple peine aux futurs retraités : la désindexation, la baisse garantie du taux de remplacement et l’allongement automatique de la durée requise de cotisation. Ce n’est pas de nature à rassurer les jeunes générations, à mettre en évidence les avantages du système social de retraite.

La réforme des retraites n’est pas la priorité de l’année 2013. A court terme, il faut accepter le déséquilibre financier des régimes induit par la crise et se préoccuper essentiellement de sortir de la dépression. Il ne faut pas se lancer dans la stratégie de spirale vers le bas tant économique que sociale qu’induirait la désindexation.

A moyen terme, afin de convaincre les jeunes qu’ils auront bien une retraite satisfaisante, l’objectif doit être de stabiliser le ratio pension/retraite à un niveau proche de son niveau actuel. L’Etat et les syndicats doivent s’engager sur des niveaux cibles de taux de remplacement net pour des carrières normales : 85 % au niveau du SMIC ; 75 % en dessous du plafond de la Sécurité sociale  (3 000 euros par mois) ; 50 % de 1 à 2 plafonds.

Pour garantir les retraites par répartition, le gouvernement et les syndicats doivent annoncer clairement que c’est par la hausse progressive des cotisations que le système sera équilibré, si nécessaire, une fois mise en œuvre, au  niveau des entreprises, une stratégie d’allongement de la durée des carrières, compatible avec la situation du marché du travail et les besoins effectifs en emploi.




Réformer le quotient conjugal

par Guillaume Allègre et Hélène Périvier

Dans le cadre d’un réexamen des dispositifs d’aide aux familles, dont les motivations sont discutables par ailleurs, le gouvernement a annoncé vouloir réduire en 2014 le plafonnement du bénéfice du quotient familial dans le calcul de l’impôt sur le revenu (IR). L’avantage fiscal lié à la présence d’enfants à charge dans le foyer sera réduit de 2 000 à 1 500 euros par demi-part. La réflexion ouverte sur le quotient familial aurait dû être l’occasion de repenser plus globalement la prise en compte de la famille dans le calcul de l’impôt sur le revenu et notamment l’imposition des couples.

Comment les couples sont-ils imposés aujourd’hui ?

En France, l’imposition conjointe est obligatoire pour les couples mariés ou pacsés (et leurs enfants à charge) qui ne forment ainsi qu’un seul et même foyer fiscal. On suppose que les membres d’un même foyer mettent intégralement en commun leurs ressources, peu importe qui apporte ces ressources. En attribuant deux parts fiscales à ces couples, on applique la progressivité du barème à la moyenne des revenus du couple [(R1 +R2) /2]. Lorsque les deux conjoints gagnent des revenus proches, le quotient conjugal ne procure pas d’avantage particulier. En revanche, dès lors que les deux revenus sont inégaux, l’imposition conjointe apporte un avantage fiscal par rapport à l’imposition séparée.

Dans certaines configurations, l’imposition séparée est plus avantageuse que l’imposition conjointe, ceci est dû notamment au fonctionnement particulier de la prime pour l’emploi et de la décote[1], ou encore  au fait que l’imposition séparée permet d’optimiser l’affectation des enfants entre les deux foyers fiscaux, ce que ne permet pas l’imposition conjointe par construction. L’optimisation fiscale est complexe car peu lisible pour le contribuable lambda. Quoiqu’il en soit, dans la grande majorité des cas, le mariage (ou le pacs) procure un avantage fiscal : 60 % des couples mariés ou pacsés payent moins d’impôts que s’ils étaient imposés séparément, avec un gain annuel moyen de 1 840 euros, tandis que 21 % bénéficieraient d’une imposition séparée qui leur ferait gagner 370 euros en moyenne (Eidelman, 2013).

Pourquoi  accorder cet avantage aux seuls  mariés ou pascés ?

Le quotient conjugal repose sur le principe de mise en commun totale des ressources dans le couple. Le contrat privé passé entre deux personnes via le mariage ou encore le pacs constituerait  une « garantie »  de cette mise en commun. En outre, le contrat de mariage est assorti d’une obligation alimentaire entre époux, ce qui les lie au-delà du mariage à mettre en commun une partie de leurs ressources.  Toutefois, le Code civil n’associe pas « mariage » et  « mise en commun intégrale » des ressources entre conjoints. L’article 214 du Code civil prévoit que les époux contribuent aux charges du mariage « à proportion de leurs facultés respectives », ce qui revient à reconnaître que les facultés contributives des époux peuvent être inégales. Depuis 1985, l’article 223 pose le principe de libre jouissance des revenus professionnels, ce qui renforce l’idée que le mariage n’implique pas que les conjoints partagent le même niveau de vie : « chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage ». L’autonomie professionnelle des conjoints et le droit de disposer de ses gains et salaires sont pleinement reconnus dans le Code civil, alors le Code fiscal reste cantonné à une vision globale des ressources et des dépenses du couple.

Par ailleurs, il existe une dissonance dans le traitement social et fiscal des couples. Le montant du RSA versé à un couple est le même qu’il soit marié, pascé ou en union libre. S’agissant du RSA majoré versé aux mères isolées ayant un enfant, l’isolement s’entend comme la vie sans conjoint y compris en union libre. L’union libre est donc reconnue comme une situation de mise en commun des ressources par le système social mais pas par le système fiscal.

Les couples mettent-ils effectivement en commun leurs ressources ?

