Pour une régulation économique des contrats courts sans contraindre les entreprises, en préservant l’assurance chômage

par Bruno Coquet et Eric Heyer

L’OFCE et la Délégation du Sénat pour les entreprises ont récemment publié un rapport ayant trait à l’opportunité et aux moyens de réguler l’usage des contrats courts. La première partie dessine le cadre économique et dresse un bilan du développement des contrats courts en France au cours des trente dernières années, puis met en évidence les déterminants de leur usage croissant. La seconde partie tire les conséquences de cette segmentation du marché du travail du point de vue de l’assurance chômage, et montre qu’il est nécessaire de réguler l’usage des contrats courts avec des instruments économiques, respectueux des mécanismes de marché. Ces travaux éclairent les nouvelles négociations des règles de l’assurance chômage engagées par les partenaires sociaux, à la demande du gouvernement.

Contrats courts : nécessaires, mais pas à n’importe-quel prix

Le recours aux contrats courts a fortement progressé : aujourd’hui près de 40 millions de CDD de moins de 1 mois et de missions d’intérim sont conclus chaque année dans notre pays, deux fois plus qu’en 2000, et des contrats plus en plus courts. Et ce phénomène transcende les statuts juridiques car il concerne aussi les CDI souvent rompus très vite et même le secteur public.

Les contrats courts sont pour les employeurs un moyen de réduire l’incertitude inhérente à l’activité économique. Ils favorisent donc le bon fonctionnement de l’économie de marché, dans la limite où ils ne permettent pas de s’affranchir de certains principes essentiels : l’agent qui supporte un risque doit être rémunéré en conséquence, les coûts de production doivent être facturés aux clients et la compétitivité ne peut pas structurellement reposer sur la détérioration des conditions sociales. L’usage des contrats courts doit aussi créer de la valeur, de l’emploi et des revenus, car il ne serait sinon qu’un moyen de saupoudrer la quantité existante de travail sur un nombre accru d’actifs, donc un partage du travail d’un genre particulier, sans compensation salariale mais avec des exonérations de charges, et de plus en plus de salariés gagnant trop peu pour vivre de leur travail.

L’usage des contrats courts stimulé par la baisse du coût du travail

Notre analyse économétrique confirme l’usage contra-cyclique des contrats courts, leur sensibilité à l’environnement juridique et met en évidence un lien étroit entre l’essor des contrats courts et les politiques de baisse des cotisations sociales ciblées sur les bas salaires. En revanche, à l’aune de nos résultats, la formule de taxation des contrats courts mise en place de 2013 à 2017 serait restée sans effet.

Les contrats courts coûtent cher à tous les agents, exceptés aux employeurs qui les utilisent et leurs clients. Si leur usage ne doit pas être bridé par principe, la théorie économique ne justifie pas qu’il soit débridé, en particulier si ces contrats courts sont toujours plus courts, dans des activités pérennes où la demande est stable, voire en expansion régulière et soutenue, si bien que les employeurs qui n’utilisent pas ces contrats sont moins compétitifs.

L’assurance chômage confrontée aux contrats courts

Les contrats courts ont modifié la nature de l’emploi et du chômage, exposant l’assurance à une forte récurrence en indemnisation, en particulier sous forme de réembauches. Même si l’État doit agir en ajustant ses propres instruments lorsqu’il stimule les contrats courts, la bonne gestion commande à l’assureur d’adopter une tarification servant ses propres objectifs, plutôt que d’attendre des mesures imposées de l’extérieur, qui embrasseraient probablement d’autres objectifs que l’optimalité de l’assurance chômage.

