La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant

Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Depuis le déclenchement de la crise financière en 2008 et de la crise des dettes souveraines en 2010-2011, les pays de la zone euro ont mis en place des stratégies d’ajustement destinées à restaurer la confiance des marchés et à remettre les économies sur le chemin de la croissance. Les pays les plus frappés par la crise sont ceux qui présentaient une forte dépendance aux marchés financiers et des déficits courants très élevés (Espagne, Italie mais aussi Irlande, Portugal et Grèce). Aujourd’hui, les déficits sont largement résorbés mais la zone euro est plongée dans une situation de croissance molle, aux tendances déflationnistes qui pourraient s’accentuer si un changement n’est pas amorcé. A défaut d’un ajustement sur les taux de change, l’ajustement se fait sur l’emploi et les salaires. Les conséquences de cette dévaluation par les salaires, que nous résumons ici, sont plus largement décrites dans l’étude spéciale publiée dans le dossier des prévisions de l’OFCE (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014).

Un ajustement désormais tiré par une modération salariale croissante…

Face à la chute de la demande, les entreprises se sont ajustées en coupant massivement dans l’emploi afin de réduire leurs coûts, ce qui a conduit à une forte augmentation du chômage. En septembre 2014, la zone euro compte 7 millions de chômeurs de plus qu’en mars 2008. La situation est particulièrement dégradée dans certains pays comme la Grèce où le taux de chômage est de 26,9 %, l’Espagne (24,2 %), le Portugal (13,8 %) ou l’Italie (12,5 %). Seule l’Allemagne se distingue par le recul de son taux de chômage, jusqu’à 5,0 % de la population active.

Conformément à ce que suggère la courbe de Phillips, l’emballement du chômage a fini par peser sur les conditions de revalorisation salariale, notamment dans les pays les plus en crise (graphique 1). Si entre 2000 et 2009, l’évolution des salaires était plus dynamique dans les pays périphériques (+3,8 % en moyenne annuelle) que dans les pays au cœur de la zone euro[1] (+2,3 %), la situation s’est inversée après 2010. Les rémunérations nominales ont ralenti dans les pays périphériques (+0,8 %) mais ont gardé un rythme proche de celui de l’avant-crise (+2,6 %) dans les pays au cœur de la zone. Cette hétérogénéité s’explique par l’ampleur de la dégradation du chômage différente selon les pays. Selon Buti et Turrini (2012)[2] de la Commission européenne, le renversement dans la dynamique des salaires serait un des principaux moteurs du rééquilibrage des soldes courants en zone euro.

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En outre, l’analyse des données macroéconomiques masque l’ampleur de la modération salariale en cours, les effets de la crise étant concentrés sur les populations les plus fragiles (jeunes, salariés non-diplômés) à salaires plus faibles. Or, la déformation de la structure de l’emploi en faveur des plus qualifiés et des plus expérimentés (voir le post OFCE : ” De la difficulté des réformes structurelles dans un contexte de chômage élevé) pousse à la hausse les salaires moyens. Comme l’attestent plusieurs études fondées sur l’analyse de données microéconomiques[3], le dynamisme des salaires corrigés de ces effets de composition est inférieur à celui du salaire moyen.

… qui comprime la demande intérieure et s’avère peu efficace en termes de compétitivité

Derrière cette politique d’ajustement déflationniste par les salaires, l’enjeu pour les entreprises est d’améliorer leur compétitivité et de regagner des parts de marché. Ainsi, par rapport au début de l’année 2008, les coûts salariaux unitaires (CSU)[4] ont baissé dans les pays les plus en crise (Espagne, Portugal et Irlande), ralenti en Italie et ont continué leur progression haussière dans les pays au cœur de la zone euro, ceux les plus préservés des tensions financières (Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas).

L’ajustement le plus important a eu lieu en Espagne. Déflatés de l’inflation, les CSU y ont baissé de 14 % depuis 2008, dont 13 points s’expliquent par le redressement de la productivité, obtenu au prix de coupes massives dans l’emploi. Les salaires réels n’ont augmenté que de 1 % sur la période. A l’inverse, en Italie, l’ajustement a surtout porté sur les salaires dont le pouvoir d’achat a baissé de 5 %. Toutefois, cette baisse n’a pas été suffisante pour compenser la dégradation de la productivité, et donc empêcher la hausse des CSU réels. En Allemagne, après une année 2008 marquée par le renchérissement des CSU réels, les salaires réels ont continué de progresser mais moins que les gains de productivité. En France, depuis 2009, salaires réels et productivité augmentent de concert à un rythme modéré. Les CSU, déflatés de l’inflation, sont donc stables depuis 2009 mais restent dégradés par rapport à 2008.

Bien que destinée à redresser la compétitivité des entreprises, cette stratégie s’avère doublement perdante. Tout d’abord, parce qu’ils sont menés conjointement dans l’ensemble des pays de la zone euro, ces efforts finissent par se neutraliser les uns les autres. Au final, ce sont les pays qui vont le plus loin dans cette stratégie déflationniste qui gagnent la « prime ». Ainsi, parmi les grands pays de la zone euro, seule l’Espagne peut en bénéficier, en raison de la très forte réduction de ses CSU du fait de ses propres efforts mais aussi du maintien d’un certain dynamisme salarial chez ses principaux partenaires. La France et l’Italie n’enregistrent aucun gain et l’Allemagne connaît une dégradation de ses CSU d’environ 3 % entre 2008 et 2013. Par ailleurs, si la dévaluation salariale avait dû contribuer à améliorer l’activité, elle aurait dû le faire à travers le rebond des exportations. Or, il est difficile de trouver une corrélation entre exportations et ajustements salariaux au cours de la crise (graphique 2). Ces résultats ont déjà été soulignés par Gaulier et Vicard (2012). Même si les pays les plus en crise (Espagne, Grèce, Portugal) ont pu gagner des parts de marché, les volumes exportés par chacun d’eux restent à court-moyen terme peu sensibles aux évolutions des coûts salariaux. Cela pourrait s’expliquer notamment par la préférence des entreprises à la reconstitution de leurs marges plutôt qu’à la baisse des prix à l’exportation. Car même dans les pays où les CSU relatifs ont fortement baissé, les prix relatifs à l’exportation ont augmenté de façon non négligeable (6,2 % en Grèce, 3,2 % en Irlande depuis 2008…).

Enfin, en cherchant à améliorer leur compétitivité-coût, les entreprises réduisent leur masse salariale, que ce soit par l’emploi et/ou les salaires. La stratégie de désinflation compétitive se traduit par des pressions sur les revenus des ménages et donc sur leur demande de biens, ce qui freine la progression des importations. En effet, à l’inverse de ce que l’on observe sur les exportations, il existe une relation étroite et positive entre l’évolution des CSU relatifs et l’évolution des volumes importés sur la période 2008-2009 (Graphique 3). Autrement dit, plus l’effort d’ajustement sur les CSU a été élevé au regard des pays concurrents, plus la progression des volumes importés est faible.

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Cette stratégie non-coopérative de rééquilibrage des balances courantes peut affecter durablement la reprise de l’activité dans un contexte où la réduction de l’endettement des acteurs, privés comme publics, sera rendu encore plus difficile si les pressions déflationnistes venaient à s’installer durablement (du fait de l’augmentation des dettes et taux d’intérêt en termes réels). Dès lors, les déséquilibres des balances courantes dans les différents pays de la zone euro sont en passe d’être résorbés principalement par la contraction des importations. Ainsi, la correction de ces déséquilibres par la voie de la dévaluation salariale, telle qu’elle est menée depuis 2010-2011, est doublement coûteuse : faible impact sur la compétitivité, relativement aux pays concurrents, du fait de la concomitance de la stratégie adoptée dans les différents pays de la zone euro et des risques déflationnistes accrus, rendant les conditions du désendettement plus difficiles et alimentant la possibilité d’un scénario de stagnation séculaire dans la zone euro.

 


[1] L’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Quant aux  pays périphériques, ils incluent l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce.

[2] Buti et Turrini (2012), « Slow but steady ? Achievements and shortcomings of competitive disinflation within the Euro Area ».

[3] Pour un comparatif de plusieurs pays de la zone euro en début de crise voir BCE (2012), « Euro Area Labor Markets and the Crisis ». Pour le cas espagnol, voir Puente et Galan (2014), « Un analisis de los efectos composición sobre la evolución de los salarios ». Enfin, pour le cas français, voir Verdugo (2013) « Les salaires réels ont-ils été affectés par les évolutions du chômage en France avant et pendant la crise ? » et Audenaert, Bardaji, Lardeux, Orand et Sicsic (2014), « Wage resilience in France since the Great Recession ».

