La libre circulation des citoyens européens en question

Par Gérard Cornilleau

Les élections britanniques ont relancé le débat sur la libre circulation des citoyens européens au sein de la Communauté. Le fait qu’en moins de 10 ans la population originaire d’Europe centrale et orientale (essentiellement en provenance de Bulgarie et de Roumanie) ait décuplé au Royaume-Uni passant, d’après Eurostat, de 76 000 en 2004 à 800 000 en 2013  explique sans doute cette tension nouvelle autour des migrations intra-européennes.

Il faut ajouter à ce débat autour des migrations définitives celui qui concerne la libre circulation des travailleurs détachés qui viennent occuper des postes de travail dans un pays différent de leur pays de résidence sans autre justification que la possibilité de réduire le coût du travail en évitant de payer des cotisations sociales dans le pays d’accueil.

La législation européenne en matière de circulation des citoyens au sein de la Communauté est ambiguë. D’un côté, la libre circulation est un droit absolu pour les travailleurs, mais elle est limitée pour les inactifs car, par principe, elle ne doit pas entraîner de dépenses sociales pour les Etats de destination. Les populations européennes doivent ainsi rester rattachées socialement à leur Etat d’origine. En théorie, le « tourisme social » est impossible et les Etats membres non seulement ne sont nullement contraints à la prise en charge sociale des migrants intra-européens, mais ils sont même en droit de les expulser si leur durée de séjour est supérieure à 3 mois et n’excède pas 5 ans. C’est ce qu’a rappelé la Cour de justice européenne dans un arrêt du 11 novembre 2014, l’arrêt dit Dano du nom d’une ressortissante roumaine vivant en Allemagne qui s’est vue refuser le bénéfice d’une aide sociale pour elle et son fils. La Cour européenne a jugé qu’elle ne pouvait pas subvenir seule à ses besoins et ceux de sa famille et qu’elle ne cherchait pas d’emploi. Elle n’avait dans ces conditions droit ni au séjour en Allemagne ni aux bénéfices des aides sociales. La Cour européenne a ainsi rappelé que la législation européenne en matière de droit de circulation visait à éviter que les citoyens de l’Union ressortissants d’autres Etats membres deviennent une charge « déraisonnable » pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil.

Les données disponibles relatives aux migrations entre pays européens  sont relativement disparates et souvent très incomplètes. On sait toutefois que les migrations d’inactifs, susceptibles d’être motivées par la recherche du bénéfice de prestations sociales non contributives, sont faibles. Il en va d’ailleurs de même pour les migrations d’actifs. L’Europe reste en effet cloisonnée en blocs linguistiques qui limitent les mouvements définitifs de population entre pays. Comparée à la mobilité géographique que l’on peut observer aux USA, l’Union européenne se caractérise par des flux migratoires internes faibles. Les données statistiques restent incertaines mais les évaluations courantes montrent que, dans les années 2000, la mobilité interne était environ 10 fois plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis : entre 0,01 et 0,25 % de la population des pays de l’union immigrait chaque année dans les principaux pays européens contre 1 à 1,7 % aux Etats-Unis[1]. Depuis, les mouvements de population ont, semble-t-il, un peu augmenté en Europe alors qu’ils ralentissaient aux USA, mais sans renversement complet qui mettrait en cause le diagnostic d’une mobilité structurellement plus faible en Europe.

S’agissant des migrations d’inactifs, en cause dans la peur de voir se développer le « tourisme social » motivé par la recherche d’une protection sociale généreuse non contributive, les données disponibles montrent que le potentiel est extrêmement faible. Un rapport récent réalisé pour la Commission[2] évalue la population de migrants intra-européens inactifs entre 0,7 et 1 % du total de la population des principaux pays. En conséquence, la part des prestations sociales versées à la population correspondante est très faible. Une part importante des migrants inactifs étant constituée d’étudiants ou de retraités disposant de revenus suffisants, la question du tourisme social apparaît donc anecdotique.

