Comment expliquer la dégradation du solde extérieur de la France ?

Par Elliot Aurissergues

La balance commerciale française s’est fortement dégradée en 2022. Au sens de la comptabilité nationale[1], le solde des biens et services a été négatif de 102,3 milliards d’euros, soit 3,9 % du PIB. Si les données du deuxième trimestre 2023 ont montré une amélioration, le déficit atteint toujours 2% du PIB, soit deux fois plus que son niveau avant COVID. En moyenne sur les quatre derniers trimestres, il reste supérieur à 3% du PIB (voir graphique1).



Comment expliquer cette dégradation ? On peut dans un premier temps distinguer les effets prix, ou termes de l’échange, des effets volume. Le graphique 2 montre les évolutions des prix respectifs des exportations et des importations, mesurées par les déflateurs implicites issus des comptes trimestriels. De manière assez surprenante, alors que la crise énergétique semble être un choc majeur des termes de l’échange pour l’ensemble de l’Europe, on peut constater que le déflateur des exportations a évolué aussi vite que le déflateur des importations depuis 2019. Au deuxième trimestre 2023, il n’y a donc pas de dégradation des termes de l’échange en France par rapport au dernier trimestre de 2019. Une analyse plus détaillée des comptes nationaux montre que si les prix des importations en énergie ont effectivement bondi, les termes de l’échange en biens manufacturés se sont légèrement améliorés. Il s’agit de données provisoires qui pourraient être révisées dans les comptes nationaux définitifs mais cela suggère que l’effet prix n’explique qu’une partie limitée[2] de la dégradation du solde extérieur français.

Cette dernière s’expliquerait donc par l’évolution des volumes. On constate effectivement que les importations en volume ont augmenté de 5,7 % au deuxième trimestre 2023 par rapport à la fin 2019 quand les exportations ne progressaient que de 2,6% (voir graphique 3). Le taux de pénétration sur le marché intérieur a augmenté tandis que les parts de marché à l’exportation ont diminué, la croissance des exportations ayant été inférieure à celle de la demande en provenance de nos principaux clients.

Au niveau sectoriel, cette faible croissance des exportations s’explique notamment par la contreperformance des matériels de transport, lesquels incluent à la fois les industries automobiles et aéronautiques et représentent environ 15% du total des exportations. Ces deux industries connaissent actuellement des difficultés importantes. Pour l’automobile, les transformations du secteur, et notamment la fin programmée du moteur thermique, pourraient affecter durablement les comportements de consommation et la compétitivité des sites de production français. Pour le secteur aéronautique, les difficultés semblent plus conjoncturelles, directement liées à la fragilisation du secteur du transport aérien au moment de la crise du COVID. Le secteur évolue environ 20% en dessous de son niveau pré COVID. Ainsi, Airbus prévoit de livrer seulement 720 appareils commerciaux en 2023 alors que la société en avait livré 863 en 2019. Cependant, un processus de rattrapage semble à l’œuvre. La croissance prévue par les grandes sociétés du secteur (Airbus, Safran) est de l’ordre de 10% par an. Le secteur devrait tirer les exportations françaises durant les prochaines années et permettre de regagner des parts de marché.

Si le matériel de transport a connu des difficultés sectorielles spécifiques, les autres industries ont stagné. Alors qu’elles comptent pour près de la moitié des exportations, elles n’ont quasiment pas contribué à leur croissance depuis 2019, l’essentiel de cette croissance étant dû au dynamisme des exportations de services hors tourisme (graphique 4). Ces industries semblent avoir fait le choix d’augmenter leurs prix plutôt que leurs volumes. Cela suggère un problème d’offre plutôt que de demande. Reste à savoir si ce problème d’offre est temporaire, avec les difficultés d’approvisionnement ou de recrutement connues par certaines industries, ou s’il est au contraire durable, en lien par exemple avec le choc énergétique ou certaines difficultés structurelles de recrutement. Même si le problème est temporaire, la reconquête des parts de marché perdus ne sera pas immédiate.

Il est également intéressant de constater que l’évolution des exportations est différente selon les zones géographiques (graphique 5). Les exportations ont progressé de presque 15% en volume au sein de la zone euro alors qu’elles ont diminué de 7% hors de la zone euro, là où la croissance a pourtant été plus forte. Une partie mais pas la totalité de l’écart s’explique par la performance du secteur aéronautique dont les exportations se font majoritairement en dehors de la zone euro. Cependant, cela pourrait également traduire des problèmes de compétitivité par rapport aux économies émergentes. Malgré la dépréciation de l’euro par rapport au dollar, le choc énergétique en Europe mais aussi la dépréciation de certaines monnaies asiatiques ont pu contribuer à dégrader la compétitivité prix de l’économie française vis-à-vis des économies extra zone euro.


[1] Les données de la comptabilité nationale peuvent différer légèrement des données de la balance des paiements souvent utilisée pour le suivi conjoncturel du commerce extérieur. En 2022, la dégradation du solde des biens et services est un peu plus forte dans les comptes nationaux que dans la balance des paiements. Cela s’explique probablement par le dynamisme des activités de négoce international, lesquelles sont intégrées à la balance des paiements mais pas aux comptes nationaux en raison d’une définition différente des agents résidents. Hors négoce international, les ordres de grandeur et les évolutions constatées ces dernières années sont très similaires entre la balance des paiements et les comptes nationaux pour la partie biens et services du compte des transactions courantes.

[2] La contribution exacte des effets prix et volume n’est pas évidente à déterminer. Même si les termes de l’échange ne se sont pas dégradés, une hausse du prix des exportations et des importations accroit le déficit déjà existant. De plus, des effets d’interaction non négligeables sont à l’œuvre étant donné l’ampleur de la hausse des prix. Selon le mode de calcul, l’effet prix expliquerait 20 à 40% de la dégradation entre le T4 2019 et le T2 2023, l’effet volume expliquant 60 à 80%. Ce calcul est basé sur des données provisoires qui peuvent faire l’objet de révisions.




Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




Les gains de productivité de 2010 à 2019 en France : le rôle des performances productives et des réallocations

Sébastien Bock, Aya Elewa et Sarah Guillou

L’évolution de la productivité agrégée est un déterminant essentiel de la croissance économique. La productivité mesure l’efficacité avec laquelle les ressources productives sont mobilisées pour produire de la valeur. Elle résulte directement des performances productives des entreprises qui elles-mêmes découlent de la capacité des entreprises à optimiser leur processus de production dans un environnement en constante évolution.

Néanmoins, l’évolution de la productivité agrégée dépend aussi de la réallocation des ressources. Ces mouvements de ressources se manifestent par le déplacement des parts de marché entre entreprises pérennes mais aussi par l’entrée et la sortie d’entreprises résultant des dynamiques industrielles et concurrentielles.



Le rapport sur le tissu productif français publié par l’OFCE le 18 octobre 2023 analyse l’évolution de la productivité en France sur la décennie 2010-2019. Il interroge dans quelles mesures les performances productives des entreprises et les réallocations de ressources contribuent à l’évolution de la productivité et quels sont les secteurs générateurs de gains de productivité. Ce post synthétise ses principaux résultats et envisage les perspectives futures.

Des gains de productivité modestes au cours de la dernière décennie

L’analyse de l’évolution de la productivité nécessite tout d’abord de mesurer l’efficacité avec laquelle les entreprises produisent. Pour ce faire, nous estimons la productivité globale des facteurs (PGF) de chaque entreprise selon la méthode de Wooldridge (2009). Les données d’entreprises mobilisées proviennent des fichiers FARE et de la base tous salariés (BTS) de l’INSEE de 2010 à 2019. Nous considérons uniquement les entreprises du secteur marchand hors agriculture, immobilier et finance.

Ensuite, nous agrégeons les PGF des entreprises pour obtenir la PGF agrégée[1]. Cet indicateur mesure l’efficacité avec laquelle l’ensemble des facteurs de production tels que la main-d’œuvre, le capital et les matières premières se combinent pour produire les biens et services. L’augmentation de la PGF mesure le supplément de production qui n’est pas imputable à l’accroissement de ces facteurs de production mais qui provient d’un ensemble de phénomènes tels que le progrès technique, l’innovation, les changements institutionnels, des changements organisationnels et des caractéristiques idiosyncratiques des entreprises. Les résultats indiquent que la productivité agrégée du secteur marchand tel que défini plus haut croît modérément de 3,2 % sur l’ensemble de la période 2010-2019.

Enfin, nous décomposons l’évolution de la PGF agrégée selon la méthode de Melitz et Polanec (2015). Le taux de variation de la PGF entre 2010 et 2019 est donc décomposé en trois composantes principales :

Evolution de la productivité en pourcentage = Effet d’apprentissage des entreprises pérennes + Effet d’allocation des entreprises pérennes + Effet net des entrées d’entreprises.

L’effet d’apprentissage (EP) mesure la contribution de l’évolution de la productivité interne des entreprises pérennes à structure de marché fixe. Il capture l’influence de l’évolution des performances productives au sein des entreprises issue d’une utilisation plus efficace de leurs ressources. L’effet d’allocation (EA) mesure la contribution des déplacements des parts de marché entre entreprises pérennes. L’effet net des entrées (EN) détermine dans quelle mesure les déplacements de ressources issus des entrées et sorties d’entreprises contribuent aux gains de productivité. Ce dernier terme correspond à la somme des contributions des entrées et sorties d’entreprises.

Des gains de productivité tirés par la réallocation de l’activité entre entreprises pérennes et affectés par la détérioration des performances productives internes des entreprises

Les enseignements de la décomposition montrent que les entreprises pérennes contribuent pour 3,7 points de pourcentage (pp) aux gains de productivité agrégée grâce à la réallocation de l’activité entre entreprises pérennes, des moins productives vers les plus productives (6,9 pp) alors que l’évolution de la productivité interne des entreprises contribue négativement (-3,2 pp). Les entrées d’entreprises concourent négativement à l’évolution de la productivité agrégée pour -9,2 pp tandis que les sorties concourent positivement pour 8,7 pp. Dès lors, l’effet net des entrées est de -0,5 pp. Les entrées-sorties contribuent donc négativement à l’évolution de la productivité mais l’effet est quantitativement faible. Finalement, les gains de productivité de la décennie pré-Covid résulte d’une dynamique de restructuration de l’activité plutôt que d’une amélioration des performances productives propres aux entreprises pérennes.