Les études empiriques montrent que si les couples mariés ont tendance à pratiquer davantage la mise en commun totale des revenus que ceux vivant en union libre, ce n’est pas le cas de tous : en 2010, 74 % des couples mariés déclaraient mettre totalement en commun leurs ressources, mais seulement 30 % des couples pacsés contre 37 % des couples en union libre. La pratique dépend beaucoup de ce qu’il y a à partager : si 72 % des couples du premier quartile de revenu déclarent mettre en commun intégralement leurs ressources, ce n’est le cas que de 58 % des couples du dernier quartile (Ponthieux, 2012). Plus les ressources sont élevées moins les membres du couple mettent en commun leurs ressources. La mise en commun totale n’est donc pas aussi répandue que supposée : les conjoints ne partagent pas nécessairement exactement le même niveau de vie.

Capacité contributive et nombre de parts accordées

Le système fiscal reconnaît une mise en commun des ressources chez les couples mariés ou pascés, et leur attribue deux parts fiscales. L’attribution de ces parts fiscales repose sur le principe de capacité contributive dont on doit tenir compte pour être conforme au principe d’égalité devant l’impôt : autrement dit, on cherche à imposer le niveau de vie plus que le revenu en tant que tel. A revenu identique, une personne vivant seule a un niveau de vie plus élevé qu’un couple, mais du fait des avantages liés à la vie en couple, il n’est pas deux fois plus élevé. Pour comparer les niveaux de vie de ménages de tailles différentes, des échelles d’équivalence ont été estimées (Hourriez et Olier, 1997). L’INSEE attribue 1,5 part (ou unité de consommation) aux couples et 1 part aux célibataires : selon cette échelle, un couple ayant 3 000 euros de revenu disponible a ainsi le même niveau de vie qu’un célibataire dont le revenu s’élève à 2 000 euros. Or le quotient conjugal attribue 2 parts aux couples mariés quand il en donne une seule au célibataire. On sous-estime donc de 33 % le niveau de vie des couples relativement aux personnes vivant seules, et donc on ne les impose pas à hauteur de leur capacité contributive réelle.

En outre, on note encore une fois une incohérence entre le traitement des couples par les politiques sociale et fiscale : les minima sociaux tiennent compte des économies d’échelle liées à la vie en couple conformément aux échelles d’équivalence. Le RSA-socle perçu par un couple (725€) est 1,5 fois plus élevé que celui perçu par un célibataire (483€). Il y a une asymétrie dans le traitement des conjoints selon qu’ils font partie du haut de l’échelle des revenus et sont soumis à l’impôt sur le revenu, ou du bas de l’échelle des revenus et perçoivent des prestations sociales sous conditions de ressources.

Quelle norme familiale portée par le quotient conjugal ?

Le quotient conjugal a été pensé en 1945 en cohérence avec une certaine norme familiale, celle de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer. Il contribuait aux côtés d’autres dispositifs à encourager cette forme d’organisation familiale, jugée comme celle souhaitable. Jusqu’en 1982, l’imposition reposait sur les seules épaules du chef de famille, à savoir l’homme ; la femme était perçue comme à la charge de l’homme. Or, loin de constituer une charge pour son conjoint, elle produit un service gratuit, via le travail domestique qu’elle fournit. Cette production domestique (garde et éducation des enfants, ménage, cuisine, …) a une valeur économique qui n’est ainsi pas imposée. Ainsi, les couples mono-actifs sont-ils les grands gagnants du système qui leur donne un avantage par rapport aux couples bi-actifs, qui doivent payer pour externaliser une partie des tâches domestiques et familiales.

En résumé, le système d’imposition conjointe actuel conduit à pénaliser les célibataires ou les couples en union libre par rapport aux couples mariés ou pascés, et à pénaliser les couples biactifs par rapport aux couples mono-actifs. Il est dans ses fondements défavorables à l’émancipation économique des femmes.

Que faire ?

La réalité des familles est aujourd’hui multiple (mariage, union libre, …) et mouvante (divorce, remariage, ou remise en couple, recomposition familiale), l’activité des femmes a changé profondément la donne en la matière. Si tous les couples ne mettent pas en commun leur ressources, certains le font, totalement ou partiellement, qu’ils soient en union libre ou mariés. Doit-on en tenir compte ? Si oui, comment en tenir compte face à cette multiplicité des formes d’union et leur mouvance ? Tel est le défi qu’il nous faut relever en réformant les principes et les normes familiales qui sous-tendent l’Etat social. En attendant, des modifications et rééquilibrages pourraient être réalisés.

Aujourd’hui, le bénéfice de l’imposition commune n’est pas plafonné par loi. Il peut s’élever à 19 000 euros par an (pour des revenus supérieurs à 300 000 euros,  niveau de revenus qui atteignent la dernière tranche d’imposition) et même à presque 32 000 euros (pour des revenus supérieurs à 1 000 000 d’euros) si on inclut le bénéfice de l’imposition commune à la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus. A titre de comparaison, on note que le montant maximal de la majoration du RSA pour un couple par rapport à une personne vivant seule est de 2 900 euros par an. Le plafond du quotient familial (QF), qui lui est explicite, est de 1 500 euros par demi-part. Un plafonnement du quotient conjugal à 3 000 euros (soit deux fois le plafonnement du QF) ne toucherait que les 20 % des ménages les plus aisés (à partir de 55 000 euros annuels pour un couple mono-actif avec deux enfants). A ce niveau de revenu il est probable que l’avantage de l’imposition commune soit lié à une inégalité de revenus qui est la conséquence d’une spécialisation (complète ou non) entre les conjoints dans la production marchande et non-marchande ou que les ressources ne sont pas intégralement mises en commun entre les conjoints.

