Hommage à Jean-Paul Fitoussi, par Jean Pisani-Ferry

C’est au moment de son retour en France, au début des années 1980, que j’ai connu Jean-Paul Fitoussi. Mais c’est surtout à partir de 1992 que nous avons travaillé ensemble, d’abord comme directeurs de deux centres de recherche en économie, l’OFCE (pour lui) et le Cepii (pour moi),avant de devenir collègues à Sciences Po, et aussi amis. Lorsqu’il y a quelques jours, rentrant tout juste d’un séjour à Washington, j’ai retrouvé le bureau que nous partagions à Sciences Po, mon bloc portait encore les conseils gourmands qu’il m’avait donnés en vue de ma prochaine visite à Florence.

D’autres ont, mieux que je n’aurais pu le faire, témoigné de l’apport académique de Jean-Paul. Je voudrais seulement rappeler sa démarche. Il se voulait hétérodoxe, parce qu’il jugeait qu’il y avait plus à découvrir en s’écartant de la ligne qu’en restant dans la ligne. Mais il savait les dangers d’une pensée qui s’en affranchit à ce point qu’elle en finit par se prendre elle-même comme référence. Sa démarche, il l’avait décrite en 1988 dans un livre co-écrit avec Edmund Phelps, The Slump in Europe : “our strategy will be to make a series of departures from the orthodox model, each in a new theoretical direction, always returning to the orthodox base camp rather than attempting to accumulate the departures as we go”. Hétérodoxe donc, mais intellectuellement discipliné. C’est la corde raide sur laquelle il allait s’attacher à franchir les précipices.

Je voudrais parler du rôle qu’il a joué dans le débat français et européen. Au début des années 1990, la cause semblait entendue : il n’y avait qu’une bonne politique. Parce que le système soviétique s’était effondré, parce qu’aux premiers temps du mitterrandisme la gauche était partie trop loin, avec les nationalisations à 100% et la tentation isolationniste de l’autre politique, plus aucun pas de côté ne semblait plus possible. Ce que Jean-Paul a entrepris de faire dans ce contexte, avant de synthétiser sa démarche en 1995, dans Le Débat Interdit, c’est de restituer un espace de discussion. Non pas entre de grandes voies alternatives dont l’heure était passée. Mais sur les stratégies et les moyens. Il était pour la monnaie européenne, pour la stabilité des prix, pour l’équilibre extérieur. Mais il tenait à ce qu’on discute des voies pour y parvenir, qu’on cesse de prétendre que la fin dictait les moyens. Et c’est ce rôle qu’il a assigné à l’OFCE qu’il a dirigé pendant plus de vingt ans. Dans un paysage sensiblement moins divers qu’il ne l’est aujourd’hui, l’institut n’a cessé d’aiguillonner utilement les responsables de la politique économique.

En 2002 Jean-Paul publie La Règle et le Choix, dont il faut citer in extenso les premières phrases, tant elles sont prescientes : « Telle qu’elle s’est construite, l’Union européenne présente un paradoxe : elle a certes nécessité de notables abandons de souveraineté de la part des États qui la composent, mais elle n’y a encore substitué aucun équivalent à l’échelle communautaire. Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des États à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne ». Ces propos étaient, à l’époque, fortement hétérodoxes. Ces lignes qui ouvrent une critique serrée des silences démocratiques de la construction européenne, on  les croirait aujourd’hui extraits d’un discours d’Emmanuel Macron, si ce n’est pas d’Ursula von der Leyen.

En 2009 enfin, il remet au président Sarkozy un rapport préparé avec ses vieux complices Joe Stiglitz et Amartya Sen sur la mesure de la performance économique et du progrès social. La question est celle du PIB, de sa mesure, de ses limites, et des substituts possibles. Quelques années plus tôt, le rapport Stern a relancé la discussion sur les politiques climatiques. 2009 est l’année de l’échec de la conférence de Copenhague, et l’accord de Paris est encore loin. Mais la question des indicateurs et de leur rôle dans la politique économique est déjà posée. Le rapport ne la résout pas, parce qu’elle n’est pas soluble. Mais il l’explore avec une grande clarté, et fournira la base des progrès des comptables nationaux.

Hétérodoxie disciplinée, passion du débat, culte de la démocratie, mentalité de défricheur. C’est tout cela qui va manquer. 




Hausse de prix à la consommation : au mois de mars près d’un quart des ménages ont perdu du pouvoir d’achat malgré les dispositifs mis en place

Par Raul Sampognaro

Le 17 mars 2022, l’OFCE publiait un Policy brief proposant une analyse macro et microéconomique du pouvoir d’achat des ménages en France. Cette publication se terminait avec une analyse conjoncturelle centrée sur l’impact des évolutions récentes des prix à la consommation. Compte tenu des données disponibles au moment de la rédaction du document, l’analyse des effets du choc inflationniste s’arrêtait au mois de décembre 2021. La flambée des prix observée au cours du 1er trimestre de l’année 2022 nous invite à mettre à jour l’analyse.

L’indice de prix à la consommation harmonisé (IPCH) a augmenté en glissement annuel de 5,1 % au mois de mars 2022 (Graphique 1). Cette évolution de l’indice s’établit à son plus haut niveau depuis la première publication de l’indicateur en 1996. Pour avoir un peu plus de profondeur historique nous pouvons suivre l’IPC sur l’ensemble du territoire français – disponible sans interruption depuis 1990 – et qui s’établit lui-aussi à un niveau inobservé depuis plus de 30 ans. Une telle évolution des prix à la consommation n’avait pas été observée depuis la première guerre du Golfe en 1990, période qui était aussi marquée par la flambée des prix des matières énergétiques et des tensions géopolitiques.

Un choc inflationniste qui n’affecte pas tous les ménages de façon homogène

La hausse des prix à la consommation observée n’affecte pas tous les ménages de façon homogène. Selon nos calculs, réalisés sur la base des données de l’enquête Budget des Familles 2017 (BDF 2017, plus de détails sur la méthodologie mobilisée dans l’encadré), en moyenne, un ménage aurait subi une inflation de 5,1 % (en glissement annuel) en mars. Mais ceci masque des hétérogénéités marquées : 10 % des ménages ont vu le prix de leur panier de consommation augmenter de moins de 2,5 % (ce qui reste supérieur à la cible de la BCE) et 10 % des ménages ont subi un renchérissement de leur panier de consommation de plus de 8,4 %[1].

Les ménages résidant en milieu rural souffrent d’une inflation plus forte (6,3 %) que ceux habitant en agglomération urbaine (5,1%) – notamment dans la zone métropolitaine parisienne (4,1 %), suggérant une plus forte dépendance aux mobilités en voiture individuelle. De la même façon, les ménages dont la personne de référence est à la retraite souffrent d’un choc inflationniste plus fort (5,6 % en moyenne) que les actifs occupés (5,1 %) et les étudiants (3,0 %). Si l’on classe les ménages suivant leur position dans l’échelle des niveaux de vie, on constate que l’inflation moyenne subie suit une courbe de U inversée. Les ménages plus pauvres connaissent moins d’inflation (5,0 % en moyenne pour le premier décile), l’effet monte jusqu’au quatrième dixième (inflation moyenne de 5,3 %) et puis l’inflation subie recule pour les trois dixièmes supérieurs (4,8 % en moyenne pour le décile supérieur).

Mais ces chiffres masquent des disparités à l’intérieur même de chaque catégorie. Par exemple, à l’intérieur des ménages où la personne de référence est en emploi, le choc de prix subi dépend du mode de transport privilégié pour réaliser le trajet domicile-lieu de travail. Si celui-ci est fait en voiture les ménages subissent une hausse de prix de 7,4 % alors que s’ils réalisent le trajet à pied ou en transport en commun la hausse de prix à la consommation moyenne est de 6,4 %. De même, l’hétérogénéité d’inflation entre déciles faible par rapport à l’hétérogénéité observée à l’intérieur même des déciles. Cette hétérogénéité dépendant de nombreux facteurs, mais dont le type d’unité urbaine de résidence semble capitale pour comprendre les dynamiques à l’œuvre (Graphique 2).

Le difficile ciblage des dispositifs publics mis en œuvre

Face à la flambée des prix, le gouvernement a mis en place deux dispositifs pour répondre aux difficultés de pouvoir d’achat[2]. Une indemnité inflation ponctuelle de 100 euros (dont la distribution a commencé en décembre) a été décidée pour tout individu gagnant moins de 2000 euros nets par mois. En outre, un renforcement exceptionnel du chèque énergie de 100 euros a été décidé en septembre 2021. Nous cherchons à étudier ici si ces dispositifs ont permis de compenser les effets des hausses de prix sur le niveau de vie des ménages en 2021 et au début de l’année 2022.

Le choc subi par un ménage est donné par le surcoût exceptionnel de son panier de consommation. Celui-ci est calculé comme l’écart entre l’indice de prix du ménage et l’indice de prix qui aurait prévalu si les tendances antérieures à la crise sanitaire s’étaient poursuivies depuis le début 2020 (plus de détail dans l’Etude associée au Policy Brief).

Pour réaliser l’évaluation des dispositifs, il ne faut pas oublier que le choc inflationniste de 2021 fait suite à un choc de modération des prix en 2020. Ceci rend l’évaluation du choc de prix plus difficile. Au niveau macroéconomique, l’IPCH moyen observé en 2021 est inférieur au niveau qui aurait dû être le sien si les tendances pré-Covid s’étaient poursuivies en 2020 et 2021. A titre d’exemple si l’inflation moyenne de 2017-2019 s’était poursuivie en 2020, l’IPCH de 2020 aurait dû être supérieur de 0,6 % à son niveau constaté (Tableau 1). La flambée de prix observée au cours de l’année 2021 ne pousse l’indice général de prix « que » 0,4 % en moyenne annuelle en dessus de son niveau contrefactuel. En revanche, compte tenu de la temporalité du choc, l’effet est nettement plus marqué en décembre 2021, date à laquelle l’indice se situe 0,9 point au-dessus de son niveau contrefactuel.

Compte tenu de la temporalité des chocs sur les prix, l’ensemble des dixièmes de niveau de vie aurait gagné du pouvoir d’achat en 2021 et le 1e trimestre 2022 (0,6 % en moyenne, Tableau 2) en lien avec les évolutions exceptionnelles des prix à la consommation observées depuis le début de la crise sanitaire (0,3 % hors dispositifs). Ce résultat peut paraitre paradoxal mais il s’explique de façon aisée. Au cours de la plus grande partie de l’année 2021, de très nombreux ménages ont fait face à des prix plus bas que dans le scénario contrefactuel sans crise sanitaire (55 % des ménages selon nos calculs). A contrario, au cours des 15 mois allant de janvier 2021 à mars 2022, 45 % des ménages auraient vu le prix de leur panier de consommation grimper du fait des évolutions spécifiques des prix observées depuis le début de la crise sanitaire.  

Lorsqu’on tient compte des dispositifs mis en place par le gouvernement au cours de la période, quasiment la moitié des ménages ayant vu le prix de leur panier des biens se renchérir auraient été compensées à hauteur du choc subi. Dans ce contexte, sur l’ensemble de la population 23 % des ménages auraient subi des pertes de pouvoir d’achat en lien avec les évolutions exceptionnelles des prix à la consommation. Cette grandeur est de 11 % parmi les 10 % des ménages à plus faible niveau de vie, pourtant mieux ciblés par le chèque énergie. Bien évidemment ceci reflète le fait qu’un nombre significatif de ménages ont une forte exposition à certaines dépenses dont le prix a évolué de façon conséquente.

