Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018

Par Henri Sterdyniak

En Suisse, pays démocratique s’il en est, un projet de loi ayant obtenu plus de 100 000 signatures est obligatoirement soumis à un vote populaire. Ainsi, les citoyens suisses ont-ils été consultés, par exemple, sur le revenu universel, la sortie du nucléaire, le maintien de la redevance du service public de radio et télévision. Ils devront se prononcer ce 10 juin sur un projet intitulé par ses initiateurs : « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale ! (Initiative Monnaie pleine) »[1]. L’objectif de cette initiative est de donner à la Banque Nationale Suisse (BNS) le monopole de la création monétaire, d’interdire aux banques privées de créer de la monnaie, donc de faire du crédit sans épargne préalable, de les obliger à déposer auprès de la banque centrale la totalité des dépôts monétaires. Si ce projet est inspiré de la volonté de mettre un terme aux excès d’une finance dérégulée, il est cependant mal pensé et inadapté pour répondre aux défis de la financiarisation de l’économie

Donner à la BNS le monopole de l’émission monétaire.

Plus précisément, le projet propose d’inclure dans l’article 99 de la Constitution, les paragraphes 1 et 5 : «1. La Confédération seule émet de la monnaie, des billets de banque et de la monnaie scripturale » ; « 5. Les prestataires de services financiers gèrent les comptes pour le trafic des paiements des clients[2] en dehors de leur bilan. Ces comptes ne tombent pas dans la masse en faillite ». Il s’agit d’imposer un coefficient de réserves obligatoires de 100% sur la monnaie scripturale (les comptes à vue) dont la contrepartie devra être déposée à la BNS.

Il propose également de réécrire le paragraphe 99 a : « 1. En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque Nationale Suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays ; elle gère la masse monétaire et garantit le fonctionnement du trafic des paiements ainsi que l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers. 2. Elle peut fixer des délais de conservation minimaux pour les placements financiers. 3. Dans le cadre de son mandat légal, elle met, en circulation, sans dette, l’argent nouvellement émis, et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. Elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps ».

Ce projet s’inscrit dans une longue lignée de dénonciations du système monétaire actuel , avec des arguments plus ou moins fondés : les banquiers ont privatisé la création monétaire ; ce sont des faux-monnayeurs qui font payer des taux d’intérêt sur les crédits qu’ils créent gratuitement ex nihilo ; cette privatisation se fait au détriment des États qui ne peuvent plus s’endetter à taux 0 auprès de la Banque Centrale et doivent payer des charges d’intérêt exorbitantes aux marchés financiers ;  la création monétaire se fait par le biais du crédit (c’est la monnaie-dette),  c’est la cause du surendettement actuel ; le crédit bancaire est pro-cyclique (puisque les banques accordent plus de crédit en période de bonne conjoncture et le restreignent en période dépressive) et nourrit la spéculation (il engendre une hausse du prix des actifs qui incite les banques à distribuer encore plus de crédit).

Ces critiques s’accompagnent de projets de réforme monétaire comme le 100 % monnaie de Irving Fisher et Maurice Allais[3] et, depuis peu, le QE for people, selon lequel la Banque centrale verserait directement de l’argent aux ménages plutôt que de prêter aux banques. Autant de réformes auxquelles la majorité des économistes sont réticents[4], mais qui ont trouvé de nombreux partisans (en particulier sur Internet) depuis l’essor de la finance spéculative et la crise de 2017. Nous en présenterons d’abord les bases théoriques, puis l’application dans le projet de « Monnaie pleine ».

Le 100 % monnaie

Pour les partisans du « 100 % monnaie », il y a une spécificité de la monnaie (définie comme la somme des billets et des dépôts à vue) qui justifie que toute la masse monétaire (au sens M1) soit contrôlée par la Banque centrale. Il faut donc appliquer un taux de réserve obligatoire de 100 % aux dépôts à vue. Ce système aurait quatre avantages : séparer la monnaie du crédit ; contrôler la quantité de monnaie ; interdire la création monétaire par les banques privées ; fournir des ressources gratuites à l’État, auquel la Banque Centrale prêterait à taux zéro les fonds ainsi obtenus.

