Que peut-on attendre d’une baisse de l’euro pour l’économie française ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Face à la montée du risque de déflation en zone euro, renforcée par l’appréciation continue de l’euro face aux autres monnaies depuis mi-2012, les dirigeants de la Banque centrale européenne ont entamé un changement de ton dans leur communication aux marchés financiers : ils évoquent maintenant la possibilité de mettre en œuvre de nouveaux assouplissements monétaires quantitatifs. Ces assouplissements sont susceptibles de faire baisser le taux de change de l’euro. Ils apporteraient alors un soutien précieux aux économies de la zone euro via un regain de compétitivité-prix vis-à-vis des concurrents hors de la zone, dans un contexte où les politiques de consolidation budgétaire vont continuer à freiner la croissance prévue pour la zone euro en 2014 et en 2015. Quelles seraient dès lors les conséquences pour l’économie française d’une dépréciation de l’euro face aux autres monnaies ? Nous revenons brièvement sur les évolutions passées du taux de change de l’euro. Puis nous présentons les effets attendus d’une dépréciation de 10% de l’euro face aux autres devises à l’aide du modèle emod.fr. Ces effets sont plus modérés que ceux prévus par le gouvernement.

Les politiques d’assouplissement monétaire quantitatif ont été massivement utilisées par la Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre ou encore de la Banque centrale du Japon. Depuis la mi-2012, le bilan de ces 3 banques a continué d’augmenter de respectivement 6,5 pts de PIB, 1,3 pt de PIB et 15,3 pts de PIB. Au cours de la même période, le bilan de la BCE s’est à l’inverse réduit de 8,4 pts de PIB. Cette divergence de stratégie a provoqué une appréciation continue de l’euro : en s’établissant aujourd’hui à 1,38 dollar, l’euro a vu sa valeur augmenter depuis juin 2012 de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie commune s’est appréciée de 49 % par rapport au yen et de près de 3 % face à la livre sterling (graphique 1).

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Le taux de change effectif nominal de l’euro, qui pondère ces différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi apprécié de 9,5 % depuis le troisième trimestre 2012 (graphique 2). Cette appréciation, combinée avec les politiques d’austérité et de désinflation compétitive menées en zone euro, a pesé sur la croissance du PIB de la zone, négative en 2012 et 2013, et sur l’inflation. L’absence de tensions inflationnistes et l’appréciation passée de l’euro laissent donc des marges de manœuvre à la BCE pour essayer d’infléchir le cours de l’euro face aux autres monnaies.

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Quel serait l’impact d’une dépréciation de l’euro vis-à-vis de l’ensemble des autres devises ?

Les effets d’une dépréciation de l’euro sont doubles :

–          Un effet de revenu : un euro faible augmente le prix des importations. Cela se traduit par une hausse de la facture énergétique, une hausse des prix de production des entreprises et une perte de pouvoir d’achat des ménages ;

–          Un effet de substitution : un euro faible diminue le prix des exportations et accroît ces dernières. La dépréciation détériore aussi la compétitivité des producteurs concurrents, ce qui provoque une baisse des importations à l’avantage de la production domestique.

Ces effets opposés ne s’appliquent qu’au commerce extra zone euro. Le commerce avec nos partenaires européens n’est pas directement impacté puisque les prix des importations et des exportations en provenance et à destination de cette zone restent inchangés. En revanche, le commerce intra zone euro est impacté par un euro faible. Mais, cela passe par le canal de la demande adressée.

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Comme le résume le tableau 1, une dépréciation de 10% de l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de 0,3% la première année, de 0,5% au bout de trois ans, et nul au bout de neuf ans. La hausse de demande adressée entraînée par l’amélioration de l’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de la demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 22 000 emplois la première année de 74 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’améliorerait de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans.

Ces résultats, s’ils modèrent ceux publiés par la DG Trésor[1], n’en demeurent pas moins significatifs et bienvenus dans le contexte économique actuel marqué par une croissance faible et un risque de déflation. Une dépréciation de la monnaie unique permettrait également d’atténuer le processus de désinflation compétitive engagé au sein des pays de la zone euro.

 


[1] Dans leur publication, la DG Trésor considère qu’une baisse de 10% du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait d’accroître notre PIB de 0,6 point de PIB la première année et de 1,2 point de PIB au bout de trois ans ; de créer 30 000 emplois la première année et 150 000 emplois au bout de trois ans ; de réduire le déficit public 0,2 point de PIB la première année et de 0,6 point de PIB au bout de trois ans.




