par Christine Rifflart
La hausse du prix des transports publics n’a pas été appliquée plus de deux semaines mais elle a allumé le feu de la révolte et amorcé un nouveau virage dans ce qu’il est convenu d’appeler le « modèle de développement brésilien ». Aspirant à des services publics de qualité (éducation, santé, transports, …), la nouvelle classe moyenne qui s’est formée au cours de la dernière décennie revendique ses droits et rappelle au gouvernement que les sommes englouties pour l’accueil des grands événements sportifs (Coupe du Monde de 2014, Jeux Olympiques de 2016) ne doivent pas être dépensées au détriment des autres priorités, surtout quand la croissance n’est plus au rendez-vous et que la contrainte budgétaire appelle à réaliser des économies.
Depuis 10 ans, la croissance brésilienne s’est accélérée : elle est passée de 2,5 % en moyenne par an dans les décennies 1980 et 1990 à presque 4 % entre 2001 et 2011. Mais surtout, elle a, pour la première fois, bénéficié à une population traditionnellement exclue de ses bienfaits. Jusqu’alors, la faible progression du revenu par tête allait de pair avec le renforcement des inégalités (supérieur à 0,6 sur la période, le Coefficient de Gini est l’un des plus élevés au monde) et la hausse du taux de pauvreté – qui a dépassé 40 % pendant les années 1980. Avec la fin de l’hyperinflation vaincue par le « Plan Real » de 1994, la croissance a repris mais est restée fragile du fait de la succession de chocs externes qui sont venus frapper le pays (conséquences de la crise asiatique de 1997 et de la crise argentine de 2001).
L’arrivée de Lula à la présidence le 1er janvier 2003 a marqué un véritable tournant dans cette dynamique de croissance (graphique 1). Poursuivant à la fois l’orthodoxie libérale en matière de gestion macro-économique et de stabilisation financière de son prédécesseur F. H. Cardoso (à la différence de l’Argentine par exemple), le nouveau gouvernement a mis à profit la reprise de la croissance pour mieux répartir les richesses du pays et tenter d’éradiquer la pauvreté. Selon les enquêtes réalisées auprès des ménages, le revenu réel par ménage a progressé en monnaie nationale de 2,7 % par an entre 2001 et 2009 et le taux de pauvreté a reculé de près de 15 points, pour atteindre 21,4 % de la population en fin de période. De plus, le revenu réel des huit premiers déciles, en particulier celui des 20 % de la population la plus pauvre, a augmenté beaucoup plus vite que le revenu moyen (graphique 2). Au final, 29 millions de Brésiliens ont rejoint les rangs de la nouvelle classe moyenne qui compte désormais 94,9 millions d’individus (soit 50,5 % de la population) tandis que la classe à revenu supérieur a accueilli 6,6 millions de Brésiliens supplémentaires (et représente désormais 10,6 % de la population). A l’inverse, la population pauvre a baissé de 23 millions, et représente 73,2 millions d’individus en 2009. En termes de revenu, cette nouvelle classe moyenne accapare désormais 46,2 % des revenus distribués, soit plus que la catégorie la plus riche qui a vu sa part diminuer à 44,1 %[1].
Cette nouvelle configuration de la société brésilienne modifie les modes de consommation et les aspirations, notamment en termes d’éducation, d’accès aux soins, d’infrastructures, … Mais si la consommation des ménages s’est accélérée depuis 10 ans (notamment en biens durables) et a stimulé l’investissement privé, ce vent de démocratisation pose un sérieux défi pour le gouvernement. Car si la hausse du tarif des transports publics a pu être rapidement annulée, l’offre de nouvelles infrastructures et l’amélioration de la qualité des services publics dans un pays grand comme 15 fois la France ne se fait pas en un jour. En 2012, sur 144 pays enquêtés, le World Economic Forum (pp 116-117) situait le Brésil à la 107e place pour la qualité de ses infrastructures et à la 116e place pour la qualité de son système éducatif. Les autorités doivent donc adroitement rebondir sur cette demande légitime de la population, notamment de la jeunesse[2].
Le pays dispose d’atouts importants pour y faire face et stimuler les investissements : un cadre politique et macroéconomique stable, des finances publiques saines, un endettement extérieur inférieur à 15 % du PIB, des réserves de changes abondantes, la confiance des marchés financiers ainsi que des investisseurs directs étrangers, et bien sûr des richesses naturelles variées et abondantes, tant agricoles (soja, café, …) que minières (minerai de fer, houille, zinc , bauxite, …) et énergétiques (hydroélectricité, pétrole).