Alors qu’elle est rigoureuse pour les inactifs, la législation européenne, très orientée en faveur du libre commerce, favorise la concurrence sociale entre les Etats au travers d’un droit du détachement de travailleurs d’un pays à l’autre manifestement trop laxiste. Cette législation a été conçue initialement  pour favoriser la mobilité non permanente des cadres des grandes entreprises qui souhaitaient continuer à bénéficier de leur couverture sociale d’origine en cas de mission de plus ou moins longue durée. Mais depuis l’ouverture à l’Est de l’Europe, certains secteurs ont utilisé de plus en plus massivement la possibilité d’embaucher des travailleurs d’autres pays en payant des cotisations sociales faibles dans les pays d’origine et ce, sans que cela se justifie par des pénuries de main-d’œuvre ou par le souci d’une plus grande efficacité productive. Ainsi en France 10 % de la main-d’œuvre de l’industrie de la viande est maintenant détachée en provenance d’autres pays européens. Cent mille ouvriers du bâtiment, sur un effectif de 1,8 million de salariés, sont dans cette même situation. Leur coût salarial est de 20 à 30 % inférieur à celui des nationaux. En outre, du fait de la difficulté du contrôle du paiement des cotisations dans le pays d’origine, une grande partie des détachements est irrégulière. Certes, des mesures techniques sont proposées par la Commission pour mieux vérifier la réalité de l’activité des entreprises qui pratiquent le détachement et leur paiement des cotisations. Mais elles seront sans doute très insuffisantes pour endiguer la croissance forte d’un mouvement qui puise sa source directement dans la concurrence sociale.

Toutes ces questions ont en commun de poser celle de la solidarité entre Etats européens et surtout de sa mise en œuvre. Les mouvements migratoires, quelle que soit leur nature, ont tendance à rééquilibrer les évolutions divergentes des marchés du travail et de la répartition de la population sur le territoire de l’Union. Il n’y a pas de raison de principe pour s’opposer à l’augmentation de la mobilité. Au contraire, compte tenu des déséquilibres actuels entre Etats européens, une plus grande mobilité devrait être encouragée ; sans bien sûr abandonner les politiques macroéconomiques, monétaires et budgétaires, qui constituent le levier le plus efficace pour lutter contre la divergence des économies.

Mais une politique accommodante en matière de mobilité implique une répartition des coûts immédiats qui ne peut pas être réalisée sans un minimum de convergence des systèmes de prise en charge des plus démunis et la mise en commun d’un certain montant de ressources. La clarification des règles de la concurrence sociale est également indispensable.

Pour éviter que la mobilité soit motivée par la seule recherche de baisse du coût salarial, le principe de l’égalité de traitement des travailleurs au sein d’un pays donné doit être appliqué strictement. Ceci implique qu’en cas de détachement, les cotisations soient prélevées au taux du pays dans lequel s’exerce l’activité du salarié. Le montant des cotisations prélevées par les organismes sociaux et fiscaux du pays d’activité peut être reversé au pays d’origine. Deux cas de figure se présentent : si les cotisations reçues excèdent celles qui auraient été payées sans détachement, il n’y a pas de problème de financement des prestations versées aux salariés détachés. Dans le cas inverse (salariés de grandes entreprises des pays les plus riches détachés dans des pays moins favorisés), une cotisation complémentaire peut être prélevée par le pays de détachement. Le principe d’un traitement égal des travailleurs locaux et détachés est compatible à la fois avec l’absence de concurrence sociale directe et le maintien des droits des salariés.

