Quel rôle pour le bilan des banques centrales dans la conduite de la politique monétaire ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

En ajustant la taille et la composition de leur bilan, les banques centrales ont profondément modifié leur stratégie de politique monétaire. Bien que la mise en œuvre de ces mesures ait été initialement envisagée pour une période de crise, la question se pose désormais de l’utilisation du bilan comme instrument de politique monétaire en dehors des périodes de crise.

La politique d’achats de titres effectués par les banques centrales s’est traduite par une augmentation considérable de la taille de leur bilan. En septembre 2017, les bilans de la Réserve fédérale et de la BCE s’élevaient respectivement à près de 4 500 Mds de dollars (soit 23,3 % du PIB des Etats-Unis) et 4 300 Mds d’euros pour la BCE (38,5 % du PIB de la zone euro), alors qu’ils étaient de 870 Mds de dollars (soit 6,0 % du PIB) et 1 190 Mds d’euros (soit 12,7 % du PIB) en juin 2007. La fin de la crise financière et de la crise économique plaide pour un resserrement progressif de la politique monétaire, déjà entamé aux Etats-Unis et à venir dans la zone euro. Ainsi, la Réserve fédérale a augmenté le taux d’intérêt directeur à cinq reprises depuis décembre 2015 et a commencé à réduire la taille de son bilan en octobre 2017. Toutefois, aucune indication précise n’a été donnée sur la taille du bilan des banques centrales une fois que le processus de normalisation aura été achevé. Au-delà de la taille se pose la question du rôle de ces politiques de bilan pour la conduite de la politique monétaire à venir.

Initialement, les mesures prises pendant la crise devaient être exceptionnelles et temporaires. L’objectif était de satisfaire un large besoin de liquidités et d’agir directement sur les prix de certains actifs ou sur la partie longue de la courbe des taux, lorsque l’instrument standard de politique monétaire – le taux d’intérêt de très court terme – était contraint par le plancher à 0% (ZLB pour Zero lower bound). L’utilisation de ces mesures pendant une période prolongée – depuis dix ans – suggère cependant que les banques centrales pourraient continuer à utiliser leur bilan comme instrument de politique monétaire et de stabilité financière, y compris en période dite « normale », c’est-à-dire lorsqu’il existe des marges de manœuvre pour baisser le taux directeur. Non seulement, ces mesures non conventionnelles ont démontré une certaine efficacité mais, en outre, leurs mécanismes de transmission ne semblent pas spécifiques aux périodes de crise. Leur utilisation pourrait donc à la fois renforcer l’efficacité de la politique monétaire et améliorer la capacité des banques centrales à atteindre leurs objectifs de stabilité macroéconomique et financière. Nous développons ces arguments dans une publication récente que nous résumons ici.

Dans un article présenté en 2016 lors de la conférence de Jackson Hole, Greenwood, Hanson et Stein suggèrent que les banques centrales puissent utiliser leur bilan pour fournir des liquidités afin de satisfaire un besoin croissant du système financier pour des actifs liquides et sans risque. Les réserves excédentaires ainsi émises augmenteraient le stock d’actifs sûrs mobilisable par les banques commerciales, renforçant la stabilité financière. Les banques centrales pourraient également intervenir plus régulièrement sur les marchés afin de modifier le prix de certains actifs, les primes de risque ou les primes de terme. Ici, il ne s’agit pas forcément d’accroître ou de réduire la taille du bilan, mais de moduler sa composition afin de corriger d’éventuelles distorsions ou de renforcer la transmission de la politique monétaire en intervenant sur l’ensemble des segments de la courbe des taux. Pendant la crise des dettes souveraines, la BCE a lancé un programme d’achats de titres publics (SMP pour Securities Market Programme) qui avait pour but de réduire les primes de risques apparues sur les rendements de plusieurs pays (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne et Italie) et d’améliorer la transmission de la politique monétaire commune vers ces pays. En 2005, le Président de la Réserve fédérale s’étonnait d’une énigme sur les marchés obligataires, constatant que les taux longs ne semblaient pas réagir au resserrement en cours de la politique monétaire américaine. Le recours à des achats ciblés de titres sur des maturités plus longues aurait sans doute permis d’améliorer la transmission de l’orientation de la politique monétaire telle qu’elle était souhaitée à cette époque par la Réserve fédérale.

