In memoriam. Raymond Boudon

par Michel Forsé

Raymond Boudon, Professeur émérite de l’Université Paris Sorbonne, est mort à l’âge de 79 ans le mercredi 10 avril 2013. Difficile de résumer une œuvre aussi féconde. Il fut bien sûr le chef de file de ce courant de pensée que l’on nomme l’individualisme méthodologique selon lequel le collectif est toujours le résultat d’actions individuelles et rationnelles. Il a consacré une grande part de ses travaux à en exposer les fondements en se rattachant beaucoup à la pensée de Max Weber. Au début de sa carrière, ses contacts personnels avec l’américain Paul Lazarsfeld l’avaient amené à développer une approche formalisée et rigoureuse des faits sociaux, à l’opposé du structuralisme en vogue à l’époque et qu’il n’appréciait guère. Pour lui, comme le titre d’un de ses derniers livres (2011) l’indique, la sociologie était une science au sens fort du terme. En ce sens, il a aussi par de nombreux articles et livres essayé de montrer tous les ravages auxquels le relativisme idéologique ou culturel pouvait conduire.

Auteur d’une œuvre très prolixe, qui en fait sans conteste un des sociologues majeurs du XXe siècle, il fut aussi éditeur. Il dirigea aux PUF jusque récemment la collection « Sociologies » où l’on trouvait aussi bien des traductions de grands classiques que des ouvrages de jeunes auteurs. Il dirigea aussi pendant de nombreuses années l’Année Sociologique, revue fondée par Emile Durkheim.

Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, il y joua un rôle actif en y impulsant des projets de recherche. Il était par ailleurs aussi membre de nombreuses et prestigieuses académies étrangères comme la British Academy ou l’American Academy of Arts and Sciences.

Agrégé de philosophie et normalien, Raymond Boudon enseigna durant toute sa carrière et beaucoup de ses ouvrages sont marqués par un fort caractère pédagogique. Il voulait faire connaître les grands auteurs, souvent sous un jour nouveau, et les notions clefs de la sociologie par exemple au travers de ce Dictionnaire critique de la sociologie ou de ce Traité de sociologie qu’il dirigea. Il était bien sûr aussi dans le même temps un chercheur, d’ailleurs tout autant dans le domaine des méthodes, des théories que dans celui des analyses empiriques. Au CNRS, il fonda et dirigea pendant de nombreuses années le Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique.

Exigeant dans son approche scientifique des faits sociaux, ne se souciant pas de suivre les modes du moment, impressionnant par la somme de ses publications, traduites en de nombreuses langues, Raymond Boudon était pourtant d’un abord extrêmement simple et agréable. Tous ceux qui l’ont connu peuvent en témoigner. Au-delà du savant dont l’œuvre restera, nous perdons avant tout un humaniste militant.

 

 




Chypre : Aphrodite à la rescousse ?

par Céline Antonin et Sandrine Levasseur

Pendant deux semaines, Chypre a fait trembler l’Union européenne. Si la crise bancaire que traverse l’île a autant retenu l’attention, ce fut essentiellement pour deux raisons. D’abord parce que les tergiversations autour du plan d’aide ont conduit à une crise de confiance autour de la garantie des dépôts ; ensuite, parce c’était la première fois que l’Union européenne laissait une banque faire faillite sans venir à son secours. Si ce mode de résolution de la crise chypriote apparaît comme une avancée institutionnelle[1], dans la mesure où les investisseurs sont mis devant leurs responsabilités et les citoyens n’ont plus à payer pour les errements des banques, l’impact de cette purge sur l’économie réelle de Chypre sera néanmoins massif. Fortement dépendante de son secteur bancaire et financier, l’île sera vraisemblablement confrontée à une violente récession et devra réinventer un modèle de croissance dans les années à venir. En la matière, l’exploitation des ressources gazières nous semble une perspective intéressante qu’il ne faut pas écarter dans le moyen/long terme.

Pour comprendre ce qui se joue actuellement à Chypre, rappelons brièvement les faits. Le 25 juin 2012, Chypre a demandé une aide financière à l’UE et au FMI, essentiellement destinée à renflouer ses deux principales banques (Laïki Bank et Bank of Cyprus), dont les pertes sont évaluées à 4,5 milliards d’euros en raison de leur forte exposition à la Grèce. Ainsi, les banques chypriotes ont été touchées à la fois par la dépréciation des actifs grecs contenus dans leur bilan et par l’effacement partiel de la dette grecque (plan PSI de mars 2012[2]) au moment du second plan d’aide. Chypre estimait avoir besoin de 17 milliards d’euros au total sur quatre ans pour soutenir son économie et ses banques, soit près d’un an de PIB de l’île (17,9 milliards d’euros en 2012). Mais ses bailleurs de fonds n’étaient pas prêts à lui accorder cette somme : la dette du pays, qui atteignait déjà 71,1 % du PIB en 2011, serait devenue insoutenable. Le FMI et la zone euro sont donc tombés d’accord sur un prêt plus faible, d’un montant maximal de 10 milliards d’euros (9 milliards financés par la zone euro, 1 milliard par le FMI) pour recapitaliser les banques chypriotes et financer les besoins budgétaires de l’île pendant trois ans. De son côté Chypre était sommée de trouver les 7 milliards d’euros restant via plusieurs réformes : des privatisations, une hausse de l’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, et une taxe exceptionnelle sur les dépôts bancaires.

Dans un premier temps[3], Nicosie a décidé d’instaurer une taxe exceptionnelle de 6,75 % sur les dépôts bancaires entre 20 000 et 100 000 euros et de 9,9 % au-delà de 100 000 euros, ainsi qu’une retenue à la source sur les intérêts de ces dépôts. Devant l’ampleur de la contestation sociale, le gouvernement a revu sa copie et la taxation des dépôts s’est commuée en faillite et restructuration bancaires. La solution retenue concerne les deux principales banques du pays, Laïki Bank et Bank of Cyprus. Laïki est fermée et a été scindée en deux : d’une part une « good bank » qui recevra au passif les dépôts sécurisés (inférieurs à 100 000 euros) et les prêts de la BCE à Laïki[4], mais récupérera également ses actifs et sera in fine absorbée par Bank of Cyprus ; d’autre part une « bad bank » destinée à accueillir les actions, obligations, dépôts non sécurisés (supérieurs à 100 000 euros), qui seront utilisés pour éponger les dettes de Laïki, selon l’ordre de priorité associé aux liquidations bancaires (les déposants étant remboursés en premier). Outre l’absorption de la « good bank » issue de Laïki, Bank of Cyprus gèlera ses dépôts non sécurisés, dont une partie sera convertie en actions pour participer à sa recapitalisation. Pour éviter une fuite des dépôts, des mesures provisoires[5] de contrôle des capitaux ont été mises en place.

Ce plan inaugure un changement de paradigme dans le mode de résolution des crises bancaires au sein de l’Union européenne. Au début de la crise de la zone euro, et dans le cas emblématique de l’Irlande, l’Union européenne considérait, en vertu du « too big to fail », qu’il fallait épargner les créanciers en cas de pertes et faire appel au contribuable européen. Mais dès 2012, avant la déclaration de Jeroen Dijsselbloem, la doctrine européenne avait déjà commencé à s’infléchir[6]. Ainsi, le 6 juin 2012, la Commission européenne a proposé une directive  sur le redressement et la résolution des défaillances d’établissements de crédit, prévoyant de mettre à contribution les actionnaires et les créanciers obligataires[7]. Cela étant, les règles sur les créanciers ne devaient s’appliquer qu’à partir de 2018, après approbation du texte par le Conseil et le Parlement européen. Or, avec la crise chypriote, ce mode de résolution est en train d’être testé expérimentalement.