Ainsi, pour Maurice Allais, les banques de dépôts devraient détenir la contrepartie de leurs dépôts en monnaie centrale et n’auraient pas le droit de consentir des crédits ; les déposants devraient rémunérer les banques pour leurs services. Par ailleurs, des banques de prêts collecteraient l’épargne sans avoir le droit d’accepter les dépôts à vue ; elles distribueraient des crédits, mais, n’ayant pas de pouvoir monétaire, ne feraient que transférer du pouvoir d’achat, pas en créer. Pour garantir leur liquidité, elles n’auraient pas le droit de prêter à un terme plus long que leurs passifs. Cette interdiction frapperait les intermédiaires financiers, dont la fonction est précisément, grâce à la loi des grands nombres, de fournir des prêts à long terme à partir de dépôts à court terme et de rendre compatible les désirs de liquidité des épargnants et les besoins de financement à long terme des investisseurs. Le financement de la construction d’HLM par le livret A serait, par exemple, interdit.

En fait, ce projet est basé sur un mythe erroné : la possibilité de mettre en place un mécanisme qui assurerait automatiquement, ex-ante, l’égalité entre les actifs financiers émis et ceux que les ménages veulent détenir, c’est-à-dire entre l’investissement et l’épargne. Dans une économie monétaire, on ne peut distinguer entre un bon crédit (qui serait financé par de l’épargne ex ante placée sous forme de titres) et un mauvais (qui induirait de l’épargne forcée conservée sous forme monétaire). Dans une économie de subsistance, l’épargne (renoncer à consommer une partie de la récolte) détermine automatiquement l’investissement (le grain conservé pour être semé). Dans une économie monétaire, comme l’a montré Keynes, l’épargne ex ante crée un déficit de demande sans générer automatiquement un investissement. À chaque période, le crédit est nécessaire pour anticiper l’épargne et permettre l’écoulement de la production. Il n’existe pas de « marché des fonds prêtables » où pourraient se confronter une épargne ex ante et un investissement pour déterminer un taux d’intérêt d’équilibre que la création monétaire ne ferait que perturber. Le financement de l’investissement par l’émission d’actifs financiers génère l’épargne ex post, mais cela peut se faire par hausse de la production ou des prix, de même que la restriction de cette émission peut provoquer du chômage ou réduire l’inflation. Les déséquilibres n’apparaissent pas sur un marché épargne/investissement mais sur le marché des biens. C’est le rôle de la Banque Centrale de fixer les conditions de distribution du crédit (taux d’intérêt et règles prudentielles) pour arriver à un niveau de demande satisfaisant correspondant à la production maximale sans déséquilibre. Ce niveau ne serait pas obtenu automatiquement, en prétendant interdire le crédit, hors épargne préalable.

Certes, les banques font du crédit sans épargne préalable, mais ex post les dépôts sont désirés par leurs détenteurs et ont une contrepartie en terme de actif. Les banques ne créent pas de la monnaie pour elles-mêmes. Monsieur Frisch produit pour 5000 CHF, qu’il reçoit en salaire ; il n’en dépensera que 4000 CHF ; il faut bien qu’un crédit de 1000 CHF ait anticipé l’épargne de Monsieur Frisch, de sorte que la demande corresponde bien au 5000 CHF mis sur le marché

Le projet 100 % Monnaie repose sur une distinction fictive entre épargne et monnaie.  Les ménages et les entreprises choisissent librement la quantité de monnaie qu’elles veulent détenir en arbitrant entre dépôts à vue (qui fournissent des services de liquidité) et des dépôts ou titres financiers, plus ou moins liquides, risqués, rémunérateurs.  On ne peut  dire : les dépôts bancaires ne sont pas de l’épargne volontaire, seuls les actifs non monétaires le sont. D’autant que l’évolution des systèmes financiers tend à faire disparaître toute frontière nette entre monnaie et actif financier.  Dans un système financier moderne, il n’est pas besoin de disposer d’un stock de monnaie pour faire des paiements puisque la banque peut ouvrir des lignes de crédit ou puiser dans des comptes dit non-monétaires (livrets, dépôts à terme) de sorte que le lien masse monétaire/circulation monétaire s’affaiblit.