Si on se limite exclusivement aux ménages ayant subi une hausse de leurs dépenses de consommation en lien avec les évolutions des prix, ceux appartenant aux deux premiers déciles de niveau de vie auraient été en moyenne surcompensés du choc de prix grâce aux dispositifs mis en œuvre (colonne 3 du Tableau 2). Le 3e et le 4e dixièmes auraient vu leur niveau de vie se stabiliser. Ceci suggère que les dispositifs auraient – en étant très larges – atteint leur objectif au prix d’une forte dégradation des finances publiques. Selon nos calculs, sur les 4,4 milliards d’euros distribués aux ménages, ceux ayant subi effectivement des hausses de prix auraient perçu 1,9 milliard d’euros.

Or, ces évolutions moyennes masquent le fait que parmi les plus pauvres ayant subi des hausses de prix, 19 % des ménages auraient été compensés de façon insuffisante : il existe une part non négligeable de la population fortement exposée à certains prix énergétiques.

Atténuer l’effet du choc sur les prix sur le pouvoir d’achat n’est pas tâche aisée. D’une part, tous les ménages n’ont pas la même capacité pour absorber un choc non anticipé. Certains ne dépensent pas totalement leur revenu courant et peuvent temporairement diminuer leur accumulation d’épargne sans diminuer leur consommation. Au contraire, d’autres ménages doivent sacrifier certaines dépenses afin de maintenir le niveau de leurs dépenses essentielles. Ceci invite à tenir compte du niveau des revenus pour compenser le choc non anticipé de prix. D’autre part, à revenu donné il existe une très grande hétérogénéité dans la structure des dépenses (dépendant des caractéristiques socio-démographiques très spécifiques mais aussi des préférences individuelles) qui nécessite de mobiliser de l’information sur la structure de la consommation des ménages[3].

Au-delà de la question du ciblage, l’évaluation de la calibration des dispositifs dépendra de la persistance du choc sur le niveau des prix. Un premier calcul, à prendre avec prudence, suggère que si le niveau des prix actuel se maintient jusqu’à la fin de l’année, et si les dispositifs d’aide ne sont ni renforcés ni remplacés, alors 66 % des ménages subiraient des pertes de pouvoir d’achat. Dans ce contexte, la perte moyenne de pouvoir d’achat serait de 0,7 % en 2022 du fait du choc des prix. L’indexation des revenus et des prestations sociales pourrait atténuer ce choc de pouvoir d’achat. Bien évidemment ceci dépendra grandement de l’évolution des tensions géopolitiques liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les effets de la résurgence du Covid en Chine. Ces deux événements auront des impacts majeurs sur la dynamique à venir des prix des matières premières et sur la résilience des chaînes d’approvisionnement.

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Encadré. Utilisation de l’enquête Budget des Familles pour évaluer l’hétérogénéité du choc d’inflation

L’enquête Budget de famille (BDF) vise à reconstituer toute la comptabilité des ménages : dépenses et ressources annuelles des ménages résidant en France (métropole et Dom). L’ensemble des dépenses des 29 000 ménages interrogés est enregistré y compris celles qui ne relèvent pas de la consommation de biens et services au sens des comptes nationaux. L’enquête demande de renseigner les dépenses sur une nomenclature d’environ 900 postes budgétaires (calquée en partie sur la nomenclature COICOP) compatible avec la nomenclature de la comptabilité nationale. Pour les ressources, BDF mobilise des fichiers administratifs concernant les ménages interrogés.

Grâce aux données individuelles, nous calculons un indice de prix pour le ménage i à la date t ) :

avec wij le poids du produit j dans la consommation du ménage i en 2017. Pour calculer les indices de prix par ménage, nous avons agrégé BDF à un niveau avec 121 produits. Il faut noter que garder la pondération du bien  dans la consommation du ménage  peut aboutir à une surestimation de l’inflation subie par le ménage : cela néglige les potentiels effets de substitution qui ont eu lieu entre 2017 et 2021 (ainsi que les évolutions propres au cycle de vie et aux effets de revenu).

Dans ce contexte, l’effet des évolutions exceptionnelles des prix à la consommation sur le niveau de vie du ménage i (noté NDVi) au cours de l’année 2021 et du 1er trimestre 2022 est calculé en utilisant la formule suivante :

Avec Ci,2017 étant le niveau des dépenses de consommation du ménage i renseigné dans BDF 2017, IPi,t l’indice de prix du ménage i, IP*i,t l’indice de prix contrefactuel du ménagesi les tendances pré-COVID s’étaient poursuivies en 2021  et le 1er trimestre 2022, IIi et CEi les montants respectifs de l’indemnité inflation et du renforcement du chèque énergie encaissés par le ménage .

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[1] Et 5 % des ménages interrogés par BDF 2017 auraient vu le prix de leur panier de biens s’accroitre de plus de 10%.

[2] Le gel de certains prix (électricité, gaz) influence directement le niveau de l’indice de prix. Ces mesures sont indirectement prises en compte dans l’évolution du niveau de vie ici mesurée mais il n’y a pas un calcul de l’effet redistributif de ces mesures qui se traduisent avant tout par des transferts entre les administrations publiques et les entreprises. La remise de 18 centimes à la pompe est entrée en vigueur au mois d’avril, en dehors de la période d’analyse de ce post de blog.

[3] Par ailleurs ceci pose la question s’il est légitime de compenser certains ménages qui sont très exposés à certains prix du fait de leur préférences individuelles, mais ce débat dépasse l’objet de ce post de blog.




Le débat revendiqué de théorie et de politique économiques : l’itinéraire scientifique et intellectuel d’un homme de conviction, Jean-Paul Fitoussi par Jean-Luc Gaffard

Jean-Paul Fitoussi, dont les très grandes qualités scientifiques, pédagogiques et humaines sont unanimement louées, avait, à la place qui était la sienne dans l’académie et dans la société, le souci permanent des souffrances sociales liées au chômage et à la pauvreté, la volonté de contribuer à les combattre en faisant usage de l’arme de la théorie et de la politique économiques, la conviction que la démocratie était seule la forme politique à même d’assurer les régulations nécessaires. L’objet de ce qui suit, témoignage de cinquante-quatre ans de complicité et d’amitié, est, sur la base d’une lecture chronologique, de souligner l’unité et la continuité de la démarche scientifique adoptée et défendue par celui qui, en un demi-siècle de carrière, s’est voulu un lutteur intellectuel ancré dans son époque, informé des affaires du monde et surtout de l’Europe, conformément à l’image qu’il avait de Keynes dont il voulait conserver et développer le message.



(i)

Il est une mise en garde qui parcourt toute l’œuvre de Jean-Paul Fitoussi, celle à l’encontre des effets inévitablement néfastes du chômage comme de l’inflation qui pèsent sur les plus fragiles, renforce les inégalités et menace la soutenabilité de la croissance. Ce discours de dimension sociale et politique s’appuie sur une analyse économique rigoureuse qui s’inscrit dans les pas des plus grands économistes, notamment dans ceux de Keynes.

Le jugement porté par Jean-Paul Fitoussi sur le capitalisme est précisément le même que celui de Keynes : il y voit un système instable mais possiblement viable pourvu que soit reconnue l’importance d’une régulation extérieure au marché, produit du débat et des choix démocratiques. Sa vision renouvelée de ce qui fait l’essence de la pensée de Keynes irrigue la compréhension qu’il a des événements du dernier demi-siècle. Elle explique son attachement à la construction européenne en même temps que sa critique de la manière dont elle est conduite.

S’en tenir à voir dans ses réflexions et analyses la marque d’observations perspicaces de la réalité pouvant servir de repères au théoricien et à l’économètre serait à n’en pas douter ignorer la profondeur de sa démarche proprement théorique. Que celle-ci n’emprunte pas les sentiers convenus de la théorie économique « moderne » ne la disqualifie nullement, bien au contraire. Sa caractéristique première est d’identifier les problèmes avant de définir la méthode appropriée pour en traiter, ce qu’il appellera placer le lampadaire au bon endroit pour voir les nouveautés plutôt que de s’engager dans une course à l’élaboration d’une théorie pure (Fitoussi 2013). Comme on le verra, mettre l’accent sur les déséquilibres propres à l’évolution des économies de marché ne pouvait que conduire Jean-Paul Fitoussi à s’écarter de la méthode de l’équilibre. La difficulté à laquelle il se heurtera est l’interdit opposé à tout débat à la fois théorique et politique qui remettrait en cause cette méthode (Fitoussi 1995, 2013).

Deux fils conducteurs ont toujours structuré son raisonnement analytique. Les phénomènes globaux sont le reflet de l’hétérogénéité persistante ou accrue des marchés, des revenus et des pays. Ces phénomènes rendent compte d’une étroite interdépendance entre ce qu’il est convenu d’appeler le secteur « réel » de l’économie et le secteur monétaire et financier.

À ceux qui doutent de la dimension d’abord théorique des travaux de Jean-Paul Fitoussi, il faut rappeler que ce qui est à l’origine de sa démarche est une compréhension fine de la théorie de l’équilibre général qu’il tire de ses relations avec Kenneth Arrow, Nicholas Georgescu-Roegen et Axel Leijonhufvud. Elle le conduit à rappeler les conditions fortement restrictives qui président à l’existence d’un tel équilibre, conditions qu’ignore la théorie macroéconomique « moderne », une théorie qui s’en tient à faire de la flexibilité des prix et des salaires l’outil essentiel de la réalisation d’un optimum social, une théorie suivant laquelle le chômage est volontaire, l’inflation rationnellement anticipée, et les marchés financiers absents, et une théorie qui recommande la neutralité de la monnaie et du budget.

Fort cette connaissance du modèle de référence, Jean-Paul Fitoussi va, au fil de ses recherches, contester la pertinence de la macroéconomie dite de la nouvelle école classique comme d’ailleurs de la nouvelle école keynésienne pour mettre l’accent sur les problèmes de coordination qui naissent d’une incertitude radicale, que ne peut résoudre à lui seul le système des prix et qu’il s’agit avant toute chose d’identifier. Il emprunte à Clower (1965) et Leijonhufvud (1968) leur lecture de Keynes impliquant d’étudier les canaux de prix et de quantités au moyen desquels circule une information nécessairement imparfaite et incomplète entre des agents multiples. Non seulement la monnaie n’est pas absente de ces canaux, mais elle ne peut pas être neutre. Il n’existe pas d’économie du déséquilibre ou hors de l’équilibre qui ne soit pas une économie monétaire et même suivant l’expression de Keynes que reprend Fitoussi une économie monétaire de production. Si débat interdit il y a, c’est bien d’un débat théorique dont il s’agit (Fitoussi 1995).

(ii)

La toute première contribution de Jean-Paul Fitoussi – sa thèse de doctorat d’État de sciences économiques, Inflation, équilibre et chômage, soutenue en 1971 à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg et publiée en 1973 – suit déjà les principes de cette démarche. Elle porte sur les relations entre inflation et chômage et donne une explication de phénomène de stagflation radicalement opposée à celle proposée par les monétaristes. Elle fait valoir l’existence et l’importance de fondements microéconomiques de la macroéconomie. L’idée empruntée à différentes contributions d’un ouvrage collectif édité par Edmund Phelps (1970) est qu’en présence de déséquilibres de marché, entre demande et offre, les prix et les salaires sont plus flexibles à la hausse qu’à la baisse (et donc les quantités y compris l’emploi sont plus flexibles à la baisse qu’à la hausse) de telle sorte qu’une dispersion accrue des demandes excédentaires nettes entraîne une hausse conjointe du taux d’inflation et du taux de chômage, autrement dit une stagflation. Cette explication concorde avec les faits observés dans les années 1970 au cours desquelles des chocs de nature diverse sur les prix des matières premières ont affecté la structure sectorielle de l’économie. Elle n’a nul besoin de se rapporter à l’existence d’un taux de chômage naturel et se sépare de toute idée de dichotomie entre secteur réel et secteur monétaire de l’économie. Elle est formulée un peu plus tard dans des termes voisins par Tobin (1972, 1995). Bien que généralement ignorée, elle est, aujourd’hui, d’une singulière actualité dans des économies confrontées à des chocs sanitaires, technologiques et géopolitiques qui ont engendré une forte hausse des prix des matières premières dont la diffusion en aval devrait entraîner des bouleversements dans la structure des économies.