Dans une assurance mutualisée, il est normal et sain que les chômeurs issus d’emplois instables soient surreprésentés et génèrent un déficit d’exploitation, compensé par un excédent des contrats stables : cela montre que les risques effectifs sont bien couverts. Mais le risque de chômage n’est assurable que s’il ne résulte pas de la volonté des assurés. Assurer du chômage temporaire, c’est-à-dire compléter les revenus du travail de contrats courts choisis, et assurer le chômage involontaire sont donc deux objectifs bien différents que l’assureur devrait traiter avec deux caisses dédiées, car leurs logiques de financement sont différentes. En France, l’assureur poursuit ces deux objectifs avec une seule caisse et un ensemble unique de règles : le prix de l’assurance est donc le seul levier qu’il peut moduler pour réguler les comportements indésirables. Cela n’a rien d’hérétique : il s’agit simplement d’inciter les employeurs à internaliser le coût du chômage temporaire engendré par la technologie et l’organisation de la production. Si l’assureur ne le fait pas, il devra restreindre les droits communs qui sont sa raison d’être, pour financer du chômage temporaire, ce qui peut précipiter sa faillite.

Une régulation économique raisonnée

Jusqu’à présent la France a sans succès privilégié une régulation juridique des contrats courts, qui laisse accroire à de fortes rigidités de leur usage, alors que celui-ci est en réalité très flexible. Or, le ressort fondamental des contrats courts n’est pas juridique mais économique : les employeurs y ont recours non pas parce que le Code du travail le prévoit, mais parce qu’ils en tirent un avantage économique. Du point de vue de la théorie économique et du bon fonctionnement de l’économie de marché, ce levier de contrôle économique est inexplicablement sous-utilisé. Le contexte actuel plaide sans ambiguïté pour un rééquilibrage en faveur de cette régulation économique, en l’occurrence une tarification comportementale des employeurs.

Il ne s’agit pas de taxer, mais de tarifer, de fixer un prix d’équilibre du contrat d’assurance, qui minimise son coût et maximise son efficacité. Cette tarification doit, autant que possible, être contemporaine du comportement qui la justifie, simple, lisible, ni excessive ni symbolique, inciter et non punir. Elle ne doit pas viser à financer le « déficit » des contrats courts, ni renflouer l’Unedic, mais supprimer les subventions croisées payées par les employeurs de salariés en contrats longs qui bénéficient aux employeurs de salariés précaires, pour réguler les comportements de certains employeurs dans certains secteurs.

Nous préconisons une troïka d’instruments qui vont en ce sens :

– Une tarification dégressive avec l’ancienneté dans le contrat de travail. Indépendante du statut, laissant l’employeur libre de ses choix, contemporaine du comportement coûteux, elle diminue le coût du travail d’une immense majorité d’employeurs ;

– Un système de franchise, peu coûteux, permettant d’épargner les petites entreprises et les entreprises en forte croissance, et celles utilisant peu les contrats courts ;

– Une contribution forfaitaire, car la rotation très rapide de contrats très courts suggère que le coût de transaction n’est pas dissuasif pour l’employeur.

La nature et l’ampleur du problème des contrats courts, dont les bénéfices sont aujourd’hui localisés sur un nombre réduit d’agents tandis que les coûts sont supportés par une majorité, impliquent que de telles solutions feraient plus de gagnants que de perdants.

Cette troïka doit évidemment aller de pair avec des lois applicables et appliquées, notamment pour les CDD d’usage. Une révision des conditions d’indemnisation qui peuvent de leur côté favoriser l’usage de l’assurance aux fins d’indemniser du chômage temporaire (salaire de référence servant à calculer l’allocation et taux de remplacement) doit également être conduite en cohérence avec la tarification des contrats courts.




Le dispositif d’activités réduites en question

par Xavier Joutard, Aix-Marseille Université, LEST–UMR7317 CNRS et OFCE, Sciences Po Paris[1]

Les partenaires sociaux reprendront les négociations sur l’assurance chômage au mois de janvier 2019. Selon la lettre de cadrage du gouvernement, elles portent principalement sur des économies à réaliser et la feuille de route désigne clairement le dispositif d’activités réduites (AR) comme l’une des pistes prioritaires de discussion. De quoi s’agit-il précisément ? De la possibilité, pour une personne qui demeure inscrite à Pôle Emploi, de cumuler des allocations de chômage partielles et des revenus tirés d’une activité exercée.