Abenomics et sa nouvelle politique monétaire

Ce post résume un article publié par Mahito Uchida dans la Revue de l’OFCE,  n° 135.

Avec l’arrivée à la tête du gouvernement de Shinzo Abe, la politique économique japonaise a pris, en 2013, une orientation résolument anti déflationniste. Cette nouvelle politique combine une politique monétaire très accommodante et une politique de relance fondée sur l’investissement public.  Dans un article publié par l’OFCE, Mahito Uchida de l’Université SEIJO, présente une analyse de la première étape de mise en œuvre de la nouvelle politique monétaire japonaise.  En premier lieu il présente brièvement les grandes lignes de « l’Abenomics » et de la nouvelle politique monétaire japonaise mises en œuvre depuis avril 2013. Il présente ensuite les causes de la réponse très forte du yen, des cours de la bourse japonaise, de l’inflation et des anticipations des agents économiques en matière de croissance et d’inflation. Dans une deuxième partie,  Mahito Uchida explique pourquoi la politique monétaire a obtenu des résultats en 2013 que celle de 2012 n’avait pas atteint.  Bien qu’il n’y ait pas de différence majeure entre les politiques menées avant et après 2012, il met en évidence l’importance de l’engagement très fort de la Banque centrale du Japon, de sa coopération affichée avec le gouvernement et du « choc psychologique » dans l’opinion publique.  La troisième partie de l’analyse de Mahito Uchida discute la question de la durabilité de cette nouvelle politique monétaire. Pour conforter les résultats à long terme, il faut que l’impact sur les prix soit durablement positif, ce qui implique un écart de production également durablement positif. En conséquence,  la stratégie de croissance de l’Abenomics  joue un rôle particulièrement important. Tout comme le fait que la Banque du Japon devra éviter les effets secondaires indésirables que pourrait avoir sa politique sur les taux d’intérêt de la dette publique, sur les autres marchés financiers et sur les mouvements de capitaux avec l’étranger.




Election et dérivée du chômage : la stratégie du retournement

par Guillaume Allègre, g_allegre

Un conseiller ministériel m’a récemment expliqué ce qu’il pense être la stratégie du Président de la République concernant la gestion macroéconomique et le chômage, qu’on pourrait appeler stratégie du retournement : « Par rapport à la présidentielle, l’objectif est de faire baisser le chômage en 2016-2017. Les électeurs ne votent qu’en fonction de l’évolution du chômage dans la dernière année, voire les 6 derniers mois. Comme pour Jospin en 2002 ». La croyance qu’en ce qui concerne le chômage et l’économie en général, c’est la dérivée qui compte, l’évolution récente et non le niveau, est assez ancrée dans le milieu technocratico-politique : « it’s the derivative, stupid ! » est le nouveau « it’s the economy, stupid !» (maxime du stratégiste de campagne de Bill Clinton en 1992).

Cette croyance découle en partie d’une intuition confirmée par une célèbre expérimentation psychologique. Dans cette étude, les participants sont soumis à deux expériences douloureuses durant lesquelles une de leur main est plongée dans de l’eau glacée. L’une dure 60 secondes et l’autre 90 secondes. Dans la deuxième, les premières 60 secondes sont les mêmes tandis que les 30 secondes additionnelles sont un peu moins douloureuses (l’expérimentateur fait couler de l’eau un peu plus chaude dans le récipient). Plus tard, les participants doivent choisir de répéter une de ces deux expériences et 80% choisissent la plus longue. Ceci ne paraît pas rationnel car dans l’expérience la plus longue, la somme des douleurs est plus importante. Pour un observateur objectif c’est bien cette somme qui devrait compter (« l’aire sous la courbe ou l’intégrale »). Mais les participants ont une mémoire sélective : ils sont plus fortement influencés par les moments représentatifs de l’expérience et notamment, ici, par l’amélioration à la fin de l’épisode. Daniel Kahneman, « Prix Nobel » d’économie en 2002 pour ses travaux sur les biais de jugement, dont on trouvera un ouvrage vulgarisé ici, distingue deux moments représentatifs durant un épisode déplaisant : le pic de souffrance et la fin[1].