Si Allais (comme Hyman Minsky) dénonce à juste titre l’instabilité induite par le jeu combiné du crédit et des marchés financiers spéculatifs, le système de 100% Monnaie qu’il propose n’est guère une solution puisque dans la période récente la spéculation ne s’est pas développée à partir des dépôts à vue, mais de la finance dérégulée (les hedge funds, le shadow banking).  De même, la hausse de la dette publique et privée ne s’explique pas par celle de la masse monétaire.

Dans la version rigoureuse du 100% monnaie, la Banque Centrale n’intervient plus sur le marché monétaire et se contente de choisir un taux de croissance de la masse monétaire. Les banques de prêts ne sont plus garanties. Selon ses partisans, cette politique garantirait une croissance stable à inflation contrôlée. On peut en douter quand on voit que les expériences de contrôle de la masse monétaire se sont traduites par de fortes fluctuations des taux d’intérêt, (20% en juin 1981 durant l’expérience Volker) de sorte que toutes les banques centrales ont renoncé à contrôler la masse monétaire.

Dans une version plus modérée du 100% monnaie, les banques devraient avoir deux départements ; l’un avec des dépôts à vue et un taux de réserves obligatoires de 100 % ; l’autre avec des dépôts dit d’épargne, mais celui-ci pourrait se refinancer auprès de la Banque centrale qui pourrait ainsi continuer à contrôler le taux d’intérêt sur le marché monétaire. Ce système 100% monnaie ne serait pas très éloigné du système actuel.

Selon les partisans du projet, l’État pourrait ainsi conserver la totalité du seigneuriage, c’est-à-dire le bénéfice de l’émission de monnaie, de sorte que les impôts pourraient être réduits fortement. Mais, l’État serait incité à émettre inconsidérément de la monnaie pour bénéficier du seigneuriage. L’État, à travers la Banque Centrale, a déjà le privilège de l’émission de billets. Un taux de réserves de 100% sur les dépôts à vue se ferait au détriment de leurs détenteurs qui devraient payer aux banques les coûts de fonctionnement des dépôts à vue. Si le taux du marché monétaire se normalise (à 3% par exemple), ce serait l’équivalent d’un impôt au taux de 3% sur les dépôts à vue.

Un projet mal pensé.

Le problème de la votation populaire est que le texte soumis aux électeurs est parfois mal pensé. C’est particulièrement le cas ici.  Le texte instaure le dépôt obligatoire à la BNS des fonds placés sur les comptes servant aux paiements courants. Mais, quid des dépôts à terme,  des comptes sur livret (les carnets d’épargne, en Suisse), et même des OPCVM monétaires qui sont transformables rapidement en liquidités ? Le partage est arbitraire. Le projet oublie de préciser que, si les dépôts des banques à la BNS ne sont pas rémunérés, les déposants devront payer leur banque pour qu’elle leur assure les services de trésorerie. En fait, les banques pourraient tourner la loi en assurant les paiements à partir de comptes à solde nul ou négatif (mais garantis par compte à terme ou des comptes titres).

Les partisans du projet affirment qu’ainsi les dépôts seront totalement garantis. En fait,  actuellement, les dépôts auprès des institutions financières suisses sont déjà garantis jusqu’à 100 000 francs suisses par déposant et établissement (environ 87 000 euros) ; avec la réforme, seuls les dépôts à vue seraient garantis.