Une autre solution, complémentaire, consisterait à laisser le choix à tous les couples, entre la déclaration conjointe et la déclaration séparée et conformément aux échelles de consommation couramment utilisées, à n’accorder à la déclaration conjointe qu’une part et demie, au lieu de deux aujourd’hui. L’administration fiscale pourrait calculer la solution la plus avantageuse, les ménages ne choisissant pas systématiquement la bonne option pour eux.

Une véritable réforme exige d’ouvrir un débat plus large sur la prise en compte des solidarités familiales dans le système socio-fiscal. En attendant, ces solutions rééquilibrent le système et reviennent sur une norme de couple contraire à l’égalité femmes-hommes. A l’heure où le gouvernement cherche des marges manœuvre budgétaires, pourquoi s’interdire de modifier la fiscalité des couples ?


[1] Une décote est appliquée à l’impôt pour les foyers fiscaux dont le montant de l’impôt brut est peu élevé (moins de 960€). Comme la décote est calculée par foyer fiscal et qu’elle ne dépend pas du nombre de personnes inclues dans le foyer, elle est relativement plus favorable pour les célibataires que pour les couples.  Elle permet d’éviter que les personnes seules rémunérées au SMIC travaillant à temps plein soient imposables. La décote vient ainsi compenser pour les bas revenus le fait que les célibataires sont pénalisés par les parts de quotient conjugal. Aucun mécanisme similaire n’est prévu pour les hauts revenus.

 




Compétitivité : attention danger !

Par Céline Antonin, Christophe Blot, Sabine Le Bayon et Catherine Mathieu

La crise que traverse la zone euro est la conséquence des déséquilibres macroéconomiques et financiers qui se sont développés au cours des années 2000. Les économies européennes qui ont suscité des doutes sur la soutenabilité de leurs finances publiques (Espagne, Portugal, Grèce et l’Italie[1]) sont celles qui enregistraient les déficits courants les plus élevés avant la crise et celles dont la compétitivité s’était fortement dégradée entre 2000 et 2007. Inversement, l’Allemagne a gagné en compétitivité et accumulé des excédents croissants sur la même période si bien que l’Allemagne sert aujourd’hui de modèle qu’il conviendrait de reproduire dans l’ensemble de la zone euro et particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe. Les coûts unitaires du travail ont effectivement baissé en Allemagne à partir de 2003 en même temps que se sont développés des accords de modération salariale entre syndicats et patronat et que le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder promouvait un vaste programme de réformes structurelles visant à rendre le marché du travail[2] plus flexible, à réformer le mode de financement de la protection sociale mais aussi à améliorer la compétitivité. La notion de compétitivité est cependant complexe et s’appuie sur de multiples facteurs (insertion dans la division internationale des processus de production, développement du tissu productif qui favorise les effets de réseau et l’innovation…) dont le rôle est tout aussi primordial.

En outre, comme le souligne une analyse récente d’Eric Heyer, les réformes structurelles allemandes ont été accompagnées par une politique budgétaire qui est restée globalement expansionniste. Aujourd’hui, l’incitation à améliorer la compétitivité, renforcée par la mise en œuvre d’une surveillance élargie des déséquilibres macroéconomiques (voir ici), s’inscrit dans un contexte marqué par la poursuite des ajustements budgétaires et par le maintien d’un niveau de chômage élevé. Dans ces conditions, la mise en œuvre de réformes structurelles conjuguée à une quête de gains de compétitivité risque de plonger la zone euro tout entière dans une situation déflationniste. De fait, la déflation est déjà enclenchée en Espagne ou en Grèce et menace les autres pays du sud de l’Europe comme nous le montrons dans notre dernière prévision. Elle résulte principalement de la profonde récession qui touche ces pays. Mais, le processus est aussi directement alimenté par la baisse des salaires de la fonction publique ainsi que celle du salaire minimum dans le cas de la Grèce.  Par ailleurs, certains pays ont réduit les indemnités de licenciement (Grèce, Espagne, Portugal) et simplifié les procédures de licenciement (Italie, Grèce, Portugal). La réduction de la protection de l’emploi et la simplification des procédures de licenciement augmentent la probabilité d’être au chômage. Or, dans un contexte de sous-emploi et d’insuffisance de la demande, il en résulte de nouvelles pressions à la baisse des salaires qui accentuent le risque déflationniste. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur la décentralisation des processus de négociations salariales afin qu’elles soient plus en phase avec la réalité des entreprises. Il en résulte une perte du pouvoir de négociation des syndicats et des salariés qui risque de renforcer à son tour les pressions à la baisse des salaires réels.