[4] Les coûts salariaux unitaires sont définis comme le coût du travail par unité produite. Ils se calculent comme le rapport entre la rémunération par tête et la productivité moyenne du travail.




Reprise avortée

Christophe Blot

Ce texte renvoie à l’article « Le piège de la déflation : perspectives 2014-2015 pour l’économie mondiale » rédigé par Céline Antonin, Christophe Blot, Amel Falah, Sabine Le Bayon, Hervé Péléraux, Christine Rifflart et Xavier Timbeau.

Selon le communiqué d’Eurostat publié le 14 novembre 2014, la croissance du PIB de la zone euro s’élève à 0,2 % au troisième trimestre 2014. Dans le même temps, l’inflation s’est stabilisée en octobre au niveau très faible de 0,4 %. Bien que les perspectives d’une nouvelle récession soient écartées pour l’instant, le FMI évalue en effet la probabilité de récession dans la zone euro entre 35 et 40 %. Ces mauvais chiffres reflètent l’absence de reprise dans la zone euro et ne permettent donc pas une décrue rapide du chômage. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? A court terme, l’atonie de l’activité s’explique par trois facteurs qui ont pesé négativement sur la croissance. Tout d’abord, bien que moindre qu’en 2013, la consolidation budgétaire s’est poursuivie en 2014 dans un contexte où les multiplicateurs restent élevés. Ensuite, malgré la baisse des taux d’intérêt publics à long terme du fait de la fin des tensions sur les dettes souveraines, les conditions de financement appliquées aux ménages et aux entreprises de la zone euro se sont dégradées parce que les banques n’ont pas répercuté systématiquement la baisse des taux longs et parce que la moindre inflation induit un durcissement des conditions monétaires réelles. Enfin, l’euro s’est apprécié de plus de 10 % entre juillet 2012 et le début de l’année 2014. Bien que cette appréciation reflète la fin des tensions sur les marchés obligataires de la zone euro, elle a pénalisé les exportations. Au-delà de ces facteurs de court terme, les chiffres récents pourraient être les prémisses d’une longue phase de croissance modérée et d’inflation basse, voire de déflation dans la zone euro.

En effet, après une période de fort accroissement de la dette (graphiques), la situation financière des ménages et des entreprises en zone euro s’est dégradée depuis 2008 du fait des crises successives – crise financière, crise budgétaire, crise bancaire et crise économique. La dégradation de la santé financière des agents non-financiers a réduit leur capacité à demander des crédits. Par ailleurs, les ménages peuvent être contraints de réduire leurs dépenses de consommation, et les entreprises leurs décisions d’investissement et d’emplois afin de réduire leur endettement. S’ajoute à cela la fragilité de certaines banques qui doivent absorber un montant élevé de créances douteuses, ce qui les conduit à restreindre l’offre de crédit, comme en témoigne la dernière enquête SAFE réalisée par la BCE auprès des PME. Dans ce contexte où les agents privés privilégient le désendettement, le rôle de la politique budgétaire devrait être crucial. Il n’en est rien dans la zone euro en raison du souhait de consolider la trajectoire de finances publiques, au détriment de l’objectif de croissance[1]. En outre, alors que de nombreux pays pourraient sortir de la procédure de déficit excessif en 2015[2], la consolidation devrait se poursuivre en raison des règles du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) qui imposent aux pays membres un ajustement budgétaire afin de ramener la dette publique jusqu’au seuil de 60 % en 20 ans[3]. Dans ces conditions, la reprise serait de nouveau retardée et la zone euro pourrait se retrouver enfermée dans le piège de la déflation. L’absence de croissance et le niveau élevé du chômage créent des pressions à la baisse sur les prix et salaires, pressions exacerbées par des dévaluations internes qui sont les seules solutions adoptées pour améliorer la compétitivité et regagner quelques parts de marché. Cette réduction de l’inflation rend encore plus long et plus difficile le processus de désendettement ; elle réduit la demande et renforce le processus déflationniste. L’expérience japonaise des années 1990 montre malheureusement que l’on sort difficilement d’une telle situation.

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[1] Les coûts de cette stratégie ont été évalués dans les deux précédents rapports iAGS (voir ici).

[2] La France et l’Espagne seraient cependant deux exceptions importantes avec un déficit budgétaire qui s’élèverait respectivement à 4 et 4,2 % en 2015.

[3] Voir le post de Raul Sampognaro pour un éclairage concernant le cas précis de l’Italie.




A propos du marché du travail américain

Une lecture de : The causes of structural unemployment, Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Polity Press, Cambridge, RU et Malen, EU, 2014.

Henri Sterdyniak

L’ouvrage, écrit par trois sociologues américains, analyse la montée du chômage structurel aux Etats-Unis, en cherche les causes et propose des mesures de politiques économiques pour le réduire. Pour le lecteur français, cet ouvrage présente deux intérêts majeurs : il montre que les problèmes du marché du travail américain sont très proches de ceux du marché du travail français ; et, bizarrement, il traite du cas américain sans s’intéresser, sauf de façon marginale, à la situation des pays européens et aux analyses qu’ont pu produire les chercheurs de notre continent.

La définition et la mesure du chômage structurel sont problématiques. Théoriquement, le chômage structurel est la part du chômage qui ne s’explique ni par les fluctuations conjoncturelles (le chômage conjoncturel), ni par les inévitables délais d’embauche et de changement d’emploi (le chômage frictionnel), mais par des causes structurelles ; celui donc observé en moyenne sur le cycle économique, moins un certain niveau incompressible. Le point délicat est qu’il est difficile aujourd’hui, après la crise de 2007-09, aux Etats-Unis comme en Europe, de repérer le cycle économique et le niveau normal d’activité, de sorte que le niveau du chômage conjoncturel est difficile à évaluer. Cependant, les auteurs présentent des preuves empiriques de la dégradation du marché du travail américain. Ainsi, le taux d’emploi des 25-65 ans n’est que de 72,3% en 2013 contre 77,5% en 2000. Il est nettement plus faible qu’en Allemagne (78,5%). Le taux de chômage de longue durée comme le taux de temps partiel subi ont fortement augmenté. Surtout, les inégalités salariales se sont accrues. Les emplois stables et correctement rémunérés d’ouvriers ou d’employés qualifiés disparaissent au profit d’emplois précaires.

Les auteurs fournissent cinq explications à cette dégradation :

  1. La fonte de l’industrie au profit des services qui entraîne l’inadaptation des anciens ouvriers qualifiés, le déclin des syndicats et le besoin de nouvelles compétences.
  2. Le développement de la sous-traitance (qui permet aux entreprises de se débarrasser de travailleurs permanents correctement rémunérés pour recourir à une main d’œuvre précaire bon marché) et celui de la délocalisation dans les pays à bas salaires.
  3. L’automatisation qui rend inutiles de nombreux emplois, non qualifiés jadis, mais de plus en plus qualifiés maintenant.
  4. La financiarisation de l’économie et la recherche de valeur pour l’actionnaire qui imposent des normes de rentabilité élevées, qui sacrifient l’investissement de long terme, qui font que la croissance est portée par des bulles financières et l’endettement, ce qui augmente l’incertitude et rend l’économie instable.
  5. Le poids grandissant des grandes entreprises multinationales qui brisent les compromis nationaux (en produisant à l’étranger, en détruisant des emplois qualifiés, en développant la sous-traitance et les emplois précaires, en ne payant pas d’impôts).

Avec raison, les auteurs, sociologues, reprochent aux économistes de ne pas étudier les conséquences de ces transformations sur les salariés américains et leurs possibilités d’emploi satisfaisant.

Si la description est convaincante, le lecteur attend les auteurs sur les solutions. En fait, les auteurs proposent essentiellement des réformes du marché du travail. Ils suggèrent de s’inspirer du modèle allemand en orientant beaucoup plus tôt (dès 12 ans) une partie des jeunes vers l’enseignement professionnel, au lieu de les maintenir dans l’enseignement classique. Selon eux, on pourrait professionnaliser et faire monter en gamme certains emplois précaires en formant les jeunes à ceux-ci. Mais, quels enfants seraient les victimes de cette orientation précoce ? Le risque est grand que ce soit ceux des milieux populaires.

Ils proposent d’améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi (subvention aux temps partiels temporaires, toujours inspiré du modèle allemand ; remise à niveau des chômeurs, certification de leurs compétences). Durant les périodes de récession, ils proposent de créer des emplois publics temporaires et de subventionner des emplois privés dans des secteurs spécifiques (comme les travaux publics). Ils suggèrent de faciliter l’innovation en fournissant du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et en favorisant l’immigration de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais l’innovation à tout prix est-elle la solution, quand elle se traduit par le développement de besoins artificiels et par la multiplication de « destructions créatives », sources d’instabilité économique ?