En pratique, la mise en œuvre d’une telle stratégie en période « normale » soulève plusieurs remarques. D’une part, si les politiques de bilan complètent la politique de taux, les banques centrales devront accompagner leurs décisions d’une communication adaptée précisant à la fois l’orientation globale de la politique monétaire ainsi que les raisons justifiant l’utilisation de tel ou tel instrument et à quelle fin. Il semble qu’elles aient su y parvenir pendant la crise alors qu’elles multipliaient les programmes ; il n’y a donc pas de raison d’imaginer que cette communication devienne subitement plus difficile à mettre en œuvre en période « normale ». Par ailleurs, l’utilisation plus fréquente du bilan comme instrument de politique monétaire se traduirait par une plus large détention d’actifs et potentiellement d’actifs risqués. Il y aurait dans ces conditions un arbitrage à réaliser entre l’efficacité à attendre de la politique monétaire et les risques pris par la banque centrale. Notons aussi que l’utilisation du bilan n’implique pas que la taille de celui-ci croisse en permanence. Les banques centrales pourraient tout aussi bien faire le choix de vendre certains actifs dont le prix serait jugé trop élevé. Cependant, pour être en capacité de moduler effectivement la composition des actifs de la banque centrale, encore faut-il que son bilan soit suffisamment élevé pour faciliter les opérations de portefeuille de la banque centrale.

Il faut reconnaître que les économistes n’ont pas encore complètement analysé les effets potentiels des politiques de bilan sur la stabilité macroéconomique et financière. Mais cette incertitude ne devrait pas empêcher les banques centrales de recourir à des politiques de bilan, car seule l’expérience peut fournir une évaluation complète du pouvoir des politiques de bilan. L’histoire des banques centrales nous rappelle que les objectifs et les instruments utilisés par les banques centrales ont régulièrement évolué[1]. Un nouveau changement de paradigme semble donc possible. Si les politiques de bilan permettent de renforcer l’efficacité de la politique monétaire et d’améliorer la stabilité financière, les banques centrales devraient sérieusement réfléchir à leur utilisation.

Pour en savoir plus : Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, « What should the ECB “new normal” look like? », OFCE policy brief 29, 20 décembre.

[1] Voir Goodhart (2010).




L’effet des politiques économiques dépend-il de ce dont nous en savons ?

par Paul Hubert et Giovanni Ricco

Les effets de la politique monétaire dépendent-ils de l’information dont disposent les ménages et les entreprises ? Dans ce billet, nous analysons dans quelle mesure la façon dont la banque centrale surprend les acteurs économiques affecte les effets de sa politique, et dans quelle mesure la publication par la banque centrale de son information privée modifie les effets de sa politique.

Dans une économie où l’information serait parfaite et où les anticipations des agents privés sont rationnelles, les annonces de politique monétaire n’ont pas d’effet réel (sur l’activité) sauf s’il s’agit de « surprises », c’est-à-dire de décisions non anticipées. Dans la mesure où les agents privés connaissent les raisons économiques justifiant les décisions de politique monétaire, une surprise de politique monétaire correspond donc à un changement temporaire de préférence des banquiers centraux

Cependant, en présence de frictions informationnelles et plus particulièrement lorsque les ensembles d’informations de la banque centrale et des agents privés diffèrent, les agents privés ne connaissent pas l’information de la banque centrale et ne savent donc pas à quoi réagissent les banquiers centraux. Lorsqu’ils sont surpris par une décision de politique monétaire, ils ne peuvent donc pas déduire si cette surprise vient d’une réévaluation de l’information macroéconomique de la banque centrale ou d’un changement des préférences des banquiers centraux. En fait, pour les agents privés une décision de politique monétaire peut donc refléter soit leur réponse au choc de préférence, soit leur réponse à l’information macroéconomique qui vient de leur être révélée. Par exemple, une augmentation du taux directeur de la banque centrale peut signaler aux agents privés qu’un choc inflationniste touchera l’économie dans le futur, poussant les anticipations privées d’inflation à la hausse. Cependant, la même augmentation du taux directeur de la banque centrale peut être interprétée comme un choc de préférence indiquant que les banquiers centraux veulent se montrer plus restrictifs, ce qui réduira les anticipations privées d’inflation. Plus généralement, lorsque la banque centrale et les agents privés ont des ensembles d’informations différents, la décision de politique monétaire pourrait véhiculer l’information de la banque centrale sur les développements macroéconomiques futurs[1].

L’interprétation faite par les agents privés des surprises de politique monétaire est donc cruciale pour déterminer le signe et l’ampleur de l’effet des politiques monétaires. Sur la base de cette intuition, un récent travail de G. Ricco et S. Miranda-Agrippino propose une nouvelle approche pour étudier les effets des chocs de politique monétaire qui tient compte du problème auquel les agents sont confrontés dans la compréhension des décisions de la banque centrale. Malgré des années de recherche, il existe encore beaucoup d’incertitudes quant aux effets des décisions de politique monétaire. En particulier, plusieurs travaux ont mis en évidence une hausse, contre-intuitive, de la production ou des prix à la suite d’un resserrement monétaire – aussi appelé price puzzle.