La réduction des freins à la libre circulation de tous les citoyens de l’Union serait d’autre part grandement facilitée par la mise en œuvre d’un plan de convergence des minimas de rémunérations, qu’elles soient salariales ou sociales. La mise en place d’un salaire minimum européen et d’un revenu minimum européen permettraient à terme d’éliminer la concurrence sociale et de faire disparaître les craintes de migrations motivées uniquement par la recherche de prestations non contributives. En outre, favoriser à long terme le rattrapage des niveaux de vie serait certainement un gage de renforcement de la confiance dans le projet d’union européenne. A plus court terme, la solidarité entre Etats doit accompagner le desserrement des contraintes migratoires. Ceci implique que les Etats susceptibles d’accueillir des citoyens pouvant bénéficier de prestations sociales non contributives reçoivent une aide financière de la Commission. Cette aide peut passer par la mise en place d’un nouveau budget social européen qui prendrait en charge le financement d’un certain nombre de minimas sociaux. Le budget européen peut encore être augmenté de 0,25 point de PIB. Il conviendrait d’examiner si un tel projet d’européanisation partielle de la politique sociale pourrait bénéficier d’une telle hausse du budget communautaire. Mais tout autre mode de transfert, garantissant aux Etats un financement solidaire des prestations non contributives versées aux migrants est envisageable.

Si l’on veut éviter le repli des Etats sur leurs frontières et, in fine, l’affaiblissement durable du projet européen fondé a contrario sur une volonté d’ouverture, il est sans doute temps de réviser quelques principes, de mettre en place un programme de convergence sociale volontariste et la mutualisation des coûts immédiats que peut entraîner la mobilité.

 


[1] Voir Mouhoud E.M et Oudinet J. (2006), « Migrations et marché du travail dans l’espace européen», Économie internationale, n° 105. Voir aussi Xavier Chojnicki (2014), « Les migrations intra-européennes sont d’ampleur limitées et se concentrent sur les grands pays», Blog du CEPII, Billet du 4 septembre 2014. Pour une analyse complète voir, Ettore Recchi, Mobile Europe, The Theory and Pratice of Free Movements in the EU, Palgrave macmillan, Londres, 2015.

[2] Voir “Fact finding analysis on the impact on Member States’ social security systems of the entitlements of non-active intra-EU migrants to special non-contributory cash benefits and healthcare granted on the basis of residence”, DG Employment, Social Affairs and Inclusion via DG Justice Framework Contract, Final report submitted by ICF GHK in association with Milieu Ltd, 14 October 2013.




Baisse du taux de chômage au sens du BIT : la fausse bonne nouvelle

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Deux jours après l’annonce par Pôle Emploi de l’augmentation du nombre d’inscrits en catégorie A au mois d’avril, augmentation qui vient s’ajouter à celle constatée au premier trimestre, l’INSEE vient de publier son estimation du taux de chômage. Ainsi, au sens du Bureau International du Travail (BIT), le taux de chômage en France métropolitaine a baissé  de 0,1 point au premier trimestre 2015, soit 38 000 chômeurs en moins par rapport au quatrième trimestre 2014. Mais, selon Pôle emploi, sur la même période, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A a augmenté de 12 000. Dans un cas, le chômage baisse ; dans l’autre, il augmente, ce qui ne permet pas de poser un diagnostic clair quant à l’évolution du chômage sur le début d’année.

A quoi doit-on attribuer la différence de diagnostic entre celui de l’Insee et celui de Pôle Emploi ?

Outre les différences liées à la méthodologie (enquête Emploi pour le BIT, source administrative pour Pôle emploi), rappelons que pour être comptabilisé comme chômeur au sens du BIT, il faut remplir trois conditions : être sans emploi, disponible pour en occuper un et effectuer une recherche active d’emploi. La seule inscription à Pôle emploi n’est cependant pas suffisante pour remplir cette dernière condition. Ainsi, les inscrits en catégorie A [1] à Pôle Emploi qui n’ont pas effectué de recherche active ne sont pas comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT. Le critère du BIT est donc plus restrictif. Historiquement, le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi est plus élevé que celui calculé au sens du BIT pour les personnes âgées de 25 ans et plus. Pour les moins de 25 ans, l’intérêt de s’inscrire à Pôle emploi est généralement plus faible [2].

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Excepté pour les moins de 25 ans, Pôle Emploi donne donc des chiffres du chômage plus défavorables que ceux du BIT et donc de l’INSEE (tableau 1). L’explication en est la suivante. Dans un contexte de marché du travail très dégradé, un certain nombre de chômeurs sont découragés et ne recherchent plus activement un emploi : de ce fait, ils ne sont plus comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT. Ils continuent pourtant à actualiser leur situation à Pôle emploi et restent donc inscrits en tant que chômeurs dans la catégorie A. Cela a pour conséquence une augmentation du « halo » du chômage, soit notamment des personnes souhaitant travailler, disponibles rapidement, mais qui ne recherchent pas activement un emploi. Sur un trimestre, le « halo » du chômage a ainsi augmenté de 71 000 personnes.

