De la difficulté de mener des réformes structurelles en période de chômage élevé

par Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Les réformes structurelles visant à flexibiliser le marché du travail sont souvent parées de toutes les vertus pour lutter contre le chômage de masse et limiter la segmentation du marché du travail entre ceux qui y sont intégrés dans des contrats stables (insiders) et ceux qui sont au chômage ou en contrat précaire (outsiders). Si, dans une économie en croissance, ces mesures peuvent faciliter les créations d’emplois au profit des outsiders, les résultats à en attendre peuvent être plus incertains en situation de chômage de masse et de croissance atone. En effet, les réformes structurelles peuvent réduire la dualité du marché du travail liées aux mesures réglementaires mais elles ne peuvent combattre  la dualité du marché du travail inhérente au capital humain qui se renforce en période de chômage de masse : à qualification égale, c’est l’expérience qui fait la différence, et à expérience égale, c’est la qualification qui fait la différence. Le chômage élevé renforcerait donc le phénomène de « file d’attente » pour accéder aux emplois plus stables. Ainsi, les réformes structurelles visant à fluidifier le marché du travail affecteront prioritairement les salariés qui ont les qualifications et l’expérience les moins élevées sans pour autant permettre aux outsiders d’accéder à une situation professionnelle plus stable. De ce fait, une hausse des inégalités entre les actifs est à attendre, sans effet positif sur l’emploi du fait de la faiblesse de l’activité économique. Seul un pilotage macroéconomique intégrant l’objectif du retour au plein-emploi pourrait rendre les réformes structurelles performantes

Comme nous le montrons dans l’étude spéciale « La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant » (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014), la segmentation sur le marché du travail s’est accrue au cours de la crise malgré la mise en place de réformes structurelles dans les pays de la zone euro. Ainsi, depuis 2008, le taux d’emploi[1] des seniors et des plus qualifiés a mieux résisté que celui des autres catégories de population dans les quatre plus grands pays de la zone euro (graphiques 1 et 2).

La forte baisse du taux d’emploi des jeunes depuis 2008 est générale – y compris en Allemagne, pays où le marché de l’emploi est resté dynamique – et contraste avec la hausse du taux d’emploi des seniors (ou leur faible baisse en Espagne). L’écart entre ces deux catégories est compris entre 12 points de pourcentage en France et 21 points en Italie (15 points en Allemagne et 19 en Espagne). L’ajustement du taux d’emploi des 25-54 ans se situe dans une position intermédiaire. La résistance du taux d’emploi des seniors à la crise résulte probablement de la combinaison de deux causes : les réformes des systèmes de retraite introduites au cours des dernières années (allongement des durées de cotisation et/ou recul de l’âge légal de départ en retraite) et le coût relativement plus élevé de licenciement des seniors qui, le plus souvent, occupent des positions hiérarchiques plus élevées. Dans un contexte de crise, il est fort probable que cela ait engendré un effet de substitution de l’emploi des seniors au détriment des plus jeunes.

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Les ajustements des taux d’emploi ont été aussi plus marqués pour les populations sans diplôme du secondaire, à l’exception de l’Italie où le diplôme ne semble pas protéger du chômage ou de l’inactivité. En France, l’ajustement des taux d’emploi a clairement été décroissant avec le type de diplôme. En Allemagne, le taux d’emploi des moins diplômés a baissé pendant la crise alors que celui des autres catégories a augmenté. En Espagne, les diplômés du supérieur ont un taux d’emploi qui résiste mieux que les autres catégories de population. A ces évolutions différentes des taux d’emploi par catégorie de diplôme, s’ajoute le fait que les revenus salariaux en Italie, Espagne et France n’ont baissé que pour les premiers déciles de revenus salariaux. L’ajustement sur les revenus salariaux des premiers déciles s’est opéré vraisemblablement par une réduction de la durée du travail sur l’année (temps partiel, contrats temporaires de plus courte durée ou phases de chômage plus longues entre deux contrats, réduisant la rémunération moyenne sur l’année). Ainsi, dans les pays les plus touchés par la crise, les populations les plus fragiles, présentant le capital humain le plus faible, se sont retrouvées les plus exposées à la dégradation du marché du travail, que ce soit par la baisse des taux d’emploi ou la réduction des rémunérations salariales annuelles.