De lourdes conséquences sur l’économie réelle

La situation du pays avant 2008

Dans la période précédant la crise économique mondiale, Chypre est une économie prospère qui frôle même l’état de surchauffe en 2007. Sur la période 2000-2006, la croissance du PIB a été, en moyenne, de 3,6 % par an, croissance qui atteint 5,1 % en 2007. Le taux de chômage est faible (4,2 % en 2007), la main-d’œuvre faisant même défaut du fait d’une forte émigration des ressortissants chypriotes vers d’autres pays de l’UE. L’afflux de travailleurs étrangers à Chypre permet de contenir les salaires. Financés en grande partie à crédit, la consommation des ménages et, encore plus, l’investissement des entreprises, sont particulièrement dynamiques à partir de 2004, pour atteindre en 2007 un taux de croissance de respectivement 10,2 % et 13,4 %. L’inflation est modérée et, dans ce contexte globalement positif, Chypre se qualifie pour adopter l’euro au 1er janvier 2008.

Dans cette période de pré-crise, l’économie chypriote – une petite économie très ouverte – repose essentiellement sur deux secteurs d’activité : le secteur du tourisme et celui des services financiers (voir infra).

Les deux secteurs clés de l’économie chypriote

Les revenus touristiques (tableau 1) représentent une manne financière relativement stable pour l’économie chypriote. Ces revenus (hors cycle) représentent environ 2 milliards d’euros chaque année[8]. En part de PIB, le poids des revenus touristiques a cependant diminué de moitié depuis 2000 pour atteindre moins de 11 % en 2012. De même, le poids des revenus touristiques dans les exportations de services a fortement chuté au cours de la dernière décennie : en 2012, ils en représentent 27 % (contre 45 % en 2000). Sur les 15 dernières années, le nombre de touristes a oscillé grossièrement entre 2,1 millions (en 2009) et 2,7 millions (en 2000) pour une population résidente à Chypre de l’ordre de 850 000 personnes.

Les services financiers constituent l’autre poids lourd de l’économie chypriote (tableau 2). Deux chiffres illustrent clairement ce poids : les avoirs bancaires ont représenté plus de 7,2 fois le PIB en 2012 (avec un maximum de 8,3 atteint en 2009) et le stock d’IDE du secteur « Finance & Assurance » est évalué à plus de 35 % du PIB, soit plus de 40 % de l’ensemble des IDE entrants.

 


 

 

Source de richesse importante pour l’économie chypriote, ces deux secteurs ont joué un rôle important, au moins jusqu’en 2007, en compensant (partiellement) le déficit considérable de la balance des biens, lequel se creuse continûment depuis le début des années 1990, et fluctue aux alentours de 30 % du PIB depuis 2000 (tableau 3). Le poste « carburants » pèse de façon croissante dans les importations chypriotes, essentiellement du fait de l’augmentation des prix du pétrole : la facture énergétique a ainsi été multipliée par 3 au cours de la dernière décennie, progressant de 461 millions d’euros en 2000 à 1,4 milliards en 2011. En pourcentage du PIB, l’accroissement de la facture énergétique est également très visible, puisqu’elle est passée de 5 % du PIB en 2000 à 8 % en 2011.

Réduire la taille du secteur financier pose donc la question du nouveau modèle de croissance de l’économie chypriote, celle de sa « conversion industrielle ».

 

 

 

La tentation de sortir de l’euro

Le plan décidé par la troïka met à mal le modèle de croissance de l’île : en pénalisant l’hyperfinanciarisation du pays, il condamne Chypre à plusieurs années de récession. Pour éviter une longue convalescence, l’idée de sortie de la zone euro semble ressurgir, comme dans le cas grec. Pourtant, une sortie de la zone euro est loin d’être une solution miracle. Certes, retrouver sa souveraineté monétaire offre indéniablement des avantages, que décrivent C. Antonin et C. Blot dans une note sur les cas comparés de l’Irlande et de l’Islande : d’une part, la dévaluation interne (par la baisse des salaires) serait moins efficace que la dévaluation externe (par le taux de change) ; d’autre part, la consolidation budgétaire s’avère moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée d’une politique de change favorable. Pourtant, étant donné la structure de l’économie chypriote, une sortie de l’euro ne nous semble pas souhaitable.

En effet, en sortant de l’euro, la banque centrale chypriote émettrait une nouvelle livre. En supposant qu’elle reste convertible, cette monnaie se déprécierait vis-à-vis de l’euro. A titre de comparaison, entre juillet 2007 et décembre 2008, la couronne islandaise a perdu 50 % de sa valeur vis-à-vis de l’euro. Cette dépréciation aurait deux conséquences :

–          Une amélioration de la compétitivité (le taux de change réel s’est apprécié de 10 % depuis 2000) ce qui permettrait de relancer les exportations et de de résorber une partie du déficit de la balance des biens et services (tableau 1). En effet, depuis l’adhésion de Chypre à l’Union européenne en 2004, celle-ci s’est dégradée sous l’effet de plusieurs facteurs : le ralentissement de l’inflation à partir de 2004 lié à l’ancrage de la monnaie à l’euro, qui a favorisé la hausse des salaires réels à un rythme plus fort que les gains de productivité d’une part ; le boom du crédit bancaire, avec la baisse substantielle des primes de risques sur les prêts à la suite de l’adhésion à l’UE, d’autre part[9]. La consommation a été favorisée, la compétitivité de l’économie chypriote s’est dégradée, et les importations se sont accrues. Sortir de l’euro pourrait-il renverser la tendance ? C’est l’argument de Paul Krugman qui défend la sortie de Chypre de la zone euro en évoquant un boom touristique et le développement de nouvelles branches fondées sur l’exportation. Or, d’après nos calculs, une dépréciation du taux de change réel de 50 % donnerait lieu à une augmentation des exportations en valeur de 500 millions d’euros, dont 150 millions provenant de revenus touristiques supplémentaires[10]. Quant aux importations, elles sont faiblement substituables, car composées d’énergie, de biens d’équipement et de consommation. Etant donné la faiblesse de l’industrie, le pays ne peut pas envisager de reconversion industrielle majeure à court ou moyen terme. Par conséquent, l’amélioration de la balance des biens serait limitée. En outre, l’inflation progresserait, notamment par le canal de l’inflation importée, ce qui amplifierait la baisse du pouvoir d’achat des ménages et atténuerait les gains de compétitivité.