Au premier trimestre 2015, le taux de chômage au sens du BIT baisse pour de mauvaises raisons

Le taux de chômage peut baisser pour deux raisons : la première, vertueuse, résulte d’une sortie du chômage liée à l’amélioration du marché de l’emploi ; la seconde, moins réjouissante, s’explique par le découragement de certains chômeurs qui basculent alors dans l’inactivité. Les dernières statistiques du BIT soulignent que la baisse de 0,1 du taux de chômage s’explique intégralement par la baisse du taux d’activité – qui mesure le pourcentage de personnes actives dans la population âgée de 15 à 64 ans – et non par la reprise de l’emploi qui, à l’inverse, a diminué. La baisse du taux de chômage n’est donc pas attribuable à une reprise de l’emploi, mais à un découragement des chômeurs qui cessent de rechercher activement un emploi (tableau 2).

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Dans le détail, l’arrivée des jeunes sur le marché du travail à un moment où l’emploi baisse se traduit par une hausse du chômage de 0,1 point pour cette catégorie. Chez les seniors, le taux d’emploi continue toujours d’augmenter (de 0,2 point) du fait du recul de l’âge de départ effectif à la retraite. Certes, le chômage au sens du BIT baisse chez les seniors, mais la hausse des inscriptions à Pôle Emploi dans cette classe d’âge (tableau 1) traduit certainement une modification dans leur comportement de recherche d’emploi : de plus en plus de seniors ne font plus acte de recherche d’emploi et sont désormais classés dans le « halo » du chômage.

Finalement, la baisse du taux de chômage au sens du BIT, marquée à la fois par l’absence de reprise de l’emploi et le découragement des chômeurs, n’est pas une si bonne nouvelle.

 

 

 


[1] Les inscrits en catégorie A n’ont exercé aucune activité, pas même réduite, à la différence des inscrits en catégories B et C.

[2] Pour ouvrir un droit à indemnisation au titre du chômage et percevoir l’allocation d’aide au retour à l’emploi, il faut justifier de 122 jours d’affiliation ou de 610 heures de travail au cours des 28 mois qui précèdent la fin du contrat de travail.

 




Emmanuel Macron signe-t-il une nouvelle politique industrielle pour la France ?

par Sarah Guillou

Le soutien à l’industrie est un sujet économique qui suscite l’adhésion à droite comme à gauche. Toutes les tendances politiques françaises s’accordent sur l’importance de l’industrie pour l’avenir de l’économie. Y fait écho un consensus des économistes qui agrège aussi de nombreuses sensibilités en reconnaissant le rôle moteur de l’industrie pour la croissance à travers les exportations et les innovations principalement – le secteur manufacturier étant responsable de plus de 70% des exportations totales et de plus de 75% de la dépense en recherche et développement. Ce consensus est même international à tel point que, en paraphrasant Robert Reich, on peut remarquer que  « sur les champs de bataille de l’ambition économique nationale, l’industrie est le nouveau fantassin ».

En France, tout le monde s’accorde aussi à déplorer le déclin des emplois industriels et plus généralement la désindustrialisation qui a fait passer la part de l’emploi industriel dans l’emploi total de 25% en 1990 à 10% en 2014. Intensifiée depuis la crise de 2007, la désindustrialisation cristallise toutes les inquiétudes à l’égard de la mondialisation ou tous les reproches faits à l’environnement réglementaire et fiscal français.