Une hétérogénéité sectorielle importante mais une meilleure allocation des ressources dans les secteurs affichant des gains de productivité

On constate une forte hétérogénéité dans l’évolution de la productivité des différents secteurs. Le graphique 1 reporte la décomposition de l’évolution des productivités sectorielles ainsi que celle du secteur marchand dans son ensemble. Certains secteurs voient leur productivité croître comme le secteur manufacturier de haute technologie (HT) et de basse technologie (BT), l’eau et l’électricité, le commerce, les loisirs et autres services, les services scientifiques et techniques et le transport aérien. En revanche, l’industrie extractive, les services TIC, les services juridiques et comptables, le transport, la construction et l’hôtellerie-restauration affichent une productivité décroissante entre 2010 et 2019.

Bien qu’on retrouve aussi une disparité dans les déterminants de l’évolution des productivités sectorielles, l’effet d’allocation contribue toujours positivement pour les secteurs qui affichent des gains de productivité. La PGF du secteur du manufacturier de haute technologie croît de 22,8 %. L’effet d’allocation y contribue pour 17 pp s’ajoutant aux 5,5 pp de l’effet d’apprentissage. Le secteur du manufacturier basse technologie connaît une croissance de 2,9 % de sa productivité. L’effet d’allocation explique pour 3,9 pp de cette croissance mais il est en grande partie effacé par un effet d’apprentissage négatif de -3,3 pp. De même, la PGF du secteur du commerce croît de 14 % dont 13,7 pp lié à l’effet d’allocation entre entreprises pérennes. La PGF des services scientifiques et technologiques connaît une croissance de 20,8 % tirée principalement par l’effet d’allocation pour 17,7 pp.

Au sein des secteurs où la productivité décline, on observe généralement une contribution négative de l’effet d’apprentissage. La productivité des industries extractives décroît de 10 %. Cette décroissance est entièrement tirée par l’effet d’apprentissage pour -13,4 pp. On observe le même effet pour les secteurs de la construction, l’hôtellerie et la restauration et le transport. Ces secteurs ont une productivité qui décroît de 3,3 %, 21 % et 9,2 % respectivement. Cette décroissance est tirée par l’effet négatif d’apprentissage pour respectivement -9,2 pp, -12,7 pp et -3,5 pp. En revanche, on distingue quelques exceptions dans les services. La productivité des services TIC diminue de 5,7 %. Cette diminution est gouvernée par l’effet net négatif des entrées d’entreprises (- 34,9 pp) qui est en partie compensée par l’effet positif d’apprentissage (13,6 pp). Ce secteur affiche donc une amélioration des performances productives des entreprises pérennes mais les entrées-sorties ont dégradé la productivité de ce secteur. La productivité du secteur des services juridiques et comptables a chuté de 33,5 % alors que l’effet d’apprentissage et l’effet net des entrées ont limité cette baisse.

Les dynamiques de productivité intra-sectorielles plus que les réallocations d’activité entre secteurs gouvernent l’évolution agrégée

Bien que les tendances de productivité propres à chaque secteur influent sur les gains de productivité agrégée, les modifications de la composition sectorielle peuvent y contribuer également. Ainsi, les variations de la productivité agrégée sont décomposées en un effet de composition (EC) et un effet intra-sectoriel (EI). Le premier effet mesure la contribution des changements de composition sectorielle en matière de valeur ajoutée à niveau de productivité sectorielle donné. Le second effet quantifie la contribution des variations des productivités sectorielles à composition donnée. L’effet intra-sectoriel est décomposé comme précédemment selon la méthode Melitz et Polanec (2015). Le tableau affiche les résultats de ces décompositions.

À structure sectorielle d’activité constante, la PGF agrégée aurait crû de 2,9 % tandis qu’à productivités sectorielles constantes, elle aurait crû de seulement 0,3 %. Ainsi, les dynamiques intra-sectorielles de productivité contribuent pour près de 90 % à la croissance de la PGF sur la période 2010-2019. Les gains de productivité issus des dynamiques intra-sectorielles de productivité proviennent principalement de trois secteurs : le manufacturier de haute technologie (2,6 pp), le commerce (3,2 pp) et les loisirs et autres services (1,1 pp). Conformément aux résultats énoncés précédemment, l’effet d’allocation explique la totalité de l’effet intra-sectoriel avec une contribution de 3,7 pp. L’activité s’est déplacée vers des entreprises relativement plus productives au cours de la période au sein des secteurs. Là encore, le secteur manufacturier de haute technologie, le commerce et les loisirs et autres services sont les principaux contributeurs pour respectivement 1,9 pp, 2,1 pp et 0,3 pp. Au contraire, l’effet d’apprentissage et l’effet net des entrées intra-sectoriel contribuent négativement à l’évolution de la productivité agrégée pour -0,6 pp et -0,2 pp respectivement.

La contribution positive du changement de structure sectorielle indique que l’activité économique s’est légèrement déplacée vers des secteurs en moyenne plus productifs au cours de cette période. Les gains de productivité issus du changement de composition sectorielle de l’activité proviennent du déplacement de l’activité du secteur du Manufacturier de basse technologie (-3,8 pp), de la construction (-2,3 pp), des services TIC (-2,9 pp) et du secteur du transport (-1,2 pp) vers le manufacturier de haute technologie (1,3 pp), des services administratifs (3,5 pp), des services juridiques et comptables (1,6 pp), des loisirs et autres services (2,1 pp), de l’hôtellerie et de la restauration (1,6 pp) et des services scientifiques et techniques (1,2 pp).

La perspective de gains de productivité futurs fragilisée par un environnement économique turbulent

L’analyse des composantes de la dynamique de la productivité agrégée indique que les gains de productivité de 2010 à 2019 en France ont principalement été tirés par les réallocations de l’activité entre entreprises pérennes. Les entreprises les plus productives ont gagné des parts du marché. Ces gains de productivité reposent sur la prépondérance des dynamiques intra-sectorielles de productivité plutôt que de changements de composition sectorielle de l’activité.  Au contraire, les performances productives internes des entreprises pérennes se sont détériorées. Ce dernier résultat interroge sur la pérennité de la croissance économique à moyen et à long terme. Cette inquiétude n’a guère été évincée par les évolutions issues du choc de la pandémie.

En effet, une analyse préliminaire du début de la crise sanitaire montre une chute de la productivité issue d’une détérioration accrue des performances productives internes des entreprises, soulignant la difficulté des entreprises à ajuster leur capacité de production au choc de demande et aux restrictions sanitaires imposées. En outre, la mise en place massive d’aides de soutien aux entreprises par le gouvernement, si elle a permis d’éviter un délitement du tissu productif, a probablement partiellement bloqué la réallocation des ressources vers les entreprises plus productives (Guillou, Mau et Treibich, 2023).

La résolution de la crise devrait conduire à une résorption progressive de la chute de productivité (Valla et Aussilloux, 2023). D’une part, la levée des restrictions sanitaires permet un retour à la normale de l’activité améliorant mécaniquement les performances productives internes des entreprises. D’autre part, la capacité d’adaptation organisationnelle des entreprises durant la crise engendrera probablement aussi des gains de productivité. Par exemple, le développement de la pratique du télétravail pourrait impacter positivement la productivité des entreprises selon les conditions de sa mise en place (Bergeaud, Cette et Drapala, 2023), tout comme les investissements réalisés en logistique et en numérisation de l’appareil productif entrepris pendant la crise (Banque de France, 2022).

Néanmoins, des éléments plus récents sur l’évolution de l’environnement économique ne laissent pas présager un rattrapage rapide de la productivité à son niveau d’avant crise. Les entreprises feront face à des difficultés croissantes à ajuster leur capacité de production. Par exemple, les difficultés d’approvisionnement et les tensions sur le marché du travail impacteront très certainement la capacité des entreprises à ajuster leur processus de production aux évolutions de la demande (Dauvin, 2022 ; OFCE, 2022). En outre, la politique monétaire restrictive menée par la Banque Centrale Européenne à travers la montée des taux d’intérêt réduira l’accès au crédit des entreprises alors qu’elles sortent de la crise plus endettées (Banque de France, 2023). Les effets sur la productivité d’une telle politique sont ambigus (Aghion et al., 2018). D’une part, une dégradation de l’accès au crédit réduit la capacité des entrepreneurs à innover affectant ainsi négativement les performances productives internes des entreprises. D’autre part, cette détérioration de l’accès au crédit peut accélérer la sortie du marché des entreprises les moins productives et potentiellement offrir des opportunités à de nouvelles entreprises plus performantes et innovantes, entraînant ainsi une amélioration de l’efficacité allocative. Enfin, la nécessité de la transition écologique offre de nouvelles opportunités économiques mais impose aussi aux entreprises de s’adapter à de nouvelles contraintes qui ne manqueront pas de marquer le tissu productif (Pisani-Ferry et Mahfouz, 2023 ; Valla et Aussilloux, 2023).


[1] La PGF agrégée correspond à la moyenne des logarithmes des PGF des entreprises pondérés par leur poids dans la valeur ajoutée.




