L’équilibre de stagnation séculaire
par Gilles Le Garrec et Vincent Touzé
Le régime économique de croissance faible et de sous-emploi, associé à une inflation faible, voire une déflation, a récemment été largement débattu, notamment par Larry Summers, sous l’étiquette de « stagnation séculaire ». L’hypothèse d’une stagnation séculaire a été exprimée pour la première fois en 1938 dans un discours prononcé par A. Hansen finalement publié en 1939. Hansen s’inquiétait d’un investissement insuffisant aux États-Unis et du déclin de la population après une longue période de forte expansion économique et démographique.
Dans une Note de l’OFCE (n° 57 du 26 janvier 2016), nous étudions les caractéristiques et la dynamique de l’équilibre de stagnation séculaire.
Le régime de stagnation séculaire résulterait d’une abondance d’épargne par rapport à la demande de crédit conduisant le taux d’intérêt « naturel » réel (qui est compatible avec le plein emploi) en dessous de zéro. Or, si le taux d’intérêt réel reste en permanence au-dessus du taux naturel, alors il en résulte une pénurie chronique de la demande globale et de l’investissement, avec un potentiel de croissance affaibli.
Afin de contrer la stagnation séculaire, les autorités monétaires ont, en premier lieu, réduit leurs taux directeurs, et puis, après avoir atteint la borne zéro (ou ZLB pour Zero Lower Bond en anglais), elles ont du pratiquer des politiques non-conventionnelles dites d’assouplissement quantitatif. En effet, les banques centrales ne peuvent pas forcer les taux d’intérêt à être très négatifs sinon les agents privés auraient tout intérêt à conserver leur épargne sous la forme de billets de banque. Au-delà des mesures d’assouplissement quantitatif, quelles autres politiques pourraient potentiellement aider à sortir l’économie de la stagnation séculaire?
Pour répondre à cette question cruciale, le modèle développé par Eggertsson et Mehrotra en 2014 a le grand mérite de clarifier les mécanismes de la chute dans la stagnation de long terme et contribue au renouvellement de l’analyse macroéconomique dans la compréhension de la multiplicité des équilibres et la persistance de la crise. Leur modèle s’appuie sur des comportements de consommation et d’épargne d’agents à durée de vie finie dans un contexte de marché du crédit rationné et de rigidité nominale des salaires. Quant à la politique monétaire conduite par la banque centrale, elle consiste à fixer un taux nominal directeur à partir d’une règle de Taylor. Selon cette approche, la stagnation séculaire a été initiée par la crise économique et financière de 2008. Cette dernière est associée à un endettement fort des ménages qui a abouti en fin de compte au rationnement du crédit. Dans ce contexte, le rationnement du crédit conduit à une baisse de la demande et à un excès d’épargne. Par conséquent, le taux d’intérêt réel diminue. Partant d’une situation de plein emploi, si le resserrement du crédit est élevé, le taux d’intérêt d’équilibre devient négatif, ce qui rend la politique monétaire conventionnelle inefficace. Dans ce cas, l’économie plonge dans un régime permanent de sous-emploi de la main-d’œuvre caractérisé par un produit inférieur à son potentiel et par de la déflation.
Dans le modèle proposé par Eggertsson et Mehrotra, il n’y a pas d’accumulation de capital. Par conséquent, la dynamique sous-jacente se caractérise par des ajustements sans transition d’un équilibre stationnaire à un autre (du plein emploi vers la stagnation séculaire si crise du crédit et vice et versa si la contrainte de crédit est desserrée).
Pour étendre l’analyse, nous avons considéré l’accumulation du capital physique comme une condition préalable à toute activité productive (Le Garrec et Touzé, 2015). Ainsi, nous mettons en évidence une asymétrie dans la dynamique de la stagnation séculaire. Si la contrainte de crédit est desserrée, alors le capital converge vers son niveau d’avant-crise. Cependant, la sortie de crise prend plus de temps que son entrée. Cette propriété suggère que les politiques économiques pour lutter contre la stagnation séculaire doivent être faites dans les plus brefs délais.
Les enseignements d’une telle approche sont multiples :
- — Pour éviter la ZLB, il y a un besoin de création urgente d’inflation tout en évitant les « bulles » spéculatives sur les actifs, ce qui pourrait nécessiter une régulation particulière. L’existence d’un équilibre déflationniste invite donc à s’interroger sur le bien-fondé de règles de politique monétaire trop centrées sur l’inflation ;
- — Il faut se méfier des effets déflationnistes des politiques d’accroissement de la production potentielle. Le bon policy-mix consiste à accompagner les politiques structurelles d’une politique monétaire suffisamment accommodante ;
- — Réduire l’épargne pour faire remonter le taux d’intérêt réel (par exemple, en facilitant l’endettement) est une piste intéressante mais il ne faut pas négliger l’impact négatif sur le PIB potentiel. Il existe un arbitrage évident entre sortir de la stagnation séculaire et déprimer le potentiel. Une solution intéressante peut consister à financer des politiques d’infrastructure, d’éducation ou de R&D (hausse de de productivité) par de l’emprunt public (hausse du taux d’intérêt réel d’équilibre). En effet, une forte politique d’investissement (public ou privé) financée de façon à faire remonter le taux d’intérêt naturel permet de satisfaire le double objectif : soutenir la demande globale et développer le potentiel productif.