Dans ce travail, les auteurs montrent qu’une grande part du manque de robustesse des résultats dans la littérature existante est due à l’hypothèse implicite que la banque centrale ou les agents privés ont une information parfaite sur l’état de l’économie. Il s’avère en fait que c’est le transfert d’informations sur les conditions économiques de la banque centrale vers les agents privés qui pourrait générer le price puzzle mis en évidence dans la littérature.

Aux États-Unis la banque centrale divulgue au bout de cinq ans les prévisions de ses économistes (Greenbook forecasts) qui ont servi à informer les décisions de la politique monétaire. Cela nous permet de séparer ex post les réactions des marchés financiers à la nouvelle information sur l’état de l’économie transférée par l’action de la banque centrale, des réactions aux chocs de politique monétaire. Nous utilisons ces réponses pour étudier les effets de la politique monétaire sur l’économie américaine dans un modèle économétrique flexible et robuste à de mauvaises spécifications.

Dans le graphique 1, nous comparons notre approche avec des méthodes qui ne prennent pas en compte le transfert d’informations entre la banque centrale et les agents privés. Alors que ces dernières méthodes génèrent le price puzzle, avec notre approche nous constatons que le resserrement monétaire réduit à la fois les prix et la production.

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Sur la base de ces résultats et afin d’étudier si l’interprétation faite par les agents privés des surprises de politique monétaire dépend de l’information dont ils disposent, un autre récent document de travail évalue si la publication par la banque centrale de ses projections macroéconomiques pourrait affecter la façon dont les agents privés comprennent les surprises de politique monétaire et donc in fine influe sur les effets de la décision de politique monétaire.

Plus précisément, ce travail évalue si et comment la structure par terme des anticipations d’inflation répond différemment aux décisions de la Banque d’Angleterre (BoE) lorsque celles-ci sont accompagnées ou non de la publication de ses projections macroéconomiques (d’inflation et de croissance) et lorsque celles-ci sont corroborées ou contredites par ses projections[2].

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On peut constater que les anticipations d’inflation privées répondent en moyenne négativement aux chocs monétaires restrictifs, comme attendu compte tenu des mécanismes de transmission de la politique monétaire. Le résultat principal du graphique 2 est cependant que les projections d’inflation de la banque centrale modifient l’impact des chocs monétaires. Les chocs monétaires (dans l’exemple ici, restrictifs) ont des effets plus négatifs lorsqu’ils sont interagis avec une surprise positive sur les projections d’inflation de la banque centrale. En revanche, un choc monétaire restrictif, qui interagit avec une surprise négative sur les projections d’inflation, n’a aucun effet sur les anticipations d’inflation privées.

Cette constatation suggère que, lorsque les chocs monétaires et les surprises de projection se corroborent, les chocs monétaires ont plus d’impact sur les anticipations d’inflation privées, possiblement parce que les agents privés peuvent déduire le choc de préférence des banquiers centraux et y répondent plus fortement. Lorsque les chocs monétaires et les surprises de projection se contredisent, les chocs monétaires n’ont pas d’impact (ou moins), possiblement parce que les agents privés reçoivent des signaux opposés et ne sont pas en mesure de déduire l’orientation de la politique monétaire. Ils répondent donc aussi à l’information macroéconomique divulguée.

Ces résultats montrent que la publication par les banques centrales de leur information macroéconomique aide les agents privés à traiter les signaux qu’ils reçoivent et modifie donc leur réponse aux décisions de politique monétaire. Cette étude suggère ainsi que fournir une orientation sur l’évolution future de l’inflation, plutôt que sur l’évolution future des taux d’intérêt (la politique de Forward Guidance), peut améliorer l’efficacité de la politique monétaire, en permettant aux agents privés de mieux distinguer l’information macroéconomique de la banque centrale de ses préférences.

Notes

[1] Voir Baeriswyl, Romain, et Camille Cornand (2010), “The signaling role of policy actions”, Journal of Monetary Economics, 57(6), 682-695 ; Tang, Jenny (2015), “Uncertainty and the signaling channel of monetary policy”, FRB Boston Working Paper, n° 15-8 ; et Melosi, Leonardo (2017), “Signaling effects of monetary policy”, Review of Economic Studies, 84(2), 853-884.

[2] Cette étude se focalise sur le Royaume-Uni parce que les projections de la BoE ont une caractéristique spécifique qui permet d’identifier économétriquement leurs effets propres. En effet, la question posée exige que les projections de la banque centrale ne soient pas fonction de la décision de la politique actuelle, de sorte que les surprises monétaires et les surprises de projection puissent être identifiées séparément. Les projections de BoE sont conditionnées au taux d’intérêt du marché et pas au taux directeur, de sorte que les projections de la BoE sont indépendantes des décisions de politique monétaire.