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Dans un contexte de marché du travail dégradé, en acceptant un faible déclassement, ce serait d’abord le chômeur le plus qualifié qui retrouverait un emploi, chassant celui qui aurait pu l’avoir, qui lui-même, ferait la même chose à un échelon inférieur. Ceci pourrait expliquer qu’en bout de file, les moins qualifiés soient, quelle que soit la législation du travail, victimes du chômage ou de précarité dans l’emploi.

Ainsi, l’existence d’une segmentation « spontanée » sur le marché de l’emploi et d’un phénomène de « file d’attente » peut limiter la réussite d’une stratégie de réformes structurelles et de dévaluation salariale. Dans ce cas, une plus grande flexibilité du marché du travail conjuguée à une réduction de la protection sociale pourrait accroître les inégalités entre les catégories d’actifs sans augmenter les créations d’emplois en équivalent temps plein.

 


[1] Il s’agit du ratio : emploi/population en âge de travailler.




La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant

Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Depuis le déclenchement de la crise financière en 2008 et de la crise des dettes souveraines en 2010-2011, les pays de la zone euro ont mis en place des stratégies d’ajustement destinées à restaurer la confiance des marchés et à remettre les économies sur le chemin de la croissance. Les pays les plus frappés par la crise sont ceux qui présentaient une forte dépendance aux marchés financiers et des déficits courants très élevés (Espagne, Italie mais aussi Irlande, Portugal et Grèce). Aujourd’hui, les déficits sont largement résorbés mais la zone euro est plongée dans une situation de croissance molle, aux tendances déflationnistes qui pourraient s’accentuer si un changement n’est pas amorcé. A défaut d’un ajustement sur les taux de change, l’ajustement se fait sur l’emploi et les salaires. Les conséquences de cette dévaluation par les salaires, que nous résumons ici, sont plus largement décrites dans l’étude spéciale publiée dans le dossier des prévisions de l’OFCE (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014).

Un ajustement désormais tiré par une modération salariale croissante…

Face à la chute de la demande, les entreprises se sont ajustées en coupant massivement dans l’emploi afin de réduire leurs coûts, ce qui a conduit à une forte augmentation du chômage. En septembre 2014, la zone euro compte 7 millions de chômeurs de plus qu’en mars 2008. La situation est particulièrement dégradée dans certains pays comme la Grèce où le taux de chômage est de 26,9 %, l’Espagne (24,2 %), le Portugal (13,8 %) ou l’Italie (12,5 %). Seule l’Allemagne se distingue par le recul de son taux de chômage, jusqu’à 5,0 % de la population active.

Conformément à ce que suggère la courbe de Phillips, l’emballement du chômage a fini par peser sur les conditions de revalorisation salariale, notamment dans les pays les plus en crise (graphique 1). Si entre 2000 et 2009, l’évolution des salaires était plus dynamique dans les pays périphériques (+3,8 % en moyenne annuelle) que dans les pays au cœur de la zone euro[1] (+2,3 %), la situation s’est inversée après 2010. Les rémunérations nominales ont ralenti dans les pays périphériques (+0,8 %) mais ont gardé un rythme proche de celui de l’avant-crise (+2,6 %) dans les pays au cœur de la zone. Cette hétérogénéité s’explique par l’ampleur de la dégradation du chômage différente selon les pays. Selon Buti et Turrini (2012)[2] de la Commission européenne, le renversement dans la dynamique des salaires serait un des principaux moteurs du rééquilibrage des soldes courants en zone euro.

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En outre, l’analyse des données macroéconomiques masque l’ampleur de la modération salariale en cours, les effets de la crise étant concentrés sur les populations les plus fragiles (jeunes, salariés non-diplômés) à salaires plus faibles. Or, la déformation de la structure de l’emploi en faveur des plus qualifiés et des plus expérimentés (voir le post OFCE : ” De la difficulté des réformes structurelles dans un contexte de chômage élevé) pousse à la hausse les salaires moyens. Comme l’attestent plusieurs études fondées sur l’analyse de données microéconomiques[3], le dynamisme des salaires corrigés de ces effets de composition est inférieur à celui du salaire moyen.