Les pays de la zone euro poursuivent une stratégie non-coopérative qui se traduit par des gains de parts de marché principalement au détriment des autres partenaires commerciaux européens.  Ainsi la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande ont amélioré leur compétitivité relativement aux autres pays industrialisés depuis 2008 ou 2009 (graphique). La poursuite de cette stratégie de réduction des coûts salariaux risque de plonger la zone euro dans une spirale déflationniste au fur et à mesure que les pays perdant des parts de marché chercheront à regagner de la compétitivité en réduisant à leur tour leurs coûts salariaux. Or, cette stratégie non-coopérative, initiée par l’Allemagne dans les années 2000, a déjà contribué à  la crise de la zone euro (voir l’encadré p.52 du rapport de l’OIT publié en 2012). Il est sans doute vain d’espérer que sa poursuite apportera une solution à la crise actuelle. Au contraire de nouveaux problèmes vont apparaître puisque la déflation[3] rendra le processus de désendettement public et privé plus coûteux à mesure que les dettes exprimées en termes réels augmenteront sous l’effet des baisses de prix : ceci maintiendra la zone euro en situation récessive.


[1] Le cas irlandais est un peu à part puisque le déficit courant observé en 2007 ne résulte pas des échanges commerciaux mais du solde des revenus.

[2] Ces réformes sont détaillées dans un rapport du Conseil d’analyse économique (n°102). Elles sont résumées dans l’étude spéciale La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation.

[3] Une description plus complète des mécanismes de déflation par la dette est réalisée ici.

 




Donations financières : quand les inégalités se transmettent aussi …

par Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Pierre Madec

En France, les transmissions intergénérationnelles, qu’elles soient sous forme d’héritages ou de donations, sont au cœur d’un débat idéologique ancien. Les défenseurs du droit à transmettre et des solidarités intergénérationnelles se voient opposer les critiques dénonçant là un vecteur important de reproduction des inégalités sociales et patrimoniales. Alors que la part des ménages français percevant un héritage a diminué au cours de la dernière décennie, le nombre de ménages  percevant des donations, notamment sous forme financière[1] a augmenté durant la même période. Ainsi, en 2010, près d’un ménage sur cinq déclarait avoir reçu une donation au cours de sa vie, soit 30 % de plus qu’en 2004. Quels rôles jouent réellement ces transferts financiers dans la transmission des inégalités ? Quels impacts ont-ils sur la constitution du patrimoine ?

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Donations versus aides financières

Les donations (financières) ne doivent pas être confondues avec les aides (financières).Tous deux transferts entre vifs, les donations s’entendent comme un transfert de patrimoine tandis que les aides constituent davantage un transfert de ressources. De ce fait, le montant des aides doit rester modéré et proportionnel soit à l’état de fortune du ménage apportant l’aide, soit à l’état de besoin du ménage la recevant. Les donations quant à elles concernent des montants plus importants, et peuvent être soumises à la fiscalité relative aux successions. Ainsi, bien que les donations en ligne directe (de parents à enfants) inférieures à 100 000 euros ne soient pas fiscalisées, les donations d’un montant supérieur, contrairement aux aides, le sont. Ce « droit  à abattement » est depuis la mi-2012 renouvelable tous les 15 ans contre 10 ans et  un montant de 150 000€ auparavant.

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Pour mesurer le rôle de ces transferts, notamment en termes de transmission des inégalités, de nombreuses études ont analysé le profil des ménages donateurs (voir par exemple : Cordier, Houdré et Ruiz, 2007 ; Arrondel et Masson, 2010, Garbinti, Lamarche et Salambier, 2012). Ainsi, Cordier et al. (2007) montrent que les ménages possédant un patrimoine important (supérieur à 200 000€) et ceux ayant eux-mêmes bénéficié d’un transfert (héritage et/ou donation) de leurs ascendants ont une probabilité plus élevée de transmettre que les autres catégories de ménages.

Ces résultats semblent assez logiques. Avant de transmettre, il faut avoir accumulé assez de patrimoine et c’est le cas des ménages décrits ci-dessus. Pour autant, ces études, si elles répondent à la question « Qui aide ? », ne répondent que très rarement à la question « Qui est aidé ? ». Or, pour conclure à un impact positif des transferts intergénérationnels sur la transmission des inégalités sociales ou patrimoniales, il est important de connaître le profil des « aidants» mais aussi des « aidés ».

Dans un article de la Revue de l’OFCE n° 129, « Ville et Logement » (Le Bayon, Levasseur et Madec, 2013), nous étudions non pas les ménages donateurs mais donataires, c’est-à-dire les ménages qui ont perçu des donations, en nous focalisant spécialement sur ceux ayant reçu une donation financière « récemment » (i.e. entre 2006 et 2009).

Le graphiques 1 présente une partie de nos résultats[2].

Sans surprise, il apparaît tout d’abord une corrélation très négative entre l’âge et la probabilité d’avoir perçu une donation financière ; cette probabilité étant au minimum divisée par deux entre les ménages ayant moins de 30 ans et les autres.

Concernant les catégories socio-professionnelles, une forte inégalité se dessine. Ainsi, en écartant de l’analyse les artisans et commerçants dont les caractéristiques sont assez hétérogènes, il ressort que les ouvriers (respectivement les inactifs[3]) ont deux fois (resp. dix fois) moins de chance d’avoir perçu une donation que les autres catégories étudiées.

L’analyse du niveau de vie des donataires ne fait qu’étayer ce résultat. En effet, il apparaît que les 10 % les plus riches ont deux fois plus de chances d’avoir reçu une donation financière au cours des 5 dernières années que les 25 % les plus pauvres. Le montant des donations reçues est aussi très différent selon que le ménage donataire appartient aux 25 % les plus pauvres ou aux 10 % les plus riches (voir tableau ci-dessous). En moyenne, le quart le plus riche des ménages perçoit des donations financières d’un montant 40 % supérieur à celui reçu par les autres ménages. De même, si l’on s’intéresse à la distribution des montants perçus, les ménages modestes les « mieux lotis », c’est-à-dire ceux percevant les donations les plus importantes, reçoivent en réalité autant (environ 12 000€) que les ménages très aisés (9e décile) les moins bien lotis.