Des économistes, surtout américains, ont développé des modèles politico-économétriques de prévisions électorales afin d’estimer les liens entre économie et résultats électoraux. La popularité de ces modèles varie au gré des élections, selon leur pouvoir de prédiction : en 1992, la moitié des modèles avait prédit une réélection facile pour George Bush père ; en 1996 la réélection de Clinton était bien prévue ; par contre en 2000 pratiquement tous les modèles prévoyaient une large victoire d’Al Gore… Et le modèle avec la prévision la plus proche à cette élection (0,6 %) s’est trompé de 5 points à l’élection suivante. Evidemment, grâce à la multiplication des prévisions, il est toujours possible de trouver un modèle, tel Paul le Poulpe (voir wiki), ayant une bonne série en cours.

Ce succès très relatif n’a pas empêché l’importation en France des modèles politico-économétriques. La forme générique de ces modèles tente d’expliquer le pourcentage de vote pour un candidat ou parti par des variables économiques (PIB, chômage, revenu en niveau ou en variation) et politiques (popularité du président et du premier ministre). La très grande majorité des modèles utilise comme variable économique le chômage en variation, avec un horizon relativement court, en moyenne d’un an. La conclusion tirée de ces estimations empirique est que la mémoire de l’électeur français apparaît limitée (Dubois, 2007).

Mais ces études sont confrontées à un problème important : le faible nombre d’observations (neuf élections présidentielles et treize élections législatives entre 1958 et 2011). « Pour l’économètre, on ne vote pas assez souvent », observe Lafay (1995)[2]. Autrement dit, la loi des grands nombres ne peut pas s’appliquer dans ce type de configuration. Ceci est aggravé par le fait que le contexte de ces élections change par un nombre de variables pratiquement aussi élevé que le nombre d’élections (présence de cohabitation, élections législatives isolées ou couplées à des présidentielles, présence d’un sortant ou non lors d’une élection présidentielle, élections législatives anticipées, présence ou non d’un candidat de gauche au deuxième tour pour les présidentielles, importance des triangulaires pour les législatives…). D’autres problèmes techniques se posent aux économètres. Dans une revue de littérature fouillée analysant l’ensemble des soixante et onze études politico-économiques concernant le vote en France entre 1976 et 2006, Dubois qualifie le traitement de ces problèmes, « s’il existe », de « relativement frustre ». Tout comme aux Etats-Unis, les modèles connaissent des « fortunes diverses » en termes de prévision. Enfin, notons un problème que les économètres appellent endogénéité : les modèles politico-économiques tentent de prévoir ou expliquer le résultat des élections avec des variables économiques (chômage) et la popularité de l’exécutif. Or, il fait peu de doutes que la popularité de l’exécutif est en partie fonction des variations et du niveau du chômage : dans ce cas, la non-significativité des variations de plus long-terme des variables économiques peut-être expliquée par le fait que leur impact est déjà inclus dans la popularité de l’exécutif. Bref, ces études empiriques ne sont donc pas du tout suffisantes pour conclure qu’en termes économiques, la mémoire de l’électeur est limitée.

Pour reprendre les termes de Kahneman, la machine à tirer des conclusions hâtives est en marche : une intuition (la mémoire des électeurs est sélective) s’appuyant sur des études psychologiques (dont l’objet est très éloigné) et confirmée par des études économétriques (non robustes et qui ne font donc que reproduire les a priori des chercheurs). L’histoire racontée est cohérente et il semble qu’elle soit corroborée par les faits… A y réfléchir, il peut paraître effrayant que des responsables politiques puissent agir sous l’influence de ce cocktail rhétorique. Ceci est d’autant plus effrayant que pour un observateur extérieur, du point de vue du bien-être collectif et donc des objectifs de politiques publiques, c’est évidemment le niveau du chômage sur plusieurs années (son intégrale) et non son évolution au cours de la dernière année (sa dérivée) qui compte !

Au niveau européen, et maintenant national, de nombreuses règles ont été mises en place pour éviter que les hommes politiques à la tête des gouvernements essaient de gagner les élections en menant des politiques qui, certes, réduisent le chômage à court terme mais qui creusent les déficits à long terme. Des critères de Maastricht (déficit public inférieur à 3% du PIB) au récent cadre financier pluriannuel européen, les règles se justifient par la croyance que le personnel politique est par construction incité à mener une politique budgétaire trop laxiste car ne prenant pas en compte les générations futures, qui, par construction, ne votent pas. Or, si les gouvernants commencent à croire que ce sont les évolutions économiques à court-terme qui comptent, alors les incitations sont inversées, surtout s’il est plus facile de réduire le chômage après l’avoir fait augmenter, ce qui mènerait à un sentier de croissance trop faible et un sentier de chômage trop élevé[3]. Dans ce cas, la solution ne pourrait venir d’une gouvernance par de nouvelles règles contraignantes, qui ont de toute façon jusqu’ici prouvé leur inefficacité. Il faut s’appuyer sur le fait que la stratégie du retournement ne peut fonctionner en termes électoraux que si les citoyens ne comprennent pas qu’on essaye de les manipuler. Dévoiler la manipulation est alors plus efficace que la mise en place de règles. Dont acte.