L’Allemagne: les stigmates de l’inflation

Par Céline Antonin

L’économie allemande peine à sortir du marasme : entre le deuxième trimestre 2022 et le deuxième trimestre 2023, le PIB a reculé de 0,1 %. Au deuxième trimestre 2023, l’Allemagne enregistre un niveau de production qui dépasse à peine celui de l’avant-Covid et se situe à la traîne par rapport aux États-Unis et aux grands pays de l’Union européenne. Comment l’expliquer ? En grande partie par l’effet de l’inflation : depuis la crise ukrainienne, les prix ont augmenté plus rapidement en Allemagne que dans les grands pays de l’UE et aux États-Unis. Les salaires nominaux n’ayant pas progressé au même rythme, la consommation des ménages allemands a stagné : elle se situe, au deuxième trimestre 2023, encore 2 % en dessous de son niveau pré-Covid, alors que la consommation en zone euro a, en moyenne, retrouvé son niveau pré-Covid. Par ailleurs, malgré une baisse depuis le dernier trimestre de 2022, les prix de l’énergie restent plus élevés qu’avant la crise ukrainienne. Or, l’un des piliers du modèle industriel allemand était l’accès à une énergie bon marché. La production allemande intensive en énergie a subi un grand choc de compétitivité, ce qui crée un choc structurel – s’ajoutant aux chocs préexistant dans certains secteurs comme l’automobile.



En prévision, les différents indicateurs conjoncturels laissent entrevoir une dégradation de la situation économique au troisième trimestre 2023, avec un recul du PIB de 0,3 % et une faible progression au quatrième trimestre 2023 (+0,1 %), avant une molle reprise de l’activité, qui croîtrait de 0,9 % en 2024 (voir Fiche Allemagne dans la prévision). L’inflation refluerait, mais graduellement : le taux de croissance de l’IPC passerait ainsi de 6,2 % en moyenne en 2023 à 3,2 % en 2024.

Une inflation plus forte en Allemagne que dans les grands pays de la zone euro…

La baisse de l’inflation au deuxième trimestre 2023 ne saurait masquer la hausse du niveau général des prix qui s’est effectuée sur l’ensemble de la période post-Covid. En prenant comme point de référence le dernier trimestre 2019, et malgré des profils d’évolution différents, l’indice des prix se situe au deuxième trimestre 2023, 17 % plus haut en moyenne dans la zone euro. Parmi les quatre grands pays de la zone euro, c’est en Allemagne que la hausse des prix cumulée sur la période a été la plus forte (18,8 %), en France et Espagne qu’elle a été la moins forte (14 %), l’Italie se situant au niveau de la moyenne de la zone euro (graphique 1).

L’Allemagne et l’Italie ont en effet privilégié une stratégie visant le soutien direct aux agents privés – comme les chèques « énergie », les aides à la mobilité, ou les prestations sociales exceptionnelles – par rapport à la stratégie visant à diminuer directement les prix énergétiques suivie par l’Espagne, et surtout par la France. La limitation directe des prix énergétiques – via le bouclier tarifaire en France et en Italie ou l’exception ibérique en Espagne – a permis de limiter les mécanismes d’indexation des salaires et des prestations.

Ainsi, en Allemagne, sur les 58 milliards de mesures budgétaires adoptées en 2022 pour contrer la crise énergétique, 44 milliards (75 %) étaient des aides directes aux ménages – primes d’énergie pour les salariés (10 milliards d’euros au total), versements exceptionnels uniques de 300 euros pour les retraités et 200 euros pour les étudiants (6 milliards d’euros), allocations familiales exceptionnelles de 100 euros par enfant (2 milliards d’euros) – et aux entreprises, sous la forme de subventions (21 milliards d’euros). Les mesures de baisse de fiscalité et d’encadrement des prix de l’énergie n’ont représenté que 14 milliards d’euros en 2022. La donne devrait s’inverser en 2023, avec l’instauration tardive d’un bouclier tarifaire qui devrait coûter à l’État environ 28 milliards d’euros.

… qui ralentit lentement pour converger vers 3 % fin 2024

En Allemagne, la progression des prix de l’énergie a ralenti au deuxième trimestre 2023 (5,3 % en août 2023 après 35,9 % un an avant), grâce à la mise en place du bouclier sur l’électricité et le gaz en mars 2023. Pourtant, l’indice des prix à la consommation peine à refluer : en août 2023, il atteint 6,1 % en glissement annuel, après 6,2 % en juillet. Ce recul limité est lié à plusieurs facteurs : d’abord à un effet de base, les mesures temporaires de lutte contre l’inflation ayant été mises en place entre juin et août 2022 (ticket de transport à 9 euros par mois, rabais à la pompe de 7,5 centimes par litre d’essence)[1]. Ensuite, les prix de l’alimentaire continuent à progresser : en juillet 2023, ils ont contribué à 30 % de la hausse de l’IPC. Enfin, l’inflation s’explique par une progression soutenue des prix des biens manufacturés et des services, respectivement 5,5 % et 6,8 % en août 2023.

Le ralentissement de l’inflation devrait se poursuivre à l’horizon de la prévision (graphique 2). En effet, le bouclier sur l’électricité et le gaz limite l’inflation énergétique. Par ailleurs, les prix de marché de l’électricité et du gaz ont considérablement reflué et selon nos hypothèses, ils devraient être inférieurs aux niveaux fixés par le bouclier tarifaire lorsque ce dernier sera supprimé (fin avril 2024). Dans ce contexte, nous attendons une inflation énergétique autour de 5,6 % en 2023, suivie d’une quasi-stagnation (0,2 %) en 2024. L’inflation alimentaire – qui était elle-même liée aux prix de l’énergie via le transport et les engrais – devrait également fortement baisser, passant de 9,2 % en août 2023 à 3,4 % en décembre 2024. L’inflation proviendrait essentiellement de la contribution de l’inflation sous-jacente. La progression des salaires nominaux ne devrait toutefois pas conduire à la formation d’une boucle prix-salaires au cours de la période de prévision, car cette hausse de salaires devrait se faire au détriment des marges des entreprises, qui ont fortement augmenté depuis la période pré-Covid, passant de 35,4 % à 38 % de la valeur ajoutée. Au total, l’IPC devrait donc croître de 6,2 % en 2023 et 3,2 % en 2024[2].


[1] Notons que la composante énergétique a une pondération de 10 % dans le calcul de l’IPC harmonisé, soit une pondération identique à la moyenne des pays de la zone euro.

[2] L’IPC harmonisé croîtrait quant à lui de 6,4 % en 2023 et de 3,5 % en 2024.




L’économie politique européenne, quelques réflexions

par Laurent Warlouzet

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



***

En réponse aux interventions, Laurent Warlouzet souligne la relative flexibilité de l’économie politique européenne, dans une réflexion historique issue de son ouvrage « Europe contre Europe », et d’une récente tribune dans Le Monde[1].

Tout d’abord, les modèles nationaux constitutifs de l’économie politique européenne sont à la fois marqués par une certaine inertie, comme l’a souligné Robert Boyer, et dotés d’une capacité d’adaptation. Les facteurs de déséquilibres actuels, l’excédent commercial allemand contrastant avec le déficit français, peuvent donc être transitoires. Certes, il ne faut pas nier le poids des structures, les Britanniques dénonçaient déjà les exportations industrielles allemandes à la fin du XIXe siècle, au moment où l’Allemagne avait établi sa domination dans les nouveaux secteurs de la chimie et de l’électricité grâce à des entreprises qui existent toujours aujourd’hui. Depuis les années 1970, l’Allemagne fédérale s’imposa comme un modèle pour ses voisins car elle maintint son excédent commercial malgré les chocs pétroliers. Mais l’Allemagne fut aussi désignée comme l’Homme malade de l’Europe au début des années 1990, alors qu’elle ployait sous le coût de la réunification, tandis que la balance commerciale française était excédentaire. Les rapports de force internes peuvent évoluer en fonction de facteurs politiques, démographiques, militaires ou bien évidemment technologiques, sans qu’il soit possible de prévoir qui seront les gagnants : l’Europe fut à un moment leader mondial de la téléphonie mobile, avant de prendre du retard dans l’internet. Quelle sera sa position dans les secteurs issus de la transition verte ?

Ensuite, la construction européenne constitue un amalgame d’inertie et de potentialités. La logique du marché demeure sa colonne vertébrale, mais des éléments de solidarité et de politique industrielle se sont également manifestés. Par le passé, des années 1960 au début des années 1990, l’Europe a géré de nombreux accords protectionnistes : la Politique agricole commune (PAC), des accords de limitations des importations dans le textile, l’acier et l’automobile, ainsi que des conflits commerciaux récurrents avec les États-Unis (dans l’acier et à propos d’Airbus notamment). Aujourd’hui, après trente années ultralibérales, de 1992 à 2014, la flexibilité du cadre européen se manifeste de nouveau, à la fois dans la politique de la concurrence comme le souligne Michel Debroux[2], et dans les politiques industrielles, commerciales et d’armement. Bruxelles accepte même aujourd’hui des textes refusés par le passé pour leur caractère protectionniste. C’est le cas du règlement du 14 décembre 2022 sur les « subventions étrangères faussant le marché intérieur », qui prévoit de prendre en compte les aides d’État attribuées à des concurrents non européens dans le cadre de la procédure d’examen d’une fusion. Or certains Français, notamment Jean-Claude Trichet alors directeur du Trésor, avait demandé l’inclusion d’une clause assez similaire lors de la négociation du règlement concentration, adopté en 1989[3]. Cette exigence fut alors refusée comme trop protectionniste. Elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Cela ne signifie pas que l’Histoire bégaie, se répète à l’identique, mais qu’elle offre un répertoire d’actions possibles, d’alternatives oubliées, supports de l’imagination des décideurs acteurs.

Reste, enfin, la question lancinante de l’ampleur du changement de paradigme et de son efficacité. L’Europe s’est dotée d’une panoplie d’outils de défense commerciale, mais va-t-elle les utiliser ? À titre d’exemple : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières va-t-il donner lieu à une application concrète, ou simplement servir d’outil de dissuasion, en incitant les partenaires commerciaux de l’Union à se doter de mécanismes de contrôle des émissions ? Mais les Européens pourront-ils vraiment contrôler leur coût réel pour les entreprises extra-européennes ? En interne, se pose aussi la question de l’efficacité de la politique industrielle européenne, comme de toute politique industrielle, ce que l’intervention de Maxence Brischoux suggère : comment éviter le saupoudrage, ou au contraire la domination de quelques entreprises bien connectées profitant de rentes de situation ? Les pouvoirs publics sauront-ils faire preuve de suffisamment d’agilité pour s’adapter à un processus d’innovation très rapide (la vitesse d’adoption des innovations tend à croître dans le domaine numérique) ? Enfin, sur le plan géopolitique, comment promouvoir l’industrie européenne, sans se priver de coopérations extra-européennes essentielles ? Là aussi, l’histoire donne des clés : en 1974, alors que la France s’engageait massivement dans le programme européen Airbus, elle accepta en même temps qu’Aérospatiale s’allie avec General Electric pour former CFM international, devenu l’un des leader mondial des réacteurs d’avion. Aujourd’hui, que ce soit dans l’armement ou dans le numérique, il paraît difficile de se passer du partenaire étatsunien, ce qui ne signifie pas qu’il faille s’y inféoder. C’est tout l’enjeu de la transcription dans les faits de l’« Europe puissance », notre nouvel horizon[4].