Heureusement, quelques paragraphes vont au-delà. Les auteurs proposent de renforcer les normes sociales, environnementales et de respect du droit de propriété intellectuelle pour les produits importés (mais la croissance américaine nécessite-elle de freiner le développement des pays émergents ?) ; de réformer la fiscalité des entreprises pour augmenter la taxation de celles qui produisent à l’étranger ; de lutter contre l’optimisation fiscale des firmes multinationales ; de taxer les opérations spéculatives et les transactions financières internationales ; de séparer les banques de dépôts et les banques d’affaires. On le voit, des propositions très proches de celles des économistes européens hétérodoxes. Mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas une action résolue des pouvoirs publics pour réduire la domination de la finance, pour abaisser les taux de rentabilité exigés par les marchés financiers ? Ne faudrait-il pas d’importants transferts budgétaires pour taxer les gagnants de la mondialisation et compenser les perdants ? Ne faudrait-il pas mieux gérer l’évolution de la division internationale du travail, en pénalisant les pays ayant des excédents commerciaux trop importants et en subventionnant les emplois non-qualifiés dans les pays riches ?




Baisse de l’euro et désinflation compétitive : quel pays en profitera le plus ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Pendant près de deux ans, entre le milieu de l’année 2012 et 2014, l’euro s’est apprécié face aux principales monnaies du monde. En s’établissant à 1,39 dollar en mai 2014, l’euro avait vu sa valeur augmenter depuis juillet 2012 de plus de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie européenne s’était appréciée de 44 % par rapport au yen et de plus de 3 % face à la livre sterling.

Depuis le mois de mai 2014, cette tendance s’est inversée : après s’être apprécié de près de 10 % entre mi-2012 et mi-2014, le taux de change effectif réel de l’euro, qui pondère les différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi déprécié de 5,2 % au cours du dernier semestre (graphique 1). De fait, en quelques mois, la monnaie européenne s’est dépréciée de près de 10 % par rapport au dollar, de plus de 3 % par rapport au yen et de 4 % par rapport à la monnaie britannique. Concernant le taux de change avec cette dernière, la baisse a débuté en août 2013 et s’élève à plus de 9 % aujourd’hui. Nous prévoyons par ailleurs la poursuite de la dépréciation de l’euro d’ici le début de l’année 2015, avec un taux de change de la monnaie unique qui se déprécierait pour atteindre 1,2 dollar dès le deuxième trimestre 2015.

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De nombreux acteurs et spécialistes du monde économique voient dans cette baisse de l’euro la possibilité de sortir du piège de la déflation qui menace aujourd’hui la zone euro. Face à une croissance atone en zone euro et à un taux d’inflation qui baisse dangereusement, l’annonce par la BCE d’un programme d’assouplissement quantitatif indique ainsi sa volonté de déprécier l’euro face aux autres monnaies pour soutenir la croissance européenne et atteindre son objectif d’inflation[1]. Le gouvernement français attend lui aussi beaucoup d’une dépréciation de l’euro[2]. La Direction Générale du Trésor[3] considère qu’une baisse de 10 % du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait la première année d’accroître notre PIB de 0,6 point, de créer 30 000 emplois, de réduire le déficit public de 0,2 point de PIB et d’augmenter les prix à la consommation de 0,5%.

La relance de la croissance à court terme en zone euro via une dépréciation du taux de change effectif de l’euro permettrait aussi de limiter les politiques non coopératives de désinflation compétitive menées dans le sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal). Alors que les pays européens commercent majoritairement les uns avec les autres et se concurrencent fortement sur les marchés d’exportation, la recherche de gains de compétitivité via une politique de désinflation ne peut qu’échouer en zone euro si tous les pays adoptent la même stratégie. C’est cependant cette stratégie qu’a choisi la Commission Européenne, en poussant les pays en crise à réformer leurs marchés du travail pour réduire les coûts salariaux. Dès lors, la dépréciation de l’euro est une condition nécessaire pour accompagner les réformes structurelles en Europe et soutenir la demande[4] alors que les politiques budgétaires d’austérité l’affaiblissent par ailleurs.

Dans une étude récente, nous avons tenté d’évaluer les effets à attendre de cette dépréciation de l’euro. Nous nous sommes intéressés non pas aux raisons des variations de l’euro (différentiel de performances, comportement des banques centrales) mais à ses incidences macroéconomiques (impact sur le PIB, sur les prix et sur l’emploi notamment). Afin d’évaluer la sensibilité des exportations à la compétitivité-prix pour six grands pays de l’OCDE (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Royaume-Uni), nous avons estimé de nouvelles équations du commerce extérieur en distinguant au sein de la zone euro le commerce intra-zone et le commerce extra-zone euro. Les élasticités obtenues sont cohérentes avec la littérature existante sur le sujet. L’estimation conjointe des équations de volumes et de prix d’exportations et d’importations s’avère nécessaire : elle permet d’obtenir un effet bouclé en équilibre partiel d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations. La prise en compte des comportements de marge des importateurs et des exportateurs tend en effet à limiter l’effet d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations lorsque ceux-ci ont un faible pouvoir de marché. Il ressort des simulations qu’au sein de la zone euro, l’Espagne aurait le plus à gagner d’une dépréciation du taux de change de l’euro face aux autres monnaies, mais aussi d’une politique de désinflation compétitive (cas où les prix d’exportation de l’Espagne croissent moins vite que les prix d’exportation de ses concurrents en zone euro)(tableau 1).

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Pour l’économie française, nous avons aussi effectué une analyse plus fine grâce à l’utilisation du modèle macroéconomique de l’OFCE emod.fr, l’objectif étant de comparer nos résultats à ceux obtenus par la DG Trésor à l’aide du modèle Mésange.

Nos résultats montrent qu’une dépréciation de 10 % l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de +0,2% la première année et de +0,5% au bout de trois ans. Hors effet dû à la modification de la compétitivité-prix, la hausse de demande adressée entraînée par le regain d’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 20 000 emplois la première année de 77 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’en trouverait amélioré de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans (tableau 2).

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Enfin, nous avons simulé l’effet d’une hausse de 10% des prix des concurrents de la zone euro sur l’ensemble des marchés à l’exportation de la France. Cette amélioration de 10% de la compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays de la zone euro aurait un effet positif sur l’activité via une hausse des exportations, de l’investissement et de l’emploi (tableau 3). L’effet sur l’activité serait de +0,4% la première année, et de +0,9% au bout de trois ans. Il serait nul au bout de 10 ans. Près de 130 000 emplois seraient créés à l’horizon de 3 ans et le déficit public s’allègerait de 0,5 point de PIB à cet horizon.

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[1] Voir C. Blot et F. Labondance, « Pourquoi un taux d’intérêt négatif ? », Blog de l’OFCE, 23 juin 2014.

[2]Voir le discours de F. Hollande le 5 février 2013 devant le Parlement Européen.

[3] Rapport Economique Social et Financier du PLF 2014.

[4] Voir le discours de M. Draghi « Unemployment in the euro area », Jackson Hole, 22 août 2014.




France : croissance hors taxes

par Bruno Ducoudré , Éric Heyer, Hervé Péléraux, Mathieu Plane

Ce texte résume les Perspectives 2014-2015 pour l’économie française

Début 2011, la France était l’un des rares pays développés à avoir retrouvé son niveau de PIB d’avant-crise. La croissance économique dépassait les 2 %, atteignant même les 3 % en glissement annuel au premier trimestre 2011. Depuis, la donne a changé : la dynamique de reprise s’est interrompue et l’activité connaît une croissance, certes positive, mais proche de zéro (graphique 1). Quatre types de chocs rendent compte de l’extinction en 2011 de la phase de reprise post-récession.  Déjà malmenée par l’austérité et la dégradation des conditions de crédit, la croissance a également été freinée par les fluctuations du prix du pétrole et par celles de la compétitivité-prix, en 2012, sous l’effet de la déflation salariale des pays concurrents de la France, et en 2013 sous l’effet de l’appréciation de l’euro (tableau 1).

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En 2014, l’amélioration attendue sur le front de l’activité ne se produira pas : le stimulus lié au relâchement progressif de l’austérité sera compensé par le puissant frein que constitue l’importante appréciation de l’euro observée jusqu’au milieu de l’année ainsi que par l’effondrement de l’investissement en logement des ménages. La croissance devrait, à l’instar des deux années précédentes, s’établir à 0,4 % ne permettant ni au chômage d’inverser sa tendance haussière ni au déficit public de se résorber significativement. Pire, contrairement aux années antérieures et après une baisse régulière de plus de 3 points de PIB depuis 2009, le déficit public devrait à nouveau se creuser légèrement et atteindre 4,5 % du PIB (tableaux 1 et 2).

