La nationalisation est-elle un leurre ou un outil de politique industrielle ?
par Jean-Luc Gaffard
La fermeture des hauts fourneaux du site de Florange en Moselle par Arcelor Mittal et la recherche d’un repreneur par le gouvernement français ont conduit ce dernier à envisager, un temps, la nationalisation du site, c’est-à-dire, non seulement la production d’acier brut, mais aussi la ligne de transformation à froid. La menace de nationalisation a été clairement brandie dans la perspective de forcer la main au groupe Mittal pour qu’il cède à un autre groupe privé cet ensemble. Une telle nationalisation, si elle avait dû intervenir, aurait été une nationalisation-sanction: la sanction du comportement, jugé contraire à l’intérêt général, du groupe Mittal. Outre cet aspect exceptionnel, elle aurait posé des problèmes de concurrence.
Le projet autour de Mittal trouve une certaine résonance avec la nationalisation de Renault en 1945. Chacun conviendra, cependant, que les reproches ne pouvaient pas être du même ordre. Mais surtout, il n’était, à l’évidence, pas question de faire du site nationalisé la vitrine d’une politique sociale propre à entraîner le pays sur la voie de la croissance. L’objectif était moins ambitieux. Il s’agissait, ni plus, ni moins, que d’un transfert de propriété d’un groupe privé vers un autre groupe privé. Convenons que c’eut été une première dans l’usage de l’arme des nationalisations. La comparaison avec le soutien du gouvernement français à Alstom en 2004 ne tenait pas : dans ce dernier cas, il s’agissait de sauver une entreprise risquant de faire faillite suite à des acquisitions hasardeuses et non de lui substituer une autre entreprise. Par ailleurs, la difficulté était circonscrite à l’entreprise concernée et n’avait aucun caractère global ou même sectoriel. La comparaison avec le soutien de l’administration Obama à l’industrie automobile en 2009 ne tenait pas davantage puisqu’il y était aussi question du sauvetage d’une entreprise poussée à la faillite dans un secteur industriel jugé stratégique.
La réalité, dans le cas de Florange, était et reste qu’aucun repreneur potentiel ne pensait pouvoir maintenir les hauts fourneaux en activité dans une conjoncture de chute de la demande d’acier consécutive notamment à la crise de l’automobile. C’est bien la raison pour laquelle, quel qu’il soit, le repreneur exigeait de pouvoir détenir aussi le train de laminoir. Cette exigence était dans son intérêt bien compris : les hauts fourneaux ne pouvaient être repris que sous la condition qu’ils puissent alimenter l’activité immédiatement en aval sur le même site. Si elle avait été satisfaite, nul doute qu’elle aurait posé problème au groupe Mittal qui, actuellement, fournit en acier le laminoir de Florange à partir de son site de Dunkerque, lequel aurait pu alors connaître des difficultés y compris en termes d’emplois. Autrement dit, la nationalisation temporaire en vue d’un transfert de propriété aurait interféré avec le jeu de la concurrence entre groupes privés. Il était loin d’être clair qu’elle allait dans le sens de l’intérêt général.
La thèse, parfois entendue, selon laquelle, la stratégie de Mittal serait le fait de dirigeants qui ne feraient qu’obéir aux actionnaires et seraient les défenseurs d’une économie sans usine et sans machine ne tient pas au regard de la nature même de l’activité et du degré d’intégration des différents sites de production. L’hypothèse pouvait, en revanche, être émise que la stratégie de Mittal, impliquant la fermeture des hauts fourneaux de Florange, était une stratégie de rationnement de l’offre, conçue pour empêcher la chute des prix de l’acier et préserver des taux de marge déjà affaiblis. Cette hypothèse serait crédible si la demande d’acier était principalement liée à son prix, alors que, visiblement, la chute observée est un effet de la crise globale et notamment de la chute des ventes dans les secteurs de l’automobile et du bâtiment. En d’autres termes, ce n’est pas la baisse des prix de l’acier qui peut aujourd’hui permettre d’en augmenter la demande, assurant ainsi le maintien en activité de tous les hauts fourneaux. Il est beaucoup plus vraisemblable de supposer que dans l’environnement macroéconomique actuel, le transfert de propriété envisagé aurait eu pour seul effet de modifier les parts de marché plutôt que d’en augmenter la taille.
De fait, on ne pouvait que douter de la légitimité et de la capacité des pouvoirs publics à établir la configuration de marché la plus appropriée, ne serait-ce que de la répartition des emplois préservés ou détruits. En outre, si le choix d’une nationalisation avait prévalu dans un tel contexte, la fixation d’une juste indemnisation se serait avérée délicate et source de contentieux.
En bref, la nationalisation ainsi conçue pouvait difficilement passer pour un outil efficace de politique industrielle. Il n’appartient pas aux pouvoirs publics d’arbitrer entre des intérêts privés pour fixer qui détient quoi, y compris en cas de fermeture de certains sites. Ce type d’arbitrage relève des autorités de la concurrence. La politique industrielle, quant à elle, doit interférer le moins possible avec la répartition des parts de marché entre les différents concurrents. Tout au plus peut-elle assurer la survie d’entreprises dont l’activité est jugée stratégique et qui traversent une passe difficile en raison de la conjoncture globale ou de choix industriels qui se sont avérés erronés ou simplement plus coûteux que prévu.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le gouvernement n’ait pas donné suite au projet de nationalisation et se soit rallié au compromis consistant simplement à exiger de Mittal qu’il s’engage à réaliser des investissements de modernisation du site et à maintenir en état de marche les hauts fourneaux dans la perspective, au reste aléatoire, de les doter d’une technologie fortement économe en émission de gaz carbonique les faisant gagner en compétitivité, dans le cadre du projet européen Ulcos (Ultra-Low Carbon Dioxide Steelmaking).
La nationalisation projetée était bel et bien un leurre dans tous les sens du terme. La bataille politique et médiatique autour du devenir du site de Florange a révélé, en réalité, une erreur d’analyse des pouvoirs publics. Les difficultés rencontrées par la sidérurgie française résultent d’une insuffisance de la demande, fruit du choix politique d’une austérité généralisée. Chercher à ce problème macroéconomique une solution microéconomique était pour le moins hasardeux et témoigne d’une incohérence des choix de politique économique de court et moyen terme.