Les gouvernements, dans leur ensemble, ont été prompts à soutenir l’industrie et ont mis en place des dispositifs soutenant l’innovation, les PME, les dépenses en R&D. Le Crédit Impôt Recherche né en 1983 a été, gouvernement après gouvernement, renforcé et illustre parfaitement le consensus politique en la matière. Mais se sont additionnées et sédimentées de nombreuses aides aux entreprises créant un enchevêtrement de dispositifs et d’institutions locales et nationales, que l’OCDE, dans un rapport récent, jugeait comme assez incohérent.

Malheureusement, force est de constater que le consensus économico-politique n’a pas conduit à faire de l’industrie française une singularité mondiale en termes de performance. La politique industrielle a été incapable de contrarier l’inexorable recul de l’industrie face aux services.

Mais en jugeant de cette manière la politique industrielle, on se méprend sur les objectifs possibles de cette politique. Pour comprendre l’enjeu d’une politique industrielle, il faut l’écarter des vieux réflexes.

D’une part, opposer l’industrie aux services est suranné et n’est qu’un artefact statistique. Les services sont en passe de prendre le relai de l’innovation et des exportations, mais nos statistiques n’ont pas encore pris la mesure de ces changements. On ne sait toujours pas bien mesurer la productivité dans les services ni appréhender les canaux de l’innovation dans les services qui ne passent pas forcément par les dépenses de R&D. On constate cependant que parmi les entreprises qui bénéficient du Crédit Impôt Recherche, celles appartenant aux services augmentent d’année en année indiquant leur contribution croissante à la dépense de R&D privée. Les services sont une catégorie très hétérogène et le secteur « Information et communication », par exemple, s’éloigne moins du secteur manufacturier que du secteur des activités immobilières. Par ailleurs les exportations de services ne sont pas encore bien mesurées (ni déclarées) et ne se distinguent pas toujours très bien des mouvements de capitaux. Voilée derrière les imperfections statistiques, la globalisation n’épargne cependant pas les services qui vont de plus en plus s’inscrire dans les transactions internationales.

Malgré tout, pour le moment, il est indéniable que le secteur manufacturier gouverne la part de R&D dans le PIB et que le recul des parts de marché françaises révèle les difficultés productives des entreprises. Mais il faut dès à présent anticiper les changements de frontières sectorielles qui se jouent et ne pas s’enfermer dans une lecture des activités économiques qui est incapable de saisir les lieux futurs de la création de valeur ajoutée. La ré-industrialisation au sens de l’augmentation de la part du secteur manufacturier (ou du « retour à l’âge du faire ») n’est pas forcément le salut de l’économie du futur.

D’autre part, la politique industrielle stricto sensu n’est ni responsable de la désindustrialisation, ni le moyen de contrarier le déclin de l’emploi industriel.

Les raisons de la désindustrialisation – au-delà de la part importante causée par le progrès technique – sont à trouver dans les conditions d’exercice de l’activité économique en France relativement au reste du monde : des incitations à innover aux incitations à investir, de la fiscalité à la régulation, des qualifications à la productivité.

Pour le dire autrement, la politique industrielle n’est pas en cause dans les difficultés d’Alstom, d’AREVA, ni dans le rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia et encore moins dans le rachat du transporteur Norbert Dentressangle par XPO…

Reconnaissons que la politique industrielle française se confond parfois avec déraison avec ce que d’aucuns appellent le « mécano industriel ». Les entreprises publiques ayant été historiquement les fers de lance de la politique industrielle, celle-ci a la particularité de doubler les logiques industrielles de logiques de pouvoirs économique et politique, ces dernières n’étant pas toujours en cohérence avec les premières. Ces incohérences ont pu participer aux difficultés des entreprises à capitaux publics.

La politique industrielle devrait se contenter d’insuffler les trajectoires technologiques et de promouvoir la croissance des entreprises. Le renouveau de la politique industrielle consistera en une approche globale des technologies d’avenir. Les modalités passeront par le développement des partenariats public-privé et l’externalisation des interventions par des agences administratives indépendantes et pérennes. Il faudrait à cet égard que le consensus politique s’étende aux moyens afin notamment d’assurer la continuité de ces agences, de façon à stabiliser le paysage institutionnel dans lequel évoluent les entreprises.