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En 2015, la croissance retrouvera un peu de vigueur, +1,1 %, grâce à l’atténuation des facteurs négatifs qui ont étouffé la croissance depuis 2010, les conditions de crédit et la politique d’austérité. Par ailleurs, l’effet de la compétitivité-prix, un facteur qui aura joué très négativement en 2014, va s’inverser. En premier lieu, sous l’effet de la dépréciation de l’euro, mais aussi par la montée en puissance du CICE, dont le but premier est d’obtenir des baisses de prix à l’exportation. Mais avec une hausse du PIB de 1,1 % l’année prochaine, le sentier d’expansion restera encore très éloigné de celui qui prévaut habituellement en période de sortie de crise (+2,4 %). L’écart de production ne se refermant pas, cette croissance anticipée ne peut être qualifiée de reprise. Les entreprises profiteront de ce regain de croissance pour restaurer progressivement leur situation financière. Cette stratégie repose prioritairement sur l’augmentation de la productivité qui permettra de résorber les marges de capacité de production et de restaurer le taux de marge. Le taux de chômage en France métropolitaine augmenterait légèrement pour s’établir à 9,9 % fin 2015. Il s’élèverait à 10,3 % pour la France entière. La contrepartie à l’allègement de la rigueur est un déficit public plus élevé que ce qui avait été initialement programmé. Celui-ci devrait s’établir à 4,3 % du PIB en 2015, s’écartant significativement de sa trajectoire de retour à 3 %.

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Afin de parvenir à respecter les engagements d’efforts structurels et de déficits nominaux, le gouvernement pourrait décider de voter des efforts supplémentaires de 8 milliards d’euros. Ceux-ci pourraient correspondre à une hausse de 1,2 point du taux normal de TVA. Si tel était le cas, le PIB ne croîtrait plus que de 0,8 % l’année prochaine et le déficit ne se réduirait que de 0,2 point de PIB par rapport à notre scénario central (tableau 3).

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L’austérité sans fin ou comment l’Italie se retrouve piégée par les règles européennes ?

par Raul Sampognaro

Si le budget présenté par la France est en net décalage vis-à-vis des règles de la gouvernance budgétaire de la zone euro (voir sur ce sujet les posts récents d’Henri Sterdyniak et de Xavier Timbeau), l’Italie est aussi sur la sellette. Toutefois, les situations française et italienne ne sont pas directement comparables et le cas de l’Italie pourrait s’avérer autrement plus contraignant que celui de la France, reflétant à nouveau les effets pervers de la nouvelle gouvernance européenne. Si, contrairement à la France, l’Italie n’est plus en PDE (Procédure de déficit excessif) puisque, depuis 2012, son déficit budgétaire se situe au seuil de 3 %, elle reste, dans le cadre du volet préventif du Pacte, sous surveillance renforcée au regard du critère de la dette. Sa dette de 127 points de PIB est très largement au-dessus du niveau de 60 % retenu par les règles européennes et, selon son Objectif de Moyen Terme (OMT), l’Italie doit revenir à un déficit proche de l’équilibre.

Alors que le déficit budgétaire français pour 2015 serait le plus élevé de l’ensemble de la zone euro (hors pays sous programme[1]), depuis les dernières annonces du 28 octobre, l’Italie affiche un déficit de 2,6 %, ce qui ne devrait pas déclencher une nouvelle procédure de déficit excessif (PDE). Toutefois, le volet préventif du Pacte contraint l’Italie sur l’évolution de son solde structurel :

–          (i) au titre de la convergence vers l’OMT, l’Italie doit assurer un ajustement structurel de 0,5 point par an pendant 3 ans (i. e. réduire son déficit structurel de 0,5 point par an)

–          (ii) si le déficit structurel défini dans l’OMT n’est pas suffisant pour atteindre un niveau de dette publique de 60 % à horizon de 20 ans, le pays doit fournir un effort supplémentaire au titre du critère de dette. Or, selon les dernières prévisions de la Commission, l’Italie doit fournir un effort structurel moyen annuel de 0,7 point en 2014 et 2015.

Or, le gouvernement table sur une dégradation du solde structurel de 0,3 point en 2014 qui serait suivie d’une amélioration de 0,4 point pour l’année 2015.

 

Ainsi, alors que selon la Commission les traités demandent à l’Italie un effort cumulé de 1,4 point au cours des années 2014 et 2015 (le gouvernement italien estime quant à lui que cet effort devrait plutôt être de 0,9 point), l’Italie annonce une amélioration de son solde structurel de 0,1 point pendant la période, soit un écart de 1,3 point avec celui demandé par la Commission. De ce point de vue, l’Italie s’écarte donc encore plus des exigences européennes que la France et devra se justifier sur l’absence d’ajustement structurel. Par ailleurs, l’Italie ne devrait pas atteindre son OMT en 2015 alors que le Conseil avait recommandé, à l’issue du semestre européen en juillet 2014, de conserver la cible de 2015.

L’Italie est le premier pays à être contraint par le critère de dette et sert de laboratoire à l’application des règles, en démontrant certains de leurs effets pervers. En effet, l’ajustement requis au titre du critère de dette évolue en fonction de plusieurs paramètres, dont certains n’étaient pas prévus par le législateur lui-même. Par exemple, le montant de l’ajustement dépend d’une prévision du ratio Dette nominale/PIB nominal à l’issue de la phase de transition. Or, la baisse des prix actuellement en cours en Italie réduit la prévision de PIB nominal pour les trois prochaines années, sans aucun changement de politique budgétaire. Ainsi, le critère de dette se durcit mécaniquement sans aucune action du gouvernement, augmentant sans fin le besoin d’ajustement structurel au fur et à mesure que les nouveaux ajustements induisent plus de déflation. De plus, les procédures pour constater les déviations par rapport au critère de dette sont plus lentes car le contrôle s’effectue essentiellement ex-post sur la base des déviations cumulées observées sur deux ans. Toutefois, l’ampleur de la déviation annoncée par le gouvernement italien pourrait déclencher des procédures dès le contrôle ex ante. Rappelons cependant que, contrairement à la France, l’Italie n’est pas actuellement en procédure. Celle-ci devrait donc être ouverte avant d’envisager que des sanctions soient requises à l’encontre de l’Italie. Cette étape préalable et nécessaire donne du temps au gouvernement italien pour prendre les mesures adéquates ou pour justifier les dérives à l’OMT.

Par ailleurs, le volet préventif prévoit plus de possibilités de dérive que le volet correctif de la PDE. En plus de la clause de situation économique exceptionnellement défavorable, l’Italie peut arguer de réformes structurelles majeures qui permettraient d’améliorer la soutenabilité future de la dette. Ce dernier argument qui est aussi mobilisé par le gouvernement français n’est pas prévu dans le texte de la PDE (la Commission pourrait accepter un peu de flexibilité). Ici, cependant, le gouvernement Renzi capitalise sa réputation de réformateur bien supérieure à celle du gouvernement français.

Les deux gouvernements ont demandé l’application de la clause de situation économique défavorable pour pouvoir rompre leurs engagements. La Commission pourrait être plus sensible à la demande italienne parce que sa situation économique est dégradée : l’Italie cumule trois ans de baisse de son PIB, et celle-ci s’est poursuivie au 1er semestre 2014. Le PIB reste 9 points en dessous de son pic d’avant-crise alors qu’en France il est supérieur d’un point. Les derniers indicateurs d’enquêtes, comme de production industrielle ne laissent pas augurer d’une reprise à court terme. Enfin, l’Italie est en déflation.

En résumant, si l’écart italien semble plus important que celui de la France, le cas italien pourrait bénéficier d’une plus grande indulgence. Les procédures appliquées à chacun des deux pays diffèrent et donnent plus de temps à l’Italie avant que d’éventuelles sanctions puissent être appliquées. La volonté réformatrice italienne pourrait être mieux appréciée par la Commission que celle de la France. Enfin, ce qui est le plus important dans la discussion, la situation économique italienne est nettement plus grave, en récession ininterrompue depuis l’été 2011 et avec des prix en baisse.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, le pacte renforcé, qu’il soit correctif ou préventif implique des ajustements structurels sans fin. L’Italie nous montre que la sortie de la procédure de déficit excessif demande de continuer encore les efforts, au nom du critère de dette. Si la France sort en 2017 de la PDE, sa dette sera selon les prévisions du gouvernement de l’ordre de 100 % du PIB. Elle devra alors continuer un ajustement toujours supérieur à 0,5 %. La confirmation de la déflation rendra les règles du pacte encore plus récessives et absurdes. Parce qu’au final, le pacte budgétaire qui devait préserver l’euro en chassant les passagers clandestins pourrait aboutir à le faire éclater par la récession à durée indéterminée.