Si ce dispositif est aujourd’hui remis en question, c’est aussi et surtout parce qu’il est maintenant pointé comme premier responsable des situations de « permittence ». Ce mot-valise désigne une permanence de séquences de chômage indemnisé et d’activités intermittentes rémunérées pouvant générer elles-mêmes de nouveaux droits.

Une réforme pourtant récente et favorable au dispositif

Pourtant, ce dispositif a fait l’objet en 2014 d’une réforme, dont l’objectif était d’aligner les règles de cumul de revenus du régime général sur celles, plus avantageuses et moins contraignantes, du régime des intérimaires (encadré). Elle a favorisé de fait la pratique de l’activité réduite, en s’inscrivant dans la justification première de ce dispositif : l’occupation par les chômeurs d’emploi à temps partiel ou de courte durée peut être un tremplin vers l’emploi stable.

Que nous disent les études empiriques en France mais aussi en Europe sur cet effet ? A-t-on aujourd’hui oublié cette dimension dans la remise en cause de ce dispositif ?

______________________________________________________________

Encadré : la réforme de 2014

En juillet 2014, le critère d’heures de travail maximum est écarté ; seul le critère de rémunération est maintenant appliqué pour les chômeurs relevant du régime général : le cumul des deux sources de revenus est autorisé, quel que soit le nombre d’heures mensuelles travaillées et pour toute la durée d’indemnisation, à condition que le salaire de l’AR et l’indemnité versée ne dépassent pas la rémunération de référence du demandeur d’emploi (rémunération antérieure qui a servi au calcul du montant de l’allocation). De plus, ce cumul n’étant que partiel, la réduction de l’allocation de chômage au moment des périodes d’AR dépend maintenant d’un pourcentage fixe du salaire de l’activité : au moment des périodes d’AR, l’allocation chômage est diminuée de 70 % du salaire mensuel brut procuré par l’AR. Néanmoins, comme avant, cette diminution est reportée et convertie en journées d’indemnisation supplémentaires auxquelles le demandeur pourra prétendre plus tard, au cours de ses périodes sans activité. De même, les cotisations accumulées au cours de l’exercice de ces AR peuvent toujours, sous certaines conditions, donner lieu à des « droits rechargeables », c’est-à-dire à l’ouverture de nouveaux droits à l’assurance chômage.

_________________________________________________________________

Un recours de plus en plus fréquent à l’activité réduite …

À l’instar des autres pays de l’OCDE ayant adopté ce type de dispositif, le recours à l’activité réduite s’est considérablement développé en France depuis sa création. En septembre 2017, plus d’un tiers des demandeurs d’emploi (36,2 %, soit 2 140 000 demandeurs) sont concernés, soit deux fois plus qu’en janvier 1996 (16,6 %, soit 621 000 demandeurs) (figures 1 et 2).

Cette progression a été marquée à la fois par la conjoncture et par la transformation du marché du travail. En effet, entre 2005 et 2008, le nombres de chômeurs et de ceux exerçant une AR a fortement baissé, mais la part de ces derniers a continué à progresser durant cette période de conjoncture favorable (+ 5 points). Avec la crise de 2008, pendant laquelle le nombre de chômeurs s’est accru et les embauches raréfiées, la proportion de demandeurs d’emploi qui exercent une AR a naturellement baissé. Elle est repartie à la hausse qu’à partir de mars 2009, avant de se stabiliser entre mi-2011 et 2014. Depuis 2014, elle s’accroît à nouveau fortement.

image 1

 

Source : Pôle-Emploi-Dares, STMT, Données CVS-CJO ; calcul des auteurs.

… qui s’exerce davantage qu’avant à temps plein

Cette récente augmentation du recours à l’activité réduite est aussi révélatrice de la transformation structurelle du marché du travail : en particulier, une plus grande fréquence du temps partiel (figure 3) et de contrats de très courtes durées, qui multiplie les entrées et sorties du chômage. Ainsi depuis la crise de 2008, les transitions entre emploi et chômage ont progressé relativement plus vite que les transitions d’emploi à emploi (Flamand, 2016). Le recours à l’activité réduite pourrait participer à ces ajustements sur le marché du travail.