Les donations financières sont donc principalement versées et reçues par des ménages au niveau de vie élevé. Elles constituent de ce fait un vecteur important de transmission des inégalités sociales.

 

Enfin, au vu des résultats fournis dans le graphique sur le statut d’occupation, il semble que celui-ci joue un rôle important sur la probabilité d’avoir perçu une donation financière : un locataire a 9 % de chance d’avoir perçu une donation lorsqu’un acquéreur récent[4] en a 23 %. La causalité entre les deux variables est délicate à établir. En effet, la donation peut soit déclencher l’achat d’un logement soit résulter d’une décision d’achat. Pour autant, indépendamment de toute causalité, ces résultats nous renseignent sur la corrélation positive qui existe, intrinsèquement, entre acquisition et perception d’une donation. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’avoir acquis récemment sa résidence principale multiplie par plus de deux la probabilité d’avoir perçu récemment une donation financière.

A l’inverse, le graphique 2 nous renseigne sur l’impact de la perception d’une donation sur la probabilité d’acquisition. C’est-à-dire qu’une fois établi le fait que les acquéreurs récents ont plus de chance d’avoir reçu une donation que les autres catégories de ménages, on s’interroge ici pour savoir si indépendamment des autres caractéristiques du ménage (âge, type de ménages, localisation, revenu, …) un ménage ayant perçu une donation voit augmenter ses chances d’acquérir sa résidence principale, et si oui, dans quelles proportions .

Clairement, la perception récente, par un ménage, d’une donation financière augmente significativement ses chances d’avoir acquis sa résidence principale, et ce quel que soit le montant de ladite donation. Ainsi, lorsqu’un ménage n’ayant pas perçu de donation a 40 % de chance d’être acquéreur récent, le même ménage voit son pourcentage de chance atteindre au moins 70 % s’il est donataire. Les transmissions intergénérationnelles, financières, par la liquidité immédiate qu’elles procurent à leurs bénéficiaires et parce qu’elles sont mobilisables à la discrétion du donateur et en fonction des besoins du donataire, exercent un impact positif sur l’achat de la résidence principale du donataire.

En outre, notons que les donations financières ne sont pas nécessairement d’un montant très élevé puisque la médiane s’élève à 12 000 euros[5]. Ainsi on devine que, dans certains cas, la donation financière, plutôt que de financer l’achat stricto sensu, permet de constituer un (petit) apport personnel ou, plus simplement, de payer les frais afférents à l’acquisition (frais de notaire ou frais d’agence par exemple). Toujours est-il que même ce « petit coup de pouce » augmente fortement la probabilité d’être acquéreur de sa résidence principale. Ces « petits coups de pouce », et a fortiori les « gros coups de pouce », constituent donc un double vecteur de transmission et de reproduction des inégalités patrimoniales, en facilitant aussi l’acquisition de la résidence principale.


[1] Voir l’encadré pour la définition d’une donation financière.

[2] Les probabilités ci-dessous résultent d’une régression logistique et sont donc à interpréter « toutes choses égales par ailleurs ». Le type de ménage (célibataire, en couple avec/sans enfants …) y est également contrôlé.

[3] Les inactifs sont les ménages dont la personne de référence n’est ni en emploi (au sens du BIT) ni au chômage ni étudiant : retraités, hommes et femmes au foyer, personnes en incapacité de travailler,…

[4] Un ménage est dit acquéreur « récent » lorsqu’il a acheté sa résidence principale entre 2006 et 2009, dernière année de données disponibles dans l’enquête Patrimoine que nous utilisons.

[5] C’est-à-dire que 50 % des ménages ayant reçu une donation financière ont reçu une donation inférieure à 12 000 euros, et les 50 % restants ont reçu une donation supérieure à 12 000 euros. Voir aussi le tableau (dans le corps du texte) pour davantage de données chiffrées sur les donations financières.

 

 




Quelle politique budgétaire pour accompagner les réformes structurelles ? Les enseignements du cas allemand

par Eric Heyer

« La France doit copier les réformes allemandes pour prospérer » titre Gerhard Schröder dans une tribune de Financial Times du 5 juin 2013.  De son côté, la Commission européenne (CE), dans ses dernières recommandations annuelles aux Etats membres rendues publiques le 29 mai dernier, semble prendre des distances avec la stratégie de retour rapide et synchronisé à des finances publiques équilibrées, mise en place depuis 2010. La priorité pour l’exécutif européen semble désormais être la mise en place de reformes structurelles des marchés du travail et des services par les pays de la zone euro. Ces derniers devront certes continuer à assainir leurs comptes publics mais la CE leur a laissé un délai de 1 à 2 ans supplémentaire pour y parvenir. C’est le cas notamment pour la France qui devra poursuivre l’assainissement de ses comptes au cours des deux prochaines années (l’effort budgétaire et fiscal demandé par la CE au gouvernement français s’élève à 0,8 point de PIB soit 16 milliards d’euros par an) tout en ayant obtenu un délai de 2 ans pour ramener son déficit sous les 3 % du PIB (2015 au lieu de 2013).