–          En outre, la dévaluation alourdirait considérablement le fardeau de la dette publique restant à rembourser, mais également celui des dettes privées libellées en monnaie étrangère. A Chypre, la dette extérieure nette est faible, et représente 41 % du PIB en  2012. En revanche, la dette publique atteint plus de 70 % du PIB, soit 12,8 milliards d’euros. 99,7 % de la dette publique est libellée en euros ou dans une monnaie participant au Mécanisme de change européen (donc arrimée à l’euro), et 53 % de cette dette est détenue par des non-résidents. En outre, le déficit est de 6,3 % du PIB. Si Chypre sortait de l’euro, elle ferait certainement défaut sur une partie de sa dette publique, ce qui priverait momentanément le pays de l’accès aux capitaux étrangers, et l’obligerait à un rééquilibrage budgétaire violent, à l’instar de l’Argentine en 2001.

L’exploitation des ressources gazières

La crise chypriote remet en avant la question des richesses en gaz naturel, découvertes au sud de l’île au début des années 2000. Selon US Geological Survey, le bassin du Levant situé entre Chypre et Israël pourrait contenir 3 400 milliards de m3 de ressources gazières. A titre de comparaison, l’ensemble de l’UE disposerait de 2 400 milliards de m3 (en Mer du Nord essentiellement).

Chypre dispose donc a priori d’une manne gazière importante, même si l’ensemble des gisements ne se trouve pas dans sa Zone Economique Exclusive (ZEE). A l’heure actuelle, seule une parcelle sur douze appartenant à la ZEE chypriote a donné lieu à des forages d’exploration et, en décembre 2011, un gisement de 224 milliards de m3 de gaz naturel a été découvert. Selon le gouvernement chypriote, la valeur de ce gisement, baptisé Aphrodite, est estimée à 100 milliards d’euros[11]. L’exploration des onze autres parcelles appartenant à la ZEE chypriote pourrait s’avérer fructueuse (voire très fructueuse) en ressources gazières. Reste que les concessions d’exploration de ces onze parcelles étant en cours d’attribution par les autorités chypriotes, l’UE aurait pu se saisir de cette (triste) occasion que constituait la demande financière pour gager une partie de l’aide accordée à Chypre sur son potentiel gazier. Pourquoi l’UE n’a-t-elle pas saisi une telle occasion ?

Pour l’UE, la découverte de réserves gazières est une bonne nouvelle dans le sens où l’exploitation des gisements lui permettrait de réaliser une diversification énergétique qui lui tient tant à cœur. Toutefois, plusieurs problèmes se posent, problèmes qui viennent assombrir les perspectives d’exploitation très prochaine du gaz chypriote. Tout d’abord, la découverte de réserves gazières dans le bassin du Levant a ravivé des tensions avec la Turquie, laquelle occupe la partie Nord de l’île de Chypre et estime avoir des droits sur l’exploitation gazière. La multiplication des manœuvres militaires par la Turquie pour imposer sa présence dans les zones de prospections gazières pourrait conduire à une escalade de la violence dans la région et ce, d’autant plus que les autorités chypriotes-grecques (partie Sud) se sont rapprochées d’Israël pour défendre les réserves gazières[12]. Ensuite, même à supposer que le différend gréco-turc soit résolu, l’exploitation du gaz nécessite de lourds investissements en infrastructures, notamment la construction d’un méthanier dont le coût est estimé à 10 milliards d’euros. Enfin, le retour sur investissement ne sera pas immédiat puisqu’il faut au moins 8 ans pour mettre en place les infrastructures nécessaires. Dans ces conditions, on comprend pourquoi l’UE n’a pas saisi l’occasion de gager une partie de l’aide accordée à Chypre sur ces ressources gazières : l’exploitation en est encore trop incertaine et, de toute façon, à un horizon beaucoup trop lointain (au regard de l’immédiateté de la réponse à la crise). De plus, l’UE serait vraisemblablement en porte-à-faux avec plusieurs pays. Si l’UE soutient Chypre dans le différend gazier, cela revient à soutenir Israël alors que, dans le même temps, l’Union européenne poursuit les négociations d’adhésion avec la Turquie et cherche à construire de bonnes relations dans la région, notamment avec les régimes issus du « printemps arabe ». En outre, deux projets de gazoduc sont déjà en concurrence : le projet South Stream, reliant la Russie à l’Europe de l’Ouest à horizon 2015, et Nabucco, reliant l’Iran, via la Turquie, à l’Europe de l’Ouest à partir de 2017. Un nouveau gazoduc reliant les réserves chypriotes au continent européen réduirait davantage le pouvoir de négociation de la Russie, en déplaçant plus le centre de gravité du gaz vers le Sud. Cela favoriserait davantage l’écartèlement et donc les dissensions géopolitiques de l’Europe, partagée entre une Europe du Nord (notamment l’Allemagne) fournie par la Russie, et une Europe du Sud dépendante du Moyen Orient et de la Turquie.

Conclusion

Si dans l’immédiateté de la crise, l’UE a choisi la bonne solution (celle de la « bad » et de la « good » bank), se pose à moyen/long terme la question du nouveau modèle de croissance de l’économie chypriote. Compte tenu des avantages comparatifs de Chypre, l’exploitation du gaz naturel nous semble constituer la seule solution sérieuse de reconversion de l’économie. Or, pour que cette stratégie de reconversion soit possible, il faudra que l’UE prenne clairement position en faveur de Chypre dans le différend gréco-turc.

L’exploitation de gaz, outre l’autosuffisance énergétique qu’elle procurerait à Chypre, serait une source de revenu importante pour l’île. La facture énergétique cesserait d’être un poids pour sa balance des paiements (tableau 1). Ceci est d’autant plus important que le tourisme (autre pilier de l’économie), s’il semble procurer (hors cycle) une source de revenu stable depuis 2000, n’est à l’abri ni d’événements géopolitiques dans la région, ni d’une nouvelle concurrence en matière de destination touristique provenant notamment des pays du « printemps arabe ». Prêtons-nous à un calcul simple. Imaginons que Chypre réussisse à maintenir ses revenus touristiques au niveau des 2 milliards (une hypothèse qui, malgré les bémols précédemment énoncés, n’en demeure pas moins réaliste), alors en l’absence de reconversion industrielle, si le poids du secteur bancaire dans l’économie est réduit de moitié (comme souhaité par la troïka et le bon sens commun), le PIB chypriote retournerait à son niveau de 2003, soit un peu moins de 12 milliards d’euros. Et le PIB par tête serait réduit environ du tiers…

Les enjeux de la reconversion sont donc importants pour l’économie chypriote, comme d’ailleurs pour les autres économies en crise. Sauf qu’à Chypre, il y a Aphrodite.

 

 


[1] Voir Henri Sterdyniak et Anne-Laure Delatte,  « Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné… », blog de l’OFCE, mars 2013.

[2] Voir Céline Antonin, Le retour à la drachme serait-il un drame insurmontable ?, Note de l’OFCE n° 20, 19 juin 2012.

[3] Pour le détail des tergiversations autour du plan d’aide, on pourra se reporter à Jérôme Creel, Le cas « chypri-hot », blog de l’OFCE, mars 2013

[4] Ces prêts, accordés via l’ELA (Emergency Liquidity Assistance) représentent 9 milliards d’euros.

[5] L’article 63 du Traité de l’Union européenne interdit les restrictions aux mouvements de capitaux, mais l’article 64 b autorise les membres à prendre des mesures de contrôle justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique.

[6] « Si une banque ne peut se recapitaliser elle-même, alors nous discuterons avec les actionnaires et les créanciers obligataires, nous leur demanderons de contribuer en recapitalisant la banque et, si nécessaire, nous le demanderons aux détenteurs de dépôts non garantis», déclaration de Jeroen Dijsselbloem le 25 mars 2013 au Financial Times.

