Les sous-jacents politiques et idéologiques du droit européen de la concurrence

Par Michel Debroux,

Avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste du droit européen de la concurrence. Directeur d’études, École de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas)

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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Au sein du droit européen, le droit de la concurrence est le terrain privilégié d’une mise en œuvre proprement politique à trois niveaux (législation, régulation, judiciaire), ce que les autorités de concurrence revendiquent autant qu’elles en occultent souvent les fondamentaux. Ce n’est ni nouveau, ni surprenant.

Ce n’est pas nouveau : le droit européen moderne de la concurrence est issu d’une double matrice idéologique (ordo-libéralisme allemand et tradition antitrust américaine) et a été dès l’origine marqué par des tensions entre les traditions économiques, politiques et juridiques des États membres, qui se sont exacerbées au fil des élargissements (interventionnisme français, ordo-libéralisme allemand, libéralisme britannique ou néerlandais, État-providence scandinave).  Je renvoie ici, parmi de nombreuses études, aux travaux de Laurent Warlouzet[1] et aux contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif The History of the European Union – Origins of a trans- and supranational polity 1950-1972[2].

Ce n’est pas surprenant : le droit européen de la concurrence est un droit économique européen. Il est donc pragmatique par nature puisque d’inspiration économique, et finaliste par essence puisqu’il tend à la réalisation des objectifs – multiples …– de l’Union européenne (UE).

Je propose de développer cette réflexion autour de deux constats, qui conduiront à une interrogation.

Le premier constat est celui de l’extrême plasticité des notions de base du droit de la concurrence (« marché », « activité économique », « entreprise ») : ces notions sont dites « fonctionnelles », c’est-à-dire que leur sens procède directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité. En cela, elles s’opposent aux notions conceptuelles, dont la substance transcende les frontières des spécialités juridiques dans lesquelles elles sont invoquées.

Intrinsèquement malléables, ces notions ne peuvent être définies a priori puisqu’elles ne peuvent être appréhendée que par le prisme des finalités successives qui lui sont assignées par les autorités de concurrence et la jurisprudence. Or, précisément, les termes utilisés n’ont pas changé depuis le premier traité européen (Traité CECA, 1951) et pourtant leur mise en œuvre a profondément évolué en plus de 70 ans.

Donc, il faut que rien ne change pour que tout change (pour prendre à revers la fameuse citation de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans le film Le Guépard) ; ici rien n’a changé (les textes) et tout a changé (la mise en œuvre).

Par exemple : la notion d’« entreprise » en droit européen de la concurrence est définie par référence à une « activité économique », notion qui est elle-même fonctionnelle et définie selon une méthode essentiellement casuistique (et parfois tautologique). C’est la jurisprudence et non le législateur qui définit les activités qui relèvent ou non du marché. Or, l’étude de cette jurisprudence montre que le marché est la règle, le non-marché est l’exception (domaine régalien, domaine social).

Le deuxième constat est celui de la nature éminemment politique des choix effectués par les autorités de concurrence et, à leur suite, par les juridictions de contrôle.

Puisque le droit de la concurrence repose sur des notions fonctionnelles dont le sens varie en fonction des finalités qui leur sont assignées, il faut examiner quelles sont ces finalités, et s’interroger sur leurs évolutions dans le temps.

Des finalités évolutives

Dans un premier temps, le droit européen de la concurrence a essentiellement été perçu comme un outil au service de la réalisation du marché unique. Citons l’arrêt Metro du 25 octobre 1977 (aff. 26/76) : « Attendu que la concurrence non faussée (…) implique l’existence sur le marché d’une concurrence efficace (workable competition), c’est-à-dire de la dose de concurrence nécessaire pour que soient respectées les exigences fondamentales et atteints les objectifs du traité et, en particulier, la formation d’un marché unique réalisant des conditions analogues à celles d’un marché intérieur ».

Dans un deuxième temps, une fois le marché intérieur réalisé dans les années 90, commence la phase qui a parfois été qualifiée de « Trente Glorieuses » du droit de la concurrence.

Les marqueurs temporels sont toujours subjectifs et peuvent varier, mais on peut dater cette période, assez grossièrement, du milieu des années 80 avec la prééminence des théories de l’école de Chicago, jusque vers le milieu des années 2010. 

C’est la période du renforcement de la lutte contre les cartels (qui subsistaient encore dans de nombreux secteurs de l’industrie, dont la chimie), du paradigme du primat du bien-être du consommateur et d’une forme d’hostilité assumée à l’égard de l’intervention des États. À cet égard, il suffit de rappeler que le plan d’action adopté en 2005 par la Commission européenne en matière d’aides d’État a pour titre Des aides d’État moins nombreuses et mieux ciblées : une feuille de route pour la réforme des aides d’État 2005-2009.  

Si l’objectif d’un meilleur ciblage des aides fait consensus, on chercherait en vain dans le traité la disposition qui confère à la Commission une quelconque compétence pour se prononcer sur le niveau des aides en valeur absolue…

Qu’importe : c’est la période de l’après-guerre froide, le monde est « plat », la Chine adhère à l’OMC (2001), la mondialisation libérale « heureuse » est l’horizon indépassable. Il serait d’ailleurs malhonnête de nier ses nombreux mérites, notamment dans la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’êtres humains, essentiellement en Asie.

Toutefois, sous l’effet de multiples crises, nous sommes probablement entrés depuis quelques années dans une nouvelle phase, bien qu’il soit toujours difficile d’en identifier exactement les caractéristiques.