 


[1] La Grèce, l’Irlande et le Portugal ont bénéficié d’une aide européenne et ont à ce titre fait l’objet d’une surveillance conjointe de la BCE, du FMI et de l’Union européenne. L’Irlande et le Portugal sont désormais sortis de leur plan de sauvetage.




Jean Tirole, un économiste d’exception

par Jean-Luc Gaffard

Jean Tirole, à qui est attribué cette année le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est un économiste d’exception. Il l’est par la qualité académique de ses travaux publiés aussi bien dans les plus grandes revues de la discipline que dans des livres où il présente les grandes questions d’économie industrielle, d’économie de la régulation ou d’économie financière en suivant un fil conducteur issu de ses propres recherches. Il l’est par la volonté explicite d’aborder de vrais sujets, majeurs pour la compréhension du fonctionnement des économies de marché et de faire des propositions concrètes de politique publique qui s’y rapportent. Il l’est parce qu’il a traité de ces sujets en développant de nouveaux et puissants outils d’analyse. Il l’est, enfin, par la modestie qui préside au jugement qu’il porte lui-même sur ses résultats et leur portée pratique, une modestie qui sied aux vrais scientifiques.

Il est de bon ton dans certains milieux de classer rapidement les économistes dans une catégorie ou une autre, le plus souvent pour les stigmatiser. Jean Tirole n’échappe pas à ce jeu de salon. S’inscrivant dans le champ de la microéconomie, s’intéressant aux stratégies des entreprises, il devient pour ses contempteurs, davantage habitués à la fréquentation des medias qu’à celle de la table du chercheur, le défenseur sinon le promoteur des thèses qualifiées de libérales sinon d’ultra-libérales, entendez un thuriféraire des marchés et un pourfendeur de l’action des gouvernements. Bien sûr, rien n’est plus faux.

Jean Tirole explore le fonctionnement de marchés peuplés d’entreprises cherchant à exploiter leur pouvoir de marché, à tromper des régulateurs dont les choix sont affectés par le défaut d’information et l’existence de contraintes spécifiquement politiques. Il prend sérieusement en considération l’imperfection et l’incomplétude de l’information, l’hétérogénéité des situations de marché et des comportements ou encore la possibilité de formation de bulles rationnelles. Si chacun plaide aujourd’hui, face à la crise, pour stimuler les dépenses de R&D, développer la formation professionnelle, ou réaliser des investissements publics, chacun devrait aussi être conscient du fait que le résultat est subordonné aux formes d’organisation qui prévalent, mélanges subtils et variés de concurrence et de coopération au cœur des contrats passés entre les acteurs privés et publics sur les différents marchés. C’est ce sur quoi les travaux de Jean Tirole attirent notre attention par delà les débats légitimes sur la méthodologie, le choix des outils et celui des normes que devraient retenir les pouvoirs publics.

Jean Tirole et son ami et co-auteur Jean-Jacques Laffont, décédé trop tôt, avec qui il aurait vraisemblablement partagé le prix qui lui est attribué aujourd’hui, se sont donnés pour tâche d’analyser les relations qui lient les entreprises et l’Etat dans les secteurs clés des télécommunications, de l’énergie ou des transports, en essayant de déterminer les conditions pour qu’elles soient socialement efficaces. Ils sont les dignes continuateurs d’une tradition française prestigieuse, celle des ingénieurs économistes français – notamment de Clément Colson, Marcel Boiteux et Maurice Allais –  chercheurs autant qu’ingénieurs, qui se sont attachés à établir la place et le rôle des pouvoirs publics dans le fonctionnement d’une économie de marché. Une tradition en économie publique qu’ils ont, néanmoins, révolutionné en montrant, grâce aux nouveaux outils utilisés, que protéger l’intérêt général supposait de comprendre les détails de fonctionnement de marchés très différents les uns des autres en même temps que les défaillances d’un Etat ni omniscient, ni spontanément bienveillant. Ce faisant, ils ont souligné la complexité des situations et, par suite, la complexité des règles contractuelles, complexités qu’il serait illusoire et dangereux de vouloir ignorer. Ils ont su mettre en valeur la vraie nature d’une économie de marché dans laquelle l’Etat, loin de substituer au marché, aide à son bon fonctionnement grâce à des interventions ciblées. A cet égard, et dans le domaine qui est le leur, celui de l’analyse des entreprises et des marchés, ils se sont inscrits dans un courant de philosophie sociale qui s’apparente à celui développé par Keynes.

Est-ce à dire qu’aucune critique ne peut être adressée aux travaux réalisés ? Ce n’est sûrement pas ce que pense l’intéressé lui-même qui sait que les avancées scientifiques naissent de la controverse et du débat à la condition que l’une et l’autre soient menés avec fairplay par des chercheurs aux compétences avérées. Sans doute, l’impossibilité d’énoncer des règles générales constitue la faiblesse d’une approche en économie industrielle dont Franklin Fisher (1991)[1] a pu dire qu’elle était une théorie en forme d’exemples, risquant de ne produire que des taxonomies, pouvant signifier que tout peut arriver et rendant difficile l’établissement de guides pour les politiques publiques. Elle ne saurait faire renoncer à l’image d’hétérogénéité qui qualifie les économies de marché et en dehors de laquelle il est, en toute hypothèse, vain d’imaginer des politiques publiques efficaces. En outre, nombre d’analyses effectuées par Jean Tirole ont cette vertu d’ajuster la spécification des modèles théoriques à la configuration particulière des industries, des entreprises et des technologies étudiées. D’autres approches sont, sans doute, envisageables, qui rompraient avec l’hypothèse d’agents pratiquant l’optimisation intertemporelle dans un univers d’anticipations rationnelles. Elles insisteraient sur la nature séquentielle de choix effectués par essais et erreurs dans une économie non coordonnée, fut-ce sur un mauvais équilibre, du fait de la prégnance de l’innovation impliquant à la fois l’irréversibilité des décisions d’investissement et une connaissance incomplète de la configuration future des marchés. Se saisir de cet aspect de la réalité industrielle impliquerait de reconnaître qu’il est tout aussi important de comprendre comment les entreprises acquièrent une connaissance, d’ailleurs incomplète, des réactions de leurs concurrentes que de s’en tenir à en établir les effets. Suivant une ligne de pensée davantage ancrée chez Marshall et Hayek que chez Walras et Cournot, il serait possible de donner un autre éclairage du fonctionnement des économies de marché, du rôle des collusions, de la place des réseaux, ce qui conduirait à des recommandations parfois différentes de politique publique. Encore faudrait-il que les approches retenues, davantage tournées vers la question de coordination que vers celle des incitations, aient la robustesse requise si l’on veut qu’elles viennent enrichir, sinon défier les théories maintenant établies. C’est ce que Jean-Jacques Laffont me faisait valoir lors d’une longue conversation que nous avions eue ensemble dans l’attente de nos avions respectifs retardés par des grèves qui n’étaient pas sans rapport avec notre discussion.

 


[1] Voir « Organizing Industrial Organization : Refections on Handbook of Industrial Organization », Brookings Papers on Economic Activity. Microeconomics, vol. 1991 pp.201-240.




Les prévisions macroéconomiques des banques centrales sont-elles meilleures que celles des agents privés ?

par Paul Hubert

Les anticipations privées – d’inflation, de croissance ou de taux d’intérêt – sont un élément crucial de la plupart des modèles macroéconomiques récents, car elles déterminent les réalisations courantes et futures de ces mêmes variables. La prise en compte par les banquiers centraux et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les anticipations privées, via les décisions de taux ou leur communication, a ainsi pris de plus en plus de poids dans l’élaboration des politiques monétaires. La mise en place par les banques centrales de politiques d’orientation prospective, dites de « forward guidance », renforce d’autant plus l’importance des prévisions macroéconomiques de la banque centrale comme outil de la politique monétaire pour affecter ces prévisions privées.