[7] http://www.revue-banque.fr/risques-reglementations/breve/les-creanciers-des-banques-mis-contribution

[8] Les revenus touristiques de Chypre dépendent essentiellement des touristes britanniques (43 % en 2011), russes (14 %), allemands et grecs (6,5 % chaque).

[9] Sur les facteurs de dégradation du compte courant, voir Natixis, Retour sur la crise chypriote, novembre 2012.

[10] Estimation réalisée à partir des élasticités calculées par le FMI.

[11] Non loin d’Aphrodite, 700 milliards de m3 de gisements ont été découverts dans la ZEE Israélienne, preuve que la région est riche en gaz.

[12] Les tensions entre Chypre (partie Sud) et Israël ont été résolues (pacifiquement) par la signature d’un traité en décembre 2010 délimitant leurs ZEE respectives. Les deux entités envisagent également de coopérer pour la construction d’infrastructures communes en vue d’exploiter le gaz. Voir l’analyse de Angélique Palle sur les conséquences géopolitiques liées aux découvertes de ressources gazières dans le bassin du Levant.




Et si l’austérité budgétaire avait mieux réussi en France qu’ailleurs ? [1]

par Mathieu Plane

Face à la dégradation rapide et explosive des comptes publics, les pays industrialisés, notamment européens, ont mis en place, pour certains dès 2010, des politiques de rigueur de grande ampleur de façon à réduire rapidement leurs déficits publics. Dans un tel contexte, plusieurs questions concernant la politique budgétaire de la France méritent d’être creusées :

–          Premièrement, est-ce que la France a fait plus ou moins d’efforts budgétaires que les autres pays de l’OCDE pour redresser ses comptes publics ?

–          Deuxièmement, y-a-t-il une singularité dans l’austérité budgétaire menée en France et a-t-elle eu plus ou moins de répercussion sur la croissance et le niveau du chômage ?

A l’exception notable du Japon, tous les grands pays de l’OCDE  ont mis en place des politiques visant à réduire leur déficit structurel primaire[2] entre 2010 et 2013. Selon les derniers chiffres de l’OCDE, ces politiques représentent un effort budgétaire d’environ 5 points de PIB sur trois ans en moyenne dans la zone euro, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En revanche, au sein de la zone euro, les différences sont très fortes : elles vont de seulement 0,7 point en Finlande à plus de 18 points en Grèce.  Parmi les grands pays industrialisés de l’OCDE, la France est, après l’Espagne, le pays qui a fait le plus d’effort budgétaire d’un point de vue structurel depuis 2010 (5,7 points de PIB sur trois ans).  Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais la France n’avait connu un ajustement aussi brutal et soutenu de ses comptes publics. Pour mémoire, la période précédente de forte consolidation budgétaire, qui a eu lieu de 1994 à 1997,  a représenté un effort budgétaire pratiquement deux fois moins important (impulsion budgétaire négative cumulée de 3,3 points de PIB). Entre 2010 et 2013, le taux de prélèvements obligatoires  (PO) corrigé du cycle augmenterait en France de 3,8 points de PIB et l’effort structurel sur la dépense publique représenterait un gain de 1,9 point de PIB sur quatre ans (graphique 1). Parmi les pays de l’OCDE, c’est en France que la hausse des taux de PO, corrigée du cycle, a été la plus forte sur la période 2010-2013. Au final, de 2010 à 2013, l’effort structurel de réduction du déficit public porte pour deux tiers sur la hausse des prélèvements obligatoires et un tiers sur la dépense publique. Cette répartition est différente de celle que l’on observe en moyenne dans la zone euro où l’effort budgétaire porte, sur la période, 2010-13, à près de 60 % sur la réduction de la dépense publique, atteignant même plus de 80 % en Espagne, Portugal, Grèce et Irlande. A l’inverse, pour la Belgique, l’intégralité de l’effort budgétaire porte sur la hausse des taux de prélèvements. Et dans le cas de la Finlande, la dépense publique primaire structurelle, en points de PIB potentiel, a augmenté sur la période 2010-2013, celle-ci étant plus que compensée par l’augmentation des taux de PO.

Si indéniablement, les efforts budgétaires conséquents de la France ont eu des effets négatifs sur l’activité et l’emploi, il n’en reste pas moins que les choix budgétaires opérés par les différents gouvernements depuis 2010 semblent avoir relativement moins affecté la croissance et le marché du travail que la plupart des autres pays de la zone euro. Au sein de la zone euro à 11, de 2010 à 2013 seuls quatre pays ont connu une croissance moyenne supérieure à 1 % par an et n’ont pas vu leur taux de chômage augmenter, parfois même diminuer : c’est le cas de l’Allemagne, de la Finlande, de l’Autriche et de la Belgique. Or, ces quatre pays sont aussi ceux qui ont le moins réduit leur déficit public structurel sur la période 2010-2013. A l’inverse, la France fait partie des pays qui ont réalisé le plus d’effort structurel depuis 2010 et elle a dans le même temps réussi à contenir relativement l’augmentation du chômage. En effet, par rapport aux Pays-Bas, l’Italie ou la moyenne de la zone euro, la politique budgétaire a été plus restrictive de près de 1 point de PIB de 2010 à 2013 et pourtant le taux de chômage a  augmenté de 40 % de moins qu’aux Pays-Bas, 60 % de moins que dans la moyenne de la zone euro et plus de deux fois moins qu’en Italie. De même la croissance en France a été supérieure en moyenne sur cette période : 0,9 % par an contre 0,5 % aux Pays-Bas, 0,7 % dans la zone euro et -0,2 % en Italie.

Pourquoi la contraction budgétaire française a-t-elle eu moins d’impact sur la croissance et l’emploi que dans la plupart des autres pays ? Au-delà des fondamentaux de l’économie, certains éléments laissent à penser que les choix budgétaires opérés par les gouvernements successifs depuis 2010 auraient permis d’obtenir des multiplicateurs budgétaires plus faibles que les autres pays. Après la Finlande et la Belgique, la France est le pays dont la contribution de la dépense publique à la réduction du déficit structurel est la plus faible. Comme l’illustrent de récents travaux, notamment ceux du FMI ou l’article signé par des économistes issus de banques centrales européennes et américaines, de la Commission européenne, de l’OCDE et du FMI, en ciblant un ajustement budgétaire par la hausse des prélèvements plutôt que par la baisse de la dépense publique, la France aurait un multiplicateur budgétaire à court terme plus faible que ce qu’on observe dans d’autres pays ayant fait le choix inverse (Grèce, Portugal, Irlande et Espagne). Et, dans le cas de la France, près de 50 % de l’ajustement budgétaire a été réalisé par une augmentation de la fiscalité directe sur le revenu des ménages et des sociétés (tableau 1). Or, il semblerait, à l’instar des Etats-Unis, de la Belgique et de l’Autriche qui ont réalisé, entre 50 % et 75 % de leur ajustement budgétaire par la hausse de la fiscalité directe, que ce sont aussi les pays qui ont le mieux préservé leur croissance face à la restriction budgétaire. A l’inverse, les pays qui ont le moins utilisé ce levier pour leur ajustement budgétaire sont les pays d’Europe du Sud et les Pays-Bas.