… qui comprime la demande intérieure et s’avère peu efficace en termes de compétitivité

Derrière cette politique d’ajustement déflationniste par les salaires, l’enjeu pour les entreprises est d’améliorer leur compétitivité et de regagner des parts de marché. Ainsi, par rapport au début de l’année 2008, les coûts salariaux unitaires (CSU)[4] ont baissé dans les pays les plus en crise (Espagne, Portugal et Irlande), ralenti en Italie et ont continué leur progression haussière dans les pays au cœur de la zone euro, ceux les plus préservés des tensions financières (Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas).

L’ajustement le plus important a eu lieu en Espagne. Déflatés de l’inflation, les CSU y ont baissé de 14 % depuis 2008, dont 13 points s’expliquent par le redressement de la productivité, obtenu au prix de coupes massives dans l’emploi. Les salaires réels n’ont augmenté que de 1 % sur la période. A l’inverse, en Italie, l’ajustement a surtout porté sur les salaires dont le pouvoir d’achat a baissé de 5 %. Toutefois, cette baisse n’a pas été suffisante pour compenser la dégradation de la productivité, et donc empêcher la hausse des CSU réels. En Allemagne, après une année 2008 marquée par le renchérissement des CSU réels, les salaires réels ont continué de progresser mais moins que les gains de productivité. En France, depuis 2009, salaires réels et productivité augmentent de concert à un rythme modéré. Les CSU, déflatés de l’inflation, sont donc stables depuis 2009 mais restent dégradés par rapport à 2008.

Bien que destinée à redresser la compétitivité des entreprises, cette stratégie s’avère doublement perdante. Tout d’abord, parce qu’ils sont menés conjointement dans l’ensemble des pays de la zone euro, ces efforts finissent par se neutraliser les uns les autres. Au final, ce sont les pays qui vont le plus loin dans cette stratégie déflationniste qui gagnent la « prime ». Ainsi, parmi les grands pays de la zone euro, seule l’Espagne peut en bénéficier, en raison de la très forte réduction de ses CSU du fait de ses propres efforts mais aussi du maintien d’un certain dynamisme salarial chez ses principaux partenaires. La France et l’Italie n’enregistrent aucun gain et l’Allemagne connaît une dégradation de ses CSU d’environ 3 % entre 2008 et 2013. Par ailleurs, si la dévaluation salariale avait dû contribuer à améliorer l’activité, elle aurait dû le faire à travers le rebond des exportations. Or, il est difficile de trouver une corrélation entre exportations et ajustements salariaux au cours de la crise (graphique 2). Ces résultats ont déjà été soulignés par Gaulier et Vicard (2012). Même si les pays les plus en crise (Espagne, Grèce, Portugal) ont pu gagner des parts de marché, les volumes exportés par chacun d’eux restent à court-moyen terme peu sensibles aux évolutions des coûts salariaux. Cela pourrait s’expliquer notamment par la préférence des entreprises à la reconstitution de leurs marges plutôt qu’à la baisse des prix à l’exportation. Car même dans les pays où les CSU relatifs ont fortement baissé, les prix relatifs à l’exportation ont augmenté de façon non négligeable (6,2 % en Grèce, 3,2 % en Irlande depuis 2008…).

Enfin, en cherchant à améliorer leur compétitivité-coût, les entreprises réduisent leur masse salariale, que ce soit par l’emploi et/ou les salaires. La stratégie de désinflation compétitive se traduit par des pressions sur les revenus des ménages et donc sur leur demande de biens, ce qui freine la progression des importations. En effet, à l’inverse de ce que l’on observe sur les exportations, il existe une relation étroite et positive entre l’évolution des CSU relatifs et l’évolution des volumes importés sur la période 2008-2009 (Graphique 3). Autrement dit, plus l’effort d’ajustement sur les CSU a été élevé au regard des pays concurrents, plus la progression des volumes importés est faible.

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Cette stratégie non-coopérative de rééquilibrage des balances courantes peut affecter durablement la reprise de l’activité dans un contexte où la réduction de l’endettement des acteurs, privés comme publics, sera rendu encore plus difficile si les pressions déflationnistes venaient à s’installer durablement (du fait de l’augmentation des dettes et taux d’intérêt en termes réels). Dès lors, les déséquilibres des balances courantes dans les différents pays de la zone euro sont en passe d’être résorbés principalement par la contraction des importations. Ainsi, la correction de ces déséquilibres par la voie de la dévaluation salariale, telle qu’elle est menée depuis 2010-2011, est doublement coûteuse : faible impact sur la compétitivité, relativement aux pays concurrents, du fait de la concomitance de la stratégie adoptée dans les différents pays de la zone euro et des risques déflationnistes accrus, rendant les conditions du désendettement plus difficiles et alimentant la possibilité d’un scénario de stagnation séculaire dans la zone euro.