Un article récent paru dans la Revue de l’OFCE (n° 137 – 2014) évalue la performance de prévision de la Réserve fédérale des Etats-Unis par rapport à celle des agents privés. Cette revue empirique de la littérature existante confirme que la Fed bénéficie d’une performance de prévision supérieure aux agents privés en ce qui concerne l’inflation, mais pas sur la croissance du PIB. En outre, plus l’horizon de prévision est lointain, plus l’avantage de la Fed est prononcé. Cette supériorité semble cependant diminuer dans la période la plus récente, mais reste importante. Cet article met en lumière les sources potentielles de cette supériorité et suggère qu’elle pourrait provenir d’une meilleure information sur les chocs affectant l’économie plutôt que d’un meilleur modèle de l’économie. La publication de ces prévisions macroéconomiques participe donc à la diffusion de l’information parmi les agents économiques et à l’efficacité de la politique monétaire en permettant aux agents privés d’en appréhender l’inclination et l’évolution future probable.

 




Coup de froid sur la construction : le gouvernement fait dans le réchauffé

par Pierre Madec

C’est dans un contexte d’atonie du marché de l’immobilier que le gouvernement a annoncé à la fin du mois d’août dernier un « plan de relance de la construction ». Alors qu’en 2013, 318 748 logements sont sortis de terre et 381 609 permis de construire ont été délivrés (des réalisations très éloignées de l’objectif affiché de 500 000 logements construits par an entre 2012 et 2017) et que la baisse de l’investissement-logement pèse sur les performances économiques de la France (INSEE, 2014), quels sont les effets à attendre de ces « mesures d’urgence » ?

Refonte du dispositif d’incitation à l’investissement locatif dit « Duflot » (renommé pour l’occasion « Pinel »), nouvelle modification du prêt à taux zéro, mesures fiscales visant à favoriser la libération du foncier privé et développer le parc de logements sociaux, ou encore quasi abandon de la promesse de campagne du Président de la République visant à encadrer les loyers à la relocation (seule une « expérimentation » sera menée à Paris) sont autant de mesures annoncées par le gouvernement pour dynamiser le marché de la construction. Nous revenons ici sur les principales mesures de ce plan de relance.

Un marché du neuf déprimé

Entre 2004 et 2007, le rythme annuel moyen d’autorisations de construction s’établissait à 488 000 logements (voir figure 1). Après une baisse importante au début de la crise financière en 2008 et une chute à 329 790 permis de construire délivrés en 2009, le marché s’est quelque peu rétabli en 2010 et 2011, avant de fléchir à nouveau. En moyenne, sur la période 2010-2013, 422 000 permis de construire de logements ont été octroyés par an.

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En 2013, on comptait 100 000 autorisations de construction de moins qu’en 2007 et les données disponibles pour le début de l’année 2014 ne poussent guère à l’optimisme. En effet, entre janvier et juillet 2014, 214 380 permis de construire ont été délivrés, soit 40 000 de moins que sur la même période en 2013 et 65 000 de moins qu’entre les mois de janvier et juillet de 2012.

L’origine de la baisse des opérations immobilières observée en 2012-2013 est complexe. Bien que la durée moyenne des prêts et les taux d’effort observés aient eu tendance à diminuer entre 2012 et 2013, l’importante baisse des taux d’intérêt hypothécaires et l’assouplissement des conditions d’apport sont autant de signes laissant penser que l’érosion des transactions observée sur le marché immobilier neuf trouve en partie son explication ailleurs que dans le durcissement des conditions d’octroi de crédit (Banque de France, 2014).

Tandis qu’en 2013 le financement du logement social se maintenait à des niveaux élevés (117 000 logements financés en 2013[1]) (DGUHC, 2014), les primo-accédants et les investisseurs-bailleurs se faisaient quant à eux plus rares sur le marché immobilier en général. En 2013, les premiers n’ont ainsi représenté que 12% des crédits à l’habitat octroyés contre 19% en 2012. De même, les opérations d’investissement locatif (dans le neuf comme dans l’ancien) ont représenté moins de 20% de la distribution de crédits immobiliers contre plus de 30% au début de l’année 2012 (Banque de France, 2014).

Sur le marché du neuf, les ménages semblent avoir souffert d’une part des restrictions opérées dans la distribution des prêts à taux zéro (PTZ) et d’autre part de la modification de la législation en faveur de l’investissement locatif.

Pour mémoire, le 1er janvier 2013 est entrée en vigueur une nouvelle version du prêt à taux zéro (PTZ). Cette dernière, plus restrictive que les précédentes, abaissait notamment les plafonds d’éligibilité (Madec, 2013). Résultat, en 2013, seuls 42 327 PTZ ont été accordés dans le neuf contre 51 732 en 2012 et près de 93 000 en 2011.

Dans le même temps, le dispositif d’incitation à l’investissement locatif « Duflot », bien qu’à priori plus avantageux pour les investisseurs (Le Bayon, Madec, Rifflart 2013), n’a pas rencontré le succès de ses prédécesseurs ; les bailleurs ayant semble-t-il été « effrayés » par l’introduction de plafonds de loyers. En 2013, les promoteurs immobiliers, qui représentent historiquement environ 30% des ventes dans le neuf mais la grande majorité des investissements locatifs (plus de 80%), déclaraient avoir écoulé 35 300 « Duflot », soit 40% du total des ventes réalisées. C’est la part la plus faible observée depuis 2001. Si le dispositif précédent, le « Scellier », n’avait pas rencontré un grand succès en 2012 (37 900 logements vendus sous ce statut) rappelons qu’en 2011 près de 60 000 « Scellier » avaient abondé le marché du neuf.

La baisse importante du nombre de primo-accédants et d’investisseurs-bailleurs engendrée par la refonte simultanée de ces deux dispositifs de soutien au marché immobilier neuf semble être l’une des explications de l’écroulement du marché immobilier neuf observé ces derniers mois.

Les mesures prises par le gouvernement, conscient à la fois du problème mais aussi, semble-t-il, de ses causes, suffiront-elles à doper la production ?

Un « Duflot » plus souple est-il une bonne chose ?

A la fin du mois d’août dernier, l’annonce par le Premier ministre de l’entrée en vigueur au 1er septembre du dispositif d’incitation à l’investissement locatif « Pinel », et donc par conséquent la mort de son prédécesseur, le « Duflot », a été (très) favorablement accueillie par les professionnels du secteur immobilier. En effet, et ce bien que le « Pinel » ne diffère du « Duflot » qu’à la marge (plafonds de loyers, de ressources, d’investissement et de défiscalisation inchangés), son arrivée a, semble-t-il, comblé les promoteurs immobiliers et les investisseurs et ce, alors même que les rendements attendus ne devraient pas être supérieurs à ceux de son prédécesseur (voir Le Bayon, Madec, Rifflart, 2013).

En introduisant plus de flexibilité dans la fixation notamment des durées de mises en location (6, 9 ou 12 ans contre 9 ou 12 ans auparavant) et en permettant aux bailleurs de louer, sous les mêmes conditions de ressources et de loyers (voir Madec, 2013), leur logement à leurs ascendants ou descendants, le gouvernement a satisfait une demande ancienne des investisseurs. En contrepartie, le gouvernement réduit la déduction fiscale à 12 % du prix d’achat contre 18 % auparavant. Pour autant, ces aménagements rendent ce « Duflot revisité » assez critiquable. L’objectif de développer un parc de logements intermédiaires, suffisant pour loger des classes moyennes incapables d’assumer dans les zones les plus tendues les loyers du marché locatif privé mais non prioritaires dans le parc social classique, est remis en cause par ces ajustements puisque le propriétaire peut désormais retrouver la pleine possession de son bien après 6 ans, soit l’équivalent de deux baux.

Le PTZ : le marronnier gouvernemental !

Un mois après l’entrée en vigueur du « Pinel », le 1er octobre 2014, le prêt à taux zéro a (de nouveau) fait peau neuve[2]. Alors qu’il a été démontré que les versions antérieures du PTZ étaient sujettes à des effets d’aubaine importants (Gobillon et Le Blanc 2005 ou Madec, 2013) et qu’il était nécessaire de recentrer le dispositif sur les ménages les plus modestes, le gouvernement a décidé de relever les plafonds de ressources nécessaires à l’obtention du prêt, plafonds qu’il avait lui-même abaissé le 1er janvier 2013, afin d’étendre sa diffusion aux classes moyennes.

De même, si la réintroduction du différé de paiement (permettant de commencer le remboursement de son PTZ au bout d’un certain nombre d’années) pouvait déjà apparaître critiquable en 2013, l’allongement de la durée de ce différé l’est tout autant puisqu’il peut contribuer à rendre insolvables une partie des ménages en réduisant la durée de leurs remboursements (Bosvieux et Vorms, 2003).

Bien que l’objectif d’accroître les aides de l’Etat en faveur de l’accès au logement est louable, les mesures prises en faveur de l’augmentation de la distribution du PTZ vont surtout accroître artificiellement la production de prêts au lieu de solvabiliser un plus grand nombre de ménages.