Néanmoins, ce sont les demandeurs d’emploi en activité réduite longue, c’est-à-dire ayant travaillé plus de 78 heures par mois (demandeurs en catégorie C selon l’UNEDIC) qui augmentent le plus à partir de 2009. Dans cette catégorie, les femmes sont les plus concernées (figure 4). En détaillant le nombre d’heures, ce sont les demandeurs qui travaillent plus de 150 heures par mois (temps plein) qui progressent le plus (figure 5) : ils représentent 28 % fin 2017 contre 16,5 % début 2009. Cette croissance est là encore plus accentuée à partir de 2014.

Cette forte progression de l’activité réduite à temps plein interpelle. Elle ne semble pas révéler des strictes situations de « permittence ». En effet, ces chômeurs, par leurs horaires de travail, perçoivent des rémunérations ne leur permettant pas de satisfaire aux critères du cumul des deux sources de revenu.

image 2Source : Pôle-Emploi-Dares, STMT, Données CVS-CJO ; calcul des auteurs.

 

Une délicate évaluation de l’impact sur les trajectoires professionnelles

Une remise en question du dispositif d’activité réduite ne peut s’affranchir d’une évaluation de ses effets sur le retour à l’emploi des chômeurs. Mais celle-ci n’est pas simple car elle doit régler le problème du « mécanisme de sélection » : les demandeurs d’emploi ayant choisi d’exercer une AR ont des profils spécifiques (plutôt des femmes, avec un certain niveau de qualification, …). Il est délicat de dé-imbriquer ce que l’on peut raisonnablement attribuer à un effet de l’AR plutôt qu’à des caractéristiques propres des demandeurs d’emploi.

Toutes les analyses conduites dans les différents pays de l’OCDE disposant d’un système d’assurance chômage prévoyant des possibilités de cumul de revenu comparables[2] appliquent le plus souvent des méthodologies économétriques communes et sont relativement convergentes en termes de résultats, en dépit de contextes institutionnels parfois très différents.

L’activité réduite, souvent un tremplin vers l’emploi

En France comme dans la plupart des autres économies évaluées, l’activité réduite semble bien avoir un effet « tremplin » du chômage vers l’emploi, même si cet effet se manifeste tardivement – après un an de chômage – et semble plus modeste pour la France. De plus, pour la France, elle ne dégrade pas (ni n’améliore) la qualité de l’emploi retrouvé puisque cela n’accélère pas (ni ne retarde) un retour vers un nouvel épisode de chômage.

En outre, d’après plusieurs analyses, les effets de l’activité réduite varient selon sa temporalité, les conditions économiques ou encore les caractéristiques des demandeurs : les effets positifs sur la reprise d’un emploi sont d’autant plus importants quand l’AR est exercée après plusieurs mois de chômage ; une situation économique dégradée semble également renforcer son impact positif ; enfin, celui-ci est plus marqué pour les demandeurs aux niveaux de qualification et d’employabilité les plus faibles.

En conclusion

Pour établir précisément le lien entre la « permittence » et le dispositif d’activité réduite, l’hétérogénéité de l’effet de l’AR en fonction des trajectoires professionnelles passées des demandeurs d’emploi devrait être regardée ; de même qu’il faudrait prendre en compte la nature dynamique de l’activité réduite, l’exercice d’une activité réduite permettant de prolonger l’allocation chômage, voire de s’ouvrir de nouveaux droits. Cela n’a pas vraiment été fait dans les études économétriques.

Notons également que la place et le rôle des employeurs restent largement ignorés. On évoque pourtant souvent, dans certains secteurs d’activité en particulier, les possibles effets d’aubaine que représentent pour eux ce dispositif. En conclusion, l’importance de situations de « permittence » causées par le dispositif d’activités réduites est aujourd’hui loin d’être établie !