Le changement de cap – ou tout du moins de ton – de la CE, privilégiant la mise en place de reformes à une austérité démesurée, doit être salué. Il convient toutefois d’examiner si le nouvel environnement, notamment budgétaire, est suffisamment  propice à assurer l’efficacité des réformes structurelles.

L’examen du contexte économique dans lequel ont été mises en place les réformes allemandes au début des années 2000, devenues la référence pour les pays « du Sud », fournit assurément quelques clefs.

Si le propos ici n’est pas de détailler ces réformes, il est utile toutefois de rappeler que celles-ci ont été prises alors que l’économie allemande était considérée comme l’ «élève malade » de l’Europe avec notamment un déficit commercial important (-1,8 point de PIB en 2000 contre un excédent de 1,4 pour la France à la même époque). Ces réformes ont eu pour conséquences d’abaisser fortement la part des salaires dans la valeur ajoutée, redonnant des marges aux entreprises outre-Rhin et ont permis de restaurer rapidement la compétitivité de l’économie allemande : en 2005, la balance commerciale allemande est redevenue fortement excédentaire tandis que celle de la France devenait pour la première fois depuis 1991 déficitaire. Le caractère non coopératif au sein de la zone euro (OFCE, 2006) ainsi que la forte augmentation de la pauvreté en Allemagne – (Heyer, 2012) et graphique 1 – et des inégalités de richesse (de Grauwe et Yi, 2013), constituent la face cachée de cette stratégie.

Aujourd’hui, les « élèves malades » de l’Europe sont les pays du Sud et la pression à mettre en place des politiques visant à restaurer la compétitivité s’est déplacée de l’Allemagne vers la France, l’Italie ou l’Espagne.

Si cet élément de contexte est identique, l’environnement économique était-il comparable ? Les graphiques 1 et 2 résument l’environnement économique de l’Allemagne lors de la mise en place de ses réformes structurelles. De ces dernières, deux faits majeurs ressortent :

  1. Ces réformes ont été menées dans un contexte de forte croissance mondiale : au cours des années 2003-2006, le monde connaissait une croissance moyenne de plus de 4,7 % chaque année (graphique 1). A titre de comparaison, la croissance devrait être inférieure à 3 % au cours de deux prochaines années ;
  2. Par ailleurs, la situation budgétaire de l’économie allemande en ce début de décennie 2000 n’était pas bonne : à partir de 2001, le déficit des administrations publiques (APU) allemandes dépassait la barre des 3 % et frôlait celle des 4 % en 2002, année précédant la mise en place de la première réforme Hartz. Dans le même temps, la dette publique dépassait pour la première fois le seuil des 60 % du PIB autorisé par le traité de Maastricht. Malgré ces mauvaises performances budgétaires – la dette publique frôlant les 70 % en 2005 –, il est intéressant de noter que le gouvernement allemand a continué de maintenir une politique budgétaire fortement expansionniste tant que les réformes n’étaient pas achevées : au cours de la période 2003-2006, l’impulsion budgétaire était positive et s’élevait en moyenne à 0,7 point de PIB chaque année (graphique 2). Ainsi donc, au cours de cette période, le gouvernement allemand a accompagné les réformes structurelles par une politique budgétaire très accommodante.

Ainsi, les réformes structurelles sur le marché du travail menées sous Schröder ont non seulement été mises en place dans un contexte conjoncturel très favorable (forte croissance mondiale et stratégie différente des autres pays européens) mais ont aussi été accompagnées par une politique budgétaire particulièrement accommodante compte tenu notamment de l’état dégradé de leurs comptes publics.

Ce contexte est très éloigné de celui d’aujourd’hui :

  1. la croissance mondiale ne devrait pas dépasser les 3 % au cours des deux prochaines années ;
  2. la CE demande à un grand nombre de pays européens de mettre en place de façon simultanée les mêmes réformes structurelles, ce qui, dans une zone euro très intégrée, limite leur efficacité ;
  3. et la politique budgétaire, malgré l’assouplissement accordé sur les déficits, devrait rester très restrictive : comme l’indique le tableau 1, les impulsions budgétaires pour la France ou l’Espagne devront rester fortement négatives (-0,8 point de PIB par an) au moment de la mise en place des réformes structurelles dans ces pays.

Si aujourd’hui la pression à l’amélioration de la compétitivité pour les pays du Sud est similaire à celle de l’Allemagne au début des années 2000, l’environnement extérieur est moins porteur et la pression au désendettement public plus contraignant.

Sur ce dernier point, l’exemple allemand nous apprend qu’il est difficile de mener de front des réformes structurelles visant à accroître la compétitivité de ses entreprises et  à poursuivre le désendettement public.

 




Politique familiale : les enfants d’abord !

Par Henri Sterdyniak

Alors que la politique familiale française représente une réussite incontestable, le gouvernement Ayrault s’est donné comme objectif d’en réduire le coût, comme si l’investissement en faveur des enfants ne devait pas être la première des priorités du pays. Il fallait donc économiser 1,7 milliard. Ce devait être la contribution de la politique familiale à l’engagement de la France de réduire de 70 milliards les dépenses publiques.

