Des ajustements d’ampleur à attendre pour la zone euro

par Bruno Ducoudré, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot

Les déséquilibres de balance courante sont au cœur du processus qui a mené à la crise de la zone euro à partir de 2009. Les premières années d’existence de l’euro, jusqu’à la crise de 2007-2008, ont en effet été celles du creusement des déséquilibres entre pays dits du Nord (ou du cœur) et ceux dits du Sud (ou de la périphérie) de l’Europe, comme cela est visible sur le graphique 1.

IMG1_post20-06

Le processus de divergence des balances courantes a subi un net coup d’arrêt après 2009 et les déficits extérieurs ont disparu dans la presque totalité des pays de la zone euro. Pour autant, l’écart reste significatif entre pays du Nord et pays du Sud, et on ne peut pas encore parler de reconvergence. Par ailleurs, la résorption des déficits (italiens et espagnols) mais pas des excédents (allemands et néerlandais) a radicalement changé le rapport de la zone euro au reste du monde : alors que la zone avait un compte courant proche de l’équilibre entre 2001 et 2008, un excédent significatif se forme à partir de 2010, pour atteindre 3,3 % du PIB en 2016. Autrement dit, le déséquilibre qui était interne à la zone euro s’est déplacé en un déséquilibre externe entre la zone euro et le reste du monde, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni. Ce déséquilibre alimente le protectionnisme de Donal Trump et implique une tension sur le taux de change. Alors que le change nominal interne à la zone euro n’est pas une variable d’ajustement, le taux de change entre l’euro et le dollar peut s’ajuster.

Maintenir un tel excédent de la zone euro sur le long terme semble peu probable. Certes, les pressions à l’appréciation de l’euro sont aujourd’hui contenues par la politique monétaire particulièrement accommodante de la Banque centrale européenne (BCE), mais lorsque viendra le moment de la normalisation des politiques monétaires, il est probable que l’euro s’appréciera significativement. Outre un impact déflationniste, cela pourrait relancer la crise de la zone, en creusant à nouveau les déficits extérieurs des pays du Sud par une perte de leur compétitivité. Les motifs de sortie de la zone euro s’amplifieront alors.

Dans une étude récente[1] nous cherchons à quantifier les ajustements qui restent à effectuer pour parvenir à résorber ces différents déséquilibres de balance courante, aussi bien à l’intérieur de la zone euro que vis-à-vis du reste du monde. À cette fin, nous estimons des taux de change réel d’équilibre à deux niveaux. D’abord du point de vue de la zone euro dans son ensemble, avec l’idée que l’ajustement du taux de change réel passera par celui du taux de change nominal, notamment de l’euro vis-à-vis du dollar : nous estimons la cible de long terme de la parité euro/dollar à 1,35 dollar pour un euro. Ensuite, nous calculons des taux de change réels d’équilibre au sein même de la zone euro, car si le taux de change nominal entre les pays membres ne varie pas du fait de l’union monétaire, les niveaux de prix relatifs permettent des ajustements de taux de change réel : nos estimations indiquent que des désajustements substantiels subsistent (cf. graphique 2), le désajustement moyen (en valeur absolue) par rapport au niveau de l’euro s’élevant à 11% en 2016. Le différentiel nominal relatif entre l’Allemagne et la France s’élèverait à 25 %.

IMG2_post20-06Dans la situation actuelle, il n’y a plus accumulation de créances de certains pays de la zone euro sur d’autres, mais accumulation de certains pays de la zone euro sur d’autres pays du monde. Cette fois-ci le taux de change (effectif, pondéré par les actifs bruts accumulés) peut servir de variable d’ajustement. Ainsi une appréciation de l’euro réduirait l’excédent courant de la zone euro et déprécierait la valeur des actifs, probablement accumulés en monnaie étrangère. D’autre part, la France apparaît maintenant comme le dernier pays en déficit significatif de la zone euro. Relativement aux autres pays de la zone euro, c’est la France qui contribue (négativement) le plus aux déséquilibres avec l’Allemagne (positivement). Si l’euro s’appréciait, il est probable que la situation de la France serait plus dégradée encore et que l’on retrouverait une situation d’accumulation de position nette interne, mais cette fois-ci entre la France (pour le côté débiteur) et l’Allemagne (créditeur). Ce ne serait pas comparable à la situation d’avant 2012, puisque la France est un plus grand pays que la Grèce ou le Portugal et donc que la question de la soutenabilité se poserait dans des termes très différents. En revanche, la résorption de ce déséquilibre par l’ajustement des prix est d’un ordre de grandeur tel que compte tenu des différentiels de prix relatifs qu’il est vraisemblable de maintenir entre la France et l’Allemagne, il faudrait plusieurs décennies pour y parvenir. Il est d’ailleurs frappant de constater que somme toute, depuis 2012, alors que la France a engagé une coûteuse réduction des coûts salariaux par le CICE et le Pacte de responsabilité d’une part, et que l’Allemagne instaurait un salaire minimum et connaît une dynamique salariale plus franche dans un marché du travail proche du plein emploi d’autre part, le déséquilibre relatif entre la France et l’Allemagne, exprimé en ajustement de prix relatif, n’a pas bougé.