[1] Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, Cnrs éditions, 2022 ; Laurent Warlouzet, « L’Union européenne est-elle capable d’affronter un retour à des relations économiques internationales plus conflictuelles ? », Le Monde, 16 mai 2023.

[2] Sur cette flexibilité, voir un panorama historique in : Laurent Warlouzet, « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957–2022) », in Adina Claici, Assimakis Komninos, Denis Waelbroeck (dir.), The Transformation of EU Competition Law. Next Generation Issues, Alphen, Kluwer, 2023, pp. 33-52 ; disponible sur SSRN:  https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4426768

[3] Note du 4 octobre 1989 citée in Laurent Warlouzet, Europe contre Europe, p. 254 ; plus de détails in : Laurent Warlouzet, « The Centralization of EU Competition Policy: Historical Institutionalist Dynamics from Cartel Monitoring to Merger Control (1956–91) », in Journal of Common Market Studies, 2016, 54, 3, p. 735.

[4] Laurent Warlouzet, « Un bilan de la présidence de l’Europe d’Emmanuel Macron. L’Europe puissance relancée ? », in Études, 7-8, 2022, pp. 7-20




Logement social : un accès entravé pour les ménages les plus pauvres

Par Pierre Madec, Maxime Parodi, Xavier Timbeau, Xavier Joutard, Edgar Aubisse et Pauline Portefaix (Fondation Abbé Pierre)

Le 19 octobre dernier, est parue une étude soutenue par le Défenseur des droits et visant à qualifier et à quantifier les difficultés d’accès des ménages les plus pauvres au parc social.

Cette étude s’inscrit dans une réflexion de long terme menée par l’OFCE comme par le Défenseur des droits sur le processus d’attribution des logements sociaux et dans le prolongement de recherches ayant révélé les difficultés d’accès au parc social des ménages les plus pauvres.



À partir de l’exploitation d’une version inédite des données du Système national d’enregistrement de la demande (SNE), et de techniques économétriques avancées basées sur le machine learning et le ré-échantillonnage, une reconstruction de l’offre disponible a été réalisée, afin de qualifier et de quantifier l’impact du niveau de ressources des ménages sur leur probabilité d’accéder au parc social.

L’analyse des taux d’attribution par tranches de niveau de vie confirme les difficultés d’accès des ménages les plus pauvres. Ainsi, au niveau national, les ménages déclarant moins de 500 euros par mois et par unité de consommation (UC) sont ceux connaissant le taux d’attribution le plus faible (inférieur à 12 %). Ceux déclarant entre 500 et 600 euros de niveau de vie enregistrent un taux d’attribution de l’ordre de 15 %. Les taux d’attribution des ménages des tranches de niveau de vie supérieures oscillent entre 17 % et 19 %.

Si les demandeuses et demandeurs les plus pauvres ont accès à un parc de logements plus réduit, notamment en zones tendues, cela ne suffit pas à expliquer leur plus faible probabilité d’attribution par rapport à l’ensemble des demandeurˑseˑs. Une fois contrôlées l’offre disponible mais aussi les caractéristiques des ménages (composition familiale, motif de la demande, priorisation du dossier, nombre d’enfants, nationalité, statut vis à vis de l’emploi, localisation de la demande…), les chances d’obtenir un logement social ont tendance à croître avec le niveau de vie.

Autrement dit, toutes choses égales par ailleurs, plus les demandeurˑseˑs sont pauvres, moins ils ont de chance d’accéder au logement, et ce indépendamment de leurs autres caractéristiques. Les difficultés sont particulièrement importantes pour les ménages déclarant moins de 800 euros de niveau de vie par unité de consommation et le sont encore davantage pour les ménages déclarant moins de 500 euros de niveau de vie.

Les disparités territoriales sont cependant importantes et les résultats, appuyés par les entretiens menés auprès de certains acteurs du système d’attribution des logements, mettent en lumière d’importantes différences dans les politiques d’attribution locales.

Sans surprise, le niveau de tension locale et donc l’offre de logements disponibles déterminent en partie les choix opérés par les acteurs lors des attributions. La hiérarchisation de la demande apparaît par ailleurs comme un facteur déterminant et ce en défaveur des ménages les plus pauvres. Ces ménages sont le plus souvent mis en « concurrence » avec des ménages moins pauvres, mais cumulant d’autres critères déterminants en matière de hiérarchisation (situation de logement, taille ou composition du ménage, ancienneté de la demande, situation au regard de l’emploi…).

Une analyse par cas-type a également été menée afin de quantifier l’écart entre probabilité théorique et probabilité effective d’attribution. Ces résultats mettent en évidence la place importante, dans le processus de sélection des candidats à un logement, de la priorisation de la demande ainsi que des logiques de peuplement (présence d’enfants, pratiques locales, rôle de la nationalité…).

L’ensemble de nos résultats sont présentés dans une application interactive qui fournit les informations sous 4 formes différentes :

  • Le premier onglet (« Attribution ») présente sous forme graphique, par EPCI, les probabilités théoriques et effectives d’attribution selon le niveau de vie. Il fournit également pour 2 niveaux de vie (500 euros et 1200 euros) les probabilités estimées ainsi que les intervalles de confiance associés.
  • Le deuxième onglet (« Contribution ») présente sous forme graphique, par EPCI, la contribution des différentes variables du modèle à la probabilité d’attribution. Il fournit également pour 2 niveaux de vie (500 euros et 1200 euros) les contributions respectivement du niveau de vie et du niveau de tension ainsi que les intervalles de confiance associés.
  • Le troisième onglet (« Odd ratio (carte) ») présente, sous forme de cartes et pour les 100 EPCI comptant le plus de demandeur.se.s, le rapport de chance (l’Odd ratio) entre probabilité effective et probabilité théorique (voir supra) ainsi que les résultats de l’onglet « Attribution » pour chaque EPCI.
  • Le quatrième onglet (« Attribution (carte) ») présente lui les probabilités effectives d’attribution pour les 100 EPCI comptant le plus de demandeur.se.s.



Emplois aidés : les mains liées

Par Bruno Coquet

Depuis 2019, les emplois aidés[1] ont atteint des niveaux inédits, leur part grimpant jusqu’à près de 8% de l’emploi total, au-delà du record historique de 1997. Malgré un reflux en 2022 et 2023, leur niveau reste historiquement élevé, comparable à celui atteint dans la première moitié de la décennie 2010. Pourtant la situation du marché du travail est profondément différente : le chômage n’a cessé de baisser jusqu’à atteindre 7,3% en 2022 (enfonçant même un record vieux de 40 ans, à 7,1% au premier trimestre 2023) alors que dans les pics antérieurs d’emplois aidés il était au plus haut, au-delà de 10% (graphique 1).



Les économies annoncées se sont transformées en hausse de dépenses

Le cadrage budgétaire présenté au début de l’été prévoyait une baisse des crédits du ministère du Travail de 800 millions d’euros en 2024. Pour expliquer cette baisse, une économie de 1 milliard d’euros sur les emplois aidés était évoquée, récemment ramenée à 800 puis 350 millions. Finalement, le budget des emplois aidés devrait augmenter de 101 millions d’euros hors apprentissage (+3,8%), l’ajustement portant essentiellement sur le budget alloué à l’apprentissage :

  • D’une part, les contrats aidés qui devaient être ciblés par la réduction budgétaire (Parcours Emploi Compétences-PEC, Contrat Initiative Emploi-CIE, Emplois francs) sont à l’étiage, ce qui est cohérent avec la conjoncture actuelle du marché du travail. Les économies tirées de ce gisement sont donc faibles (-106 millions d’euros) ;
  • D’autre part, le soutien à l’apprentissage reste fort, mais les crédits sont en baisse (-126 millions d’euros, -1,5%). En effet, si toutes les dépenses associées à ce dispositif sont en hausse, notamment la dotation d’équilibre à France Compétences (+820 millions d’euros), la réduction de l’aide aux employeurs d’apprentis[2] depuis le début 2023 produit l’essentiel de ses effets en 2024, générant 1,1 milliard d’euros d’économies.

La réduction conjoncturelle des moyens alloués aux emplois aidés en 2024 ne pouvait guère être plus marquée parce que l’objectif du million d’entrées annuelles en apprentissage ôte toute marge de manœuvre au gouvernement. Et encore, la comptabilité budgétaire brouille la réalité de la dépense nationale pour l’apprentissage : l’objectif de 901 000 nouveaux apprentis visé pour 2024 devrait coûter près de 23 milliards d’euros, mais seuls les crédits de la « Mission Travail et Emploi » (8,1 milliards d’euros) sont consignés dans le PLF ; si les dépenses de France Compétences (12 milliards d’euros) et les exonérations générales de cotisations sociales des apprentis (4,5 milliards) étaient incluses, le budget total des emplois aidés, y compris l’alternance, apparaîtrait alors près de trois fois plus élevé et en forte hausse[3].

Contraction des emplois aidés hors alternance en 2023

Historiquement, l’essentiel des budgets d’intervention du ministère du Travail allait vers des « contrats aidés », souvent dans le secteur non-marchand, prioritairement destinés à des publics jeunes, peu qualifiés, à fort risque de chômage. Depuis 2020, l’apprentissage est devenu la principale composante des emplois aidés mais bénéficie pour l’essentiel à des étudiants préparant un diplôme de l’enseignement supérieur, sans difficulté particulière d’insertion en emploi.