[1] Ce post reprend certaines parties de l’article publié dans Alternatives Economiques, M. Plane « L’austérité peut-elle réussir en France ? », Hors-Série n°96, 2ème trimestre 2013.

[2] Le déficit structurel primaire permet de mesurer les efforts budgétaires structurels réalisés par les administrations publiques (APU). Il correspond au solde public, hors charges d’intérêts, que dégageraient les APU si le PIB de l’économie se situait à son niveau potentiel. Cette mesure permet donc de corriger le solde public des effets de la conjoncture.




La crise va se poursuivre …

Rapport de l’IMK-OFCE-WIFO, mars 2013 (Contact à l’OFCE : Catherine Mathieu)

Version courte du Communiqué de Presse diffusé par l’IMK, mars 2013. Le texte original est consultable sur : http://www.boeckler.de/pdf/p_imk_report_80_2013.pdf ;  la version anglaise sera prochainement en ligne.

L’économie allemande n’a connu qu’une faible croissance en 2012. Le PIB a augmenté de 0,7 % en moyenne annuelle, soit de 0,4 % seulement en glissement. Les perspectives de cette prévision sont modérément optimistes. L’économie mondiale ne croîtra que faiblement à court terme, mais la croissance repartirait en cours d’année, ce qui sera favorable aux exportations allemandes. Sous l’hypothèse d’une stabilisation de la situation dans la zone euro, les incertitudes devraient progressivement se lever et permettre un redémarrage de l’investissement.  Les Instituts prévoient une croissance de 0,9 % en Allemagne en 2013, qui masque une dynamique sous-jacente plus vigoureuse : en glissement, la croissance serait de  1,9 %. En 2014, le PIB allemand augmenterait de 1,5%. Le taux de chômage resterait à peu près stable au cours des deux années à venir, à 5,1 % et 5,0 % selon la définition du BIT, soit respectivement 6,8 % et 6,7 % selon la définition nationale. Le PIB de la zone euro baisserait de 0,3 % cette année et augmenterait de 0,5 % l’an prochain. Le taux de chômage resterait supérieur à 12 %.

Le rapport présente des simulations à moyen terme qui suggèrent que l’économie allemande restera contrainte par l’impact de la crise de la zone euro. Ceci passe par deux canaux principaux : les exportations allemandes vers la zone euro continueront d’être freinées par les politiques d’austérité conduites en Europe, et la politique budgétaire allemande elle-même sera restrictive, ce qui pèsera sur la croissance des revenus et la demande intérieure. La croissance serait en moyenne de 1,3 % par an d’ici 2017. Des scénarios alternatifs montrent que si des politiques expansionnistes étaient  menées, comportant en particulier un programme européen d’investissement, la croissance serait nettement plus forte dans la zone euro que dans le scénario de référence.

La politique économique européenne doit viser à faire sortir les pays en crise de la récession et les autres économies européennes de la stagnation, à faire redémarrer la croissance en Europe pour accroître l’utilisation des capacités de production et réduire le chômage, à réduire les déséquilibres courants, à stabiliser le système financier ; le désendettement doit se poursuivre et les politiques budgétaires doivent être soutenables. La stratégie actuelle de politique économique consistant essentiellement à mener des politiques d’austérité budgétaire, alors que les effets de la politique monétaire sont affaiblis par des primes de risques de plusieurs pays de la zone euro, ne permettra pas d’améliorer la situation dans ces domaines.

Pour que la zone euro sorte de la crise, il est indispensable que la politique monétaire redevienne plus efficace en rétablissant la confiance dans les titres publics des pays en crise. Ceci doit s’accompagner d’un changement des politiques budgétaires, qui ne doivent plus freiner  la demande.

Le rapport propose une offensive en matière d’investissement en Europe. Les pays en crise devraient recevoir un financement extérieur égal à 1 % du PIB pendant 5 ans. Ceci devrait être utilisé pour financer l’investissement public et privé. Les pays de la zone euro ayant des excédents courants, en particulier l’Allemagne devraient mettre en place des mesures de politique budgétaire expansionniste représentant au moins 1 point de PIB, de telle sorte qu’ils jouent le rôle de locomotive pour faire repartir la croissance européenne.




“Prêt à taux zéro” : ne prête-t-on qu’aux riches ?

par Pierre Madec

Le 1er janvier 2013 est entrée en vigueur une nouvelle version du prêt à taux zéro (PTZ). Cette dernière, plus restrictive que les précédentes, abaisse les plafonds d’éligibilité et renforce son ciblage sur les logements neufs (et l’ancien HLM). Nous revenons ici sur les possibles conséquences de cette mesure.

Compte tenu des fortes tensions présentes sur le marché locatif (Le Bayon, Madec et Rifflart, 2013), l’objectif de faciliter l’accès à la propriété des primo-accédants avec peu d’apport est louable. Pour autant certaines questions méritent d’être posées : les ménages les plus modestes en sont-ils les premiers bénéficiaires ? Le PTZ déclenche-t-il l’achat de la première résidence principale (effet incitatif) ou ne fait-il que l’accompagner (effet d’aubaine) ? La mise en place du PTZ et sa pérennisation ont-ils permis de développer significativement l’offre sur le marché immobilier neuf ? Le coût budgétaire qu’engendre une telle mesure est-il efficace au vu de l’ensemble des résultats ?

Mis en place en 1995 pour faciliter l’accès à la propriété des ménages les plus modestes, le prêt à taux zéro a, depuis lors, évolué au gré des contraintes budgétaires et des décisions politiques. En 2005, le dispositif, jusque-là réservé à l’achat d’un logement neuf (ou d’un logement ancien sujet à des travaux importants), a été étendu à l’acquisition de logements anciens sans condition de travaux, afin notamment d’accroître l’accession à la propriété dans les zones en pénurie de foncier (Paris notamment). Cette décision a permis de doubler le nombre de PTZ accordés en 2005. De même, en 2011, la suppression des plafonds d’éligibilité a permis au dispositif de battre un record avec près de 352 000 PTZ accordés. Sur fond de crise budgétaire et immobilière, la réapparition, en 2012, des plafonds de ressources et la disparition des logements anciens (hors HLM) de la liste d’éligibilité du dispositif ont ramené le nombre de PTZ à un niveau historiquement faible (64 000).

Sur le papier, le principe de cette « avance remboursable ne portant pas intérêt » est simple : en contrepartie de l’accord d’un prêt à taux d’intérêt nul, les banques bénéficient d’un crédit d’impôt du montant des intérêts non perçus. Ce prêt, limité à une certaine quotité de financement[1], doit obligatoirement être adossé à un prêt principal et peut alors être assimilé à un apport personnel lors de l’acquisition de la résidence principale et donc lors de l’octroi du prêt principal.

Dans les faits, le calcul du montant du PTZ accordé est complexe puisqu’y interviennent des plafonds de ressources et des montants de transaction, qui dépendent de la zone géographique ainsi que des quotités de financement. De même, les modalités de remboursement (durée et différé de remboursement) sont définies selon l’appartenance à une « tranche de remboursement », tranches calculées en fonction des ressources et de la composition du ménage.

Le PTZ dynamise-t-il l’offre de logement sur le marché immobilier neuf ?