La politique industrielle est l’expression des orientations technologiques. Elle peut être plus ou moins interventionniste, s’écarter plus ou moins des simples déclarations d’intention selon les budgets qu’on y consacre, selon les contraintes budgétaires qui le permettent. Elle est d’autant plus déterminante qu’elle engage les fonds publics ou oriente les fonds privés afin de financer la demande qui s’adresse aux entreprises. Mais il faut que ce financement public corresponde soit à une vraie demande de l’Etat, comme par exemple le besoin en matériel de défense pour satisfaire la politique étrangère ou la conquête de l’espace, soit à une réelle décision d’engager la société dans certains usages, comme par exemple les énergies vertes. Dans une démocratie, il faut, qui plus est, que la demande de l’Etat soit soutenue par la demande du corps social, qui serait prêt par exemple à financer l’énergie verte en payant plus cher le carbone et l’essence à l’instar de ce qui se pratique en Allemagne.

En ce sens, les orientations de politique industrielle d’Emmanuel Macron témoignent d’une évolution positive. La réduction des 34 projets d’avenir à moins d’une dizaine est pertinente car elle permet de clarifier les engagements de l’Etat et de les rendre davantage crédibles. Aussi, l’engagement dans le numérique est la transcription d’un choix technologique. La « ré-industrialisation » tourne à présent autour des industries du futur, la numérisation et la modernisation de l’outil industriel. Il serait plus honnête de se passer de l’objectif de « ré-industrialisation » puisqu’il s’agit d’engager toute l’économie et de moderniser les moyens de production afin de faire du tissu productif, français une nouvelle étoffe plus solide.

Cependant, les objectifs annoncés ne reposent pas sur des choix technologiques très risqués et engagent peu de moyens : 2,5 milliards d’avantage fiscal pour les entreprises investissant dans leur outil productif au cours des 12 prochains mois (le sur-amortissement annoncé il y a un mois) et 2,1 milliards d’euros de prêts de développement supplémentaires distribués par BPI France aux PME et ETI au cours des deux prochaines années. Ils n’entraînent pas, heureusement, la création d’une instance supplémentaire de médiation de la nouvelle politique. Quant au rôle de l’Etat actionnaire, le discours est plus serein vis-à-vis de la globalisation et plus encourageant à l’égard de la coopération européenne – comme l’aura montré la réaction au processus de fusion de Nokia avec Alcatel-Lucent. Les décisions du Ministre ne semblent cependant pas s’écarter d’une totale neutralité, comme l’aura montré l’affaire des actions à vote double que l’Etat a imposé à Renault.

Le renouveau de la politique industrielle reste cependant modeste eu égard aux moyens et aux objectifs, mais il a le mérite d’assigner à la politique industrielle des objectifs qu’elle peut éventuellement tenir.

 

 

 




Chiffres du chômage : retour des frimas en avril

Département Analyse et Prévisions (DAP)

Alors que le ralentissement de la hausse des demandeurs d’emplois inscrits à Pôle Emploi au premier trimestre 2015 pouvait être vu comme la prémisse de l’inversion tant espérée de la courbe du chômage, la publication de ce jour fait à nouveau douter de sa possibilité, tout au moins à court terme. L’inscription de 26 200 personnes supplémentaires à Pôle Emploi en catégorie A durant le mois d’avril ramène la hausse des demandeurs d’emplois à des rythmes élevés, bien supérieurs à ceux enregistrés depuis deux ans (13 400 par mois en moyenne) et très loin de la quasi stabilité du premier trimestre (+ 3 000 par mois).

Alors que les perspectives de reprise s’affirment avec la publication d’une forte croissance du PIB au premier trimestre (+0,6 %), on ne peut qu’être déçu d’un tel chiffre. Rappelons toutefois que l’emploi ne répond pas immédiatement aux stimulations de l’activité; les bénéfices de la bonne croissance du début de l’année sur le marché du travail ne seront engrangés qu’avec retard, quand la solidité de la reprise sera avérée et poussera les employeurs à recruter. Pour le moment, les entreprises digèrent encore les sureffectifs hérités de la période de très faible croissance que l’on a observée entre 2011 et 2014. La baisse du chômage, envisageable avec la reprise, ne peut donc s’amorcer que dans la seconde moitié de 2015. Mais l’accélération des inscriptions en avril donne le signal inverse.