 

 

[1] Cette note revient sur l’évolution des pratiques d’AR au cours de ces dernières années et sur les enjeux qu’une possible suspension soulève. Elle renvoie à une synthèse des travaux existants sur les pratiques d’activité réduite et sur leurs impacts sur les trajectoires professionnelles coécrit avec N. Havet (Université Lyon1, ISFA) et A. Penot (ENS-Lyon, GATE–UMR5824 CNRS). Cette synthèse est parue en document de travail (Sciences Po OFCE Working Paper, n° 41) et fera l’objet d’une prochaine publication dans la Revue d’Economie Politique. Les graphiques sont issus de ce document.

[2] France, États-Unis, Canada, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande, Norvège, Danemark et Belgique.




L’euro a vingt ans et il s’agirait de grandir

Par Jérôme Creel et Francesco Saraceno [1]

Du haut de ses vingt ans, l’euro aura connu une adolescence difficile. Les divergences croissantes, les politiques d’austérité et leur coût réel, le refus d’accompagner l’austérité dans les pays de la périphérie par des politiques expansionnistes au centre, qui en auraient minimisé l’impact négatif, tout en soutenant l’activité dans la zone euro dans son ensemble et enfin, la reconnaissance tardive du besoin d’intervention, avec une politique monétaire d’assouplissement quantitatif qui a commencé en Europe très en retard par rapport aux autres grands pays, et une relance budgétaire, le plan Juncker, elle aussi tardive et insuffisante, n’ont pas contribué au succès de l’euro.

Et les problèmes rencontrés par la zone euro vont au-delà de la gestion de la crise. La zone euro croît à des rythmes inférieurs à ceux des États-Unis depuis 1992 au moins, soit l’année d’adoption du Traité de Maastricht. Ceci s’explique notamment par l’inertie de la politique économique qui a ses racines dans les institutions de l’euro : un mandat très limité et restrictif pour la banque centrale européenne, et des règles budgétaires dans le Pacte de stabilité et de croissance, puis dans le traité budgétaire de 2012, qui ne laissent pas d’espace suffisant aux politiques de relance. En fait, les institutions européennes et les politiques menées avant et pendant la crise sont imprégnées du consensus qui a émergé à la fin des années 1980 en macroéconomie qui, sous l’hypothèse de marchés efficients, prônait une politique économique « par les règles » dont le rôle serait forcément limité. La gestion de la crise, avec ses plans de relance budgétaire et l’activisme accru des banques centrales, a posé un véritable défi au consensus, au point que les économistes qui s’en réclamaient s’interrogent aujourd’hui sur la direction que devrait prendre la discipline. Malheureusement, ce questionnement n’a que marginalement et tardivement impliqué les décideurs européens.

Au contraire, nous avons continué d’entendre un discours qui se voulait rassurant : s’il est vrai qu’à la suite de la combinaison de politiques d’austérité et de réformes structurelles, certains pays, comme la Grèce et l’Italie, n’ont même pas retrouvé le niveau de PIB d’avant 2008, cette potion amère était nécessaire pour qu’ils sortent plus compétitifs de la crise. Ce discours n’est pas convaincant. La littérature récente montre que les récessions profondes ont des effets négatifs sur le revenu potentiel, et conclut que l’austérité en période de crise peut avoir des effets négatifs à long terme. Un coup d’œil à l’index de compétitivité du World Economic Forum, si imparfait soit-il, permet d’observer qu’aucun des pays qui ont mis en œuvre réformes et austérité pendant la crise n’a vu son classement s’améliorer. L’austérité conditionnelle imposée aux pays de la périphérie aura été doublement nocive, à court et à long terme.

En somme, le regard porté sur les politiques menées dans la zone euro donne un jugement sans appel sur l’euro et sur l’intégration européenne. Le moment est-il venu de donner raison aux Exiters et aux populistes ? Faut-il se préparer à gérer la désintégration européenne pour en minimiser les dégâts ?