L’un des objectifs affichés lors de la création du dispositif était de soutenir et de dynamiser un marché immobilier neuf atone. Dans les faits, l’impact du PTZ sur le marché de la construction est assez difficile à établir. En observant l’évolution du nombre de logements construits avant et après la mise en place du PTZ (graphique 1), il ne semble pas que les 150 000 PTZ accordés en 1996 aient eu un impact significatif sur le volume de logements neufs construits. De cette rapide observation semble émerger l’idée que même sans dispositif, compte tenu du contexte économique plutôt clément, le marché immobilier aurait été tout aussi dynamique. De même, la croissance observée du marché immobilier neuf sur la période 1999-2007 n’est pas imputable au dispositif d’aide à l’accession[2].

Selon les dernières statistiques disponibles (SGFGAS 2012), à l’image des dispositifs d’incitation à l’investissement locatif (Madec 2013, Levasseur 2011), le zonage établi lors de la mise en place du PTZ a bien du mal à diriger les investissements vers les territoires les plus tendus. Ainsi, au 3e trimestre 2012, plus de la moitié des PTZ distribués l’ont été pour des acquisitions en zone C, c’est-à-dire la zone la moins sujette aux tensions du marché (contre 15 % pour la zone A[3]). Ceci s’explique en grande partie par l’extrême rareté (et cherté) du foncier en zone A et B. C’est dans le but d’en finir avec cette forme de discrimination territoriale qu’en 2005 le dispositif a été ouvert à l’ancien. Sur la période 2005-2011, plus d’un million de PTZ ont ainsi été accordés pour l’acquisition d’un logement ancien, trahissant par là-même l’un des objectifs initiaux du dispositif.

Enfin, malgré une volonté affichée de promouvoir les logements à haute qualité environnementale, en proposant notamment des quotités de financement supérieures pour les logements de type BBC[4], le PTZ n’a que peu participé à la construction de logements économes en énergie puisque qu’au 3e trimestre 2012, deux tiers des prêts accordés l’ont été pour l’achat de logement ne respectant pas la norme BBC.

 

 

Le PTZ facilite-t- il l’accession à la propriété des ménages les plus modestes ?

L’une des principales critiques adressée au PTZ est la piètre qualité de son ciblage. Alors que le but d’un tel dispositif était de solvabiliser les ménages les plus en difficulté en finançant, sur des deniers publics, un équivalent d’apport personnel, l’existence de plafonds de ressources particulièrement élevés (quand ces derniers ne sont pas tout bonnement supprimés comme en 2011) a rendu éligibles des ménages n’ayant pas à priori besoin de l’Etat pour accéder à la propriété. A titre d’exemple, le plafond d’éligibilité était en 2012 de 43 500 euros annuel pour une personne seule souhaitant acquérir une résidence principale en zone A. Ce plafond rendait alors 90 % des ménages franciliens éligibles au PTZ (source INSEE)[5].

Par ailleurs, de nombreuses études ont cherché à mesurer l’impact du PTZ sur les capacités de financement des ménages (ANIL 2011, Beaubrun-Diant 2011, Gobillon et Le Blanc 2005, Thomas et Grillon 2001). Gobillon et al. ont ainsi conclu que le PTZ n’était « déclencheur d’achat » que pour 15 % des ménages acquéreurs. Autrement dit, selon la modélisation proposée par les auteurs, 85 % des ménages auraient accédé à la propriété avec ou sans PTZ. De même, les études récentes portant sur le profil des accédants à la propriété (Le Bayon, Levasseur et Madec 2013, Babès Bigot Hoibian 2012, INSEE 2010) mettent en exergue les difficultés croissantes d’accession à la propriété des ménages les plus modestes. Ainsi, selon Le Bayon et al., les ménages appartenant au 1er quartile de niveau de vie, ménage visés par les dispositifs d’aide à l’accession, voient leur probabilité d’acquérir leur résidence principale divisée par deux entre 2004 et 2010. Il semble donc, au vu de ces divers résultats, que le PTZ ait bien du mal, en tout cas dans ces versions précédentes, à jouer son rôle solvabilisateur pour les ménages à faibles revenus. Cette conclusion peut tout de même être en partie relativisée lorsque l’on observe les dernières statistiques fournies par la SGFGAS. Ainsi, selon ces données, les ouvriers et employés ont représenté respectivement 25 % et 33 % des bénéficiaires de PTZ au 3e trimestre 2012. De même, un bénéficiaire sur trois appartenait à la première « tranche de remboursement ». Pour autant, le calcul de ces tranches prenant en compte des plafonds de ressources particulièrement élevés, l’appartenance à la première tranche de remboursement ne peut être assimilée à un «critère de pauvreté ».

Enfin, en augmentant la demande sur un marché immobilier neuf dont l’élasticité de l’offre est faible et en permettant à nombre de ménages d’acquérir des logements plus onéreux, les dispositifs d’aide à l’accession se voient, depuis longtemps, reprocher leurs effets inflationnistes (ANIL, 2002).

 

Le PTZ : combien ça coûte ?

Pour 2012, le coût pour l’Etat du seul PTZ a été de 1,34 milliard d’euros. Compte tenu du nombre de bénéficiaires, ce coût peut paraître élevé, mais il se doit d’être, comme tous les dispositifs d’aides publiques, analysé en termes d’efficacité.

Une évaluation rapide permet de calculer l’impact du PTZ sur l’investissement en logements. Pour estimer l’effet multiplicateur du dispositif PTZ en 2012, nous nous appuyons sur les dernières statistiques disponibles (SGFGAS 2012) et sur les hypothèses suivantes[6] :

  • – 50 % des bénéficiaires appartenant à la « Tranche 1 » de remboursement sont des ménages dits « déclenchés » (soit 15 % de l’ensemble des bénéficiaires) ;
  • – Les ménages « non déclenchés » augmentent, grâce au PTZ, le montant de leur achat de 3 % ;

 

 

Au total, les PTZ de l’année 2012 ont donc, selon nos estimations et sous les hypothèses précédentes, créés près de 2 milliards d’euros d’investissement en logement pour un coût fiscal de 1,3 milliard d’euros. Le coefficient multiplicateur du dispositif a donc été de 1,5. Ce dernier est dans la fourchette basse de ceux observés dans d’autres pays avec des dispositifs similaires (1,5 à 2). Surtout, ce multiplicateur pourrait être beaucoup plus élevé si le ciblage des ménages était plus strict. En effet, pour la seule « Tranche 1 » de remboursement, sous les hypothèses précédentes et en considérant que cette tranche représente la moitié de la dépense fiscale (hypothèse généreuse), le multiplicateur atteint 2,6. On est encore loin cependant du multiplicateur théorique optimal à 6, estimé par Gobillon et Le Blanc[7].

 

Quid du PTZ version 2013 ?

Pour répondre à l’ensemble des critiques soulevées précédemment, le gouvernement a, le 1er janvier dernier, tenté d’améliorer les conditions d’accès au dispositif :

  • – réduction des plafonds d’éligibilité de 17 % (en zone A) à 30 % (en zone C) ;
  • – gel des plafonds de coûts d’opération dans le neuf et l’ancien HLM ;
  • – baisse des quotités de financement ;
  • – remise en place d’un différé de paiement pouvant aller jusqu’à 15 ans pour les ménages appartenant à la 1re tranche de remboursement.