En 2023, les budgets hors alternance ont déjà été réduits, passant de 2,67 milliards de crédits effectivement consommés en 2022 à 2,40 milliards d’euros (-270 millions, -10,2%). Fin juillet 2023, le cumul depuis le début d’année des entrées en PEC et en CIE était en baisse (respectivement, -26,5% et -46,9%), en-deçà du plan de marche découlant de l’évolution des budgets. Dans ces conditions, les stocks de bénéficiaires des trois « contrats aidés » classiques PEC, CIE et Emplois francs diminueraient fortement, avec un effet négatif sur l’emploi en 2023 (-9 400 postes). Les stocks de bénéficiaires d’aides à l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) évolueraient peu du fait d’un budget stable tandis que le nombre de bénéficiaires de l’Aide à la Reprise et à la Création d’Entreprise (ARCE) devrait progresser en raison de la dynamique des microentreprises, avec à la clé un possible dépassement budgétaire.

En contrepoint, la dynamique des entrées de 2022 profite encore au stock d’apprentis qui a continué d’augmenter (+11,1% en glissement annuel fin juillet) et avec lui, l’ensemble des budgets associés à ce dispositif. Le stock de bénéficiaires serait encore en légère hausse, avec à la clé la création d’environ 40 000 nouveaux emplois en 2023. On ne peut exclure que l’aide unique soit encore trop attractive pour les entreprises, induisant des incitations intenses difficiles à prévoir, même si depuis le début de l’année les entrées donnent quelques signes de stabilisation (-1% en cumulé de janvier à juillet 2023). Il serait prématuré d’y voir l’influence de la réduction de l’aide exceptionnelle, même si tous les moteurs de l’apprentissage baissent de régime (embauches d’apprentis corrélées à l’emploi marchand qui ralentit, crédits 2023 insuffisants pour simplement maintenir le rythme actuel des entrées, réserve démographique qui s’amenuise dans cette tranche d’âge).

2024 : peu d’effets budgétaires sans revoir l’apprentissage

Dans le contexte inflationniste actuel, des budgets nominaux stables sont en réalité en baisse en termes réels, car le coût unitaire des aides à l’emploi est souvent indexé sur le SMIC, donc encore plus dynamique que l’inflation. Dans ces conditions, à budget constant les dispositifs dits « à guichet fermé » accueillent moins de bénéficiaires prévus tandis que les dispositifs dits « à guichet ouvert » dérivent sous le double effet d’un nombre de bénéficiaires non-contraint et de coûts unitaires en hausse.

Finalement, le PLF 2024 ne propose pas la baisse annoncée des crédits aux emplois aidés mais une hausse de 101 millions hors apprentissage (+3,8%). La cible également annoncée de 82 000 entrées en « contrats aidés » pour l’année 2024 concerne seulement l’ensemble PEC et CIE[4], soit une baisse de -26% par rapport à la LFI 2023 et une économie de 49 millions d’euros (-11%). Cette réduction aurait un effet minime sur l’emploi (-1 300) et le chômage (+1 100). L’objectif de 25 000 entrées en Emplois francs, stable par rapport à 2023, apparaît peu compatible avec la baisse de -35% des crédits alloués à ce dispositif. Les budgets consacrés à l’IAE sont à l’opposé en nette augmentation : +186 millions d’euros (+14%), possiblement en raison de la sensibilité politique particulière de ce secteur dans le contexte inflationniste actuel : les effets sur l’emploi et le chômage seraient significatifs en 2024 (respectivement +12 300 et -9 800). Les crédits dédiés à la création d’entreprise (ARCE) sont en baisse mais, compte tenu de la dynamique observée dans les dernières statistiques, il est difficile d’anticiper moins que la stabilité du stock de bénéficiaires ; en retenant cette dernière hypothèse, ce dispositif serait cette année sans effet sur l’emploi mais son coût budgétaire serait tout de même supérieur aux crédits inscrits dans le PLF.

Du côté de l’alternance, le cadrage budgétaire précisait que « le budget du ministère du Travail continuera de financer la montée en charge de l’apprentissage, dans le but d’atteindre un million d’entrées par an d’ici 2027 ». La légère baisse du budget apprentissage prévue dans le PLF 2024 (-126 millions d’euros, -1,5%) provient de l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique aux employeurs d’apprentis intervenue début 2023 (-1,1 milliard d’euros) : les 3,4 milliards d’euros budgétés pour 2024 sont compatibles avec 800 000 à 900 000 entrées[5]. Le « coup de rabot » de 500 millions d’euros sur les niveaux de prise en charge des contrats d’apprentissage permet de contenir la subvention d’équilibre à France Compétences (2,5 milliards d’euros) ; mais cela est loin de compenser la dynamique des dépenses liée aux nombreuses entrées nouvelles, si bien que le déficit résiduel de l’opérateur serait proche de 6 milliards d’euros en 2024.

Au total, le PLF 2024 sous-estime fortement les crédits nécessaires pour financer les entrées affichées. Il faudrait donc soit retenir le nombre d’entrées prévues sachant qu’elles ne sont pas financées, soit retenir le budget prévu et réduire le nombre d’entrées. La décision ne pouvant être justifiée de manière suffisamment robuste, d’autant que les incertitudes déjà mentionnées pour établir la prévision de fin d’année 2023 persistent en 2024, l’hypothèse technique d’un nombre d’entrées identique à 2022 et 2023 (829 000) est la moins mauvaise solution. Dans ces conditions l’apprentissage aurait un impact neutre sur l’emploi, mais le déficit budgétaire apparaît sous-estimé d’environ 0,2 point de PIB.

Enfin, le budget dédié aux contrats de professionnalisation connaît une hausse significative (+41 millions, +17,6%). En l’absence de changement des règles, nous faisons l’hypothèse d’une dynamique stable, neutre sur la création d’emplois, si bien que les crédits seraient sous-consommés (auquel cas ces crédits pourraient être transférés vers l’apprentissage, bien plus dynamique mais sous-doté).


[1] Le concept d’« emplois aidés » est celui retenu par l’Insee qui englobe tous les dispositifs commentés ici. L’appellation « contrats aidés » souvent employée dans le débat public est ici réservée aux dispositifs suivants : Parcours Emploi Compétences (PEC), Contrat Initiative Emploi (CIE) et Emplois francs.

[2] L’aide a été réduite de 8 000€ à 6 000€ au 1er janvier 2023 ; à cette occasion elle a repris l’appellation d’ « aide unique », bien que son champ et sa durée soient très différents de l’aide unique créée par la réforme de 2018.

[3] Sur ce point cf. Coquet (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles » OFCE Policy Brief, n°117.

[4] Les Emplois francs étaient donc exclus de l’annonce ministérielle indiquant fin août « -15 000 contrats aidés ».

[5] Une incertitude irréductible provient de la répartition des entrées tout au long de l’année.




Excédent (AGIRC-ARRCO) vs. déficit (CNAV) : une mutualisation entre régimes de retraite est-elle légitime ?

Par Frédéric Gannon et Vincent Touzé

La préparation de la loi de financement de la Sécurité Sociale 2024 s’inscrit dans un contexte tendu entre le gouvernement et les partenaires sociaux en charge de la gestion autonome du régime de retraite complémentaire AGIRC-ARRCO. D’un côté, le gouvernement cherche à équilibrer les comptes du régime général de retraite qui verse la pension de base (CNAV). D’un autre côté, l’AGIRC-ARRCO a renoué avec les excédents depuis 2021 et reconstitue progressivement son fonds de réserve. Le gouvernement, par l’intermédiaire du ministre du Travail, a fait une demande expresse au régime complémentaire d’employer une partie de son excédent pour refinancer les pensions de base. La réponse de la majorité des syndicats en charge de la gouvernance a été clairement négative. Cet article propose de revenir sur les différents éléments utiles à la compréhension du débat en cours.



Le 27 septembre dernier, le gouvernement Borne a présenté le Projet de loi de financement de la sécurité sociale 2024. Avant même que le régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) ait délibéré (voir encadré) sur les nouvelles marges de manœuvre financière offertes par la réforme des retraites adoptée en avril 2023, le gouvernement avait fait savoir, par l’intermédiaire de son ministre du Travail, Olivier Dussopt, à plusieurs reprises[1], que prélever environ 1 milliard d’euros sur les excédents du régime était une option crédible pour soutenir les besoins de financement du régime général (CNAV), et ce d’autant plus que la réforme améliore aussi sensiblement la situation financière de l’AGIRC-ARRCO. Jeudi 12 octobre, le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a confirmé cette intention devant l’Association des journalistes économistes et financiers. D’après lui, puisque la réforme des retraites « a un effet automatique sur les excédents de l’AGIRC-ARRCO, est-ce légitime que cela participe à l’amélioration de la soutenabilité financière du système global ? Je trouve que oui».

Outre un clair objectif de ressource budgétaire nouvelle pour le régime de pension de base géré par la CNAV, les déclarations du ministre du Travail s’appuient sur trois affirmations qu’il convient d’analyser :

(1) Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier ;

(2) Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique ;

(3) Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

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Encadré AGIRC – ARRCO : plan quadriennal 2023-2026

Dans la nuit du mercredi 4 au jeudi 5 octobre, l’instance de gouvernance du régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) est parvenue à un accord de pilotage quadriennal. Ce dernier prévoit de revaloriser les pensions au dernier taux d’inflation connu (INSEE, août 2023), soit 4,9%, dès le 1er novembre 2023 ainsi que la suppression de la décote temporaire de 10% en cas de départ l’année du taux plein. Cette revalorisation se rapproche de celle des pensions de base de 5,2% au 1er janvier 2024 à la suite de l’annonce du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, le 26 septembre dernier. En revanche, pour les trois années à venir, l’AGIRC-ARRCO a convenu que la revalorisation des pensions s’adaptera à la conjoncture économique et qu’elle pourrait être donc moindre que l’inflation mais au maximum de 0,4 point en dessous de cette dernière.