Nous ne le croyons pas pour plusieurs raisons. Premièrement, nous ne disposons pas d’analyse contrefactuelle. S’il est vrai que les politiques menées pendant la crise ont été calamiteuses, sommes-nous pour autant certains que la Grèce ou l’Italie auraient fait mieux en dehors de la zone euro ? Et pouvons-nous affirmer sans hésiter que ces pays n’auraient pas mené des politiques libérales ? Sommes-nous sûrs, en somme, que les dirigeants européens auraient tous adopté des politiques économiques pragmatiques, si l’euro n’avait pas existé ? Deuxièmement, comme le montre le résultat de deux ans de négociations pour le Brexit, le processus de désintégration est tout sauf une promenade de santé. La sortie éventuelle d’un pays de la zone euro ne serait pas juste un Brexit, avec des incertitudes sur les relations commerciales, financières et fiscales entre une zone de 27 pays et un pays en situation de sécession, mais bien un choc majeur sur tous les pays de l’Union européenne. Il est en effet difficile d’imaginer la sortie d’un ou deux pays de la zone euro sans un éclatement complet de la zone ; on assisterait alors  à une guerre commerciale intra-européenne et à une course à la dévaluation compétitive qui laisserait tous les pays perdants au bénéfice du reste du monde. Les coûts d’une telle désorganisation économique et la multiplication des politiques non coordonnées seraient en outre un frein au développement d’une politique européenne soutenable au plan social et écologique, l’Union européenne étant le seul échelon pertinent pour assurer une politique crédible et ambitieuse dans ce domaine.

Dire qu’abandonner l’euro serait compliqué et/ou coûteux n’est pourtant pas un argument bien solide en sa faveur. Il existe un argument plus solide, celui-là, qui repose sur le refus de l’équation « euro = politiques néolibérales ». Certes, les politiques menées jusqu’ici s’inscrivent toutes dans un cadre doctrinal libéral. Certes, les institutions pour la gouvernance économique de l’Union européenne sont conçues en cohérence avec ce cadre doctrinal. Mais le passé ne contraint pas le présent, ni le futur. Et même dans le cadre institutionnel actuel, des politiques différentes sont possibles, comme le montre l’activisme (tardif) de la BCE, ou l’exploitation de la flexibilité du Pacte de stabilité et de croissance. De plus, les institutions ne sont pas immuables. En 2012, six mois ont suffi pour introduire un nouveau traité budgétaire. Il allait dans la mauvaise direction, mais son approbation est la preuve que la réforme est possible. Nous avons travaillé, et nous ne sommes pas les seuls, à deux pistes de réforme possibles, un double mandat pour la BCE, et une règle d’or des finances publiques. Mais on peut en citer d’autres, comme une assurance chômage européenne, un budget européen pour gérer le cycle, une modification des règles budgétaires européennes. Sur ce dernier point, les propositions se multiplient, comme celle d’une règle de dépenses par quatorze économistes franco-allemands, ou celle d’une substitution de la règle de 3% par un mécanisme de coordination entre les Etats membres de la zone euro. Les propositions raisonnables ne manquent donc pas. Ce qui manque, c’est la volonté politique de les mettre en œuvre, ainsi qu’en témoigne la lenteur et le manque d’ambition (notamment au sujet du budget de la zone euro) des décisions prises lors du sommet de la zone euro du 14 décembre 2018.

Les différentes réformes que nous venons d’évoquer, et il en existe d’autres, indiquent qu’un changement de cap est possible. S’il est vrai que quelques décideurs en Europe ont fait preuve d’une obstination à la limite de la mauvaise foi, nous restons convaincus que ni l’intégration européenne ni l’euro ne sont inévitablement liés aux politiques menées jusqu’ici.

[1] Ce post est une version actualisée et remaniée de l’article “Le maintien de l’euro n’est pas synonyme de politiques néolibérales” paru dans Le Monde le 8 avril 2017.