Ces mesures vont pour la plupart d’entre elles dans le sens d’un ciblage plus juste des aides à l’accession. Cependant certaines améliorations pourraient encore être apportées. Les plafonds de ressources de la zone A concernent encore en 2013 près de 80 % des franciliens. De plus, la possibilité d’acquisition d’un ancien logement HLM, potentiellement très énergivore, semble en contradiction avec la promotion des logements neufs à haute qualité énergétique. Ne vaudrait-il pas mieux promouvoir, pour les ménages modestes en zones tendues, l’achat de logements non neufs mais récents, possédant des caractéristiques énergétiques plus proches de celle exigées pour le neuf ?

De même, le retour du principe du différé de paiement de 15 ans peut s’avérer assez critiquable. En effet, il peut contribuer à désolvabiliser une partie des ménages en réduisant la durée de leur prêt principal. Les banques, tenant compte du différé, sont incitées à aligner la durée du prêt principal sur la durée du différé pour éviter une hausse future trop importante des mensualités. A l’inverse, ce différé peut augmenter le risque de défaut, les ménages subissant, une fois le différé terminé, un ressaut de leur mensualité (Bosvieux et Vorms, 2003).

Enfin le gel des plafonds de transactions ne pourra être pérennisé compte tenu d’une part de l’écart croissant qui existe entre ces plafonds et les prix de marché, et d’autre part de la hausse continue des coûts de construction consécutive à l’inflation normative subie par le secteur.

Pour conclure, il est important de noter l’existence d’un débat sur la nécessité même de dispositif d’aide à l’accession : l’Etat doit-il inciter, aider ou financer l’accession à la propriété des ménages locataires ? A l’image des incitations fiscales à l’investissement locatif, les contribuables doivent-ils aider les ménages locataires à devenir propriétaires ? Pour les ménages les plus modestes, dans l’impossibilité matérielle de constituer un apport personnel suffisant à l’acquisition, il peut sembler légitime de penser que l’Etat est dans son rôle en aidant les plus fragiles à suivre la trajectoire résidentielle standard : décohabitation parentale, location, accès à la propriété. Pour les autres, on ne peut écarter l’existence d’effets d’aubaine importants comme souligné plus haut. Pour les éviter et améliorer la solvabilité des ménages initialement visés par le dispositif, une refonte profonde des dispositifs d’aide à l’accession (sociale ou non) est indispensable.


[1] C’est-à-dire un pourcentage plafond du montant de la transaction.

[2] Le marché du neuf a été, sur la période considérée, fortement soutenu par les dispositifs d’incitation à l’investissement locatif (voir Le Bayon et al. 2013)

[3] Paris, la petite couronne parisienne et une partie de la grande couronne.

[4] En 2012, pour les acquisitions en zone A, la quotité de financement était de 38 % pour les logements neuf BBC contre 26 % pour les non BBC.

[5] Pour un revenu annuel de 43 500 €, en supposant un taux de 3,2 %, la capacité d’emprunt s’élève en moyenne à 260 000 € (hors PTZ), soit un logement d’au moins 50m² en petite couronne parisienne (hors communes limitrophes à Paris).

[6] Ces hypothèses sont en adéquation avec les résultats de la modélisation proposée par Gobillon et Le Blanc (2005). Ces derniers obtiennent un effet multiplicateur du PTZ de l’ordre de 1,1 à 1,3.

[7] Ce multiplicateur a été estimé en supposant un ciblage parfait du dispositif, c’est-à-dire que l’intégralité des bénéficiaires sont des ménages « déclenchés ».




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Le cas « chypri-hot » !

par Jérôme Creel

Avant une étude plus approfondie de la crise chypriote, et de ses conséquences sur la zone euro, voici quelques réflexions sur le projet d’accord intervenu ce matin entre la Présidence chypriote et certains bailleurs de fonds.

Ce projet prévoit la faillite d’une banque privée, la Laiki, et la mise à disposition de ses dépôts sécurisés (en deçà de 100 000 euros) auprès d’une autre banque privée, la Bank of Cyprus afin de participer à sa recapitalisation. Dans cette banque, les dépôts au-delà de 100 000 euros seront gelés et convertis en actions. In fine, la Bank of Cyprus devrait pouvoir atteindre un ratio de fonds propres de 9%, conformément à la législation bancaire appliquée dans l’UE. En échange de ces dispositions, auxquelles s’ajoutent des augmentations des taxes sur les revenus du capital et sur les bénéfices des entreprises, les institutions européennes verseront 10 milliards d’euros à Chypre. Les dépôts bancaires garantis selon les règles en vigueur dans l’UE vont le rester, en même temps que la hausse des taxes sur les revenus du capital va réduire la rémunération excessivement attractive des dépôts chypriotes au regard de la moyenne européenne.
En une semaine, les négociations entre les autorités chypriotes, le FMI et les institutions européennes ont abouti à des résultats radicalement différents. Pour le volet du plan de sauvetage correspondant à la viabilité du système bancaire, le président chypriote a semble-t-il été confronté à un arbitrage entre la taxation de tous les déposants, y compris les « petits épargnants », et la faillite bancaire n’entraînant de pertes financières que pour les actionnaires, les détenteurs d’obligations et les « grands épargnants » (ceux dont les dépôts dépassent 100 000 euros). Il aura donc fallu une semaine pour que le représentant démocratiquement élu d’un Etat membre de l’Union européenne cède et défende l’intérêt du plus grand nombre (l’intérêt général ?) au détriment des intérêts particuliers de quelques banquiers.

Dans le projet d’accord intervenu ce matin figure aussi une mention fort intéressante aux questions de blanchiment d’argent. Les banques chypriotes vont subir des audits permettant de mieux connaître l’origine des fonds perçus. Cette fois-ci, il n’aura pas fallu une semaine, mais bien plutôt des années pour que les membres de l’Eurogroupe s’emparent aussi officiellement d’une question fondamentale sur le fonctionnement de l’économie chypriote. Au-delà du cas chypriote, il est permis de douter que l’argent n’ait pas d’odeur dans l’UE.

Dernière réflexion à propos du Fonds monétaire international, bailleur de fonds associé dans la troïka à la Banque centrale européenne et à la Commission européenne. Il semblerait que ses exigences aient été très nombreuses : doit-on en conclure que le FMI a un pouvoir de négociation bien supérieur à ceux de la BCE et de la Commission européenne, qu’il est le leader de cette troïka ? Si tel était le cas, cela poserait problème : d’une part, la BCE et la Commission sont supposés défendre les intérêts européens, ce qui serait infirmé si ces deux institutions étaient sous la coupe du FMI. D’autre part, il ne faudrait pas oublier que lors de sa recapitalisation d’avril 2009, le FMI a bénéficié de fonds supplémentaires en provenance des pays de l’UE, sage décision de leur part si leurs représentants anticipaient d’avoir bientôt recours à des plans de sauvetage, les fonds attribués au FMI revenant dans l’UE sous forme de prêts. Ceci étant, se voir dicter par le FMI des conditions drastiques pour bénéficier de plans de sauvetage au financement duquel on a somme toute largement contribué, est contestable; et ceci fragilise le processus d’intégration européenne.