1)      Le document publié le 3 juin 2013 s’intitule « Pour une rénovation de la politique familiale », mais rénover cette politique aurait nécessité de s’interroger sur ses objectifs et ses résultats. La politique familiale a trois objectifs complémentaires :

–          Sortir tous les enfants de la pauvreté. Or, le taux de pauvreté des enfants[1] est de 19,8 % en France en 2010 contre 14,2 % pour l’ensemble de la population. Il faudrait donc repenser le dispositif d’aide aux familles pauvres : soit revaloriser fortement la composante familiale du RSA, l’attribuer aux enfants de chômeurs, soit créer un complément familial pour les enfants de travailleurs pauvres avec un ou deux enfants.

–          Assurer un niveau de vie relatif satisfaisant aux familles avec enfants. Comme le montre le tableau, les familles avec enfants ont un niveau de vie plus faible que les couples sans enfant. Cette distorsion nécessiterait d’augmenter nettement les prestations familiales, de les indexer sur l’évolution des revenus (et non sur les prix), de traiter les familles de façon équitable en matière d’impôt sur le revenu (donc maintenir le quotient familial).

–          Favoriser la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Ceci passe par l’instauration d’un service de garde des jeunes enfants gratuit et universel.

On le voit, atteindre pleinement les objectifs de la politique familiale nécessiterait plus de moyens (et pas moins).

2)      Le document du gouvernement prétend que la branche famille a un déficit de 2,5 milliards. Mais ce déficit ne peut provenir d’une explosion du nombre d’enfants, du nombre de familles nombreuses ou d’une hausse des prestations. Au contraire, la baisse tendancielle du nombre de familles nombreuses, la stagnation du pouvoir d’achat des prestations, la stagnation des plafonds des prestations sous conditions de ressources fait que la branche dégage structurellement des excédents croissants. Le déficit vient du fait que, ces dernières années, l’Etat a progressivement prélevé 9 milliards sur la branche famille pour financer la branche retraite (lui mettant à sa charge l’Assurance Vieillesse des Personnes au Foyer et les majorations familiales de retraites, qui ne profitent pas aux enfants). Le déficit vient aussi du fait que la crise a fait perdre 2 milliards de ressources à la CNAF. Spontanément, le déficit aurait été comblé en 2019.

3)      Le document du gouvernement prétend que « les ménages les plus aisés sont favorisés car ils cumulent des allocations familiales et d’importantes réductions d’impôt ». Nous ne savions pas qu’avoir des enfants était maintenant une niche fiscale à combattre. Non, les allocations familiales sont très faibles par rapport au coût effectif des enfants ; le quotient familial ne fait que tenir compte de la taille de la famille pour le calcul de l’impôt. Comme le montre le tableau 1, une famille nombreuse aisée a toujours un niveau de vie nettement inférieur à celui d’un couple sans enfant de même revenu : elle n’est pas favorisée, bien au contraire.

4)      Le gouvernement prétend que la saisine du Haut Conseil de la Famille (HCF) a permis d’associer partenaires sociaux, experts et associations familiales à la réflexion, en omettant de préciser que « la plupart des membres du HCF » ont contesté l’objectif même de la réforme.

5)      Heureusement, le gouvernement s’est rendu compte qu’il était impossible de faire baisser le niveau des allocations familiales selon le revenu de la famille car cela aurait imposer un surcroît de travail important aux agents de la CNAF (de suivre en temps réel le revenu de toutes les familles), avec des questions insolubles pour les familles recomposées, tout ceci pour distribuer des sommes ridiculement faibles aux familles des classes moyennes (32 euros par mois pour 2 enfants, 73 euros pour trois enfants). Rajoutons que cela mettait en cause le principe républicain fondateur de la protection sociale : « Chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins ». Le système de cotisations à la française est déjà très redistributif puisque les plus bas salaires bénéficient d’exonérations de cotisations sociales tandis que les cotisations maladie et famille ne sont pas plafonnées et que des prélèvements sociaux portent sur les revenus du capital. Il faut éviter de faire évoluer le système français basé sur l’universalité vers un système à l’anglo-saxonne, basé sur l’assistance, où ceux qui payent ne sont jamais ceux qui reçoivent, ce qui prive le système de l’adhésion des classes moyennes et favorise la baisse continuelle du niveau des prestations.

6)      Le document du gouvernement assimile le quotient familial (QF) à un avantage fiscal croissant avec le niveau du revenu. C’est une erreur. Le QF n’est pas une aide financière arbitraire aux familles qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux. Le quotient familial ne fournit aucun avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que le poids de l’impôt est le même pour des familles de taille différente, mais de même niveau de vie. La réduction d’impôt induite par la présence d’enfants correspond uniquement à la baisse du niveau de vie induite par cette présence.

7)      Le gouvernement réduirait donc une première fois le niveau du plafond du QF, d’abord de 2 336 euros à 2 000 euros en 2013, puis de 2 000 euros à 1 500 euros, en 2014. Les familles avec deux enfants seront perdantes à partir de 5 850 euros de revenus par mois, la perte atteignant 139 euros par mois au-delà de 6 430 euros (2,4 % du revenu). Pour celles avec 3 enfants, la perte atteint 278 euros par mois (3,9 % du revenu). Pour celles avec 4 enfants, 417 euros (4,9 % du revenu).

8)      Autant il est légitime d’améliorer la redistributivité du système fiscal en luttant contre les niches fiscales injustifiées, contre l’optimisation ou la fraude fiscale, en modifiant le barème, autant il ne l’est pas en surtaxant les familles nombreuses bi-actives où les parents subissent de lourdes contraintes (horaires ou financières) pour élever leurs enfants relativement à leurs collègues sans enfants. La France a besoin d’enfants à tous les niveaux de revenus. Pénaliser ces familles de cadres biactifs n’est ni justifié, ni souhaitable.