La dégradation est générale parmi toutes les composantes des demandeurs d’emploi : hommes, femmes, et toutes les catégories d’âge. Le nombre de chômeurs âgés de moins de 25 ans repart à la hausse depuis deux mois (9 500 personnes). Mais ces évolutions, habituellement volatiles, sont toutefois à considérer avec prudence : elles viennent en contrepoint d’une diminution équivalente au cours de deux premiers mois de 2015. Sur un an, la hausse n’est que de 11 900, et l’interruption de la montée du chômage des jeunes depuis avril 2013 signe un succès de la politique de l’emploi ciblée sur cette catégorie (cf. graphique). L’annonce du Ministre du Travail de la création de 100 000 emplois aidés supplémentaires témoigne de la volonté du gouvernement, peut-être trop tardive, de renforcer ce dispositif au moment où les perspectives conjoncturelles s’améliorent.

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L’esprit ou la lettre de la loi, pour éviter le « Graccident »

Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

Le nœud coulant, selon l’expression d’Alexis Tsipras, se resserre de plus en plus autour du gouvernement grec. La dernière tranche du programme d’aide (7,2 milliards d’euros) n’est toujours pas débloquée, faute d’une acceptation par le Groupe de Bruxelles (l’ex-Troïka) des conditions associées à ce plan d’aide. De ce fait, l’Etat grec est au bord du défaut de paiement. On pourra croire qu’il s’agit-là d’un nouvel épisode dans la pièce de théâtre que la Grèce joue avec ses créanciers et, qu’une fois de plus, l’argent nécessaire sera trouvé au dernier moment. Pourtant, si la Grèce a réussi jusqu’à maintenant à honorer ses échéances, c’est au prix d’expédients dont il n’est pas certain qu’elle puisse user à nouveau.

Alors que les recettes fiscales sont, depuis le début de l’année, inférieures de près d’un milliard d’euros de retard aux cibles anticipées, les dépenses de salaires et de retraites doivent continuer à être payées chaque mois. Cette fois-ci, le mur s’approche et un accord est nécessaire pour que le jeu continue. Au mois de juin, la Grèce doit verser 1,6 milliard d’euros au FMI en quatre tranches (les 5, 12, 16 et 19 juin). Un porte-parole du FMI a confirmé le 28 mai l’existence d’une règle permettant de grouper ces paiements le dernier jour du mois (règle qui aurait été invoquée pour la dernière fois par la Zambie dans les années 1980). Comme il faut 6 semaines ensuite au FMI pour considérer un défaut de paiement, la Grèce peut encore gagner quelques jours, au-delà du 30 juin et avant les échéances auprès de la BCE (avec 2 tranches pour 3,5 milliards d’euros le 20 juillet 2015).

Dans l’histoire, très peu de pays n’ont pas honoré leurs paiements auprès du FMI (actuellement seuls la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe ont des arriérés auprès du FMI pour quelques centaines de millions de dollars). Le FMI étant le dernier recours en cas de crise de liquidité ou de balance des paiements, il dispose, à ce titre, d’un statut de créancier préférentiel et un défaut sur sa dette peut déclencher des défauts croisés sur d’autres titres, en particulier, dans le cas grec, ceux détenus par le FESF, les rendant exigibles immédiatement. Un défaut de la Grèce auprès du FMI pourrait ainsi compromettre l’ensemble de la dette publique grecque et obligerait la BCE à refuser les bons grecs comme collatéral dans les opérations de l’Emergency Liquiditity Assistance (ELA), seul pare-feu restant contre l’effondrement du système bancaire grec.

Les conséquences juridiques d’un tel défaut sont difficiles à appréhender (ce qui en dit long sur le système financier moderne). Un article publié par la Banque des Règlements Internationaux, daté de juillet 2013, et dont l’auteur, Antonio Sáinz de Vicuña, était à l’époque directeur général des services légaux de la BCE, est très informatif sur cette question dans le cadre de l’union monétaire (voir Figure 1).