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  1. Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier

D’après le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR, juin 2023), les perspectives financières de la CNAV ne seraient pas alarmantes d’ici 2030, puisque ce régime de base des travailleurs du secteur privé serait en mesure de disposer de ressources suffisantes pour couvrir ses dépenses de pensions, bien que celles-ci devraient augmenter de 5,7 à 5,9% du PIB d’ici là. Malgré la réforme de 2023, la situation financière déraperait progressivement après 2030 pour atteindre un déficit d’environ 0,7% du PIB en 2070[2], soit environ 10% des dépenses lorsque ces mêmes dépenses représenteront environ 7% du PIB.

Cette analyse n’est que partiellement soutenue à court terme par le dernier rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de septembre 2023 selon lequel il manquerait près de 3 milliards en 2024 pour financer la CNAV, tout en tenant compte d’un léger excédent du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) et malgré la réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023. Des ressources nouvelles, de l’ordre de 3,3% des recettes de cotisations, et a priori de façon durable, seraient donc nécessaires pour remettre à flot la CNAV, ce qui n’est pas négligeable mais pas insurmontable.

Par ailleurs, le contexte inflationniste actuel a conduit le gouvernement à maintenir le pouvoir d’achat des retraités tout en revalorisant fortement les petites pensions, à savoir celles bénéficiaires du minimum contributif[3] (Gannon, Legros et Touzé, 2023). Cette politique gouvernementale induit mécaniquement une croissance des dépenses.

  • Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique

Ce régime de retraite par répartition en charge des pensions complémentaires des salariés du secteur privé est géré uniquement par les partenaires sociaux. Il ne peut pas s’endetter et doit donc s’assurer chaque année de disposer de ressources suffisantes pour honorer les droits à pension. Pour faire face au vieillissement de la population et à des chocs conjoncturels imprévisibles, une gouvernance exigeante a été mise en place (Charpentier, 2014 ; Gannon, Legros et Touzé, 2020 ; Touzé, 2017; )et, à partir de la fin des années 1990, elle a permis d’accumuler des réserves.

Certes, depuis 1993, les différentes réformes de recul de l’âge de la retraite adoptées par les gouvernements ont mécaniquement amélioré la situation financière du régime mais de façon insuffisante. Ce qui explique une gestion rendant le mode de calcul de la pension moins généreux[4] par l’AGIRC-ARRCO : il en découle une baisse du taux de remplacement[5] de la pension complémentaire d’une génération à l’autre, au gré de la dégradation du taux de dépendance démographique (Nortier-Ribordy, 2017 ; Gannon, Le Garrec, Lenfant et Touzé, 2021). Par exemple, les calculs prospectifs de Nortier-Ribordy (2017) montrent que le taux de remplacement de la pension complémentaire pourrait passer pour une carrière de type « cadre » (resp. « non-cadre ») de 34,7% (resp. 24,3%) du dernier salaire pour la génération née en 1952 à 21,7% (resp. 17,8%) pour celle née en 1982, soit une baisse d’environ 37,5% (resp. 26,7%) de la pension.

Ce mode de gestion a permis au régime complémentaire d’accumuler des réserves entre 1997 et 2008, lesquelles ont été mises à contribution pour amortir le choc de la crise financière de 2008. Cette grande récession a eu un impact négatif à la fois sur les ressources des cotisations et sur la valeur financière des placements. Les efforts sur les pensions et notamment la mise en place d’un coefficient de solidarité ont permis progressivement le retour à l’équilibre avec un léger excédent en 2019. Mais l’année 2020, marquée par la crise Covid-19, a été témoin de la formation d’un fort déficit (5,3 milliards d’euros, soit 6,2% des pensions versées). Depuis 2021, le retour des excédents a permis de reconstituer le fonds de réserve sans pour autant que le ratio[6] de son encours, ramené aux dépenses, soit équivalent à celui observé avant la crise de 2008 (Sénat, 2021).

Le pilotage financier du régime complémentaire n’a pas pour objectif de dégager un excédent systématique. La constitution d’un fonds de réserve permet surtout de faire face à des épisodes conjoncturels difficiles et de lisser l’ajustement à la baisse du taux de remplacement au gré du vieillissement démographique.

D’un point de vue prospectif, la gestion équilibrée conduit à maintenir à un niveau relativement constant le poids de la masse des pensions complémentaires dans le PIB (entre 3,5 et 3,9% d’ici 2070), quel que soit le scénario de croissance de la productivité (COR, 2023).

La nouvelle réforme des retraites devrait donc permettre à l’AGIRC-ARRCO de disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire, environ 1 milliard d’euros d’après le gouvernement. Ce gain résulte à la fois du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps et qu’une fois, à la retraite, ils percevront moins longtemps leur pension. L’AGIRC-ARRCO pourrait légitimement employer cette ressource supplémentaire à modérer la baisse programmée du taux de remplacement. Cette modération bénéficierait de facto proportionnellement davantage aux salaires élevés (voir infra) puisque la part de la pension complémentaire augmente avec le revenu.

La notion d’excédent financier est donc relative et conditionnelle au fait que le régime complémentaire adapte le niveau des pensions à l’évolution du nombre de cotisants par rapport au nombre de retraités. Il est important de souligner que la réforme de 2023 améliore la situation financière de tous les régimes y compris ceux de la fonction publique. En effet, pour ces derniers, la contribution d’équilibre sera réduite, ce qui laissera au gouvernement de nouvelles marges de manœuvre budgétaire pour ses choix de dépenses publiques (Legros et Touzé, 2022 ; Gannon, Legros et Touzé, 2023).

  • Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

Les transferts existent entre régimes de retraite dans le cadre d’une réglementation limitée (Cour des comptes, 2010) et pour l’essentiel au titre de la compensation démographique entre les régimes de base (CNAV, mutualité sociale agricole, fonction publique territoriale et hospitalière, etc.) pour mutualiser des vieillissements différenciés.

Prélever sur le fonds de réserve et/ou sur les excédents peut paraître contestable pour deux raisons essentielles :

  • Le fonds de réserve et l’excédent appartiennent aux adhérents du régime, à savoir les cotisants et les retraités. Il est difficile d’imaginer que l’État puisse procéder à une sorte d’expropriation sans que la validité constitutionnelle d’une telle décision ne soit questionnée. Un changement de paradigme pourrait provoquer un sentiment d’insécurité générale sur les excédents mis en réserve par les régimes de retraite. Quid des régimes des non-salariés, de l’Ircantec (régime complémentaire des salariés non titulaires de la fonction publique qui fonctionne comme l’AGIRC-ARRCO), voire du Régime additionnel de la fonction publique (RAFP) qui est un régime par point géré par capitalisation ?
  • Un mode rigoureux de gestion financière devrait être un principe universel de gouvernance à long terme des régimes de retraite (Gannon, Legros et Touzé, 2020). Si le gouvernement a la possibilité de prélever, de façon discrétionnaire, des ressources sur les régimes autonomes de retraite, alors, à l’avenir, tout régime adoptant une gestion rigoureuse des droits à la retraite, avec un excédent alimentant un fond de réserve (Cour des comptes, 2022), s’exposera à une « ponction’ », même si la première ministre Elisabeth Borne réfute ce terme, ou une « taxe », dès lors qu’au nom de la solidarité, il pourra être contraint de contribuer au financement des régimes déficitaires. Vu sous un certain angle, la réaction du ministre du Travail[7] révèle la conséquence d’une telle anticipation car cette dernière ne peut qu’encourager l’instance de gouvernance à être plus dépensière, et ce d’autant plus que cette dernière dispose d’une pleine autonomie de gestion[8].

Quelles solutions pour l’État pour remettre complètement à flot le régime de base ?

Une solution possible pour renflouer le régime de base des salariés du secteur privé dès 2024 pourrait s’appuyer sur un mixte à définir entre l’affectation de ressources nouvelles du budget général et une hausse du taux de cotisation[9] (Cornilleau et Sterdyniak, 2017).

Par exemple, le taux de cotisation retraite non plafonné[10] pourrait être sollicité au nom de la solidarité. Sa hausse pourrait être partiellement ou intégralement compensée pour les salaires inférieurs au plafond par une baisse du taux plafonné[11]. Cette hausse du taux de cotisation affectée au financement du régime de base serait alors principalement, voire intégralement supportée par la part des salaires supérieurs au plafond.

Il appartiendrait alors au conseil d’administration de l’AGIRC-ARRCO d’arbitrer, en pleine autonomie, sur l’opportunité d’une baisse du taux de cotisation vieillesse au-dessus du plafond[12]. La hausse de la cotisation de base serait alors neutralisée et n’impacterait ni le salaire net, ni le salaire brut chargé pour les hauts salaires. En revanche, il y aurait implicitement un transfert de recettes de cotisation sociale de l’AGIRC-ARRCO vers la CNAV, et la part des salaires au-dessus du plafond conduirait à l’attribution de moins de points de retraite complémentaire.

Vu le contexte actuel de réduction du déficit public et la politique d’économie annoncée par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, il paraît difficile d’affecter des ressources budgétaires supplémentaires sans hausse du taux de prélèvement. Un financement supplémentaire par une hausse générale de la CSG ou de l’impôt sur le revenu pourrait également être étudié. En l’absence de ressources nouvelles, le déficit de la branche vieillesse nécessitera une émission spécifique de titres de dette publique, un autre choix possible mais plus coûteux avec la remontée des taux d’intérêt (OFCE, 2023).

Enfin, il est utile de rappeler que la réforme des retraites a été adoptée dans un cadre législatif restreint de Loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, et que par conséquent, les mesures à caractère non-financier ont été retoquées par le Conseil constitutionnel. Une piste d’amélioration naturelle vise donc à aller au-delà de l’approche comptable et à œuvrer, grâce à des politiques actives de l’emploi, en faveur du travail des seniors et, en particulier, de l’employabilité de ceux qui devront travailler plus longtemps (Guillemard, 2021 ; Le Garrec et Touzé, 2023), ce qui ne pourra que renforcer le socle de financement du système de retraite par répartition, à savoir la part de la valeur ajoutée allouée à la rémunération du travail.