Selon l’article 99a, la BNS devra mettre l’argent en circulation, sans dette, par des transferts à la Confédération, aux cantons ou aux citoyens. C’est la généralisation du QE for people. L’objectif est de mettre fin à la monnaie-dette. Mais la BNS n’aurait aucun actif face au passif que représenteraient les billets et les dépôts ; ses fonds propres seraient négatifs, ce qui n’est pas concevable pour une banque. Ce serait en fait un artifice comptable pour masquer une partie de la dette publique (car la BNS appartient à l’État). Certes, les partisans du projet proclament qu’une Banque centrale n’a pas besoin de fonds propres, pouvant toujours créer de la monnaie, mais cet argument justifierait qu’un État souverain n’a pas à se soucier de sa dette puisqu’il peut toujours faire appel à sa Banque Centrale. Que ferait la BNS s’il faut réduire la masse monétaire en circulation pour lutter contre un excès de demande ou d’inflation ou simplement parce que les déposants voudraient détenir moins de monnaie et plus de titres ? Aurait-elle le droit de reprendre ses transferts ? Par ailleurs, distribuer de l’argent aux citoyens est le rôle de la politique budgétaire et de l’État, rôle qui ne peut être confié une Banque Centrale indépendante, dont le rôle est de gérer le crédit.

Mettre la monnaie en circulation sans dette par des transferts définitifs est contradictoire avec deux autres phrases du projet : « la BNS garantit l’approvisionnement de l’économie en crédits » et « Elle peut octroyer aux banques des prêts », qui  indiquent au contraire que la BNS continuera à gérer le marché monétaire et à financer les banques, donc que la création monétaire continuera à se faire en partie par du crédit bancaire. C’est effectivement le rôle de la politique monétaire de contrôler la distribution du crédit ; cela suppose qu’elle contrôle le financement des banques via le marché monétaire. Intervenir sur le marché monétaire, refinancer les banques, garantir la dette publique et le système bancaire nécessite que la BNS dispose de ressources, donc que son actif n’ait pas été donné à l’État ou aux ménages.

Imaginons que les dépôts à vue représentent 100 milliards qui sont transférés des banques à la BNS. L’État ne va pas augmenter son déficit de 100 milliards et les banques ne vont pas réduire de 100 milliards leurs crédits à l’économie. Donc, ces 100 milliards devront être prêtés aux banques par la BNS. Le gain pour la BNS est que les réserves obligatoires peuvent ne pas être rémunérées et que le refinancement des banques peut se faire à un taux rémunérateur (du moins en période normale, c’est-à-dire de taux d’intérêt positif[5]).

Un projet plus modeste, la séparation des banques de dépôts et des banques de marchés[6], l’interdiction de certaines activités purement spéculatives, un certain contrôle social des critères de distribution du crédit bancaire, aurait été préférable et aurait, sans doute, eu plus de chance de succès.

Ce projet peut-il être adopté par les électeurs suisses ?

Le Conseil des États a prôné le rejet de l’initiative populaire par 42 voix contre 0 et 1 abstention. Le Conseil national l’a rejeté par 169 voix contre 9 et 12 absentions. L’initiative n’est soutenue par aucun des partis politiques suisses. Elle est combattue par la BNS et les grandes banques suisses (ce qui peut braquer les électeurs).  Selon le dernier sondage publié, 54% des électeurs auraient l’intention de voter contre ; 34% pour et 12 seraient indécis.

Il est évidemment difficile pour les citoyens de se prononcer sur des questions délicates de fonctionnement du système monétaire et bancaire. D’un côté, la peur de l’inconnu (faut-il singulariser le système bancaire suisse ?), la crainte d’affaiblir le système financier (qui représenterait 9,1% du PIB suisse) jouent en faveur du Contre. De l’autre, beaucoup de citoyens s’indignent des revenus excessifs des banquiers et des financiers, s’inquiètent de l’instabilité induite par la spéculation financière financée à crédit, s’étonnent du pouvoir exorbitant des banquiers d’accorder ou de refuser un crédit sur la base de seules considérations financières. Le Contre l’emportera sans doute et heureusement (car le projet est mal conçu), mais les problèmes posés par la financiarisation des banques et les carences de leur régulation demeureront.

[1] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20180610/initiative-monnaie-pleine.html

[2] C’est le terme suisse pour compte à vue.

[3] Voir : Maurice Allais, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Hermann.