 


[1] L’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Quant aux  pays périphériques, ils incluent l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce.

[2] Buti et Turrini (2012), « Slow but steady ? Achievements and shortcomings of competitive disinflation within the Euro Area ».

[3] Pour un comparatif de plusieurs pays de la zone euro en début de crise voir BCE (2012), « Euro Area Labor Markets and the Crisis ». Pour le cas espagnol, voir Puente et Galan (2014), « Un analisis de los efectos composición sobre la evolución de los salarios ». Enfin, pour le cas français, voir Verdugo (2013) « Les salaires réels ont-ils été affectés par les évolutions du chômage en France avant et pendant la crise ? » et Audenaert, Bardaji, Lardeux, Orand et Sicsic (2014), « Wage resilience in France since the Great Recession ».

[4] Les coûts salariaux unitaires sont définis comme le coût du travail par unité produite. Ils se calculent comme le rapport entre la rémunération par tête et la productivité moyenne du travail.




Reprise avortée

Christophe Blot

Ce texte renvoie à l’article « Le piège de la déflation : perspectives 2014-2015 pour l’économie mondiale » rédigé par Céline Antonin, Christophe Blot, Amel Falah, Sabine Le Bayon, Hervé Péléraux, Christine Rifflart et Xavier Timbeau.

Selon le communiqué d’Eurostat publié le 14 novembre 2014, la croissance du PIB de la zone euro s’élève à 0,2 % au troisième trimestre 2014. Dans le même temps, l’inflation s’est stabilisée en octobre au niveau très faible de 0,4 %. Bien que les perspectives d’une nouvelle récession soient écartées pour l’instant, le FMI évalue en effet la probabilité de récession dans la zone euro entre 35 et 40 %. Ces mauvais chiffres reflètent l’absence de reprise dans la zone euro et ne permettent donc pas une décrue rapide du chômage. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? A court terme, l’atonie de l’activité s’explique par trois facteurs qui ont pesé négativement sur la croissance. Tout d’abord, bien que moindre qu’en 2013, la consolidation budgétaire s’est poursuivie en 2014 dans un contexte où les multiplicateurs restent élevés. Ensuite, malgré la baisse des taux d’intérêt publics à long terme du fait de la fin des tensions sur les dettes souveraines, les conditions de financement appliquées aux ménages et aux entreprises de la zone euro se sont dégradées parce que les banques n’ont pas répercuté systématiquement la baisse des taux longs et parce que la moindre inflation induit un durcissement des conditions monétaires réelles. Enfin, l’euro s’est apprécié de plus de 10 % entre juillet 2012 et le début de l’année 2014. Bien que cette appréciation reflète la fin des tensions sur les marchés obligataires de la zone euro, elle a pénalisé les exportations. Au-delà de ces facteurs de court terme, les chiffres récents pourraient être les prémisses d’une longue phase de croissance modérée et d’inflation basse, voire de déflation dans la zone euro.

En effet, après une période de fort accroissement de la dette (graphiques), la situation financière des ménages et des entreprises en zone euro s’est dégradée depuis 2008 du fait des crises successives – crise financière, crise budgétaire, crise bancaire et crise économique. La dégradation de la santé financière des agents non-financiers a réduit leur capacité à demander des crédits. Par ailleurs, les ménages peuvent être contraints de réduire leurs dépenses de consommation, et les entreprises leurs décisions d’investissement et d’emplois afin de réduire leur endettement. S’ajoute à cela la fragilité de certaines banques qui doivent absorber un montant élevé de créances douteuses, ce qui les conduit à restreindre l’offre de crédit, comme en témoigne la dernière enquête SAFE réalisée par la BCE auprès des PME. Dans ce contexte où les agents privés privilégient le désendettement, le rôle de la politique budgétaire devrait être crucial. Il n’en est rien dans la zone euro en raison du souhait de consolider la trajectoire de finances publiques, au détriment de l’objectif de croissance[1]. En outre, alors que de nombreux pays pourraient sortir de la procédure de déficit excessif en 2015[2], la consolidation devrait se poursuivre en raison des règles du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) qui imposent aux pays membres un ajustement budgétaire afin de ramener la dette publique jusqu’au seuil de 60 % en 20 ans[3]. Dans ces conditions, la reprise serait de nouveau retardée et la zone euro pourrait se retrouver enfermée dans le piège de la déflation. L’absence de croissance et le niveau élevé du chômage créent des pressions à la baisse sur les prix et salaires, pressions exacerbées par des dévaluations internes qui sont les seules solutions adoptées pour améliorer la compétitivité et regagner quelques parts de marché. Cette réduction de l’inflation rend encore plus long et plus difficile le processus de désendettement ; elle réduit la demande et renforce le processus déflationniste. L’expérience japonaise des années 1990 montre malheureusement que l’on sort difficilement d’une telle situation.