[1] Précisément, le ministre a déclaré le 27 septembre 2023 devant les membres de l’Association des Journalistes de l’Information Sociale : « Quand un régime de retraite et en l’occurrence le régime complémentaire, génère des excédents et qu’une partie de ses excédents est intrinsèquement lié à la réforme mise en place, nous considérons comme normal qu’il y ait une participation à l’équilibre général du système de retraite », puis sur l’antenne de radio Europe 1, le mardi 3 octobre 2023 : « La réforme telle qu’elle a été votée par le Parlement va permettre à l’Agirc-Arrco de dégager entre 1 et 1,2 milliard d’euros en 2026. Sur le total des excédents de 2026, il y en a une partie, environ 1-1,2 milliard d’euros qui n’existerait pas sans la réforme. Nous considérons qu’il est normal que cette partie d’excédent soit mise à contribution pour financer un certain nombre d’acquis ».

[2] Moyenne des scénarios de croissance de la productivité.

[3] La réforme des retraites porte la pension minimum pour une carrière complète SMIC à 85% du SMIC net, soit environ 1 200 euros nets par mois. Concrètement, cette hausse passe par une revalorisation du minimum contributif de 75 euros au 1er septembre 2023 (soit un montant mensuel de 709,14 euros, versé au prorata de la durée de cotisation) et de 100 euros pour le minimum contributif majoré qui est accordé à ceux qui ont au moins 120 trimestres cotisés (soit un montant mensuel de 847,57 euros, versé au prorata de la durée de cotisation).

[4] Prix d’achat du point plus élevé, faible croissance de la valeur liquidative du point, adoption d’un coefficient de solidarité (à partir du 1er janvier 2019 malus de 10% sur la pension complémentaire pendant 3 ans si départ l’année du taux plein ; annulation du malus si décalage d’une année ; bonus de 10%, 20% ou 30% pendant un an si décalage de deux, trois ou quatre années).

[5] Pourcentage de la pension en fonction du dernier salaire.

[6] Fin 2022, le montant des réserves était estimé à 68 milliards d’euros, soit environ 9,2 mois de dépenses. En 2008, les réserves représentaient environ 11 mois de pensions.

[7] Sur ce point, Olivier Dussopt a d’ailleurs précisément réagi le 5 octobre 2023 : « Dans leur accord, les partenaires sociaux ont décidé de dépenses nouvelles, financées par le rendement de la réforme des retraites et n’ont pas défini de mécanisme de solidarité permettant de sanctuariser ce rendement. Cette décision met en péril l’équilibre de la réforme et la crédibilité de nos finances publiques ».

[8] Le 27 septembre dernier, le ministre du Travail rappelait à juste titre que « la négociation autour des règles de gestion de l’Agirc-Arrco est une négociation autonome » et que cette dernière était juste « encadrée par un document d’orientation et une lettre de cadrage », et que par conséquent, « les partenaires sociaux feront ce qu’ils jugent le plus utile et le plus efficace ».

[9] Une telle démarche pourrait s’appuyer sur les recommandations de Cornilleau et Sterdyniak (2017) : « le gouvernement et les partenaires sociaux devraient annoncer clairement que c’est par la hausse des cotisations que le système devra être équilibré, une fois effectués les efforts possibles en matière de recul de l’âge de fin d’activité, ceci à taux de remplacement globalement satisfaisant ».

[10] Ce taux est actuellement de 2,30%.

[11] Ce taux est actuellement de 15,45%.

[12] Ce taux est actuellement de 21,59%.




Et pour quelques milliards de plus…1 million d’apprentis

Par Bruno Coquet

Depuis 2018, les entrées en apprentissage battent record sur record. L’enthousiasme suscité par cet engouement est tel qu’il a conduit à viser un million d’entrées en apprentissage par an.

Même si cet objectif peut sembler relativement proche avec 830 000 nouveaux apprentis en 2022, il est cependant difficilement réalisable et évidemment intenable en régime de croisière avec des générations qui comptent environ 800 000 personnes, quand bien même 100% des jeunes passeraient par l’apprentissage. Et surtout cette politique coûte très cher : la dépense publique pour l’apprentissage a atteint 21 milliards d’euros pour l’année 2022, en hausse de 270% depuis 2018[1].

Pour autant que l’objectif du million d’entrées puisse être atteint une fois, le surcoût pour les finances publiques serait de 6 milliards d’euros (0,2 point de PIB), qui pour l’heure ne sont pas budgétés dans le PLF 2024 (qui vise 901 000 nouveaux contrats) ni à l’horizon 2027 dans le Programme de stabilité.



Aides, subventions, prise en charge : un effet cocktail

La réforme de 2018 a simplifié et redynamisé le dispositif, et créé un terrain favorable au développement de l’apprentissage. Mais le déclencheur de la hausse foudroyante des entrées est l’aide exceptionnelle créée mi-2020 dans le cadre du volet « 1 jeune 1 solution » du plan de relance.

Jamais une aide à l’emploi n’a atteint un tel niveau en France : même réduite de 8 000 à 6 000 euros depuis le début 2023[2], elle annule le coût du travail pour un très grand nombre d’apprentis, et le réduit fortement pour les autres, alors que les contrats d’apprentissage bénéficient déjà des allégements généraux de cotisations sociales patronales, tout en étant exonérés de cotisations sociales salariales et d’impôt sur le revenu.

Reconduite plusieurs fois malgré la rapide reprise du marché du travail, cette aide très élevée est aussi et surtout non-ciblée, c’est-à-dire accessible à la plupart des profils d’apprentis et d’employeurs. Par conséquent, l’attractivité de l’apprentissage est demeurée à peu près inchangée pour la cible prioritaire des jeunes sortis sans diplôme ni qualification du système scolaire ; elle s’est très fortement accrue pour les étudiants du supérieur car leurs études sont alors en partie financées par France Compétences en plus du salaire qu’ils perçoivent et des droits sociaux dont ils bénéficient au même titre que les autres salariés. De fait, les apprentis préparant un diplôme du supérieur sont plus de quatre fois plus nombreux en 2022 qu’en 2018 (38,3% du stock de bénéficiaires en 2018, 62,5% en 2022).

Ce cocktail hyper-incitatif a produit des résultats spectaculaires mais son coût semble incontrôlé, d’autant que le niveau de prise en charge des formations va croissant avec le niveau de diplôme préparé.

Le prix du million

Si le million de nouveaux contrats était atteint en 2024, à réglementation inchangée de l’aide unique et des niveaux de prise en charge par France Compétences, la dépense totale pour l’apprentissage atteindrait 24,1 milliards d’euros en 2024, contre un coût total estimé de 22,6 milliards en 2023[3].

Mais cette dépense supplémentaire de 1,5 milliard d’euros l’année où le million d’entrées serait atteint ne représente que 25% des dépenses induites (graphique 1). En effet, 90% des entrées annuelles en apprentissage ayant lieu au cours du second semestre de l’année, dont 50% pour le seul mois de septembre, l’essentiel des coûts (64%) serait reporté l’année suivante et la durée moyenne des contrats étant de l’ordre de 18 mois, une part de ces dépenses (11%) s’imputerait aussi sur l’année n+2 (graphique 1).

Au total la dépense publique qu’il serait nécessaire d’engager pour atteindre l’objectif de 1 million d’entrées en apprentissage au cours d’une seule année, serait d’environ 6 milliards d’euros.

Ce chiffrage a un bon degré de fiabilité. En effet, le calcul prend en compte l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique, n’inclut pas le coût des droits sociaux des apprentis (prime d’activité, allocations chômage, trimestres de retraites acquis, etc.) et ne tient pas compte d’effets potentiels de l’inflation sur les coûts de formation, ni du fait que le coût unitaire moyen s’élèverait car les étudiants dont les formations sont plus chères seraient majoritaires parmi les nouveaux entrants. Par ailleurs cette dépense n’engendrerait que peu d’économies car elle irait principalement vers des jeunes étudiants du supérieur : en effet, si d’un côté l’apprentissage interdit de percevoir une bourse, d’un autre côté le budget de l’enseignement supérieur a continué d’augmenter alors que le nombre d’étudiants non-apprentis baisse. S’ils n’étaient pas apprentis, la plupart de ces jeunes suivraient la voie scolaire, seraient rarement en emploi aidé, peu exposés à l’indemnisation chômage et aux minima sociaux, etc. compte tenu de leur profil.

Graphique 1 – Surcoût de dépenses publiques pour atteindre 1 million d’apprentis


[1] Coquet B. (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles », OFCE Policy brief, n° 117, juin. Les données rendues disponibles depuis ont conduit à revoir à la hausse le coût du dispositif estimé dans cette publication.

[2] Depuis le début de 2023, pour afficher la fin de son caractère « exceptionnel », l’aide est de nouveau dénommée « aide unique » bien qu’elle soit très différente (champ, montant, durée) de celle créée par la réforme de 2018.

[3] La méthode de calcul est celle utilisée dans Coquet B. (2023), en intégrant les données les plus récentes publiées depuis cette publication.




Les sous-jacents politiques et idéologiques du droit européen de la concurrence

Par Michel Debroux,

Avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste du droit européen de la concurrence. Directeur d’études, École de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas)

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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Au sein du droit européen, le droit de la concurrence est le terrain privilégié d’une mise en œuvre proprement politique à trois niveaux (législation, régulation, judiciaire), ce que les autorités de concurrence revendiquent autant qu’elles en occultent souvent les fondamentaux. Ce n’est ni nouveau, ni surprenant.

Ce n’est pas nouveau : le droit européen moderne de la concurrence est issu d’une double matrice idéologique (ordo-libéralisme allemand et tradition antitrust américaine) et a été dès l’origine marqué par des tensions entre les traditions économiques, politiques et juridiques des États membres, qui se sont exacerbées au fil des élargissements (interventionnisme français, ordo-libéralisme allemand, libéralisme britannique ou néerlandais, État-providence scandinave).  Je renvoie ici, parmi de nombreuses études, aux travaux de Laurent Warlouzet[1] et aux contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif The History of the European Union – Origins of a trans- and supranational polity 1950-1972[2].