La pertinence de la théorie ainsi formulée tient au caractère récurrent de situations de marché contrastées qu’explique le fait que le capitalisme est en perpétuel état de mouvement, un flux permanent de nouveautés venant rompre les équilibres existants conformément à l’analyse de Schumpeter. En l’occurrence l’asymétrie des variations de prix (à laquelle s’ajoute l’asymétrie entre accumulation de décumulation du capital) peut avoir pour corollaire un affaiblissement du taux de croissance (Fitoussi et Georgescu-Roegen 1980). En fait, il est possible d’imaginer une économie au sein de laquelle persistent des déséquilibres sectoriels sans qu’il y ait aggravation de ces derniers auquel cas le taux de croissance, quoiqu’approximativement constant est plus faible que s’il y avait parfaite coordination.

(iii)

Son explication du phénomène de stagflation, qui se présente comme l’alternative keynésienne à la thèse monétariste, conduit naturellement Jean-Paul Fitoussi à inscrire sa démarche dans le débat initié par Clower (1965) et Leijonhufvud (1968, 1973) visant à proposer une nouvelle lecture de Keynes. Dans sa thèse complémentaire soutenue en 1973, intitulée Le fondement microéconomique de la théorie keynésienne et publiée en 1974, il distingue clairement la théorie de Keynes d’une théorie de Walras. Elles ont certes en commun de considérer l’interdépendance des marchés. Mais celle de Keynes met en avant l’importance du revenu dans le mécanisme de l’échange du fait d’une information imparfaite et reconnaît à la monnaie une fonction essentielle. Alors que celle de Walras conserve au système de prix un rôle déterminant dans un univers où la monnaie n’a pas véritablement d’utilité. Jean-Paul Fitoussi entend, alors, compléter la théorie de Keynes en explicitant son fondement microéconomique lequel repose la structure des agrégats, et prend comme exemple l’effet de changements dans la répartition des revenus sur la consommation globale.

Par la suite, partie prenante des développements de la macroéconomie autour de ce qu’il était convenu d’appeler la théorie des déséquilibres (Vélupillaï 2012), Jean-Paul Fitoussi se sépare des modèles de la théorie des équilibres généraux à prix fixes. Distinguant l’équilibre virtuel de Walras de l’équilibre signalé de Keynes, il refuse de parler d’équilibre général dès lors que ce qui est signalé (ou anticipé) n’est pas réalisé. À moins que tous les ajustements ne soient effectués à prix fixes ce qu’il juge aussi improbable que des ajustements par les prix (Fitoussi 1983). Il ne juge pas crédible une coordination par les quantités qui viendrait se substituer à une coordination par les prix. Ce faisant, il distingue une coordination en déséquilibre d’une coordination sur un équilibre particulier. Il reconnaît l’existence de plusieurs concepts d’équilibre – chômage keynésien, chômage classique, inflation réprimée – mais il souligne que ce qui les différencie n’a rien à voir avec le problème de coordination – tous les modèles étant fondés sur l’existence d’un mécanisme de tâtonnement – mais tient au type de contraintes qui apparaît dans la résolution des problèmes d’optimisation individuelle. Or pour lui, s’il doit y avoir un fondement microéconomique à la théorie macroéconomique, celui-ci ne réside pas dans le comportement d’optimisation d’agents individuels confrontés à des contraintes exogènes, mais dans l’interaction entre des agents aux comportements différenciés en raison de la nature des déséquilibres auxquels ils sont confrontés.

(iv)

Au cours de l’étape suivante, Jean-Paul Fitoussi a fait porter son attention sur la coordination des plans intertemporels des agents, autrement dit sur la place et le rôle du taux d’intérêt dans une période qui allait être marquée par des politiques monétaires restrictives et des taux d’intérêt réels particulièrement élevés modifiant les rapports de force entre créanciers et débiteurs dont les relations sont l’une des caractéristiques structurelles de l’économie. Pour Jean-Paul Fitoussi c’était l’occasion de souligner avec force l’impossible neutralité de la monnaie et de la finance et d’engager un débat de politique économique au cœur de la question européenne.

L’idée récurrente empruntée à Keynes – à la lecture qu’en fait Leijonhufvud (1968, 1981) – est que le chômage est la conséquence, non d’une rigidité des salaires, mais de la défaillance du taux d’intérêt à coordonner efficacement les plans d’épargne et d’investissement (Fitoussi et Leijonhufvud 2002). S’agissant, chez Keynes, d’expliquer la Grande Dépression, l’argument que retient Lejonhufvud (1981) dans sa propre lecture est qu’à la suite d’une chute de l’efficacité marginale du capital (du taux de profit), le taux d’intérêt ne diminue pas comme le prévoit la théorie néo-classique des fonds prêtables du fait du comportement des détenteurs de capitaux qui anticipent une baisse des prix des titres, autrement dit une hausse des taux d’intérêt. Jean-Paul Fitoussi s’intéresse à une situation quelque peu différente, celle née de la forte inflation des années 1970 qui s’est traduite par la mise en œuvre de politiques monétaires très restrictives et une hausse des taux d’intérêt réels aux effets négatifs sur l’emploi.

Dans le contexte des années 1980, l’un des enjeux de théorie et de politique économiques était d’expliquer les écarts de performances entre les États-Unis et l’Europe. L’analyse alors retenue par Jean-Paul Fitoussi est que la hausse des taux d’intérêt réels (importée des États-Unis), entendue comme une dépréciation de l’avenir, associée à la variation du taux de change a des effets asymétriques sur les comportements de marge aussi bien que d’investissement des entreprises de part et d’autre de l’Atlantique (Fitoussi et Phelps 1988). Il s’ensuit un défaut de convergence qui contredit la théorie standard de la transmission des déséquilibres. L’analyse de l’étroite dépendance entre les taux d’intérêt et l’emploi fait ici peu de place au rôle des marchés financiers pour s’en tenir à celui des politiques monétaires et budgétaires. Phelps, pour sa part, parle de causes non monétaires de l’emploi quand il insiste sur l’importance des marchés de biens dits marchés de clientèle, autrement dit de marchés imparfaits. Jean-Paul Fitoussi reconnaitra plus tard avoir mésestimé l’affaissement de l’économie américaine faute d’en avoir perçu les prémisses (Fitoussi in Laurent et Le Cacheux 2015).

Par la suite, dans une analyse quelque peu différente, Jean-Paul Fitoussi, renouant avec la perspective ouverte par Keynes, retient comme cause du chômage l’effet qu’exerce sur l’économie « réelle » l’augmentation des taux d’intérêt réels remettant en cause l’efficience des marchés financiers (Fitoussi 1995). Une première conséquence de cette hausse est une augmentation des revenus du capital beaucoup plus forte que celle des revenus du travail impliquant une chute de la part des salaires dans le revenu global. Une deuxième conséquence est de créer un déficit du système de sécurité sociale financé par des prélèvements fiscaux sur le travail. Ce qu’il advient de l’économie globale procède de la dépréciation du futur entrainant la modification des relations de pouvoir au bénéfice des créanciers et au détriment des débiteurs. Dans ce contexte, chacun, employeur ou travailleur, cherche à tirer le meilleur parti de relations qu’ils prévoient être de courte durée. La théorie de la productivité marginale devient une fiction. Des marchés financiers inefficients, dominés par les créanciers, exercent leur tutelle sur des politiques économiques qui deviennent assez systématiquement restrictives.

(v)

Les déséquilibres propres aux économies européennes engagées dans un processus d’unification sont, pour Jean-Paul Fitoussi, un champ privilégié d’observation et d’analyse, Ils ont inévitablement une dimension politique. Dans Le débat interdit (1995), il maintient que la cause principale du ralentissement de l’activité économique en Europe est la hausse excessive des taux d’intérêt qui entraîne un creusement du déficit budgétaire. Le point important de son analyse est, cependant, de dénoncer l’erreur des pays européens qui ont laissé se développer le conflit d’intérêt entre l’Allemagne en voie de réunification et le reste de l’Europe. Concrètement, pour lui, il eut fallu éviter à l’Allemagne de supporter tout le coût de sa réunification dont la conséquence a été une forte hausse de son taux d’intérêt qui s’est généralisée à l’ensemble des pays européens. Il aurait mieux valu échanger une baisse des taux d’intérêt contre une participation à la reconstruction. Ce conseil (rétrospectif) de politique économique repose sur une théorie macroéconomique qui fait place à l’hétérogénéité des situations nationales et ne retient pas comme vérité une convergence des performances qui résulterait de l’application de règle simples de neutralité monétaire et budgétaire. Ce disant Jean-Paul Fitoussi se situe dans la droite ligne des principes d’analyse économique retenus dès le début de son parcours scientifique. Il n’existe pas de performance globale qui ne soit assise sur des effets de structure associés à des déséquilibres.

Jean-Paul Fitoussi met plus largement en cause un mode de gouvernance qu’il rend responsable des divergences de performances entre les pays de l’Union Européenne (Fitoussi 2002, Fitoussi, Gaffard et Saraceno 2010, Fitoussi 2013, Fitoussi et Saraceno 2013). Ce mode de gouvernance, au cours de la période concernée, est articulé autour d’une politique monétaire dédiée à contrôler l’inflation, d’une politique budgétaire contrainte par des objectifs de déficit public et de dette publique, et d’une politique de la concurrence visant à ouvrir et libéraliser les marchés. Il répond à une norme sociale qui n’est autre que l’acceptabilité de comportements présumés vertueux dont l’objet est de garantir la réputation des gouvernements qui s’y réfèrent (Fitoussi 2005). La mise en œuvre de ce qui apparaît comme un consensus n’a pas permis la convergence attendue des performances à l’exception de celle des taux d’inflation. Le défaut de cette stratégie est de faire la promotion d’une taille unique qui ne va à personne consistant imposer des réformes dites structurelles visant à la flexibilité des prix et des salaires et à mettre l’accent exclusivement sur l’offre au détriment d’une attention portée sur les déséquilibres et l’articulation entre offre et demande. Les coûts éventuels de ces réformes sont généralement sous-estimés, le problème n’étant pas tant le montant des transferts de compensation que le déclenchement de mécanismes cumulatifs créant notamment des formes de dualisme dans la société dès lors que l’économie est déjà dans une mauvaise passe. La justesse du diagnostic ainsi formulé, qui s’appuie, ne serait-ce qu’implicitement sur l’importance de différentes formes d’hétérogénéité, est, certes, attestée par l’échec de l’objectif général de stabilisation automatique et de convergence, mais aussi par l’irruption contrainte des mesures qualifiées élégamment de non conventionnelles pour faire face aux crises. La solution des difficultés nées du mode gouvernance ne peut qu’être un renoncement à des réformes structurelles entièrement dédiées à une action sur l’offre et l’adoption de politiques structurelles ayant pour objet d’adapter l’offre à la demande pour répondre aux déséquilibres inhérents au développement.