 


[1] Par conséquent, ceux qui suivent cette théorie aujourd’hui devraient également s’occuper du pic de chômage et non seulement de son évolution en fin de mandat.

[2] Lafay J.-D. 1995, « Note sur l’élection présidentielle de 1995 et les apports de l’analyse économétrique des comportements électoraux », miméo, LAEP, Université de Paris 1. Cité par Dubois.

[3] Ce billet –lien– souligne qu’il était possible d’arriver au même ratio de dette sur PIB en 2032 en passant par un chemin qui aurait réduit le chômage en zone euro de 3 points en 2013.




Quelles réformes pour l’Europe ?

par Christophe Blot [1], Olivier Rozenberg [2], Francesco Saraceno [3] et Imola Streho [4]

Du 22 au 25 mai prochain, les Européens se rendront aux urnes pour élire les 751 députés du Parlement européen. Ces élections vont se dérouler dans un climat de forte défiance à l’égard des institutions européennes. Si cette crise de confiance n’est pas propre à l’Europe, elle se conjugue à une crise économique, la plus grave depuis la Grande Dépression, et à une crise politique que traduit la difficulté des institutions européennes à légiférer. Les enjeux des prochaines élections recoupent donc de multiples aspects qui doivent être abordés sous un angle pluridisciplinaire. Le numéro 134 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE (publié en français et en anglais)  réunit des chercheurs – économistes, juristes ou politistes – spécialistes des questions européennes, qui partant des développements et des débats propres à leur discipline, partagent leur vision des réformes nécessaires pour améliorer le fonctionnement de l’Europe. L’objectif est ainsi d’alimenter le débat public, en amont des élections européennes et au-delà, au travers d’articles courts synthétisant les débats et proposant quelques recommandations à l’attention des candidats à l’élection, bien entendu, mais aussi au-delà des partis politiques, des syndicats, des entreprises, des associations et surtout de l’ensemble des citoyens intéressés par les questions européennes.

Dans le contexte de crise que nous traversons, le débat qui se dessine autour des prochaines élections européennes semble être pris en otage entre deux visions. La première s’apparente à un déni de la situation dans laquelle se trouve la zone euro et l’Europe. Il faudrait se satisfaire de la stabilité de l’euro malgré la crise. Les institutions se sont adaptées de telle sorte que l’Europe aurait finalement su mettre en œuvre les compromis nécessaires pour sortir de la crise et faire face aux difficultés futures. A l’opposé, la vision eurosceptique insiste sur le fait que la crise serait fondamentalement une crise de la construction européenne. La seule issue possible serait le retour aux monnaies nationales. Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage tentent de dépasser ce clivage. La crise récente a mis en lumière les carences du fonctionnement des institutions et l’insuffisance d’une stratégie de politique économique fondée sur la seule discipline budgétaire. Si des réformes ont bien été mises en œuvre, elles s’avèrent insuffisantes, voire insatisfaisantes. Pour autant, nous refusons le simple constat d’échec du projet européen, l’idée que toute réforme serait impossible, que le projet européen ne saurait se poursuivre car voué à l’échec.

Le débat sur le futur de l’Europe et sur les réformes nécessaires pour une meilleure expression de la démocratie et de la citoyenneté européenne, pour une gouvernance plus efficace et pour l’élaboration de politiques publiques adaptées, doit donc se poursuivre. Pour autant, le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage un projet commun et cohérent mais plutôt des visions éclectiques et parfois même contradictoires. Il s’agit plutôt de présenter les termes du débat politique afin de donner aux candidats et aux électeurs les clés permettant de comprendre les enjeux de cette élection et de se prononcer sur l’orientation qu’ils souhaitent donner au projet européen.

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[1] OFCE, Sciences Po

[2] Sciences Po, Centre d’études européennes

[3] OFCE, Sciences Po, (@fsaraceno)

[4] Sciences Po, Ecole de droit et Centre d’études européennes