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[1] Les coûts de cette stratégie ont été évalués dans les deux précédents rapports iAGS (voir ici).

[2] La France et l’Espagne seraient cependant deux exceptions importantes avec un déficit budgétaire qui s’élèverait respectivement à 4 et 4,2 % en 2015.

[3] Voir le post de Raul Sampognaro pour un éclairage concernant le cas précis de l’Italie.




A propos du marché du travail américain

Une lecture de : The causes of structural unemployment, Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Polity Press, Cambridge, RU et Malen, EU, 2014.

Henri Sterdyniak

L’ouvrage, écrit par trois sociologues américains, analyse la montée du chômage structurel aux Etats-Unis, en cherche les causes et propose des mesures de politiques économiques pour le réduire. Pour le lecteur français, cet ouvrage présente deux intérêts majeurs : il montre que les problèmes du marché du travail américain sont très proches de ceux du marché du travail français ; et, bizarrement, il traite du cas américain sans s’intéresser, sauf de façon marginale, à la situation des pays européens et aux analyses qu’ont pu produire les chercheurs de notre continent.

La définition et la mesure du chômage structurel sont problématiques. Théoriquement, le chômage structurel est la part du chômage qui ne s’explique ni par les fluctuations conjoncturelles (le chômage conjoncturel), ni par les inévitables délais d’embauche et de changement d’emploi (le chômage frictionnel), mais par des causes structurelles ; celui donc observé en moyenne sur le cycle économique, moins un certain niveau incompressible. Le point délicat est qu’il est difficile aujourd’hui, après la crise de 2007-09, aux Etats-Unis comme en Europe, de repérer le cycle économique et le niveau normal d’activité, de sorte que le niveau du chômage conjoncturel est difficile à évaluer. Cependant, les auteurs présentent des preuves empiriques de la dégradation du marché du travail américain. Ainsi, le taux d’emploi des 25-65 ans n’est que de 72,3% en 2013 contre 77,5% en 2000. Il est nettement plus faible qu’en Allemagne (78,5%). Le taux de chômage de longue durée comme le taux de temps partiel subi ont fortement augmenté. Surtout, les inégalités salariales se sont accrues. Les emplois stables et correctement rémunérés d’ouvriers ou d’employés qualifiés disparaissent au profit d’emplois précaires.

Les auteurs fournissent cinq explications à cette dégradation :

  1. La fonte de l’industrie au profit des services qui entraîne l’inadaptation des anciens ouvriers qualifiés, le déclin des syndicats et le besoin de nouvelles compétences.
  2. Le développement de la sous-traitance (qui permet aux entreprises de se débarrasser de travailleurs permanents correctement rémunérés pour recourir à une main d’œuvre précaire bon marché) et celui de la délocalisation dans les pays à bas salaires.
  3. L’automatisation qui rend inutiles de nombreux emplois, non qualifiés jadis, mais de plus en plus qualifiés maintenant.
  4. La financiarisation de l’économie et la recherche de valeur pour l’actionnaire qui imposent des normes de rentabilité élevées, qui sacrifient l’investissement de long terme, qui font que la croissance est portée par des bulles financières et l’endettement, ce qui augmente l’incertitude et rend l’économie instable.
  5. Le poids grandissant des grandes entreprises multinationales qui brisent les compromis nationaux (en produisant à l’étranger, en détruisant des emplois qualifiés, en développant la sous-traitance et les emplois précaires, en ne payant pas d’impôts).