(vi)

Très vite, Jean-Paul Fitoussi s’inquiète de l’aggravation des inégalités qui accompagne les politiques mises en œuvre, dénonce la mise en panne des institutions pourvoyeuses de lien social et de solidarité, et avertit du risque de montée en puissance de populismes pervers (Fitoussi et Rosanvallon 1996). Pour lui, les inégalités sont, non seulement, inacceptables socialement, mais elles sont source d’instabilité. Si on le suit, la crise de 2008 n’est pas simplement financière (Fitoussi et alii 2010, Fitoussi et Saraceno 2010). Elle résulte de déséquilibres sous-jacents de long terme qui mêlent de manière inextricable phénomènes réels et financiers. L’un de ces déséquilibres tient à la montée continue des inégalités qui aggrave l’instabilité macroéconomique suivant différents canaux. La faible croissance des revenus en milieu et en bas de la distribution associée à l’insuffisance de l’augmentation des salaires réels et de la création d’emplois a incité au laxisme de la politique monétaire constant à maintenir au plus bas les taux d’intérêt. La stagnation des revenus a entraîné un endettement insoutenable des ménages les moins riches. Dans le même temps, la hausse des revenus des plus riches a engendré des pratiques qui ont nourri les bulles immobilières et de crédit. L’idée de base est que les propensions à consommer sont différentes suivant la classe de revenus et que le creusement des inégalités a des effets sur la demande globale en même temps que sur les situations d’endettement des uns ou d’enrichissement des autres. Les changements intervenus dans la structure des revenus sont répercutés sur la structure de la demande et sur les structures financières au détriment d’un usage productif des ressources. La crise qualifiée de financière a ses racines dans l’enchaînement de déséquilibres au cœur desquels se trouve une aggravation des inégalités qui tient pour partie à des choix de politique économique et notamment à des choix fiscaux qui avaient en ligne de mire des effets de ruissellement qui n’ont jamais existé.

(vii)

Une théorie macroéconomique qui met en scène des interactions dans des situations de déséquilibre dans une économie où monnaie et finance ne sont pas neutres ne pouvait que déboucher sur une théorie de la politique économique elle-même en rupture avec le courant dominant. L’Union Européenne constitue de nouveau le lieu du débat. Pour Jean-Paul Fitoussi, il s’agit d’abord de qualifier la pratique des institutions européennes qu’il décrit comme étant composées d’un ministre de la stabilité des prix (la Banque centrale), d’un ministre de la surveillance budgétaire et d’un ministre de la concurrence, chacun devant agir en suivant des règles établies par les traités. Ces règles se substituent à des choix discrétionnaires ou si l’on préfère à des arbitrages entre objectifs (Fitoussi 2002). La prise de position en faveur de politiques économiques dictées par des choix discrétionnaires ne saurait être ramenée à un plaidoyer en faveur d’un arbitrage entre inflation et chômage le long d’une courbe de Phillips présumée stable d’autant que l’analyse structurelle de cette relation (Fitoussi 1973) concluait à la possible instabilité de cette relation. Ce qu’entend dire plus largement Jean-Paul Fitoussi c’est qu’avec un modèle non linéaire (qui décrit des interactions hors de l’équilibre) il n’est pas possible de spécialiser les instruments de politique économique, de dédier un seul instrument à un seul objectif impliquant d’établir une règle pour chaque sujet. Il convient, au contraire, de reconnaître non seulement la multiplicité des instruments et des objectifs, mais aussi la nécessité de mobiliser plusieurs politiques pour un même objectif. Cette position théorique ne peut qu’éclairer les renoncements aux règles provoqués par les crises récentes que ne pouvait en rien expliquer ni résoudre la théorie en place.

(viii)

Le problème se pose des conditions institutionnelles des choix à effectuer. Il s’agit alors pour Jean-Paul Fitoussi de s’interroger sur les relations entre la démocratie et le marché (Fitoussi 2004). Il ne peut y avoir de théorie pure. L’économie est politique. En fait, la théorie prétendument pure s’accommode du déni de démocratie. Les experts, mieux informés et plus compétents, auraient à décider des règles dont la définition échapperait aux aléas de l’élection. Cette doctrine est celle du dictateur bienveillant. Son principal défaut est, de manière plus ou moins explicite, de négliger, non seulement, la question de l’information, de sa disponibilité et de sa distribution, mais aussi et surtout l’instabilité inhérente à la récurrence des déséquilibres. Comme le souligne Fitoussi (ibid.), le marché parfait ne correspond à aucune forme politique alors que des marchés imparfaits ou incomplets excluent un gouvernement qui se réfugierait dans l’abstention. Cette complémentarité peut être appréciée de deux façons distinctes. Soit il est question de réduire autant que se peut l’espace de la décision publique perçue comme un mal nécessaire. Soit il est question de répondre aux risques de l’instabilité en créant les conditions institutionnelles d’un arbitrage efficace. Pour Jean-Paul Fitoussi, ces conditions sont celles de la démocratie. C’est elle qui permet de mieux maîtriser les chocs, de lisser les fluctuations, de réduire les coûts sociaux du changement, parce qu’elle est une forme flexible de gouvernement, parce que face aux erreurs et aux échecs elle permet de s’adapter au lieu de persister à appliquer la même doctrine comme s’il n’y avait pas d’alternative. La complémentarité revendiquée est entre la démocratie et le marché au sens où système politique et système économique se confortent mutuellement. Le paradoxe apparent est que les choix en démocratie en tant qu’ils résultent d’arbitrages sont limités alors que le choix du dictateur bienveillant est sans limite.

(ix)

La quête d’une politique économique à la fois juste et efficace ne pouvait que conduire Jean-Paul Fitoussi à réfléchir sur les indicateurs qui devrait la guider et à aborder la question de la mesure du bien-être indissociable de celle de la soutenabilité de l’évolution (Stiglitz, Sen et Fitoussi 2009). Sans doute l’un des points saillants de la démarche est-il d’avoir souligné l’importance des changements structurels dans la mesure des performances, qu’il s’agisse de changements des parts respectives de la production marchande et de la production publique, de changements dans la répartition des revenus ou de changements dans la part du revenu revenant à au secteur financier. Faute de prendre en considération ces changements, il ne sera pas possible de percevoir les conditions de soutenabilité à moyen et long terme. La soutenabilité dont il est question reste celle de la croissance, non pas que le contenu de cette croissance ne doive pas évoluer au regard du défi environnemental, mais parce que la recherche du bien-être pour tous demeure, pour Jean-Paul Fitoussi, ancrée sur l’emploi et le revenu (Fitoussi et Laurent 2008).

(x)

Si les très nombreuses contributions de Jean-Paul Fitoussi ont semblé relever de l’observation perspicace et de la controverse de politique économique ancrée sur les problèmes du moment, ce serait une faute que d’en ignorer la dimension théorique inscrite dans la recherche des fondements microéconomiques de la théorie macroéconomique. Cette recherche fait l’unité d’une pensée qui entend, assez systématiquement établir les effets globaux immédiats ou à plus long terme de l’hétérogénéité persistante ou accrue des marchés, des revenus, des nations, conçue comme hétérogénéité à la fois des situations et des comportements et comme source d’une dynamique des déséquilibres. Nonobstant la richesse des résultats des investigations poursuivies et de la rigueur formelle des analyses, cette démarche s’est heurtée aux difficultés d’une formalisation proprement mathématique. Mais sur ce terrain, Jean-Paul Fitoussi a, en partage avec Georgescu-Roegen (1971), la conviction que la théorie économique, qui décrit des phénomènes marqués par la nouveauté et l’hystérésis, ne peut se laisser enfermée dans des modèles que Georgescu- Roegen qualifie d’arithmomorphiques.

Dans la perspective de traiter des fondements microéconomiques de la théorie macroéconomique, Jean-Paul Fitoussi n’a abordé la question des formes d’organisation qui complètent le simple jeu du marché, en fait la question de l’entreprise, qu’à l’occasion d’une étude sur le mode de gouvernance des entreprises de service public confrontées à l’ouverture des marchés en Europe (Fitoussi 2003). Il y évoque la possibilité de créer une entreprise dite du troisième type dont l’État détient une partie du capital dont la caractéristique ou l’originalité, serait que chacune des catégories d’actionnaires continue à faire valoir ses propres préoccupations. Il y voit la possibilité d’articuler efficacement le court et le long terme face à des incertitudes particulièrement fortes, liées notamment à la transition écologique, quand les seuls signaux de prix ne fournissent pas l’information nécessaire. Sur ce sujet en fait très général, Jean-Paul Fitoussi adopte le même fil conducteur que dans ses autres travaux, celui consistant à reconnaître la multiplicité des intérêts et des objectifs en même temps que l’incomplétude de l’information exigeant une régulation qui ne se réduit pas au seul jeu du marché.

(xi)

Dans son dernier ouvrage paru, Jean-Paul Fitoussi emprunte une voie qui peut paraître surprenante à beaucoup : il dénonce l’empire du langage (Fitoussi 2020). Il ne s’écarte pourtant pas de l’une de ses préoccupations majeures qui lui avait fait écrire Le débat interdit puis Le théorème du lampadaire : il est impossible de concevoir ce que l’on ne sait pas ou ne veut pas nommer. L’économiste ici s’inquiète de ce que ceux-là même qui ont voulu contester analyses et prescriptions de la nouvelle école classique en ont utilisé le langage. Il n’y a pas, pour lui, de pensée unique mais un appauvrissement du langage qui empêche de s’emparer des vrais problèmes. Le risque est grand alors de se placer dans la position d’accepter le malheur des crises qu’il serait impossible de conjurer. Jean-Paul Fitoussi conserve, pour sa part, l’ultime conviction que notre destin est entre nos mains pourvu de pouvoir lever les limites imposées à la pensée par les règles du langage comme du gouvernement.

(xii)

Toute l’œuvre de Jean-Paul Fitoussi est une invitation à poursuivre dans la voie qu’il a choisie dès l’abord et qu’il a enrichie au fil des années. Cette voie a une dimension proprement scientifique qui ne peut que se nourrir de la lecture de ses travaux et de celle des grands auteurs à laquelle il nous a toujours convié. Elle a aussi une dimension politique et éthique qui veut que l’on ne puisse jamais dissocier la théorie économique de l’environnement institutionnel dans lequel elle est développée, une autre façon de dire que l’économie est politique.

Jean-Luc Gaffard (OFCE Sciences-Po, Université Côte d’Azur, Institut Universitaire de France)

Références

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Fitoussi J.-P. (2020) : Comme on nous parle, Paris : Les Liens qui Libèrent.

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Fitoussi J.-P. et N. Georgescu-Roegen (1980): ‘Structure and Unvoluntary Unemployment’ in E. Malinvaud et J.-P. Fitoussi (eds.), Unemployment in Western Countries, London, Macmillan.

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Hommage à Jean-Paul Fitoussi par Françoise Milewski et Hélène Périvier

Le décès de Jean-Paul Fitoussi le 15 avril 2022 nous plonge dans la plus grande tristesse. Bien plus qu’un président de l’OFCE, il nous a toutes deux, à des moments divers, accompagnées dans nos projets avec bienveillance. En particulier, c’est grâce à son soutien que le programme PRESAGE a pu voir le jour.



Jean-Paul Fitoussi était un grand économiste, beaucoup l’ont déjà souligné. Ses apports à la théorie économique, ses contributions aux débats de politique économique et ses talents d’enseignant ont été décrits dans les multiples hommages qu’a suscités sa disparition.

L’analyse des inégalités socioéconomiques tenait une place majeure dans ses réflexions, notamment celles dues au chômage. Il a dénoncé l’injustice sociale sous toutes ses formes. Lorsque nous lui avons pointé l’absence de perspective en termes d’inégalités femmes-hommes dans les travaux de l’OFCE, thème pourtant essentiel à la compréhension du fonctionnement de nos sociétés et de nos économies, il nous approuva immédiatement. Ainsi, en 2004 pour la première fois, la Revue de l’OFCE éditait un numéro spécial Travail des femmes et inégalités. Une conférence de presse fut organisée pour en faire la promotion et elle fut l’occasion pour Jean-Paul Fitoussi de marquer ce nouvel élan pour notre institution.