Les derniers soubresauts de la “Confédération européenne” ?

par Jacques Le Cacheux

Les institutions dont l’Union européenne s’est dotée, du traité de Maastricht qui, en 1992, l’a créée et a défini la feuille de route aboutissant au lancement de l’euro en 1999, au traité de Lisbonne qui, en 2009, a repris les principaux articles du traité constitutionnel que les Français et les Néerlandais avaient refusé, par référendum, de ratifier en 2005, permettent-elles de résoudre la grave crise à laquelle l’Union est aujourd’hui confrontée ? Après cinq années de marasme économique et près de quatre de tensions persistantes sur les dettes publiques, les craintes quant à la pérennité de l’union monétaire européenne avaient paru apaisées par la résolution affichée, au début de l’automne 2012, par Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, d’assurer coûte que coûte l’avenir de la monnaie unique européenne. Mais les résultats des récentes élections générales italiennes ont à nouveau fait tanguer les marchés des dettes souveraines européennes et relancé les spéculations, tandis que la zone euro replongeait dans une récession alors même que les plaies de la précédente n’étaient pas encore cicatrisées.

Pourra-t-on longtemps encore se contenter d’expédients ? Ne conviendrait-il pas d’opérer une véritable révolution institutionnelle, à l’image de celle qu’entreprirent, entre 1788 et 1790, les concepteurs de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique, confrontés à une crise aiguë des dettes publiques de la Confédération et des états confédérés ? C’est à une lecture économique et financière de cet épisode essentiel de l’histoire institutionnelle des Etats-Unis, et à un parallèle, que certains jugeront peut-être audacieux, mais qui s’avère à tout le moins éclairant, avec la situation actuelle de la zone euro, que nous invite Thomas J. Sargent, dans sa Conférence Nobel, dont l’OFCE publie la traduction française.

Certes les différences sont nombreuses entre la situation des anciennes colonies britanniques dix ans après leur indépendance et les Etats membres de l’union monétaire européenne. Mais comment ne pas voir les similitudes, tant dans l’incapacité à trouver une solution collective aux crises de dettes publiques nationales que dans l’inanité de l’accord conclu en février 2012 sur le futur budget européen ? Mutatis mutandis, c’est de fédéralisme budgétaire, mais aussi politique, qu’il est question, dans un cas comme dans l’autre.

 

 




Hommage à Robert Castel

Hélène Périvier, Bruno Palier, Bernard Gazier

C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le  décès de Robert Castel. Il aura marqué la sociologie française, mais au-delà les sciences sociales,  par son analyse de la société salariale et de ses évolutions. Dans les métamorphoses de la question sociale, il avait mis en évidence le pouvoir émancipateur de la société salariale, qui a doté les travailleurs d’une « propriété sociale ». Ce concept facilite la compréhension des enjeux liés à l’acquisition de droits sociaux dans certaines économies de marché. Au terme d’Etat providence, il préférait celui d’Etat social, car il voyait dans l’appellation d’Etat providence, largement répandue, l’idée d’un Etat social tombé du ciel, alors même qu’il est le fruit de combats et de négociations, et qu’il s’est construit sur le long terme. La flexibilisation du marché du travail, l’amoindrissement des droits sociaux et la précarisation du travail, ont conduit selon lui aux phénomènes de désaffiliation, certains individus étant hors d’atteinte de la protection de l’Etat social.

Nous avons eu la chance de collaborer avec lui sur un projet visant à repenser une nouvelle génération de droits sociaux. Toujours prêt à échanger, à s’enrichir de débats multiples, nous avons également découvert un homme d’une grande humilité, à l’écoute des autres de leur apport et aussi de leur critique. Notamment celles des féministes qui ont pointé son silence sur la division sexuée du travail. Il acceptait et reconnaissait la pertinence de ces remarques. Lors de nos échanges, il s’inquiétait de l’évolution de nos organisations économiques et sociales, laissant de côté les plus fragiles : les jeunes, et notamment ceux qui vivent dans les zones les plus défavorisées, qui partent avec un faible bagage éducatif. Il revendiquait l’égalité comme un principe fondateur de notre contrat social. Mais pensait l’égalité comme l’égalité des possibles. Il plaidait pour une société de semblables, tel Léon Bourgeois à son époque.

Dans notre monde marqué par la crise et l’accroissement violent des inégalités, il était présent dans le débat public,  et apportait un éclairage de long terme sur les dérives de nos systèmes sociaux, ainsi que sur les principes qui peuvent guider leur réforme. Son absence  affectera la qualité de ce débat. Si nous pourrons toujours profiter de l’immense apport de ses travaux, nous regretterons ses interventions toujours pertinentes, son honnêteté intellectuelle, sa gentillesse avec toutes et tous. Plus qu’un chercheur, nous perdons un penseur, un ami.




Quelle réforme pour les allégements de charges sociales?

Par Mathieu Bunel, Céline Emond, Yannick L’Horty

 

Plus de 20 milliards d’euros sont dépensés chaque année par l’Etat pour compenser les exonérations générales de cotisations sociales, ce qui en fait la première des politiques pour l’emploi en France, tant en termes de masse budgétaire que d’effectifs concernés, avec plus d’un salarié sur deux qui bénéficie des baisses de cotisations sociales. En ces temps de fortes tensions budgétaires et de montée inexorable du chômage, on peut s’interroger sur la soutenabilité d’un tel dispositif dont le barème, unifié par la réforme Fillon de 2003, consiste en une réduction dégressive avec le niveau du salaire jusqu’à s’éteindre à 1,6 Smic. Cette réduction est de 26 points de cotisations au niveau du Smic (28 points pour les entreprises de moins de 20 salariés).

Dans notre article publié dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012), nous proposons d’évaluer à l’aide des données les plus récentes et les plus adaptées à cet exercice les effets d’une suppression totale des exonérations générales et de plusieurs réformes partielles des barèmes d’exonérations de cotisations sociales. Selon nous, la suppression pure et simple de l’ensemble des exonérations générales conduirait à une destruction de l’ordre de 500 000 emplois. Nous explorons également les effets de réaménagement des barèmes d’exonération en balayant un grand nombre de possibilités affectant les différents paramètres qui définissent le dispositif d’exonération. Dans tous les cas, une réduction du montant des exonérations aurait des effets négatifs sur l’emploi mais l’ampleur des pertes d’emplois varierait du simple au double selon les modalités de la réforme envisagée. Pour obtenir l’effet le moins négatif, il faudrait que les réductions d’exonération épargnent les secteurs d’activité les plus intenses en main-d’œuvre, ce qui revient à privilégier les barèmes d’exonération les plus ciblés sur les bas salaires. Tant que l’objectif est bien d’améliorer les chiffres du chômage, il importe de concentrer les exonérations sur les plus bas salaires et partant, d’avantager les secteurs les plus riches en main-d’œuvre.

Pour autant, une exonération trop concentrée au voisinage du Smic augmente le coût pour les employeurs des hausses de salaire, ce qui n’est favorable ni au pouvoir d’achat ni à la qualité des emplois qui conditionnent l’emploi de demain. Un nouvel équilibre peut toujours être recherché, pour répondre à l’urgence budgétaire, mais pour être pérenne, il doit être favorable à l’emploi d’aujourd’hui sans négliger celui de demain.