Il faut tirer trois conséquences de cette analyse :

  1. Le déséquilibre qui s’est installé aujourd’hui ne se résorbera que difficilement et toute mesure visant à l’accélérer est la bienvenue. Continuer la progression modérée des salaires nominaux en France, stimuler la progression des salaires nominaux en Allemagne, rétablir en faveur des salaires le partage de la valeur ajoutée allemande, persister dans l’appréciation du salaire minimum sont autant de pistes prolongeant celles que nous avons évoquées dans les différents rapports iAGS. Une TVA sociale inversée, ou du moins une baisse de la TVA en Allemagne serait également un moyen de réduire l’épargne nationale allemande et, en l’accompagnant d’une hausse des cotisations sociales allemandes, d’accroître la compétitivité des autres pays de la zone euro ;
  2. Le déséquilibre interne d’avant la crise est devenu un déséquilibre externe à la zone euro qui induit une pression à l’appréciation effective de l’euro. L’ordre de grandeur est conséquent, il pèsera sur la compétitivité des différents pays de la zone euro et fera réapparaître sous une forme différente le problème connu avant 2012 ;
  3. L’appréciation de l’euro induite par les excédents courants de certains pays de la zone euro génère une externalité pour les pays de la zone euro. Du fait de réponses différentes de leurs balances courantes à une variation des prix relatifs, ce sont l’Italie et l’Espagne qui verront leur balance courante réagir le plus alors que celle de l’Allemagne y réagira le moins. Autrement dit, l’appréciation de l’euro, relativement, dégradera plus la balance courante de l’Italie et de l’Espagne que celle de l’Allemagne et réinstallera un régime de déséquilibre interne presque comparable à celui d’avant 2012. Cette externalité et la moindre sensibilité de la balance courante de l’Allemagne aux prix relatifs plaide pour une réduction des déséquilibres par une progression de la demande interne allemande, c’est-à-dire une réduction de leur épargne nationale. Les outils peuvent être une relance de l’investissement public, une baisse des impôts directs sur les personnes ou encore une augmentation plus rapide du salaire minimum par rapport à la productivité et l’inflation.

[1] Sébastien Villemot, Bruno Ducoudré, Xavier Timbeau : « Taux de change d’équilibre et ampleur des désajustements internes à la zone euro », Revue de l’OFCE, 156 (2018).




Quelle stratégie pour le rééquilibrage interne de la zone euro ?

par Sébastien Villemot et Bruno Ducoudré

Depuis le déclenchement de la crise financière, la zone euro a fait des efforts importants pour résorber ses déséquilibres commerciaux. En 2009, seuls l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche présentaient un excédent de leur compte courant, tandis que tous les autres, et en particulier la France, l’Italie et l’Espagne enregistraient un déficit courant, de sorte que le solde courant de la zone euro était déficitaire (−0,7 % du PIB). Cinq années plus tard, en 2014, la situation est radicalement différente. La zone euro présente un important excédent courant de 3,4 % du PIB ; la quasi-totalité des pays sont en excédent courant (graphique).

IMG_VD_040116

Il ne faut pas pour autant en conclure que la zone euro a corrigé ses déséquilibres commerciaux car plusieurs motifs d’inquiétude subsistent. D’une part, une partie des excédents courants sont de nature conjoncturelle, en particulier dans les pays du Sud, du fait d’une demande interne déprimée. D’autre part, de par son ampleur, l’excédent courant de la zone euro est porteur de risques déflationnistes : si la politique monétaire expansionniste de la BCE permet pour le moment de contenir les pressions à l’appréciation de l’euro, ces dernières finiront par se matérialiser une fois que le cycle monétaire entrera dans sa phase de normalisation, engendrant de la déflation importée et des pertes de compétitivité vis-à-vis du reste du monde.

Mais surtout, la résorption du déficit courant de la zone euro vis-à-vis du reste du monde ne signifie pas que les déséquilibres internes à la zone aient été corrigés. L’analyse que nous avons menée dans le rapport iAGS 2016 montre que ceux-ci restent importants, même s’ils se sont réduits depuis le début de la crise.