Puis, lorsque nous lui fîmes part de notre projet de créer un programme académique dédié à ces questions et plus largement à la perspective de genre en sciences sociales, son enthousiasme fut immédiat. Economiste engagé qui prenait part aux enjeux de la cité, il se laissa vite convaincre de l’intérêt de notre démarche. Il s’agissait d’institutionaliser les études sur le genre à Sciences Po, en créant un programme de recherche pluridisciplinaire et d’enseignements destinés à diffuser ces thématiques auprès des élèves par un vaste ensemble de cours intégrés au collège universitaire et aux écoles.

Il n’en fut pas seulement la caution, certes indispensable pour porter un projet d’une telle ampleur au sein de Sciences Po, mais il en fut partie prenante. C’est grâce à lui que nous avons pu échanger avec Amartya Sen, qui a accepté d’être membre du Conseil scientifique de PRESAGE, un atout incontestable pour ancrer ce projet dans l’international. Il s’impliqua personnellement dans l’émergence du programme en 2010, y compris dans les méandres de la définition des contours institutionnels que nous pouvions lui donner (une chaire, un pôle, un programme… ?) et pour vaincre les résistances que toute nouvelle initiative suscite. Il défendit le projet à Sciences Po et il mit sa notoriété à son service. Allez-y ! Foncez ! nous dit-il. Comment espérer mieux… Comment expliquer autrement que ce programme, à vocation intrinsèquement transversal et pluridisciplinaire, ait été ancré à l’OFCE ? Et que cela ait perduré ? Avec le soutien de Jean-Paul Fitoussi, tout était possible !

Au quotidien, les discussions avec Jean-Paul Fitoussi étaient toujours un moment de plaisir et de défi. Sa voix basse vous obligeait à prêter attention à son propos, son flot lent et ponctué de « hum » et de « je réfléchis tout haut » vous laissait le temps d’affûter vos arguments. Il n’avait que faire des idées reçues, lui qui dénonçait « le débat interdit », lui que la pensée unique indignait, lui que le point de vue dominant inquiétait. Être à contrecourant d’une pensée dominante ne lui faisait pas peur ; il y trouvait même un certain plaisir.

Au quotidien, il était facile d’être gagné par son enthousiasme et sa détermination. Sa persévérance était réconfortante, encourageante.

Au quotidien, nous avons eu la chance de côtoyer un homme chaleureux qui marquera à jamais nos mémoires.

Merci cher Jean-Paul !

Françoise Milewski et Hélène Périvier




Jean-Paul Fitoussi, brillant économiste et penseur de la société par Xavier Ragot

(né le 19 août 1942 à La Goulette (Tunisie), décédé le 15 avril 2022 à Paris)

L’économiste Jean-Paul Fitoussi nous a quittés le 15 avril à Paris.  Docteur d’État en sciences économiques et agrégé, il a commencé sa carrière comme professeur à l’Université de Strasbourg puis à l’Institut universitaire européen de Florence avant de rejoindre Sciences Po et de devenir président de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) de 1989 à 2010. Officier de la Légion d’honneur, docteur Honoris Causa de nombreuses universités, ses travaux ont été reconnus par de nombreux prix internationaux.  Il a contribué à de nombreuses institutions en France et en Italie où il enseignait également et où sa renommée était aussi très importante.



Jean-Paul Fitoussi était un grand économiste mais aussi un penseur de la société. Il comprenait que nos économies génèrent de fortes instabilités. L’inflation élevée des années 1970, le chômage de masse qui s’installe dans les années 1980, les taux d’intérêt élevés des 1990 du fait de la convergence vers l’euro, la crise financière de 2008, la crise sanitaire, puis la crise géopolitique et énergétique actuelle : l’instabilité économique est la norme, frappe les plus fragiles, et l’intervention publique doit être la constante. Le capitalisme n’est pas un système stable où les femmes et les hommes politiques ne changent que des paramètres techniques, comme un impôt, ou des paramètres du système de retraite, par exemple. Il nécessite une intervention constante par la politique budgétaire et monétaire, avec des instruments à chaque fois adaptés. Ses réflexions les plus récentes portaient sur les effets sur les ménages les plus pauvres de la hausse de l’inflation et des prix de l’énergie depuis l’invasion de l’Ukraine. Comment réduire la dépendance énergétique sans pénaliser les ménages les plus pauvres ?

Jean-Paul Fitoussi a su tirer les implications pour la construction européenne. On ne peut pas construire une gouvernance économique par des règles économiques :  les critères de 3% de déficit public et de 60 % de dette publique, en plus d’être arbitraires, détournent la réflexion des déséquilibres qui s’accumulent hors du budget de l’État. Il ne faut pas de règles uniformes mais un lieu de débat pour identifier les déséquilibres et anticiper les crises à venir, un lieu de souveraineté européenne donc. Pour Jean-Paul Fitoussi, la souveraineté européenne n’a pas pour rôle l’affrontement mais la coordination et la gestion de l’exception économique.

Cependant, le but de cette coordination économique ne peut être de maximiser la croissance sans se soucier des inégalités ou de la soutenabilité. Il s’agit de contribuer au bien-être commun. La force intellectuelle de Jean-Paul Fitoussi rencontre ici la modestie de l’économiste. Ce n’est pas à l’économiste de donner le sens de l’économie mais à la démocratie de montrer les futurs souhaitables. Les contributions de Jean-Paul Fitoussi ont donc porté sur la définition et la mesure du bien-être. Au sein de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, il a contribué dès 2009 à élargir les mesures du progrès économique au-delà de la seule croissance du PIB.

Mais Jean-Paul Fitoussi était aussi un constructeur et avait le souci de participer à la vie de la cité.  Il est devenu Président de l’OFCE en 1989 et a dirigé l’institut pendant 20 ans, faisant de l’OFCE un centre reconnu internationalement. Tous ceux qui ont travaillé avec lui peuvent témoigner de sa gentillesse, son attention, son humour aussi. Le souci des autres n’était pas qu’une attitude intellectuelle. Pendant 20 ans il était secrétaire général de l’Association internationale des Sciences Économiques, participant à la réflexion internationale avec Arrow, Sen, Phelps, Solow, tous prix Nobel et ses amis.

Enfin, il a contribué à de nombreuses évolutions à Sciences Po, étant un grand architecte de l’établissement. Il a participé à son ouverture sociale et à la création du département d’économie. La pertinence de ses conceptions et son sens de la pédagogie lui ont donné une place particulière dans le débat public. Consulté par tous les gouvernements, jamais avare de son temps pour expliquer les enjeux de politique économique, avec les étudiants comme avec les présidents de la République.

Jean-Paul Fitoussi nous quitte au moment où l’on a le plus besoin de sa pensée. Par sa conception du rôle de l’économiste dans la cité, son attention aux crises et aux difficultés économiques des plus fragiles, on peut qualifier Jean-Paul Fitoussi de keynésien. C’est à la fois juste, mais réducteur. Il faut élargir la focale et mieux le présenter : un honnête homme et un grand économiste.

Xavier Ragot




À la mémoire de Jean-Paul Fitoussi par Xavier Timbeau

« Dans le long terme nous serons tous morts ». Nous avions l’habitude de plaisanter avec cette citation de Keynes, pas la plus profonde bien sûr. Cher Jean-Paul, je pratique aujourd’hui le tutoiement, après toutes ces années d’un vouvoiement de respect, un peu dérisoire aujourd’hui que nous y sommes à ce funeste long terme. Cette plaisanterie avait un quelque chose de défi et de fierté qui répondait à tous ceux qui nous mettaient dans une case, celle des keynésiens, en guise d’insulte.



Dans les années 1980, mais aussi 1990 ou 2000, être « keynésien » était un anathème. Des gens en costume gris pensaient avoir emporté la bataille idéologique après Friedman, Lucas, Kydland ou Prescott ou Fama. Ils avaient déconstruit, croyaient-ils, l’héritage de la Théorie Générale, et apporté point par point la contradiction à chacune de ses conclusions. Pour eux, keynésien voulait dire ancré dans une pensée dépassée et nuisible. Cela voulait dire ne pas comprendre l’économie et proposer naïvement d’empirer les maux de la société en appliquant de vieilles recettes. Nous savons que la suite des événements leur a donné tort. Mais ils se trompaient déjà lorsqu’ils clamaient que la rigueur budgétaire ou l’indépendance de la Banque centrale était les conditions d’une économie stable, prospère et juste. Et ça, tu l’avais écrit bien avant beaucoup d’autres, avant la crise de 2008 ou celle des dettes souveraines. Tu nous avais convaincus et nous, à tes côtés, avons essayé par tous les moyens de faire entrer ces idées par toutes les portes et fenêtres de la construction européenne. Peut-être les timides évolutions que nous voyons aujourd’hui s’en sont nourries, et peut-être pouvons-nous en être fiers.

Les radicaux, quant à eux, en demandaient toujours plus et dénonçaient le compromis avec l’économie de marché. Pour eux, dénoncer les inégalités, la fatalité du chômage, le déficit d’avenir, vouloir les mettre au cœur de notre système statistique ou prendre la mesure des dommages à l’environnement, n’était pas le bon chemin. Keynésien signifie pour eux renoncer à changer le capitalisme et en être l’idiot utile. Ce fut ainsi pendant et après la Commission Stiglitz, où pourtant des progrès sensibles ont été accomplis dans la définition d’objectifs renouvelés pour les politiques publiques. Pas de table renversée mais une feuille de route clarifiée. La suite des événements ne leur a pas encore donné tort tant la crise écologique se fait pressante et que le capitalisme n’est pas dompté. Pourtant, ta contribution est indiscutable.

J’aimerais répondre à tous ceux qui t’ont pris de haut deux trois choses que je sais de toi.

De ces deux décennies à travailler ensemble au quotidien j’ai tiré quelques leçons sur la façon d’étudier les économies modernes. Premièrement, la théorie est nécessaire, elle est au cœur d’une analyse construite et on ne peut s’en passer. Il n’y a pas de théorie mainstream. Il ne faut pas confondre les constructions théoriques avec les dogmatismes qui en découlent et qui n’en sont que des mauvaises lectures. Si être traité de keynésien doit signifier quelque chose, cela part de la théorie en ce qu’elle est un langage commun qui permet de comprendre. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises théories, il n’y a qu’un effort collectif d’intelligence de l’économie. C’est au nom de cela que tu as animé un réseau de grands économistes : Kenneth Arrow, Robert Solow, Joseph Stiglitz, Edmund Phelps, Tony Atkinson, François Bourguignon, Olivier Blanchard, Robert Gordon ou encore Amartya Sen. On te jalousait parfois cette assemblée de prix Nobels passés ou futurs, mais s’ils t’écoutaient et s’ils répondaient présents à chacune de tes invitations, c’est parce qu’ils appréciaient ton éclectisme intellectuel.

La théorie est nécessaire donc, mais elle n’est pas tout. Tu aimais la lumière, mais pas celle des projecteurs. Celle des rives de la méditerranée, qui réchauffe et qui aveugle. C’est la lumière de la réalité, de ce qui se passe dans le monde et qu’il faut comprendre pour en chasser les injustices. C’est cet amour de la lumière que tu partageais avec Albert Camus parce qu’aussi noires que soient nos pensées, elles ne pourront jamais masquer cette lumière-là. Mettre la réalité au cœur de l’économie c’est une de ces attitudes, évidentes et rares, qui ont fait de toi un économiste original et fécond. Ce second principe est une bonne raison de se faire traiter de « keynésien ».

Et puis, troisièmement, la connaissance doit servir et bien servir. Non pas que nous sachions mieux que les autres comment le monde fonctionne, mais parce que les représentations du monde que construit la science économique façonnent nos sociétés. La construction européenne en est un exemple extraordinaire, comme tu aimais à nous le rappeler. Et si nos représentations ne sont pas justes, nous sommes responsables de faire en sorte qu’elles soient moins nuisibles que bien d’autres. Bien servir, c’est donc faire barrage à ces mauvaises recettes et tâcher de convaincre qu’il en existe de meilleures. Ton effort constant à transmettre aux étudiants de Sciences Po, d’y faire contrepoids à la pensée unique d’alors en est un témoignage. Je rencontre souvent de tes anciens étudiants à qui tu as su transmettre cette petite étincelle de doute lumineux. Mais tu nous as aussi poussés à l’OFCE à faire cette économie utile et appliquée que nous essayons toujours de porter.