Ce n’est pas surprenant : le droit européen de la concurrence est un droit économique européen. Il est donc pragmatique par nature puisque d’inspiration économique, et finaliste par essence puisqu’il tend à la réalisation des objectifs – multiples …– de l’Union européenne (UE).

Je propose de développer cette réflexion autour de deux constats, qui conduiront à une interrogation.

Le premier constat est celui de l’extrême plasticité des notions de base du droit de la concurrence (« marché », « activité économique », « entreprise ») : ces notions sont dites « fonctionnelles », c’est-à-dire que leur sens procède directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité. En cela, elles s’opposent aux notions conceptuelles, dont la substance transcende les frontières des spécialités juridiques dans lesquelles elles sont invoquées.

Intrinsèquement malléables, ces notions ne peuvent être définies a priori puisqu’elles ne peuvent être appréhendée que par le prisme des finalités successives qui lui sont assignées par les autorités de concurrence et la jurisprudence. Or, précisément, les termes utilisés n’ont pas changé depuis le premier traité européen (Traité CECA, 1951) et pourtant leur mise en œuvre a profondément évolué en plus de 70 ans.

Donc, il faut que rien ne change pour que tout change (pour prendre à revers la fameuse citation de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans le film Le Guépard) ; ici rien n’a changé (les textes) et tout a changé (la mise en œuvre).

Par exemple : la notion d’« entreprise » en droit européen de la concurrence est définie par référence à une « activité économique », notion qui est elle-même fonctionnelle et définie selon une méthode essentiellement casuistique (et parfois tautologique). C’est la jurisprudence et non le législateur qui définit les activités qui relèvent ou non du marché. Or, l’étude de cette jurisprudence montre que le marché est la règle, le non-marché est l’exception (domaine régalien, domaine social).

Le deuxième constat est celui de la nature éminemment politique des choix effectués par les autorités de concurrence et, à leur suite, par les juridictions de contrôle.

Puisque le droit de la concurrence repose sur des notions fonctionnelles dont le sens varie en fonction des finalités qui leur sont assignées, il faut examiner quelles sont ces finalités, et s’interroger sur leurs évolutions dans le temps.

Des finalités évolutives

Dans un premier temps, le droit européen de la concurrence a essentiellement été perçu comme un outil au service de la réalisation du marché unique. Citons l’arrêt Metro du 25 octobre 1977 (aff. 26/76) : « Attendu que la concurrence non faussée (…) implique l’existence sur le marché d’une concurrence efficace (workable competition), c’est-à-dire de la dose de concurrence nécessaire pour que soient respectées les exigences fondamentales et atteints les objectifs du traité et, en particulier, la formation d’un marché unique réalisant des conditions analogues à celles d’un marché intérieur ».

Dans un deuxième temps, une fois le marché intérieur réalisé dans les années 90, commence la phase qui a parfois été qualifiée de « Trente Glorieuses » du droit de la concurrence.

Les marqueurs temporels sont toujours subjectifs et peuvent varier, mais on peut dater cette période, assez grossièrement, du milieu des années 80 avec la prééminence des théories de l’école de Chicago, jusque vers le milieu des années 2010. 

C’est la période du renforcement de la lutte contre les cartels (qui subsistaient encore dans de nombreux secteurs de l’industrie, dont la chimie), du paradigme du primat du bien-être du consommateur et d’une forme d’hostilité assumée à l’égard de l’intervention des États. À cet égard, il suffit de rappeler que le plan d’action adopté en 2005 par la Commission européenne en matière d’aides d’État a pour titre Des aides d’État moins nombreuses et mieux ciblées : une feuille de route pour la réforme des aides d’État 2005-2009.  

Si l’objectif d’un meilleur ciblage des aides fait consensus, on chercherait en vain dans le traité la disposition qui confère à la Commission une quelconque compétence pour se prononcer sur le niveau des aides en valeur absolue…

Qu’importe : c’est la période de l’après-guerre froide, le monde est « plat », la Chine adhère à l’OMC (2001), la mondialisation libérale « heureuse » est l’horizon indépassable. Il serait d’ailleurs malhonnête de nier ses nombreux mérites, notamment dans la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’êtres humains, essentiellement en Asie.

Toutefois, sous l’effet de multiples crises, nous sommes probablement entrés depuis quelques années dans une nouvelle phase, bien qu’il soit toujours difficile d’en identifier exactement les caractéristiques.

Multiples crises, en effet… La crise des dettes souveraines de 2008-2009 a été causée par des dysfonctionnements de marché (le marché immobilier américain) et n’a été jugulée que par des interventions étatiques massives ; le Brexit a montré que l’UE pouvait ne pas être éternelle ; la crise climatique est (enfin) perçue comme une menace existentielle ; la mondialisation n’a pas eu que des gagnants et a entraîné une forte désindustrialisation en France ; la crise du Covid-19 a jeté une lumière crue sur certaines dépendances de nos économies européennes, et la guerre en Ukraine a brutalement montré que le monde n’est plus plat (l’a-t-il seulement été un jour ?) et que « la fin de l’Histoire » n’était qu’un rêve naïf.

Le droit de la concurrence « orthodoxe » depuis une trentaine d’années se croyait apolitique, grâce aux bons soins de deux marraines (ou plutôt un parrain et une marraine) : le formalisme juridique supposé garantir sa prévisibilité et la rationalité de la science économique supposée garantir son exactitude. Mais ni l’une, ni l’autre, ne sont acquises.

D’ailleurs, se prétendre « apolitique » n’est-il pas la meilleure façon de mener une politique, en disqualifiant toute voix critique comme politiquement biaisée ? Nous redécouvrons depuis quelques années que le droit de la concurrence est irrigué de valeurs, donc de choix politiques :

  • Faut-il privilégier l’innovation et l’émergence de champions européens, fussent-ils dominants ?
  • Faut-il privilégier le consommateur au travers du prisme principal du prix et de la variété de l’offre ?
  • Faut-il protéger les PME ?
  • Quelle place donner aux services publics : santé, éducation… périmètre des services d’intérêt économique général (SIEG) ?
  • Quel rôle pour l’État au nom de la protection des intérêts stratégiques (militaire d’accord, mais quid des infrastructures d’énergie, de communication, etc. ?)

Fort de ces deux constats, nous en arrivons alors à l’interrogation essentielle : puisque les concepts de base du droit de la concurrence n’ont de sens qu’en fonction des finalités qu’on lui assigne, et que ces finalités sont intimement politiques… qui décide ?

La première réponse est faussement simple : c’est l’Europe.  Certes.  Mais qui, en Europe ? La Commission, dira-t-on, sans doute en partie avec raison.  Les traités confèrent en effet à la Commission un poids unique dans la mise en œuvre du droit de la concurrence. Une partie de la doctrine (notamment allemande mais pas uniquement) conclut d’ailleurs – généralement pour la critiquer – à la nature « constitutionnelle » du droit de la concurrence européen.

La Commission jouit en effet d’une prééminence indéniable dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit de la concurrence. Cette prééminence est facilitée par le faible poids des États membres (illustré par exemple par la « supplique » franco-allemande qui a suivi la décision d’interdiction de la fusion Alstom-Siemens en 2019), et la quasi-inexistence du Parlement européen, sauf lorsque la base juridique sur laquelle sont adoptés des textes d’inspiration « concurrence » lui confère un statut de co-législateur (par exemple le Digital Market Act ou le règlement sur les subventions étrangères).

Toutefois, se focaliser sur la Commission serait une erreur de perspective. Car cette dernière ne travaille pas entièrement en silo, que ce soit en amont ou en aval.

En amont, le processus d’élaboration des normes en droit de la concurrence (y compris voire surtout les textes de soft law) met en lumière un jeu complexe d’interactions entre plusieurs acteurs : les États membres, la Commission, les autorités nationales de concurrence, mais aussi les « experts », c’est-à-dire la communauté des spécialistes (universitaires, avocats, lobbyistes …).

En aval, le rôle politique des juridictions ne saurait être sous-estimé. Il y a beaucoup à dire sur la notion particulièrement sensible de « politique jurisprudentielle ». Traditionnellement, les juges ne sont supposés s’exprimer qu’au travers de leurs jugements, sauf à prêter le flanc à la critique souvent entendue de « gouvernement des juges », dont on sait l’écho qu’elle a recueilli et recueille encore auprès de larges pans de l’opinion dans l’UE.

Pourtant, « juger est un acte politique » (Pierre Noreau), surtout lorsque le juge interprète des concepts malléables. Historiquement, les grands arrêts fondateurs de la Cour de justice de l’UE (notamment, les Van Gend & Loos en février 1963 sur le principe d’effet direct et Costa c. Enel de juillet 1964 sur le principe de primauté du droit européen) sont des arrêts « politiques », au service d’une vision intégrationniste.

Mais une politique jurisprudentielle n’est pas une « politique » comme les autres : elle s’élabore lentement et à bas bruit ; elle ne se revendique pas ; elle n’est pas construite a priori mais constatée a posteriori, sur une accumulation de cas particuliers. En droit européen, où les justiciables n’ont pas d’accès direct à la Cour de justice, la politique jurisprudentielle ne se construit que par la confirmation ou l’annulation des décisions de la Commission ou en réponse à des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales. Il y a donc toujours un filtre.

La complexité du processus d’élaboration et de contrôle du droit européen de la concurrence est proportionnelle aux enjeux politiques qu’il charrie, c’est-à-dire gigantesque. L’enjeu démocratique n’en est que plus impérieux.


[1]              Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, CNRS éditions, 2020, ainsi que plusieurs articles dont en particulier : « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957-2023) », op. cit. et « La France et la mise en place de la politique de la concurrence communautaire (1957-1964) », in Europe organisée, Europe du libre-échange, Eric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Bruxelles, 2006.

[2]              Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht et Morten Rasmussen (dir.), Routledge, London 2009.