En présentant le cadre légal, il s’attarde bien évidemment sur l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), un des piliers de l’Union monétaire, qui interdit le financement par la BCE ou les banques centrales nationales des administrations publiques[1]. Dans une note en bas de page, l’auteur concède que cette règle a deux exceptions :

–          Les institutions de crédit publiques peuvent obtenir des liquidités auprès de l’Eurosystème dans les mêmes conditions que les banques privées. Cette exception apparaît explicitement dans le paragraphe 2 de l’article 123 du TFUE[2].

–          Le financement des obligations des Etats vis-à-vis du FMI (notre traduction).

Ce deuxième aspect a attiré notre attention car il est peu connu du grand public, il n’apparaît pas explicitement dans le Traité et pourrait constituer une solution, au moins à court terme pour éviter que la Grèce soit mise en défaut de paiement par le FMI.

Figure 1-Copie de la note en bas de page 6 de l’article de Sáinz de Vicuña

BISEn cherchant dans le corpus juridique européen, cette exception est définie plus précisément dans le règlement n°3603/93 du Conseil qui précise les termes de l’actuel article 123 du TFUE, ce qui lui est autorisé par le paragraphe 2 de l’article 125 du TFUE[3]. Plus précisément il apparaît dans l’article 7 :

Le financement, par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales, des obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international ou résultant de la mise en œuvre du mécanisme de soutien financier à moyen terme institué par le règlement (CEE n° 1969/88 (4)) n’est pas considéré comme un crédit au sens de l’article 104 du Traité[4].

La motivation de cet article s’explique : lors des hausses des quotes-parts dans le FMI, le financement par la banque centrale était accepté car il avait comme contrepartie un actif assimilable à des réserves internationales. Selon l’esprit de la loi, on ne devrait donc pas permettre de financer les emprunts grecs auprès du FMI par un crédit auprès d’une banque centrale (la BCE ou la Banque de Grèce). Les obligations incombant à l’Etat grec ne concernent, selon l’esprit du texte, probablement que la contribution aux quotes-parts du FMI. Néanmoins, l’esprit de la loi n’est pas la loi, et l’interprétation exacte de la phrase « obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international » pourrait ouvrir une porte de plus à la Grèce. Compte tenu des conséquences d’un défaut auprès du FMI – notamment sur la continuité de l’ELA –­ on pourrait le justifier pour préserver le fonctionnement du système de paiement grec, préservation qui rentre dans les missions de la BCE.

Au-delà de la possibilité juridique du financement par une banque centrale de la dette grecque auprès du FMI, qui serait certainement contestée par certains gouvernements, cette action ouvrirait un conflit politique. En effet, un Etat membre pourrait être accusé de contrevenir aux (à l’esprit des) Traités, bien que cela ne soit pas un motif pour l’exclure (selon les services juridiques de la BCE). Mais est-ce bien un obstacle au regard des enjeux qu’un défaut sur la dette grecque poserait pour la pérennité de la Monnaie unique ?

Les problèmes de trésorerie de la Grèce ne sont pas nouveaux. Depuis le mois de janvier, le gouvernement a financé ses dépenses grâce à des opérations comptables qui lui ont permis de pallier les moins-values fiscales. En particulier, le 12 mai, le gouvernement grec a pu rembourser une tranche du crédit du FMI en puisant dans un fond d’urgence assimilable à des réserves internationales. L’Eurosystème pourrait accorder par le biais de cette exception un délai supplémentaire à la Grèce, afin de prolonger encore un peu les négociations et éviter l’accident.


[1] Le paragraphe 1 de article stipule que « [il] est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

[2] Qui stipule que « [l]e paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit. »

[3] Qui stipule que : « [l]e Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut, au besoin, préciser les définitions pour l’application des interdictions visées aux articles 123 et 124, ainsi qu’au présent article. »

 [4] L’article 104 est devenu l’actuel article 123 du TFUE.