Ces trois principes devraient être partagés par tous les économistes de la planète. Maîtriser les aspects théoriques, connaître la réalité, quantifier et savoir prendre du recul. Ne jamais se masquer face aux douleurs aveuglantes du monde et conserver notre indignation. Ne jamais céder aux dogmatismes. Expliquer et comprendre les politiques et celles et ceux qui les font. Sans relâche, débattre et convaincre. Nous serions alors tous vraiment keynésiens et pas seulement lorsque le monde s’écroule.

Ces principes sont la dette que j’ai envers toi. Et cette dette n’est pas de celles qui se remboursent. Elle est une dette qui enrichit et qu’on transmet.

Xavier Timbeau




L’imposition des couples dans la campagne présidentielle

Muriel Pucci, Hélène Périvier et Guillaume Allègre

Aujourd’hui, les couples sont imposés au titre de l’impôt sur le revenu différemment selon leur statut marital. Alors que les couples en union libre déclarent séparément leurs revenus, les couples mariés ou pacsés les déclarent conjointement et disposent de 2 parts fiscales. C’est donc la moyenne des revenus des deux conjoints, et non pas les revenus individuels, qui détermine le taux marginal et moyen d’imposition dans le barème progressif. Ce dispositif de parts attribuées aux couples mariés/pacsés est communément appelé « quotient conjugal » (QC). Les parts fiscales attribuées au titre des personnes dépendantes (enfants, etc.) s’ajoutent à celles du QC, l’ensemble est communément appelé « quotient familial » (QF). Ce système de parts a pour but de tenir compte de la faculté contributive du foyer à payer l’impôt.



Le système est depuis longtemps critiqué dans la sphère académique (Glaude 1991 ; Lanquetin et al. 2004 ; Landais et al. 2011 ; Allègre, Périvier et Pucci, 2021 ; André et Sireyjol, 2021), au nom de l’efficacité – il décourage l’activité des femmes mariées ou pacsées ; l’avantage qu’il procure croît avec l’écart de revenus entre conjoints et, à revenu total donné, il est maximal pour les couples mono-actifs –, et au nom de l’équité fiscale – ce système avantage les couples relativement aux célibataires, et lorsqu’il existe, son bénéfice croît avec le taux marginal d’imposition et donc avec le revenu total du couple. Il est également critiqué au nom de valeurs progressistes car il encourage le modèle du couple marié de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer des années 1950. Le QC est ainsi en décalage avec la diversification des configurations familiales, l’augmentation des unions libres, des divorces et des recompositions familiales. Enfin, ce dispositif représente un choix politique dont les conséquences en termes de recettes fiscales sont importantes et les effets redistributifs peu visibles. Le prélèvement à la source a certes individualisé le mode de prélèvement de l’impôt mais il n’a pas changé son mode de calcul. Néanmoins, ce dispositif rend visible le décalage entre revenu individuel et taux d’imposition pour les couples au sein desquels les revenus sont inégaux.

Deux propositions de candidats à l’élection présidentielle ont émergé durant la campagne présidentielle. D’un côté, l’une des propositions prévoit d’ouvrir le QC aux couples en union libre afin de leur permettre de réduire leur impôt à l’instar des couples mariés ou pacsés qui bénéficient de ce dispositif. Cette proposition ne résout ni le problème de la désincitation au travail des femmes ni celui de l’équité fiscale. Cette proposition s’inscrit dans une perspective plutôt conservatrice au regard de l’organisation des couples, mais avec une dimension progressiste car il s’agit d’étendre le dispositif aux couples non mariés. De l’autre côté, dans la seconde proposition, il est question de supprimer le QC en l’associant à un renforcement de la progressivité du barème de l’IR, ce qui s’inscrit dans une logique progressiste.  

Pourquoi réformer le QC ?

Ce mode de calcul de l’impôt sur le revenu des couples présente trois défauts majeurs dont les effets se cumulent.

L’unité fiscale de référence est l’individu lorsque le couple vit en union libre et le couple lorsqu’il est marié ou pacsé. La solidarité entre concubins en union libre n’est pas reconnue mais la solidarité au sein des couples mariés ou pacsés, en termes de partage des revenus, est supposée totale, ce qui dans les deux cas ne reflète pas la réalité. Le droit social de ce point de vue est davantage cohérent puisqu’il ne tient pas compte du statut marital des couples pour définir leurs droits aux prestations. Lorsque les revenus des deux conjoints sont suffisamment différents, l’imposition commune permet le plus souvent de réduire le taux moyen d’imposition. Mais lorsque les couples ont des enfants à charge, une déclaration séparée optimisant le choix du conjoint qui déclare la charge d’enfants peut être plus avantageuse.

L’équité fiscale implique notamment que l’impôt dépende de la capacité contributive du foyer. Or, le QC ne respecte pas ce principe. En effet le principe de la capacité contributive conduit à chercher à imposer le niveau de vie des foyers et non pas le revenu. Pour comparer le niveau de vie de foyers de taille différente, on doit tenir compte des économies d’échelle que procure la vie en commun. Les échelles d’équivalence permettent, même imparfaitement, d’en rendre compte en se ramenant à un nombre de parts en équivalent adultes. Ainsi, si un célibataire compte pour une part, un couple doit compter pour 1,5 part. Or le QC accorde deux parts fiscales aux couples mariés ou pacsés. Au-delà de la question du traitement différencié des couples selon leur statut marital, l’imposition des couples sous-estime donc le niveau de vie des couples relativement à celui des personnes seules et n’impose pas ces deux catégories de contribuables de façon équitable[1]. À cela s’ajoute le fait que l’avantage fiscal que procure le quotient conjugal aux couples mono-actifs ou au sein desquels l’un des conjoints a un revenu nettement plus faible que l’autre (2 fois plus faibles par exemple) augmente en moyenne avec le niveau de revenu total du couple.

Enfin, le QC est avantageux lorsqu’il existe un écart de revenu important entre les deux conjoints, c’est tout l’esprit de ce système puisqu’il s’agissait dans les années 1950 de tenir compte du fait qu’étant inactive, l’épouse constituait une charge pour son conjoint. De ce fait, ce système encourage la spécialisation des rôles au sein des couples. Certes aujourd’hui la plupart des femmes sont actives, mais elles sont plus souvent à temps partiel que les hommes. Trois femmes en couple sur quatre gagnent moins que leur conjoint (Morin, 2014).  Le QC revient à ce que la conjointe, qui le plus souvent a le revenu le plus faible, supporte un taux d’imposition plus élevé que si elle déclarait son revenu séparément, et le conjoint ayant le revenu le plus élevé bénéficie d’un taux marginal plus faible que s’il était célibataire[2]. Le QC est une incitation supplémentaire à travailler davantage pour le conjoint (alors que celui-ci a déjà le salaire horaire le plus élevé).

Étendre le quotient conjugal aux couples vivant en union libre

Cette proposition a ceci de progressiste qu’elle reconnaît les couples vivant en union libre et aligne leur régime fiscal sur celui des couples mariés et pacsés, comme c’est le cas pour les politiques sociales. Mais elle ne répond pas aux trois problèmes posés par le quotient conjugal puisqu’elle consiste à étendre ce dispositif qui, lui, est conservateur en matière de division sexuée des rôles au sein du couple. Elle induit une nouvelle distorsion entre les couples selon le statut marital ; en effet alors que les concubins auraient le choix entre QC et imposition individuelle, les couples mariés et pacsés resteraient contraints de faire une déclaration commune quand bien même une imposition séparée leur serait plus avantageuse. Pour éviter cet écueil, cette proposition aurait dû être associée à une option d’individualisation de l’impôt pour les couples mariés ou pacsés.

Par ailleurs, l’effet potentiellement désincitatif au travail des femmes vivant en union libre risque d’accroître les inégalités entre les sexes : en cas de séparation, contrairement au mariage, dans le cadre de l’union libre aucune prestation compensatoire n’est prévue pour prendre en compte le retrait total ou partiel des femmes pour s’occuper des enfants par exemple.

En 2021, nous avons évalué l’effet du quotient conjugal et chiffré plusieurs réformes du mode de calcul de l’imposition des couples selon leur décile de revenu[3]. En supposant que les couples en union libre choisissent systématiquement le mode d’imposition le plus avantageux, plus de la moitié des concubins des 2 derniers déciles[4] de niveau de vie pourraient voir leur impôt diminuer contre moins d’un quart dans les 4 premiers déciles (graphique 1), moins souvent imposables. Cette proposition conduirait à réduire les recettes fiscales d’environ 800 millions d’euros par an, dont 44% reviendrait à des couples faisant partie des 20% des ménages les plus riches.

Étendre l’imposition séparée aux couples mariés et pacsés

Cette proposition est présentée comme une mesure de justice fiscale, le système actuel étant jugé injuste du point de vue de l’équité verticale car il bénéficie aux plus riches mais aussi comme la remise en cause d’un système patriarcal favorisant les inégalités salariales entre les sexes.

En supposant que les couples mariés et pacsés répartissent leurs enfants entre les deux déclarations de revenu de sorte à minimiser leur impôt total, nous avons chiffré que cette réforme rapporterait 7,2 milliards d’euros de plus de recettes fiscales (Allègre, Périvier et Pucci, 2021, op cit).  Toutefois, si cette réforme affecte surtout les ménages des derniers déciles de niveau de vie, elle fait aussi des perdants parmi les plus modestes des couples imposables : certains couples modestes, mono-actifs notamment, verraient leur impôt augmenter de façon significative relativement à leur revenu (graphique 2). Les deux candidats proposent également de renforcer la progressivité du barème, ce qui permettrait de compenser les foyers fiscaux les plus modestes en redistribuant aux couples imposables les plus modestes une partie des recettes fiscales issues de l’individualisation.

D’autres réformes sont possibles

Notre étude de 2021 chiffrait deux autres scénarios de réforme de l’imposition des couples répondant en partie aux problèmes posés par le QC.

Pour aligner les statuts fiscaux des couples, une réforme alternative consisterait à ouvrir le choix à tous les couples entre imposition jointe et séparée et en cas d’imposition jointe, à réduire le nombre de parts attribué au couple à 1,5 au lieu de 2. Les recettes fiscales augmenteraient de 3,8 milliards (pour 45% de couples mariés/pacsés perdants) qui là encore pourraient être redistribués aux couples imposables les plus modestes.

Pour aller progressivement vers l’individualisation de l’IR sans pénaliser les couples imposables les plus modestes, une autre voie consisterait à plafonner le bénéfice du quotient conjugal, à l’image du plafonnement du quotient familial. En retenant le même plafond que pour le quotient familial (soit 1 525 euros par demi-part), seuls 7% des couples mariés/pacsés seraient perdants à cette réforme, et par construction ceux-ci seraient concentrés parmi les plus aisés. Les couples mono-actifs aisés seraient parmi les plus affectés. Les recettes fiscales augmenteraient de 3 milliards d’euros.

Pour aller plus loin : Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.


[1] Notons qu’il est impossible de compter pour moins d’une part chacun les concubins qui déclare son revenu séparément ; les deux concubins comptent donc comme deux célibataires.

[2] Depuis la réforme du prélèvement à la source (2019), l’impôt du conjoint qui a le revenu le plus faible est calculé à partir de ses seuls revenus lorsque les conjoints optent pour le taux individualisé. L’impôt du conjoint au revenu le plus élevé est alors défini comme un solde à partir de l’impôt dû par le couple (il bénéficie ainsi de l’intégralité des gains à l’imposition commune lorsqu’ils existent). Il demeure toutefois que l’impôt total des couples augmente relativement plus quand la femme augmente son revenu salarial que si elle faisait une déclaration séparée.