[4] En 2012, cependant le FMI a publié une étude de Jaromir Benes et Michael Kumhof (2012) : The Chicago Plan Revisited, qui prétend évaluer le projet d’Irving Fisher à l’aide d’un modèle DSGE. Selon l’étude, le 100% monnaie permettrait d’augmenter de PIB américain de 10% et de maintenir une inflation nulle. En fait, celle-ci repose sur des hypothèses plus que contestables : le contrôle de la masse monétaire permettrait d’imposer une inflation nulle ;  dans ce monde stabilisé, les crédits aux ménages et les crédits de trésorerie ne seraient plus nécessaires ; les ménages accepteraient de détenir des masses importantes de dépôts non-rémunérés de sorte que l’État pourrait se financer à coût zéro ; les économies de charges d’intérêt permettraient une baisse des taux d’imposition, qui dans leur modèle néo-classique, inciterait à l’emploi, ce qui entraînerait une forte hausse de la production, qui elle-même permettrait une nouvelle baisse des taux d’imposition, donc une hausse de la production, etc…, ceci dans un mécanisme cumulatif. Le FMI a publié cette étude, mais n’a jamais proposé de mettre en œuvre la réforme.

[5] Le taux de refinancement de la BNS est actuellement négatif de -0,75%.

[6] D’ailleurs, les débats autour du projet de réforme monétaire d’Irving Fisher avaient abouti au Glass-Steagal Act.




L’équilibre de stagnation séculaire

par Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

Le régime économique de croissance faible et de sous-emploi, associé à une inflation faible, voire une déflation, a récemment été largement débattu, notamment par Larry Summers, sous l’étiquette de « stagnation séculaire ». L’hypothèse d’une stagnation séculaire a été exprimée pour la première fois en 1938 dans un discours prononcé par A. Hansen finalement publié en 1939. Hansen s’inquiétait d’un investissement insuffisant aux États-Unis et du déclin de la population après une longue période de forte expansion économique et démographique.

Dans une Note de l’OFCE (n° 57 du 26 janvier 2016), nous étudions les caractéristiques et la dynamique de l’équilibre de stagnation séculaire.

Le régime de stagnation séculaire résulterait d’une abondance d’épargne par rapport à la demande de crédit conduisant le taux d’intérêt « naturel » réel (qui est compatible avec le plein emploi) en dessous de zéro. Or, si le taux d’intérêt réel reste en permanence au-dessus du taux naturel, alors il en résulte une pénurie chronique de la demande globale et de l’investissement, avec un potentiel de croissance affaibli.

Afin de contrer la stagnation séculaire, les autorités monétaires ont, en premier lieu, réduit leurs taux directeurs, et puis, après avoir atteint la borne zéro (ou ZLB pour Zero Lower Bond en anglais), elles ont du pratiquer des politiques non-conventionnelles dites d’assouplissement quantitatif. En effet, les banques centrales ne peuvent pas forcer les taux d’intérêt à être très négatifs sinon les agents privés auraient tout intérêt à conserver leur épargne sous la forme de billets de banque. Au-delà des mesures d’assouplissement quantitatif, quelles autres politiques pourraient potentiellement aider à sortir l’économie de la stagnation séculaire?

Pour répondre à cette question cruciale, le modèle développé par Eggertsson et Mehrotra en 2014 a le grand mérite de clarifier les mécanismes de la chute dans la stagnation de long terme et contribue au renouvellement de l’analyse macroéconomique dans la compréhension de la multiplicité des équilibres et la persistance de la crise. Leur modèle s’appuie sur des comportements de consommation et d’épargne d’agents à durée de vie finie dans un contexte  de marché du crédit rationné et de rigidité nominale des salaires. Quant à la politique monétaire conduite par la banque centrale, elle consiste à fixer un taux nominal directeur à partir d’une règle de Taylor. Selon cette approche, la stagnation séculaire a été initiée par la crise économique et financière de 2008. Cette dernière est associée à un endettement fort des ménages qui a abouti en fin de compte au rationnement du crédit. Dans ce contexte, le rationnement du crédit conduit à une baisse de la demande et à un excès d’épargne. Par conséquent, le taux d’intérêt réel diminue. Partant d’une situation de plein emploi, si le resserrement du crédit est élevé, le taux d’intérêt d’équilibre devient négatif, ce qui rend la politique monétaire conventionnelle inefficace. Dans ce cas, l’économie plonge dans un régime permanent de sous-emploi de la main-d’œuvre caractérisé par un produit inférieur à son potentiel et par de la déflation.