Il en est d’ailleurs de même de la création des multiples abattements fiscaux annoncés par le gouvernement (abattements de 100 000 euros pour les donations, réalisées jusqu’à fin 2016, aux enfants et petits-enfants de logements neufs ou de terrains à bâtir réalisées jusqu’à 2015). Notons aussi qu’en plus d’être prises dans l’urgence et donc n’avoir que peu d’impacts durables, ces mesures vont accroitre les inégalités patrimoniales, mécanisme déjà à l’œuvre depuis plusieurs années sur le marché de l’accession (voir notamment Le Bayon, Levasseur et Madec 2013).

Comment libérer du foncier privé ?

Après les nombreuses mesures en faveur de la libération de foncier public prises depuis 2012 et afin d’accroître significativement l’offre foncière et donc immobilière, le gouvernement a mis en place des mesures fiscales visant à faciliter la libération de foncier privé : alignement de la fiscalité sur les plus-values sur les terrains à bâtir avec celle des immeubles bâtis (exonération totale au bout de 22 ans), abattement exceptionnel de 30% de l’impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux sur les plus-values réalisées en cas de cession de terrains à bâtir pour toute promesse de vente conclue avant le 31 décembre 2015, ou encore abattement exceptionnel de 100 000 euros pour les donations de terrains réalisées jusqu’à fin 2015 à condition qu’ils soient ultérieurement construits.

Que faut-il penser de ces mesures ? Tout d’abord, elles n’ont pas vocation à perdurer, et ce alors même que l’incertitude fiscale qui pèse sur les investisseurs est avancée par ces derniers comme la raison principale du moindre attrait du marché immobilier neuf.

Elles ont pour la plupart été prises afin de créer un choc d’offre sur le marché du foncier privé. Or le foncier, et sa pénurie, dans les zones les plus tendues est un problème de fond, durable et ancien qui ne peut se résoudre par des solutions court-termistes.

La fiscalité des plus-values sur les immeubles bâtis est une fiscalité incitant les propriétaires à détenir leur bien durant une longue période afin de profiter de l’exonération totale de taxation. L’alignement de la fiscalité des terrains à bâtir sur cette mauvaise fiscalité ne peut donc être une solution. Pour favoriser la mobilité résidentielle et libérer à la fois du foncier mais aussi des logements, c’est bien la détention qu’il faut taxer et non les transactions comme c’est actuellement le cas. Le gouvernement en est d’ailleurs conscient puisque c’est lui qui a, en septembre 2013, réduit de 30 ans à 22 ans la durée nécessaire pour bénéficier de l’exonération de taxation des plus-values sur les immeubles bâtis afin de créer (déjà) un choc d’offre. Une solution pérenne pourrait résider en une refonte du système actuel de taxation (mise en place d’une fiscalité progressive et dissociée de toute durée de détention ouvrant droit à exonération) ou en une réforme profonde des taxes de détention actuellement en vigueur telle que la taxe foncière, par exemple.

Un encadrement abandonné, un PLUI (presque) retrouvé

Enfin, de nombreuses autres dispositions ont été prises dans le plan de « relance de la construction » afin de « redonner confiance aux acteurs du marché ». L’abandon programmé de l’encadrement des loyers en fait partie. Sous prétexte des difficultés rencontrées dans la mise en place des observatoires des loyers, le gouvernement a argué l’impossibilité technique de mettre en application l’une des mesures phare de la loi ALUR. Sans mentionner les impacts probablement positifs de la mesure d’encadrement (impacts détaillés dans Le Bayon, Madec, Rifflart 2013 et Madec, Sterdyniak 2013), il est intéressant  de noter que lors de leur mise en place, les observatoires des loyers avaient vocation à se nourrir des informations recueillies auprès des acteurs locaux du marché locatif (professionnels, agents immobiliers, …) ; or ces derniers s’obstinaient à dénoncer le manque de données présentes au sein de ces observatoires.

Enfin, en matière de logement social, qui rappelons-le n’est que peu touché par l’érosion de la construction neuve, le gouvernement a aussi annoncé plusieurs mesures. Parmi elles, le renforcement des pénalités prévues par la loi SRU et surtout la mise en œuvre dès le 1er janvier 2015 de la possibilité pour les préfets de délivrer des permis de construire dans les communes ne remplissant pas leurs obligations de construction de logement sociaux. Cette dernière mesure, visant à dé-municipaliser (et donc dépolitiser) la problématique du logement semble aller dans le bon sens. Rappelons tout de même qu’il existait déjà dans la version initiale de la loi ALUR une disposition allant dans ce sens et qui visait à la mise en place du plan local d’urbanisme intercommunal (PLUI). Ce dernier avait vocation à transférer le pouvoir de décision des maires en matière d’urbanisme, et donc de construction, au niveau de l’intercommunalité. Ce PLUI n’a pu voir le jour dans sa version initiale puisqu’après discussion au Parlement, un amendement offrant un droit de véto aux maires a été intégré, vidant par là même, la mesure de son sens.

 


[1] A titre de comparaison, en 2012, 101 542 logements sociaux avaient été financés, 114 008 en 2011, 128 721 en 2010 et 116 066 en 2009.

[2] Pour rappel, nous en sommes donc à la 5e « version » du PTZ depuis 2011…




L’infinie maladresse du budget français

par Xavier Timbeau, @XTimbeau

C’est entendu, dans le projet de budget communiqué à la Commission européenne le 15 octobre 2014, la France ne respecte pas les règles de la gouvernance européenne et les engagements antérieurs négociés dans le cadre du Semestre européen. Alors que la France est en procédure de déficit excessif, la Commission européenne n’a pas a priori d’autre choix que de rejeter le budget français parce qu’elle  est la gardienne des traités. Si la Commission ne refusait pas le budget français, qui s’écarte très significativement, au moins en apparence, de nos engagements antérieurs, alors aucun budget ne pourrait jamais être rejeté.

Rappelons que la France, et son Président actuel, ont ratifié le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Croissance (« TSCG », entré en vigueur en octobre 2012), qui avait été adopté par les chefs d’Etats en mars 2012. Il avait été question pendant la campagne présidentielle de 2012 de le renégocier (ce qui avait suscité l’espoir des pays du sud de l’Europe), mais l’urgence de la crise des dettes souveraines en Europe, entre autres, en a décidé autrement. La France a implémenté les dispositions de ce traité dans la loi organique n°2012-1403, mettant en place par exemple le Haut Conseil des Finances Publiques et définissant un schéma pluriannuel de suivi de la trajectoire des finances publiques à partir des soldes structurels (c’est-à-dire corrigés des effets de la conjoncture).

Tout semble donc indiquer que la France a accepté le cadre très contraignant que le TSCG et le 2-pack renforcent et qui avait été établi par le 6-pack (5 règlements et une directive, datés de 2011, qui renforcent le Pacte de Stabilité et de Croissance et qui en précisent le calendrier et les paramètres). La bonne volonté de la France a d’ailleurs été manifeste lors de la communication, en octobre 2013, d’un projet de budget 2014 et d’un programme de stabilité en avril 2014 plus que conformes. C’est dans une conférence de presse en septembre 2014 que le gouvernement français a annoncé que l’objectif de réduction de déficit pour 2015 ne serait pas tenu. Faible croissance et très faible inflation sont les arguments avancés alors pour une sérieuse révision de la situation économique présentée comme un discours de vérité. Le même cas s’était présenté en 2013, l’objectif nominal d’alors ayant été fixé en sous-estimant les multiplicateurs budgétaires. Cependant le calendrier et l’ampleur des ajustements avaient été respectés et un délai, de fait, accordé.

Donc, jusqu’à la conférence de presse, la mécanique du traité n’était pas mise en difficulté majeure. Une des innovations du TSCG est en effet de ne plus viser un objectif nominal (3%) mais de s’attacher à l’effort structurel. Si la conjoncture est plus mauvaise que prévue, alors, l’objectif nominal de déficit n’est pas rempli (ce qui est le cas). Dans ce cas, l’objectif est l’effort structurel. Dans le programme de stabilité 2014-2017 d’avril 2014, l’effort structurel annoncé (page 13) est de 0,8 point de PIB en 2015 de réduction du déficit structurel après 0,8 en 2014. La procédure de déficit excessif (précisée également dans un vade-mecum de la Commission) exige au minimum un effort structurel de 0,5 point du PIB et demande une documentation précise des moyens d’y parvenir.