Mais les difficultés à relever restent nombreuses. Actuellement, la croissance fait défaut alors même qu’elle bute sur les capacités de production. En 2012, elle n’a été que de 0,9 % (insuffisante pour accroître le revenu par tête) et, même si l’investissement repart, les prévisions pour 2013 sont régulièrement révisées à la baisse, autour de 3 %. Simultanément, l’inflation accélère, alimentée par de fortes tensions sur le marché du travail (à 5,5 %, le taux de chômage est très bas) et une productivité qui stagne depuis 2008. A 6,5 % en mai, l’inflation est sur le haut de la fourchette autorisée par les autorités monétaires. Pour respecter sa cible de 4,5 %, plus ou moins 2 points de moins, la banque centrale a remonté en avril dernier son taux directeur de 7,25 % à 8 %. La politique monétaire reste malgré tout très accommodante – l’écart du taux directeur avec le taux d’inflation n’a jamais été aussi bas – et la modération de la croissance devrait avoir raison des tensions inflationnistes. Par ailleurs, ce relatif soutien de la politique monétaire à l’économie est contrebalancé par une politique de consolidation budgétaire qui se poursuit. Après un excédent primaire de 2,4 % du PIB en 2012, l’objectif est de le maintenir à 2,3 % cette année. La dette nette du secteur public continue de baisser. De 60 % il y a dix ans, elle est passée à 43 % en 2008 et atteignait 35 % en avril dernier.
Cette quasi-stagnation de la croissance tient notamment à un grave problème de compétitivité qui ampute le potentiel de croissance du pays. Dans un contexte de conjoncture internationale morose, la hausse des coûts de production et une monnaie qui apparaît surévaluée se traduisent par une chute des performances à l’exportation, une frilosité de l’investissement et un recours accru aux importations. Le solde courant s’est dégradé de 1 point de PIB en un an pour atteindre 3 % en avril dernier.
Pour résorber ce problème d’offre, la banque centrale du Brésil intervient de plus en plus pour contrer les effets néfastes des entrées de capitaux – attirés par les taux d’intérêt élevés – sur le taux de change tandis que le gouvernement cherche à doper l’investissement. Inférieur à 20 % du PIB depuis plus de 20 ans et plutôt proche de 15 % entre 1996 et 2006, celui-ci est structurellement insuffisant pour entraîner l’économie sur une trajectoire de croissance vertueuse. Pour mémoire, le taux d’investissement a été au cours des 5 dernières années de 44 % en Chine, de 38 % en Inde et de 24 % en Russie. Pour amener le taux d’investissement autour d’une cible de 23-25 %, le gouvernement a mis en place en 2007 un Programme d’accélération de la croissance (PAC) basé sur la réalisation de grandes infrastructures. En 4 ans, les investissements publics sont passés de 1,6 % du PIB à 3,3 %. En 2011 a été lancée la deuxième phase du PAC qui prévoit d’y consacrer un budget d’1 % du PIB par an pendant 4 ans. A cela s’ajoutent d’autres programmes d’investissement dont les retombées, décevantes en 2012, devraient néanmoins aider à résoudre une partie des problèmes. Mais les efforts restent insuffisants. Selon une étude de Morgan Stanley de 2010[3], le Brésil aurait besoin d’investir dans les infrastructures 6 à 8 % du PIB chaque année pendant 20 ans pour rattraper le niveau des infrastructures de la Corée du Sud, et 4 % pour rattraper celui du Chili, référence en la matière en Amérique du Sud !
En améliorant l’offre productive et en stimulant la demande par la hausse de l’investissement public, l’objectif des autorités est donc bien de rattraper une partie du retard accumulé par le passé. Mais est-il possible de mener à bien des projets d’investissements de grande ampleur tout en poursuivant une politique de désendettement quand la dette publique nette est proche de 35 % du PIB ? Les autorités doivent accélérer le jeu des réformes pour mobiliser les investisseurs privés, notamment en favorisant le développement d’une épargne nationale de long terme (réforme des retraites, …) et, ce qui va de pair, en stimulant l’intermédiation financière. Le volume de crédits accordés par le secteur financier au secteur non financier ne représentait que 54,7 % du PIB en mai dernier. Un peu moins de la moitié sont des crédits fléchés (crédit rural, Banque nationale de développement, …) et à des taux d’intérêt largement subventionnés (0,5 % en terme réel contre 12 % pour les crédits non aidés aux entreprises, et 0,2 % contre 27,7 % respectivement pour les particuliers). Mais l’Etat doit également réformer une administration publique lourde et corrompue.
Le Brésil est un pays émergent depuis plus de quatre décennies. Avec un revenu de 11 500 dollars PPA par habitant, il est temps que ce grand pays passe à l’âge adulte en proposant les standards de qualité des services publics des pays développés et en recentrant son nouveau modèle de développement sur cette nouvelle classe moyenne dont les besoins restent à couvrir.