A partir d’une maquette permettant de simuler l’évolution des balances courantes des pays de la zone euro en fonction des différentiels de compétitivité-prix[1], nous avons calculé les ajustements nominaux au sein de la zone euro nécessaires pour atteindre des balances courantes équilibrées pour tous les pays. L’équilibre est ici défini comme la stabilisation de la position extérieure nette, à un niveau compatible avec les procédures européennes (c’est-à-dire supérieure à −35 % du PIB), et une fois les écarts de production refermés dans tous les pays.

Le tableau ci-dessous présente le résultat de ces simulations et permet de rendre compte des ajustements opérés depuis le début de la crise, et des ajustements restant à réaliser relativement à l’Allemagne, utilisée comme point de référence.

TAB_040116

En 2014 les désajustements nominaux en zone euro restent importants. Plusieurs groupes de pays émergent. L’Autriche et les Pays-Bas sont sur un pied d’égalité avec l’Allemagne. À l’opposé, la Grèce doit effectuer une dépréciation de près de 40 % par rapport à l’Allemagne, en dépit des sacrifices déjà consentis ; car, même si la balance courante grecque est aujourd’hui proche de l’équilibre, cela est dû à l’écart de production qui est très creusé (−12,6 % en 2014 selon l’OCDE) et qui a artificiellement amélioré le solde extérieur par compression de la demande interne. Entre ces deux extrêmes se trouve un groupe de pays qui doit procéder à une dépréciation d’environ 20 % par rapport à l’Allemagne, et qui inclut la France, l’Espagne, le Portugal, la Belgique et la Finlande. L’Italie quant à elle est dans une position un peu meilleure, avec 10 % de dépréciation relative requise, grâce à son compte courant en surplus (1,9 % du PIB en 2014) et sa position extérieure nette relativement favorable (−27,9 % du PIB).

Ces déséquilibres nominaux ne peuvent pas être résolus par des mouvements de taux de change, puisque tous ces pays partagent la même monnaie. L’ajustement doit donc être réalisé par le biais de mouvements de prix relatifs, autrement dit par des différentiels de taux d’inflation entre pays. Ainsi, l’inflation en Allemagne (ainsi qu’aux Pays-Bas et en Autriche) doit être durablement plus élevée que celle du groupe intermédiaire, qui doit elle-même être plus élevée que celle de la Grèce. Et, compte tenu de l’importance des salaires dans la détermination des prix de valeur ajoutée, ce résultat sera essentiellement obtenu par des différentiels dans l’évolution des coûts salariaux unitaires nominaux.

Plusieurs stratégies sont possibles pour parvenir à cet objectif. Celle qui a été suivie jusqu’à présent a consisté à faire de la réduction des coûts salariaux la norme, dans une logique non coopérative de course à la compétitivité. L’Allemagne ayant choisi de contenir fortement ses prix et ses salaires, les autres pays n’ont pu s’ajuster qu’en diminuant encore plus leurs coûts, que ce soit par des baisses de salaires (comme en Grèce ou en Espagne) ou par la baisse des prélèvements sur les entreprises (comme en France). Ces stratégies ont certes permis de réduire les déséquilibres au sein de la zone depuis 2008, comme le montre notre tableau, mais l’ajustement est encore loin d’être achevé, et surtout le coût économique en fut important. La baisse des salaires dans les pays du Sud a pesé sur la demande, et donc sur l’activité, tandis que les pressions déflationnistes ont été renforcées et restent menaçantes malgré l’action énergique de la BCE.

Une autre politique consisterait à coordonner les évolutions salariales au sein des pays de la zone euro, afin de permettre à la BCE d’atteindre son objectif d’inflation de 2 %, tout en résorbant les désajustements nominaux. Chaque pays se fixerait une cible d’évolution de ses coûts salariaux unitaires. Les pays actuellement sous-évalués (Allemagne, Pays-Bas, Autriche) auraient une cible supérieure à 2 %, tandis que les pays surévalués auraient une cible positive mais inférieure à 2 %. Une fois les déséquilibres résorbés, ce qui prendra nécessairement de nombreuses années, les cibles pourraient être harmonisées à 2 %.

L’ajustement relatif des coûts salariaux unitaires peut aussi passer par les différentiels de gains de productivité. Ce point renforce l’importance des politiques de relance de l’investissement dans la zone euro, à même d’améliorer la productivité et la compétitivité des pays devant réaliser un ajustement nominal important. L’ajustement des coûts salariaux unitaires par ce biais permettrait ainsi de relâcher un peu plus la pression à la baisse sur les salaires et la demande interne en zone euro.

Une telle politique représenterait un changement profond dans la gouvernance économique de la zone euro, et demanderait une stratégie de coopération renforcée. Le maintien de la cohésion de l’Union monétaire est pourtant à ce prix.

[1] même si la compétitivité-hors prix joue également un rôle dans les mécanismes commerciaux, nous avons fait abstraction de celle-ci faute de mesure quantitative adéquate.