Avec raison, les auteurs, sociologues, reprochent aux économistes de ne pas étudier les conséquences de ces transformations sur les salariés américains et leurs possibilités d’emploi satisfaisant.

Si la description est convaincante, le lecteur attend les auteurs sur les solutions. En fait, les auteurs proposent essentiellement des réformes du marché du travail. Ils suggèrent de s’inspirer du modèle allemand en orientant beaucoup plus tôt (dès 12 ans) une partie des jeunes vers l’enseignement professionnel, au lieu de les maintenir dans l’enseignement classique. Selon eux, on pourrait professionnaliser et faire monter en gamme certains emplois précaires en formant les jeunes à ceux-ci. Mais, quels enfants seraient les victimes de cette orientation précoce ? Le risque est grand que ce soit ceux des milieux populaires.

Ils proposent d’améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi (subvention aux temps partiels temporaires, toujours inspiré du modèle allemand ; remise à niveau des chômeurs, certification de leurs compétences). Durant les périodes de récession, ils proposent de créer des emplois publics temporaires et de subventionner des emplois privés dans des secteurs spécifiques (comme les travaux publics). Ils suggèrent de faciliter l’innovation en fournissant du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et en favorisant l’immigration de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais l’innovation à tout prix est-elle la solution, quand elle se traduit par le développement de besoins artificiels et par la multiplication de « destructions créatives », sources d’instabilité économique ?

Heureusement, quelques paragraphes vont au-delà. Les auteurs proposent de renforcer les normes sociales, environnementales et de respect du droit de propriété intellectuelle pour les produits importés (mais la croissance américaine nécessite-elle de freiner le développement des pays émergents ?) ; de réformer la fiscalité des entreprises pour augmenter la taxation de celles qui produisent à l’étranger ; de lutter contre l’optimisation fiscale des firmes multinationales ; de taxer les opérations spéculatives et les transactions financières internationales ; de séparer les banques de dépôts et les banques d’affaires. On le voit, des propositions très proches de celles des économistes européens hétérodoxes. Mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas une action résolue des pouvoirs publics pour réduire la domination de la finance, pour abaisser les taux de rentabilité exigés par les marchés financiers ? Ne faudrait-il pas d’importants transferts budgétaires pour taxer les gagnants de la mondialisation et compenser les perdants ? Ne faudrait-il pas mieux gérer l’évolution de la division internationale du travail, en pénalisant les pays ayant des excédents commerciaux trop importants et en subventionnant les emplois non-qualifiés dans les pays riches ?




Baisse de l’euro et désinflation compétitive : quel pays en profitera le plus ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Pendant près de deux ans, entre le milieu de l’année 2012 et 2014, l’euro s’est apprécié face aux principales monnaies du monde. En s’établissant à 1,39 dollar en mai 2014, l’euro avait vu sa valeur augmenter depuis juillet 2012 de plus de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie européenne s’était appréciée de 44 % par rapport au yen et de plus de 3 % face à la livre sterling.

Depuis le mois de mai 2014, cette tendance s’est inversée : après s’être apprécié de près de 10 % entre mi-2012 et mi-2014, le taux de change effectif réel de l’euro, qui pondère les différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi déprécié de 5,2 % au cours du dernier semestre (graphique 1). De fait, en quelques mois, la monnaie européenne s’est dépréciée de près de 10 % par rapport au dollar, de plus de 3 % par rapport au yen et de 4 % par rapport à la monnaie britannique. Concernant le taux de change avec cette dernière, la baisse a débuté en août 2013 et s’élève à plus de 9 % aujourd’hui. Nous prévoyons par ailleurs la poursuite de la dépréciation de l’euro d’ici le début de l’année 2015, avec un taux de change de la monnaie unique qui se déprécierait pour atteindre 1,2 dollar dès le deuxième trimestre 2015.