Dans le modèle proposé par Eggertsson et Mehrotra, il n’y a pas d’accumulation de capital. Par conséquent, la dynamique sous-jacente se caractérise par des ajustements sans transition d’un équilibre stationnaire à un autre (du plein emploi vers la stagnation séculaire si crise du crédit  et vice et versa si la contrainte de crédit est desserrée).

Pour étendre l’analyse, nous avons considéré l’accumulation du capital physique comme une condition préalable à toute activité productive (Le Garrec et Touzé, 2015). Ainsi, nous mettons en évidence une asymétrie dans la dynamique de la stagnation séculaire. Si la contrainte de crédit est desserrée, alors le capital converge vers son niveau d’avant-crise. Cependant, la sortie de crise prend plus de temps que son entrée. Cette propriété suggère que les politiques économiques pour lutter contre la stagnation séculaire doivent être faites dans les plus brefs délais.

Les enseignements d’une telle approche sont multiples :

  • — Pour éviter la ZLB, il y a un besoin de création urgente d’inflation tout en évitant les « bulles » spéculatives sur les actifs, ce qui pourrait nécessiter une régulation particulière. L’existence d’un équilibre déflationniste invite donc à s’interroger sur le bien-fondé de règles de politique monétaire trop centrées sur l’inflation ;
  • — Il faut se méfier des effets déflationnistes des politiques d’accroissement de la production potentielle. Le bon policy-mix consiste à accompagner les politiques structurelles d’une politique monétaire suffisamment accommodante ;
  • — Réduire l’épargne pour faire remonter le taux d’intérêt réel (par exemple, en facilitant l’endettement) est une piste intéressante mais il ne faut pas négliger l’impact négatif sur le PIB potentiel. Il existe un arbitrage évident entre sortir de la stagnation séculaire et déprimer le potentiel. Une solution intéressante peut consister à financer des politiques d’infrastructure, d’éducation ou de R&D (hausse de de productivité) par de l’emprunt public (hausse du taux d’intérêt réel d’équilibre). En effet, une forte politique d’investissement (public ou privé) financée de façon à faire remonter le taux d’intérêt naturel permet de satisfaire le double objectif : soutenir la demande globale et développer le potentiel productif.



Financiarisation et crise financière : vulnérabilité et choc traumatique

par Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance

Depuis le mini-krach survenu à la bourse de Shanghai en août dernier, l’instabilité financière a refait surface sur les marchés et dans les média et, de nouveau, le lien avec la financiarisation a été évoqué. La crise chinoise serait le résultat d’un mélange de bulles immobilière et boursière nourries par l’épargne abondante d’une classe moyenne à la recherche de placements à rendements élevés. On se croirait revenu presque dix ans en arrière lorsqu’on recherchait dans la financiarisation jugée excessive de l’économie américaine – l’épargne abondante des pays émergents rendant possible l’endettement généralisé des ménages américains -, la cause de l’instabilité financière et de la crise qui allait se déclencher à l’été 2007.