Multiples crises, en effet… La crise des dettes souveraines de 2008-2009 a été causée par des dysfonctionnements de marché (le marché immobilier américain) et n’a été jugulée que par des interventions étatiques massives ; le Brexit a montré que l’UE pouvait ne pas être éternelle ; la crise climatique est (enfin) perçue comme une menace existentielle ; la mondialisation n’a pas eu que des gagnants et a entraîné une forte désindustrialisation en France ; la crise du Covid-19 a jeté une lumière crue sur certaines dépendances de nos économies européennes, et la guerre en Ukraine a brutalement montré que le monde n’est plus plat (l’a-t-il seulement été un jour ?) et que « la fin de l’Histoire » n’était qu’un rêve naïf.

Le droit de la concurrence « orthodoxe » depuis une trentaine d’années se croyait apolitique, grâce aux bons soins de deux marraines (ou plutôt un parrain et une marraine) : le formalisme juridique supposé garantir sa prévisibilité et la rationalité de la science économique supposée garantir son exactitude. Mais ni l’une, ni l’autre, ne sont acquises.

D’ailleurs, se prétendre « apolitique » n’est-il pas la meilleure façon de mener une politique, en disqualifiant toute voix critique comme politiquement biaisée ? Nous redécouvrons depuis quelques années que le droit de la concurrence est irrigué de valeurs, donc de choix politiques :

  • Faut-il privilégier l’innovation et l’émergence de champions européens, fussent-ils dominants ?
  • Faut-il privilégier le consommateur au travers du prisme principal du prix et de la variété de l’offre ?
  • Faut-il protéger les PME ?
  • Quelle place donner aux services publics : santé, éducation… périmètre des services d’intérêt économique général (SIEG) ?
  • Quel rôle pour l’État au nom de la protection des intérêts stratégiques (militaire d’accord, mais quid des infrastructures d’énergie, de communication, etc. ?)

Fort de ces deux constats, nous en arrivons alors à l’interrogation essentielle : puisque les concepts de base du droit de la concurrence n’ont de sens qu’en fonction des finalités qu’on lui assigne, et que ces finalités sont intimement politiques… qui décide ?

La première réponse est faussement simple : c’est l’Europe.  Certes.  Mais qui, en Europe ? La Commission, dira-t-on, sans doute en partie avec raison.  Les traités confèrent en effet à la Commission un poids unique dans la mise en œuvre du droit de la concurrence. Une partie de la doctrine (notamment allemande mais pas uniquement) conclut d’ailleurs – généralement pour la critiquer – à la nature « constitutionnelle » du droit de la concurrence européen.

La Commission jouit en effet d’une prééminence indéniable dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit de la concurrence. Cette prééminence est facilitée par le faible poids des États membres (illustré par exemple par la « supplique » franco-allemande qui a suivi la décision d’interdiction de la fusion Alstom-Siemens en 2019), et la quasi-inexistence du Parlement européen, sauf lorsque la base juridique sur laquelle sont adoptés des textes d’inspiration « concurrence » lui confère un statut de co-législateur (par exemple le Digital Market Act ou le règlement sur les subventions étrangères).

Toutefois, se focaliser sur la Commission serait une erreur de perspective. Car cette dernière ne travaille pas entièrement en silo, que ce soit en amont ou en aval.

En amont, le processus d’élaboration des normes en droit de la concurrence (y compris voire surtout les textes de soft law) met en lumière un jeu complexe d’interactions entre plusieurs acteurs : les États membres, la Commission, les autorités nationales de concurrence, mais aussi les « experts », c’est-à-dire la communauté des spécialistes (universitaires, avocats, lobbyistes …).

En aval, le rôle politique des juridictions ne saurait être sous-estimé. Il y a beaucoup à dire sur la notion particulièrement sensible de « politique jurisprudentielle ». Traditionnellement, les juges ne sont supposés s’exprimer qu’au travers de leurs jugements, sauf à prêter le flanc à la critique souvent entendue de « gouvernement des juges », dont on sait l’écho qu’elle a recueilli et recueille encore auprès de larges pans de l’opinion dans l’UE.

Pourtant, « juger est un acte politique » (Pierre Noreau), surtout lorsque le juge interprète des concepts malléables. Historiquement, les grands arrêts fondateurs de la Cour de justice de l’UE (notamment, les Van Gend & Loos en février 1963 sur le principe d’effet direct et Costa c. Enel de juillet 1964 sur le principe de primauté du droit européen) sont des arrêts « politiques », au service d’une vision intégrationniste.

Mais une politique jurisprudentielle n’est pas une « politique » comme les autres : elle s’élabore lentement et à bas bruit ; elle ne se revendique pas ; elle n’est pas construite a priori mais constatée a posteriori, sur une accumulation de cas particuliers. En droit européen, où les justiciables n’ont pas d’accès direct à la Cour de justice, la politique jurisprudentielle ne se construit que par la confirmation ou l’annulation des décisions de la Commission ou en réponse à des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales. Il y a donc toujours un filtre.

La complexité du processus d’élaboration et de contrôle du droit européen de la concurrence est proportionnelle aux enjeux politiques qu’il charrie, c’est-à-dire gigantesque. L’enjeu démocratique n’en est que plus impérieux.


[1]              Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, CNRS éditions, 2020, ainsi que plusieurs articles dont en particulier : « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957-2023) », op. cit. et « La France et la mise en place de la politique de la concurrence communautaire (1957-1964) », in Europe organisée, Europe du libre-échange, Eric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Bruxelles, 2006.

[2]              Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht et Morten Rasmussen (dir.), Routledge, London 2009.