L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.