Ce lien entre d’un côté, le recours à l’endettement et la grande diversité des placements financiers, et, de l’autre, la volatilité des cours boursiers et la détérioration de la qualité des crédits bancaires, existe-t-il vraiment ? Et s’il existe, dans quel sens se produit-il : de la financiarisation vers l’instabilité financière, de l’instabilité financière vers la financiarisation, ou les deux à la fois ? La montée de l’endettement pourrait ainsi engendrer l’octroi de prêts de plus en plus risqués à des agents qui s’avéreraient incapables de les rembourser, ce qui déboucherait sur une crise financière : c’est le premier cas de figure possible. L’occurrence d’une crise modifierait le comportement des ménages et des entreprises, en les amenant à se désendetter : c’est le second cas de figure où l’instabilité financière réduit la financiarisation de l’économie. Selon les cas, les politiques publiques à mettre en place sont différentes. Dans le premier, il faut surveiller le degré de financiarisation de l’économie et cibler, par exemple, un montant maximal de crédits bancaires en proportion du PIB afin de prévenir les bulles spéculatives et leur éclatement. Dans le second cas, deux situations sont possibles : soigner les causes, et donc surveiller la qualité des prêts consentis aux ménages et aux entreprises afin de veiller à la bonne allocation du capital dans l’économie ; ou soigner les conséquences en soutenant l’investissement productif pour annihiler tout rationnement du crédit.

Dans le cadre du débat sur les liens entre financiarisation et instabilité financière, et des conséquences à en tirer en termes de politique publique, la situation européenne est intéressante à double titre : en effet, l’Union européenne a mis en place une surveillance des déséquilibres extérieurs, y compris financiers, depuis 2011 et une union bancaire depuis 2014. Dans un récent document de travail, nous nous intéressons à ce débat pour plusieurs groupes de pays de l’Union européenne sur la période 1998-2012.

A première vue, la relation entre ces deux concepts n’est pas aisée à démontrer, comme l’illustre le graphique suivant. Ce dernier présente un nuage de points qui pour chaque année et pour chaque pays européen donne les niveaux de financiarisation (approximée ici par la part des crédits/PIB) et d’instabilité financière (approximée ici par les prêts non performants). La corrélation entre ces variables est de -0,23.

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Nous testons donc les deux cas de figure discutés plus haut. Nous qualifions le premier cas d’effet de vulnérabilité. En se développant, la financiarisation entraînerait une sorte d’euphorie qui donnerait lieu à l’octroi de prêts de plus en plus risqués qui favoriseraient l’instabilité financière. Cette hypothèse renvoie aux travaux de Minsky (1995)[1]. Parallèlement, nous testons le lien potentiellement négatif entre instabilité financière et financiarisation que nous qualifions d’effet de trauma. L’instabilité financière, de par son occurrence et ses effets, incite les agents économiques à prendre moins de risques et à réduire leur endettement. Nos estimations montrent que le lien entre instabilité financière et financiarisation n’est pas uni-directionnel. Contrairement à ce que laisse supposer le coefficient de corrélation simple, le signe de la relation n’est pas le même lorsque l’on regarde l’effet de l’une des variables sur l’autre, et vice-versa. Les deux effets, de vulnérabilité et de trauma, ont été à l’œuvre dans les pays européens. Une politique d’ordre macro-prudentiel visant à surveiller la politique d’octroi de crédits des banques, en termes de volume et de qualité, semble donc bel et bien nécessaire en Europe.

Nous testons aussi la possibilité que ces effets soient non-linéaires, c’est-à-dire qu’ils dépendent de valeurs de référence. L’hypothèse de vulnérabilité semble dépendante à la fois du niveau de financiarisation (plus il est élevé, plus cette relation est établie) et du temps. Ce dernier point nous montre en effet que la relation positive entre financiarisation et instabilité financière se révèle au moment de la crise pour les pays déjà fortement financiarisés. Enfin, dans les pays périphériques de l’Union européenne[2], les taux d’intérêt de long terme et les taux d’inflation influencent beaucoup la variable d’instabilité financière. Par conséquent, dans ces pays, il semble qu’une forte coordination entre supervision bancaire et surveillance macroéconomique doive être organisée.

 


[1] Minsky H. P. (1995), « Sources of Financial Fragility: Financial Factors in the Economics of Capitalism », paper prepared for the conference, Coping with Financial Fragility: A Global Perspective, 7-9 September 1994, Maastricht, available at Hyman P. Minsky Archive. Paper 69.

[2] Ce groupe comprend l’Espagne, l’Irlande, l’Italie, la Grèce, le Portugal et des pays des vagues d’élargissement de 2004 et 2007. La constitution de ce groupe est expliquée dans le document de travail.