[3] Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.

[4] Les déciles de niveau de vie dans les graphiques sont calculés sur l’ensemble de la population et non pas sur le seul champ des couples.




Notre planète, notre santé, notre priorité !

Par Éloi Laurent

« Sommes-nous capables de repenser un monde dans lequel les économies privilégient la santé et le bien-être ? ». C’est avec ces mots que l’OMS a choisi d’interpeller les gouvernements et les citoyen(ne)s du monde entier à l’occasion de la journée mondiale de la santé, le 7 avril 2022, qui marque le 74e anniversaire de sa fondation et de l’entrée en vigueur de sa Constitution.

Cet anniversaire dont le thème est « notre planète, notre santé », intervient quelques semaines après la publication de trois articles importants qui permettent d’en saisir toute la pertinence et la portée.



Les deux premiers articles témoignent des progrès des connaissances quant à l’émergence du SARS-CoV-2 à l’origine de la pandémie de Covid-19. Leurs auteur(e)s affirment que, d’une part, « très probablement », la pandémie résulte bien d’une zoonose (c’est-à-dire d’une transmission d’un animal à l’espèce humaine), comme ce fut le cas du SARS-CoV-1 en 2002/2003 et que, d’autre part, c’est bien sur le marché d’animaux vivants de Wuhan que cette transmission a eu lieu pour la première fois. C’est une avancée majeure dans un débat scientifique qui a été âprement disputé depuis deux ans et où toutes les hypothèses ont été sérieusement considérées.

Le troisième article porte sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 et permet de mesurer l’ampleur du choc sanitaire que celle-ci a engendré. Ses auteur(e)s estiment la surmortalité due à la pandémie mondiale dans 191 pays et territoires du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2021 pour conclure à un écart de 1 à 3 entre leurs estimations et les chiffres officiels : compte tenu d’erreurs et de fautes dans le recensement des morts par Covid, il ne faudrait pas déplorer 5 940 000 morts au plan mondial sur cette période, mais 18 200 000 (une surmortalité mondiale de l’ordre de 16%).

Pour certains pays, comme l’Inde, l’écart est véritablement considérable : de 489 000 officiels à 4 070 000 morts estimés. Pour la France, ce même écart est substantiel : de 122 000 à 155 000, soit une différence équivalente aux morts officiels de la première vague du printemps 2020. Et encore cette estimation mondiale repose-t-elle sur le chiffre de 17 900 morts chinois (près de 4 fois plus qu’annoncé officiellement), auquel il est tout bonnement impossible de croire.

Il est donc manifeste que la santé humaine est « inextricablement liée » à la santé des écosystèmes et de la biodiversité, ce qui implique, comme le souligne à juste titre l’OMS, que le lien santé-environnement doit devenir la colonne vertébrale d’une économie du bien-être calibrée pour le 21e siècle.

Cette colonne vertébrale est notamment constituée, sur le plan académique, de l’approche « One Health » (« Une seule santé ») qu’un panel d’experts de haut niveau sur le sujet, dont Serge Morand est le seul membre français, a été chargé en novembre 2020 de consolider et d’institutionnaliser sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et de l’OMS. Santé humaine, santé animale, santé végétale, santé environnementale, nous apprennent ces experts, sont complémentaires et interdépendantes.

Le défi climatique met de la même manière en évidence l’intersection des thématiques sanitaire et environnementale. Le deuxième volet du Rapport AR6 du GIEC, qui porte sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité et compte 3 676 pages, ne comporte ainsi pas moins de 4 853 occurrences du mot « santé ».

Dans ces conditions, l’OMS elle-même pourrait vouloir actualiser sa propre définition de la santé, qui date de 1948 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Afin d’actualiser cette définition, on peut vouloir définir la « pleine santé » comme « un état continu de bien-être : physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’important dans cette définition est de bien souligner le caractère holistique de la démarche, la continuité de la santé, qui lie la santé mentale à la santé physiologique, la sante individuelle à la santé collective et la santé humaine à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités.

Cette redéfinition et son adoption par les États membres de l’OMS permettrait par exemple qu’en France, les questions sanitaires soient systématiquement étudiées sous l’angle environnemental, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui comme le montre le foisonnement de rapports et de propositions sur l’avenir du système de santé français, et plus largement sur l’Assurance maladie et son financement, dont le point commun est de faire à peu près complètement l’impasse sur l’enjeu écologique. Or s’il y a une « Grande Sécu » à inventer, c’est une Sécurité sociale-écologique.

La pandémie de Covid-19 a montré combien la santé est une affaire collective que les appels à la « responsabilité individuelle » brouillent et dénaturent, mais le collectif dont il faut prendre acte et devenir partenaire dépasse de loin la seule espèce humaine.




Faire face à l’inflation : un défi structurel

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno

Introduction

En février 2022 le taux d’inflation annuel (mesuré par les données mensuelles de l’IPCH) a été aux États-Unis de 7,9%, en Grande-Bretagne de 5,4%, en zone euro de 5,8%, en Allemagne de 5,5%, en Espagne de 7,5%, en France de 4,1%, en Italie de 6,2%, aux Pays-Bas de 7,2%. Ces tensions, qui ont pu être jugées temporaires, pourraient d’autant plus facilement perdurer que, en conséquence de la guerre en Ukraine, de fortes et nouvelles hausses de prix interviennent sur les marchés de matières premières et de produits agricoles qui devraient largement se propager aux autres secteurs de l’économie.



Ce retour de l’inflation, après quelque quatre décennies de « Grande Modération », est susceptible de faire renaître le débat qui a opposé keynésiens et monétaristes, économistes de la demande et économistes de l’offre dans les années 1970. La question posée reste la même : celle des causes et coûts de l’inflation ainsi que des remèdes. Le sujet largement occulté reste le même : l’hétérogénéité des secteurs (des micromarchés) en termes de demande ou d’offre excédentaire. Le but de ce billet est de contribuer à éclairer les mécanismes à l’œuvre aujourd’hui en s’appuyant sur des éléments puisés dans la littérature économique de façon à établir les mesures appropriées pour y faire face.

Causes et coûts de l’inflation

L’inflation, qu’il s’agisse d’une inflation tirée par la demande ou d’une inflation poussée par les coûts, résulte de déséquilibres de marché (entre la demande et l’offre des différents secteurs) affectant tout ou partie de l’économie. Ces déséquilibres ont une dimension structurelle quand ils révèlent des changements des paramètres fondamentaux (technologies et préférences) rendant d’actualité une reconfiguration du tissu productif inhérente au progrès technique et à la croissance. Ils peuvent aussi être le fruit de chocs géopolitiques affectant notamment les marchés de matières premières. Sont en jeu les comportements en matière de prix, de quantités produites et d’investissement des entreprises concernées dans différents secteurs. Inversement, des changements structurels importants peuvent résulter d’une forte inflation qui modifie la répartition des revenus et des richesses au détriment des revenus contractualisés (salaires et retraites) avec pour conséquence de pénaliser les achats de biens salariaux et de favoriser celle de biens de luxe[1]. Ils peuvent, en outre, résulter du raccourcissement de l’horizon temporel des entreprises qui ne sont plus incitées à investir à long terme et vont chercher à être flexibles à court terme au risque de contraindre davantage l’offre et d’initier une inflation encore plus forte[2].

S’interroger sur le caractère transitoire ou durable de l’inflation est une façon de détourner l’attention de cette réalité complexe. Tout se passe en effet, dans ce cas de figure, comme si le choix était entre une situation dans laquelle l’inflation n’était qu’un épisode rapidement clos du fait d’un retour à l’équilibre de long terme et une situation où tout contrôle serait perdu le plus vraisemblablement du fait de l’attitude des autorités budgétaires et monétaires persistant dans une relance globale de l’économie. Le débat est celui mis en scène par les monétaristes qui font de l’inflation un phénomène purement monétaire et incriminent comme seule cause de ce phénomène l’impéritie des gouvernements[3]. Soit les gouvernements reviennent à la raison, soit l’économie est sujette à une hyperinflation. Cette approche du problème ignore que l’inflation nait de déséquilibres sectoriels de marché qui sont dans la nature du fonctionnement d’économies soumises de manière récurrente à des changements structurels, qu’une analyse d’équilibre ne peut pas capturer de façon adequate ; ignore par la même occasion qu’une inflation modérée est requise pour rendre plus aisées les variations de prix relatifs et garantir la viabilité des mutations en cours, ignore enfin ce que sont les véritables coûts sociaux d’une inflation, situation dans laquelle  des distorsions sont introduites dans la structure des prix au risque d’engendrer une mauvaise allocation des ressources[4].

L’épisode de faible inflation revisité 

La stabilité des prix observée au cours des quarante dernières années est souvent attribuée par la théorie monétaire dominante à l’action des banques centrales devenues indépendantes. Elle est surtout révélatrice de l’absence de déséquilibres marqués sur les marchés du travail et des biens qui explique que l’on ait pu parler de Grande Modération. Sur le marché du travail, la modération salariale imposée a été rendue possible grâce à l’importation de biens de consommation en provenance des pays émergents produits à bas coûts (ce qui en a en même temps limité l’impact sur le pouvoir d’achat et donc sur l’instabilité sociale). La vigilance des autorités monétaires qui ont agi sur des taux d’intérêt maintenus longtemps élevés s’est accompagnée d’innovations financières qui ont permis, sur les marchés de biens, notamment de biens liés aux nouvelles technologies, de répondre au besoin de financement des investissements et de mettre en œuvre les capacités de production requises en regard des nouvelles demandes.

Depuis le début des années 2000, après une première crise financière (l’éclatement de la bulle internet), des tendances déflationnistes ont vu le jour. Un ralentissement des gains de productivité s’est produit en même temps qu’une insuffisance de demande, l’un et l’autre susceptibles d’annoncer une stagnation séculaire qui se reflèterait dans la baisse des taux d’intérêt devenus proches de zéro[5]. Cela s’est traduit par un excès d’épargne et un recul concomitant de l’investissement productif.  Les liquidités disponibles ont été affectées à des achats d’actifs financiers et immobiliers par les détenteurs de capitaux et au rachat de leurs propres actions par les entreprises. Il s’en est suivi une inflation du prix des actifs financiers et immobiliers alors que les prix des biens de consommation demeuraient stables toujours grâce à la modération salariale et aux importations en provenance des pays à bas salaires.

La résurgence de l’inflation

L’inflation a récemment resurgi sous la forme des hausses de prix sur les marchés de matières premières et de certains biens intermédiaires tels que les composants électroniques. Elle résulte d’un rebond exceptionnel d’activité consécutif à l’arrêt imposé par les contraintes sanitaires et de la persistance de goulets d’étranglement le long des chaînes mondiales d’approvisionnement que la guerre en Ukraine est venue exacerber[6].

Si ces hausses devaient être temporaires, elles ne se transmettraient pas nécessairement aux prix des produits finis car le plus souvent ces produits sont vendus sur des marchés à prix fixes, signifiant que les prix reflètent les coûts observés en moyenne sur une période assez longue, les coûts normaux, et non les fluctuations au jour le jour que l’on attribue à des phénomènes temporaires[7].