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De nombreux acteurs et spécialistes du monde économique voient dans cette baisse de l’euro la possibilité de sortir du piège de la déflation qui menace aujourd’hui la zone euro. Face à une croissance atone en zone euro et à un taux d’inflation qui baisse dangereusement, l’annonce par la BCE d’un programme d’assouplissement quantitatif indique ainsi sa volonté de déprécier l’euro face aux autres monnaies pour soutenir la croissance européenne et atteindre son objectif d’inflation[1]. Le gouvernement français attend lui aussi beaucoup d’une dépréciation de l’euro[2]. La Direction Générale du Trésor[3] considère qu’une baisse de 10 % du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait la première année d’accroître notre PIB de 0,6 point, de créer 30 000 emplois, de réduire le déficit public de 0,2 point de PIB et d’augmenter les prix à la consommation de 0,5%.

La relance de la croissance à court terme en zone euro via une dépréciation du taux de change effectif de l’euro permettrait aussi de limiter les politiques non coopératives de désinflation compétitive menées dans le sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal). Alors que les pays européens commercent majoritairement les uns avec les autres et se concurrencent fortement sur les marchés d’exportation, la recherche de gains de compétitivité via une politique de désinflation ne peut qu’échouer en zone euro si tous les pays adoptent la même stratégie. C’est cependant cette stratégie qu’a choisi la Commission Européenne, en poussant les pays en crise à réformer leurs marchés du travail pour réduire les coûts salariaux. Dès lors, la dépréciation de l’euro est une condition nécessaire pour accompagner les réformes structurelles en Europe et soutenir la demande[4] alors que les politiques budgétaires d’austérité l’affaiblissent par ailleurs.

Dans une étude récente, nous avons tenté d’évaluer les effets à attendre de cette dépréciation de l’euro. Nous nous sommes intéressés non pas aux raisons des variations de l’euro (différentiel de performances, comportement des banques centrales) mais à ses incidences macroéconomiques (impact sur le PIB, sur les prix et sur l’emploi notamment). Afin d’évaluer la sensibilité des exportations à la compétitivité-prix pour six grands pays de l’OCDE (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Royaume-Uni), nous avons estimé de nouvelles équations du commerce extérieur en distinguant au sein de la zone euro le commerce intra-zone et le commerce extra-zone euro. Les élasticités obtenues sont cohérentes avec la littérature existante sur le sujet. L’estimation conjointe des équations de volumes et de prix d’exportations et d’importations s’avère nécessaire : elle permet d’obtenir un effet bouclé en équilibre partiel d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations. La prise en compte des comportements de marge des importateurs et des exportateurs tend en effet à limiter l’effet d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations lorsque ceux-ci ont un faible pouvoir de marché. Il ressort des simulations qu’au sein de la zone euro, l’Espagne aurait le plus à gagner d’une dépréciation du taux de change de l’euro face aux autres monnaies, mais aussi d’une politique de désinflation compétitive (cas où les prix d’exportation de l’Espagne croissent moins vite que les prix d’exportation de ses concurrents en zone euro)(tableau 1).

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Pour l’économie française, nous avons aussi effectué une analyse plus fine grâce à l’utilisation du modèle macroéconomique de l’OFCE emod.fr, l’objectif étant de comparer nos résultats à ceux obtenus par la DG Trésor à l’aide du modèle Mésange.

Nos résultats montrent qu’une dépréciation de 10 % l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de +0,2% la première année et de +0,5% au bout de trois ans. Hors effet dû à la modification de la compétitivité-prix, la hausse de demande adressée entraînée par le regain d’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 20 000 emplois la première année de 77 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’en trouverait amélioré de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans (tableau 2).

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Enfin, nous avons simulé l’effet d’une hausse de 10% des prix des concurrents de la zone euro sur l’ensemble des marchés à l’exportation de la France. Cette amélioration de 10% de la compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays de la zone euro aurait un effet positif sur l’activité via une hausse des exportations, de l’investissement et de l’emploi (tableau 3). L’effet sur l’activité serait de +0,4% la première année, et de +0,9% au bout de trois ans. Il serait nul au bout de 10 ans. Près de 130 000 emplois seraient créés à l’horizon de 3 ans et le déficit public s’allègerait de 0,5 point de PIB à cet horizon.

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[1] Voir C. Blot et F. Labondance, « Pourquoi un taux d’intérêt négatif ? », Blog de l’OFCE, 23 juin 2014.

[2]Voir le discours de F. Hollande le 5 février 2013 devant le Parlement Européen.

[3] Rapport Economique Social et Financier du PLF 2014.

[4] Voir le discours de M. Draghi « Unemployment in the euro area », Jackson Hole, 22 août 2014.