9)       Le quotient conjugal n’est pas plafonné. Est-il légitime qu’une veuve avec un étudiant de 22 ans à sa charge paie, du fait du plafonnement du QF, plus d’impôt qu’un homme de 50 ans qui aurait épousé une jeune femme de 22 ans ?

10)  Le plafond du QF ne devrait pas être arbitraire. Il devrait reposer sur une évaluation du coût de l’enfant. Le revenu médian annuel en 2013 devrait être de l’ordre de 20 430 euros par unité de consommation. Comme un enfant représente en moyenne 0,35 unité de consommation, son coût médian est de l’ordre de 7 150 euros par an, dont 768 sont pris en charge par les allocations familiales (pour une famille de deux enfants). Pour un taux d’imposition de 41 %, ceci justifie un plafond de 2 600 euros (41 %* (7 150-768)). Il n’était pas légitime de baisser le niveau du plafond. En tout état de cause, plafond devrait être indexé sur le revenu moyen.

11)   Certes seulement 12 % des ménages sont touchés par cette baisse du plafond, mais le plafond ne sera pas indexé sur l’évolution des revenus, de sorte que progressivement, la part des ménages touchés augmentera.

12)   Compte-tenu de la suppression des réductions d’impôt pour frais de scolarité, les impôts des familles augmenteront de 1,3 milliard. Ceci est peu compatible avec l’engagement du gouvernement de ne plus augmenter les impôts.

13)  La PAJE sera réduite de 17 euros par mois pour toutes les familles et de 100 euros par mois pour 12 % des familles. Certes, le complément familial sera augmenté de 50 % en cinq ans pour les allocataires les plus pauvres (moins de 2 109 euros avec 3 enfants), soit 90 euros de plus par mois. Certes, l’allocation de soutien familial sera augmentée de 25 % en cinq ans, soit 22,5 euros de plus par mois. Ceci va dans le bon sens. Mais le gouvernement ne généralise pas le complément familial aux familles de travailleurs pauvres avec 1 ou 2 enfants (qui sont quelque peu les oubliés du système, voir tableau).

14)  Le gouvernement n’annonce pas que toutes les prestations familiales et le RSA seront désormais indexés sur le revenu médian, ce qui éviterait la dégradation tendancielle du niveau de vie relatif des familles.

15)  Le gouvernement prétend, page 15, que seront dégagés, à l’horizon 2 017, 2 milliards supplémentaires pour les services aux familles (100 000 places de crèches, 100 000 enfants de plus accueillis par des assistantes maternelles, 75 000 enfants de 2-3 ans en maternelle, activités péri- et extra-scolaires). Le bilan de la rénovation devrait donc être une hausse de 300 millions des dépenses pour les familles. Mais ces 2 milliards sont bizarrement oubliés dans le tableau récapitulatif, page 19, où ne figurent que le 1,3 milliard d’impôt supplémentaire et la baisse nette de 0,4 milliard des prestations, soit les 1,7 milliard d’économies. En fait, ces 2 milliards étaient déjà prévus dans les projections de la CNAF. Ils étaient déjà financés par la baisse tendancielle du montant des prestations familiales.

16)  Oui, malgré ses réussites (un taux de fécondité satisfaisant et un fort taux d’activité des femmes de 18-50 ans), la politique familiale française reste à rénover. La ponction sur les ressources de la banche « Famille » doit cesser pour permettre de financer une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier celle du complément familial pour toutes les familles et celle de la composante « enfant » du RSA, l’attribution de celle-ci aux enfants de chômeurs. Les prestations familiales et le RSA devraient être indexés sur les salaires. La France a besoin d’un grand service public gratuit et universel de garde de la petite enfance. Il est préférable d’aider les enfants et les adolescents en difficulté scolaire ou sociale, faire un effort massif (en matière d’éducation, mais aussi d’équipements collectifs et sociaux) dans les zones où le pourcentage d’enfants issus de l’immigration est important. La France doit se donner des objectifs ambitieux de réduction du taux de pauvreté des enfants et d’augmentation des places en crèches afin de donner à chaque enfant le maximum de chance d’épanouissement. Opposer la nécessité d’équipements collectifs à celle d’un niveau de vie satisfaisant des familles n’est pas pertinent. Cet effort doit être payé par l’ensemble des contribuables (et pas seulement par les familles). Il est contraire à l’équité et à la cohésion sociale de prétendre le financer soit par la mise en cause de l’universalité des prestations sociales soit par la baisse du plafond du quotient familial.


[1] La part de la population en dessous du seuil de 60 % du revenu médian par unité de consommation.

 




Les choix du gouvernement sur la politique familiale

Le gouvernement a décidé ce matin de ne pas toucher aux allocations familiales, et d’abaisser le plafond du quotient familial de 2 000 euros à 1 500 euros par demi-part fiscale.

Dans un passé récent, l’OFCE s’est penché à plusieurs reprises sur le sujet : Henri Sterdyniak et Guillaume Allègre en 2012; et plus récemment Hélène Périvier et encore Henri Sterdyniak.

La politique familiale est aussi traitée dans « Réforme fiscale », un ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE, publié sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane en avril 2012.