C’est ici que le projet de budget 2015 matérialise l’infraction au traité. L’effort en 2014 n’est plus que de 0,1 point et est annoncé à 0,2 point en 2015. Ces chiffres sont ainsi inacceptables par la Commission. Comment expliquer cette modification provocatrice ? Plusieurs éléments y concourent. Le premier est une modification de la norme de comptabilisation du CICE qui conduit à inscrire en 2015 les dépenses générées en 2015 et payées en 2016. Au moment où le CICE monte en charge, c’est 0,2 point de PIB en moins dans l’effort budgétaire français. Le second est une modification de l’hypothèse de croissance potentielle. Au lieu de 1,5% de croissance potentielle dans le programme de stabilité 2014-2017, celle-ci est supposée être de 1,2% sur la période 2014-2017. A méthode constante, l’effort en 2014 aurait été de 0,5 point du PIB et de 0,6 point en 2015. La différence avec le programme de stabilité d’avril 2014 s’explique par la révision à la baisse de l’inflation et par quelques modifications sur les mesures. La nouvelle présentation du même budget, avec une modification marginale du contexte économique, est celle d’une absence d’effort structurel. Non seulement l’objectif nominal ne sera pas atteint, mais en plus l’effort structurel de 2014 et de 2015 est abandonné. Et ce, à politique inchangée ! Pire, ce projet de budget laisse entendre que l’objectif nominal n’est pas atteint parce que l’effort structurel n’a pas été réalisé en 2014 et ne le sera pas en 2015.

Pourtant le gouvernement plaide les circonstances exceptionnelles. Pourquoi avoir modifié les hypothèses de croissance potentielle et n’avoir pas conservé la norme comptable antérieure pour présenter le projet de budget français 2015 ? Un effort de 0,6 point du PIB en 2015 au lieu d’un effort précédemment annoncé de 0,8 point du PIB n’aurait pas posé de problème à la Commission, qui aurait relevé des hypothèses trop hautes de croissance potentielle (comme d’ailleurs dans ses remarques sur le projet de budget 2014, que le Conseil n’a pas retenu en novembre 2013). Il aurait été simple de répondre que l’on ne change pas des hypothèses de croissance potentielle tous les 6 mois et que c’est d’ailleurs l’objet de ce concept et la raison de son introduction dans les traités et les règles européennes : éviter la pro-cyclicité des politiques budgétaires, éviter de faire plus de restriction budgétaire au moment où les mauvaises nouvelles s’amoncellent. Il aurait été acquis que la Commission a une appréciation plus basse que la France, mais la croissance potentielle est non observée et son évaluation repose sur de nombreuses hypothèses. Ainsi, il n’est pas précisé dans les traités ou les règlements si l’on considère une croissance potentielle à court terme ou à moyen terme. Or la Commission estime (dans le 2012 Ageing Report) que la croissance potentielle à moyen terme de la France est de 1,7% par an (en moyenne de 2010 à 2060) et de 1,4% en 2015. Et surtout, rien n’oblige la France à adopter l’hypothèse de la Commission. Le règlement EU 473/2011 demande que les hypothèses soient explicitées et qu’éventuellement des opinions extérieures soient demandées. La loi organique 2012-043 énonce que « Un rapport annexé au projet de Loi de programmation des finances publiques et donnant lieu à approbation du Parlement présente : (…) 9° Les modalités de calcul de l’effort structurel mentionné à l’article 1er, la répartition de cet effort entre chacun des sous-secteurs des administrations publiques et les éléments permettant d’établir la correspondance entre la notion d’effort structurel et celle de solde structurel ; 10° Les hypothèses de produit intérieur brut potentiel retenues pour la programmation des finances publiques. Le rapport présente et justifie les différences éventuelles par rapport aux estimations de la Commission européenne » ce qui donne bien la mainmise sur l’hypothèse de croissance potentielle au gouvernement et pose le parlement souverain en dernier juge.

Fallait-il faire une opération vérité sur la croissance potentielle et modifier significativement cette hypothèse cruciale dans la présentation du budget ? Fallait-il que l’opération vérité conduise à présenter comme presque neutre un budget dans lequel on effectue un choix lourd et coûteux de politique (financer la compétitivité des entreprises par la baisse des dépenses publiques et la hausse des prélèvements sur les ménages) ? L’hypothèse de la Commission est-elle plus pertinente parce qu’elle a été continûment révisée tous les 6 mois depuis maintenant 5 ans ? Ne pouvait-on pas expliquer que l’ambitieux programme de réformes structurelles du gouvernement français contribuerait lui-même à relever le potentiel dans le futur (à moins qu’il n’y croie pas) ? Le CICE et le pacte de responsabilité ne sont-ils pas le gage de la vitalité retrouvée d’un tissu productif au point que cela se traduise par plus de croissance potentielle ? Ne fallait-il pas plutôt suivre les avis des auteurs d’un rapport pour le CAE sur la croissance potentielle qui ne se sont pas risqués à en produire une nouvelle estimation ? N’est-ce pas sur le sujet de la croissance qu’il fallait engager le dialogue (constructif et technique, dans des cénacles discrets) avec la Commission plutôt que d’afficher une infraction manifeste aux règles européennes ? Dans le projet de Loi de finance 2015 il est écrit (page 5) : « la trajectoire retient, par prudence, une croissance potentielle révisée à la baisse par rapport à la précédente loi de programmation, en reprenant la dernière estimation de croissance potentielle de la Commission européenne (printemps 2014) ». Quelle est cette sorte de prudence qui ressemble à une bourde aux conséquences terribles ? Est-ce le désordre dans le gouvernement à la fin du mois d’août 2014 qui a permis les circonstances de cette infinie maladresse ?

Il est impossible de justifier la présentation faite : la Commission réprimandera la France, qui ne réagira pas, sûre de son droit (et comme l’a déjà annoncé son gouvernement). La Commission devra alors monter l’échelle des sanctions et il est peu probable que le Conseil l’arrête en route, d’autant que les décisions y seront prises à la majorité qualifiée inversée. Le French bashing prendra un nouveau tour et ceci ne fera apparaître que l’inutilité du processus, puisque la France ne changera rien à sa trajectoire de finances publiques. Cela dépréciera la parole et l’influence française au moment où s’élabore l’initiative d’un plan d’investissement de 300 milliards d’euros qui n’est voulu que par la France et la Pologne (d’après la rumeur), au risque de faire capoter une des rares initiatives qui pouvait nous faire sortir de la crise.

En laissant la fureur feutrée de la technocratie exprimer son mécontentement envers la France, c’est la fragilité de la « gouvernance européenne » qui sera révélée. Or celle-ci ne repose que sur la dénonciation de la France et la pression par les pairs qu’elle implique. La France peut être mise à l’amende, mais ni le Conseil ni la Commission ne disposent d’instruments pour « forcer » la France à satisfaire aux exigences du traité. C’est toute la faiblesse de cette « gouvernance européenne » puisqu’elle ne fonctionne que si les Etats membres se plient volontairement aux règles. Elle n’a donc de gouvernance que le nom, mais elle est pourtant la clef de voûte de la sortie de la crise des dettes souveraines. La Banque centrale européenne est intervenue, à l’été 2012, parce que la gouvernance renforcée des finances publiques devait résoudre le problème de passager clandestin. Les (nombreux) détracteurs de l’intervention de la Banque centrale européenne ont largement dénoncé l’hypocrisie du traité, qui ne garantit rien puisqu’il repose sur la discipline consentie des Etats membres. L’infraction française, l’impuissance de la Commission et du Conseil constitueront une démonstration de cette faiblesse, au point que l’on peut craindre que le château de cartes ne s’effondre.

La France pourrait revoir son projet de budget et ajouter des mesures, qui dans la nouvelle méthode comptable et avec une hypothèse plus basse de potentiel, lui permettent de tenir son engagement d’effort structurel d’avril 2014. Ce scénario est très improbable et c’est une bonne chose (voir le post d’Henri Sterdyniak). Improbable, parce que les presque 2 points de TVA à taux plein nécessaires pour arriver à un effort de 0,8% du PIB (et donc sans compenser le retard pris en 2014) ne seraient pas votés par le Parlement français. Bonne chose, parce qu’ils auraient induit une récession (ou un sérieux ralentissement) en France et une montée du chômage totalement inacceptables pour simplement sauver la face de la Commission et appliquer avec diligence les textes européens.

Il aurait été bien plus habile de s’en tenir aux hypothèses (et méthodes) du programme de stabilité 2014. Le Haut Conseil aurait protesté, la Commission aurait querellé mais les règles de la gouvernance européenne auraient été sauves. On dit que les statistiques sont la forme la plus avancée du mensonge. Entre deux mensonges, autant choisir le moins stupide.