Cependant, les prix de certains produits de consommation courante, qu’il s’agisse de produits alimentaires ou de l’énergie, peuvent être, très vite et durablement, affectés par l’envolée des prix sur les marchés de matières premières, auquel cas la répartition des revenus sera elle-même affectée au détriment des ménages les plus pauvres. En outre, nombre d’entreprises dans différents secteurs, du fait de la hausse des prix des consommations intermédiaires, peuvent être confrontées à un manque de trésorerie susceptible d’affecter la poursuite de leur activité. Enfin, des recompositions de l’appareil productif impliquant investissements et relocalisations sont envisagées en réponse aux tensions inflationnistes dans le but pour les entreprises d’éviter de subir à l’avenir les effets de goulets d’étranglement. Cela semble être le cas pour les semi-conducteurs pour lesquels un plan européen est d’ores et déjà acté.

L’impact de la transition écologique et de la révolution digitale 

La résurgence de l’inflation intervient dans un environnement caractérisé par la transition écologique et la révolution digitale qui sont à l’origine d’un processus de destruction créatrice dont la conséquence est la formation de déséquilibres sur différents marchés. D’anciennes activités entrent en déclin et de nouvelles doivent se développer. D’un côté les entreprises font face à des chutes de demande qui les conduisent à licencier, de l’autre elles doivent augmenter leurs prix pour faire face aux hausses de coûts liées à l’ampleur des investissements à effectuer. Le secteur automobile confronté au passage du véhicule thermique au véhicule électrique est emblématique de cette évolution.

Une stagflation, mélange de hausse du chômage et de hausse des prix, n’est pas à écarter. Elle serait le fruit d’une dispersion accrue des demandes et offres excédentaires alors que prix et salaires sont plus flexibles à la hausse qu’à la baisse[8]. Elle persisterait si les ajustements de l’offre et de la demande dans les différents secteurs étaient bloqués ou ralentis faute d’investissements suffisants en capital physique et capital humain avec pour conséquence de peser négativement sur les gains de productivité et les taux de profit attendus.

Cette situation s’apparente à celle des années 1970 quand précisément la hausse des prix des matières premières a conduit à des restructurations industrielles visant à économiser les ressources et pour ce faire à redéfinir les modes de production. La réponse consistant à stimuler la consommation globale n’a fait, à cette époque, que renforcer les tendances inflationnistes sans résorber les poches de chômage alors qu’était en cause une défaillance de l’offre et donc de l’investissement dans les nouveaux domaines d’activité. Il a bien fallu alors retenir comme seul objectif l’éradication de l’inflation avec comme conséquence de contraindre les salaires réels mais aussi l’investissement, ce qui était, d’une certaine manière, accepter la défaite en renonçant à s’interroger sur les voies et moyens de la restructuration du tissu productif.

Le risque de dérive inflationniste

Aujourd’hui, les pressions sur les cours de toutes les matières premières vont persister voire s’amplifier car leurs marchés vont rester durablement déséquilibrés : dans le domaine des énergies fossiles où la demande reste élevée alors que les investissements sont en recul, dans celui des matières premières exigées par la transition énergétique, dans celui des productions agricoles soumises aux aléas climatiques. Sans compter les raretés induites par les embargos, voulus ou subis, liés aux événements géopolitiques. En outre, les coûts de construction des nouvelles capacités requises par la transition seront élevés et en partie répercutés sur les prix des produits. Enfin, des tensions salariales peuvent apparaître dans les pays où le taux de chômage est faible d’autant que l’offre de travail dans les métiers nouvellement demandés y est encore limitée, sans toutefois que l’on puisse s’attendre à une spirale inflationniste dans le contexte institutionnel actuel.

D’un autre côté, la persistance d’un excès d’épargne reflétant aussi bien le peu de confiance des plus riches dans l’avenir prenant la forme d’achats d’actifs existants que la hausse de l’épargne de précaution des plus modestes maintient une pression déflationniste.

L’impasse monétaire

Si l’inflation devait persister et s’amplifier, il y a peu de doute que le débat vieux de cinquante ans resurgirait et que serait accusée une politique budgétaire et monétaire trop accommodante justifiant une hausse des taux d’intérêt. La situation des États-Unis pourrait donner lieu à pareil revirement[9]. L’erreur serait, pourtant, de s’en tenir à la dimension globale du phénomène et d’ignorer la nécessaire adaptation sectorielle de l’offre aux nouvelles conditions de croissance.

De fait, une politique monétaire fortement et rapidement restrictive aurait pour effet un effondrement des marchés financiers et un alourdissement du coût des dettes publiques en outre différencié suivant les pays créant une difficulté particulière au sein de la zone euro. Cela comprimerait la demande globale, nuirait à la croissance, sans résoudre aucun des déséquilibres sectoriels et des goulets d’étranglement qui caractérisent la mutation structurelle de l’économie. Les pressions inflationnistes seraient contenues mais au prix d’une pénalisation des investissements productifs, d’une hausse du taux de chômage et de retards pris dans les mutations structurelles.

L’impasse dans laquelle se trouve la politique monétaire vient de ce qu’elle ne peut avoir pour but de combattre une inflation qui peut s’avérer utile si elle reste modérée et favorise les ajustements structurels. Il revient alors aux Banques Centrales et notamment à la Banque Centrale Européenne de s’en tenir à préserver la stabilité financière en prévenant des hausses de taux d’intérêt malencontreuses[10]. La stabilisation de l’économie au sens large ne dépend pas de la contrainte monétaire globale. Ce qui importe c’est la façon dont les contraintes de financement vont jouer sur l’allocation du capital.

Les moyens d’une transition réussie

Le scénario favorable est celui dans lequel seraient engagés les investissements en capital physique et en capital humain nécessaires pour que les ajustements structurels puissent prendre place et les déséquilibres sectoriels (excès d’offre et de demande) soient en voie de résorption. La tenue de ce scénario dépend du comportement des pouvoirs publics, des intermédiaires financiers et des entreprises.

Les pouvoirs publics doivent créer un environnement favorable à la mise en œuvre des mutations structurelles par le moyen de l’investissement public, de la réglementation, des subventions et de la taxation. L’objectif est de mobiliser les ressources publiques disponibles pour orienter les décisions d’investissement vers les nouvelles activités dont le développement est requis par la transition écologique et la révolution digitale. Ce choix ne dispense pas de devoir affronter des difficultés à court terme pouvant impliquer de recourir temporairement à des contrôles de prix et à des subventions aux ménages.

Le système financier doit être régulé et organisé de telle manière à ce que les détenteurs de capitaux s’engagent sur des volumes importants pour des durées longues permettant de sécuriser les investissements innovants des entreprises[11]. En effet, si l’offre de financement ne suffit pas à créer une incitation à investir, le type d’investissement effectué dépend de la structure de cette offre de financement, autrement dit du degré de patience des détenteurs de capitaux. Ce qui, à n’en pas douter, pose le problème du positionnement et du rôle des banques comme de la place des marchés financiers[12].

Les entreprises doivent pouvoir faire des anticipations fiables leur permettant de s’engager dans des investissements longs, ce à quoi doivent concourir l’action publique et le comportement des détenteurs de capitaux, mais pas seulement. Des formes d’entente entre entreprises aux activités aussi bien concurrentes que complémentaires sont nécessaires qui doivent faire l’objet de l’attention des autorités de la concurrence qui doivent en apprécier la pertinence au regard de l’objectif d’innovation. Il devrait en être de même pour les aides publiques.

Si un tel scénario pouvait prévaloir, l’économie serait maintenue dans un corridor de stabilité. Une inflation modérée pourrait perdurer jusqu’à ce que les nouvelles capacités de production deviennent opérationnelles. L’excès de l’épargne sur l’investissement pourrait être résorbé. Une hausse progressive du taux d’intérêt serait en phase avec la hausse du taux de croissance elle-même associée à une hausse des profits tirés des investissements à long terme.

L’Union Européenne est confrontée à une difficulté spécifique dans la mesure où les effets structurels des tensions inflationnistes varient d’un pays à l’autre alors que l’exigence de convergence est plus forte que jamais. Non seulement la Banque Centrale Européenne doit prévenir les différences de taux d’intérêt entre les pays membres de la zone euro, mais un plan budgétaire commun visant à soutenir l’investissement doit pouvoir être mis en place de même qu’il faut envisager des avancées dans les domaines bancaire et financier.

Conclusion

Mieux gérer la poussée inflationniste requiert d’échapper aux dichotomies entre inflation par la demande et inflation par l’offre, entre inflation temporaire et inflation durable dont le défaut est de faire fi des transformations structurelles et des déséquilibres sectoriels dans la genèse et le développement des tensions inflationnistes. Prendre ainsi le contrepied d’une analyse trop exclusivement macroéconomique conduit à se garder de politiques globales restrictives, notamment monétaires, et à accepter la complexité d’un phénomène auquel il importe de répondre en mobilisant plusieurs instruments tant au niveau macro que microéconomique : one size does not fit all. L’objectif est de résorber les déséquilibres sectoriels et de maintenir l’économie dans un corridor de stabilité en donnant aux entreprises les moyens de s’adapter aux nouvelles donnes. Gouvernance des entreprises, organisation et réglementation du système financier, politique industrielle et politique de la concurrence, gestion budgétaire entrent en jeu en vue de soutenir les investissements à long terme porteurs de mutations technologiques[13]. À défaut d’une transition réussie, qui réduirait la dispersion des déséquilibres de marché et maintiendrait l’inflation à un niveau modéré, le risque est réel de voir l’économie osciller entre une envolée du taux d’inflation et une forte récession induite par des politiques restrictives, et l’Union Européenne osciller entre divergence et convergence de performances nationales indexées sur les capacités d’adaptation aux changements structurels.


[1] Sur ce point voir N. Georgescu-Roegen, 1976, « Structural Inflation Lock and Balanced Growth » in Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press.

[2] Sur ce point voir D. Heymann et A. Leijonhufvud, 1995), High Inflation, Oxford, Oxford University Press

[3] M. Friedman, 1968, « The Role of Monetary Policy », American Economic Review, n° 58, pp. 1-17.

[4] Voir sur ce point A. Leijonhufvud, 1981, « Costs and Consequences of Inflation » in Information and Coordination, Oxford, Oxford University Press, p. 256-261.

[5] Voir sur ce point R. J. Gordon, 2015, « Secular Stagnation : A Supply-Side View », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 54-59. L. H. Summers, 2015, « Demand Side Secular Stagnation », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 60-65.

[6] La situation de 2021 est documentée dans « Supply Bottlenecks: Where, Why, How Much, and What Next ? » IMF Working Paper, European Department, WP/22/31.

[7] De fait il existe deux types de marchés, les marchés à prix fixes sur lesquels les stocks effectifs sont inférieurs ou supérieurs aux stocks désirés et garantissent la relative viscosité des prix et les marchés de matières premières industrielles ou agricoles à prix flexibles sur lesquels les stocks effectifs incluant les stocks des négociants sont égaux aux stocks désirés ce qui explique la forte volatilité. Voir sur ce point J. R. Hicks,1974, The Crisis in Keynesian Economics, Oxford, Blackwell.

[8] Cette analyse a été développée dans les années 1970 par J. Tobin (1972), Inflation and Unemployment, American Economic Review, n° 62, pp. 1-18) et J.-P. Fitoussi (1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[9] La poussée d’inflation aux États-Unis a entraîné la Réserve fédérale à augmenter en mars, pour la première fois depuis 2018, son taux directeur et à annoncer d’autres augmentations dans un futur proche sans craindre un ralentissement excessif de l’économie, ni une correction forte sur les marchés financiers.

[10] Voir sur ce point X. Ragot et alii, « Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ? », OFCE Le Blog, 2022.

[11] La notion d’engagement se substitue ici à celle de contrôle des managers exécutifs conformément à l’analyse développée par C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Why the Corporation Is Failing Us and How to Restore Trust in It, Oxford, Oxford University Press.

[12] Voir sur ce point J.-L. Gaffard et J.-P. Pollin, 1988, « Réflexions sur l’instabilité des économies monétaires », Revue d’Économie Politique, vol. 98, n° 5, pp. 599-614.

[13] Cet ensemble de questions est traité dans J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.