Les infortunes de la vertu*

par Christophe Blot

* Ce texte résume les perspectives 2012-2013 pour l’économie de la zone euro, réalisées par le Département analyse et prévision et disponibles sur le site internet de l’OFCE

La zone euro est toujours en crise : crise économique, crise sociale et crise budgétaire. Le recul du PIB de 0,3 % au quatrième trimestre 2011 rappelle que le mouvement de reprise initié après le grand plongeon de 2008-2009 est fragile et que la zone euro a fait le premier pas vers une récession qui se confirmerait dès le début de l’année 2012.

La baisse du taux d’intérêt public moyen de la zone euro à long terme observée depuis le début de l’année s’est interrompue. Après avoir atteint 3,25 % le 9 mars, il de nouveau augmenté en raison des nouvelles tensions apparues sur les taux italien et espagnol. En effet, malgré l’accord signé pour éviter un défaut de paiement de la Grèce, de nouvelles inquiétudes sont cette fois-ci venues de l’Espagne après l’annonce que le déficit budgétaire avait atteint 8,5 % en 2011 – soit 2,5 points de plus que l’objectif initialement fixé –, et la déclaration que les engagements pour 2012 ne seraient pas tenus, ce qui a renforcé les doutes sur la soutenabilité de la dette. La situation espagnole illustre le lien étroit entre la crise macroéconomique et la crise des dettes souveraines qui frappent l’ensemble de la zone euro. La mise en œuvre des plans d’ajustement budgétaire en Europe, dont l’impact est amplifié par la forte interdépendance des économies, provoque le ralentissement, voire la récession dans les différents pays de la zone euro. Cet impact des restrictions synchronisées est pourtant sous-estimé si bien que les gouvernements se voient assignés des objectifs souvent difficiles à tenir, sauf à accepter une récession toujours plus forte. Les tensions ne manqueront pas de se répéter en 2012 tant que la zone euro continuera à s’enfermer dans une stratégie d’austérité synchronisée qui condamne la reprise de l’activité et la baisse du chômage. Le taux d’intérêt public à long terme de la zone euro devrait rester supérieur à ceux des Etats-Unis et du Royaume-Uni (graphique) bien que le déficit budgétaire moyen de la zone euro soit nettement inférieur en 2011 à celui de ces deux pays : 3,6 % contre respectivement 9,7 % aux Etats-Unis et 8,3 % au Royaume-Uni.

Pour sortir de cette spirale récessive, les pays de la zone euro doivent reconnaître que la réduction des déficits budgétaires ne passe pas uniquement par l’austérité. La croissance et le niveau des taux d’intérêt sont deux autres facteurs tout aussi importants pour assurer la soutenabilité de la dette publique. Il est donc urgent de définir une autre stratégie, moins coûteuse en termes de croissance et d’emploi, ce qui serait la seule garantie contre le risque d’éclatement de la zone euro. Premièrement, l’austérité généralisée doit être abandonnée. Le principal problème de la zone euro n’est pas la dette mais la croissance et le chômage. Ensuite, la solidarité doit être renforcée afin de freiner la spéculation sur la dette des pays les plus fragiles. La coordination des politiques budgétaires des Etats membres doit être améliorée afin d’atténuer les effets indirects des restrictions des uns sur la croissance des autres[1]. Il faut d’une part étaler dans le temps la consolidation lorsque celle-ci est nécessaire pour assurer la soutenabilité de la dette. D’autre part, les pays disposant de marges de manœuvre budgétaires doivent engager des politiques budgétaires plus expansionnistes. Enfin, l’action de la BCE devrait être amplifiée et coordonnée avec celles des gouvernements de la zone euro. Elle seule dispose des moyens pour ancrer les taux d’intérêt de court terme et de long terme à un niveau suffisamment bas, ce qui permettrait à la fois de soutenir la croissance et de favoriser le refinancement des déficits budgétaires. En deux opérations de refinancement exceptionnel, la BCE a en effet alloué plus de 1 000 milliards d’euros de refinancement aux banques de la zone euro. Cet apport de liquidité était indispensable pour répondre aux difficultés des banques à trouver des financements de marché. Il témoigne également des capacités d’action des autorités monétaires. Le portefeuille de titres de dette publique de la BCE s’élevait fin mars 2012 à 214 milliards, soit 2,3 % du PIB de la zone euro. A titre de comparaison, aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, les banques centrales détiennent un portefeuille de titres publics supérieur à 10 % de leur PIB. Les marges de manœuvre de la BCE pour réduire la prime de risque sur le taux d’intérêt de la zone euro en acquérant des titres publics sur les marchés secondaires sont donc importantes. De telles mesures permettraient de garantir la soutenabilité de la dette à long terme à un moindre coût.

 


[1] Voir « Qui sème la restriction récolte la récession », Notes de l’OFCE n° 16, mars 2012.




Equilibrer le solde public doit-il être l’objectif central de la politique économique ?

par Henri Sterdyniak

La crise financière de 2007-2012 a provoqué une forte hausse des déficits et dettes publics puisque les États ont dû intervenir pour sauver les systèmes financiers, pour soutenir l’activité et surtout ont enregistré une forte baisse de leurs recettes fiscales en raison de la chute du PIB. Début 2012, alors qu’ils sont loin d’être rétablis des effets de la crise (qui leur a coûté en moyenne 8 points d’activité par rapport à la tendance d’avant-crise), ils sont confrontés à un choix délicat : faut-il continuer à soutenir l’activité ou tout faire pour réduire les dettes et les déficits publics ?

Une note détaillée développe neuf points d’analyse :

– La croissance des dettes et des déficits n’est pas une spécificité française ; elle a eu lieu dans tous les pays développés.

– Les administrations publiques françaises sont certes endettées mais elles possèdent aussi des actifs physiques. Globalement, la richesse nette des administrations représentait 26,7 % du PIB fin 2010, soit 8 000 euros par Français.  Par ailleurs, il faut considérer l’ensemble de la richesse nationale (actifs physiques moins endettement à l’étranger) : le nouveau-né français est riche en moyenne, à sa naissance, de 202 000 euros (la richesse nationale divisée par le nombre d’habitants).

– En 2010, la charge nette de la dette était de 2,3 % du PIB ; soit un taux d’intérêt moyen sur la dette de 3,0 %, nettement en dessous du taux de croissance nominal potentiel. A ce niveau, le vrai coût de la dette, c’est-à-dire l’excédent primaire nécessaire pour stabiliser la dette, est nul, voire légèrement négatif.

– La vraie « règle d’or » des finances publiques stipule qu’il est légitime de financer les investissements publics par l’endettement public. Le déficit structurel doit donc être égal à l’investissement public net. Cette règle autorise pour la France un déficit de l’ordre de 2,4 % du PIB. Il n’y a aucune raison de fixer une norme d’équilibre des finances publiques. L’État n’est pas un ménage. Immortel, il peut avoir une dette en permanence ; il n’a pas à la rembourser mais seulement à garantir qu’il pourra toujours en servir la charge.

– Le déficit public est nocif pour les générations futures quand il s’agit d’un déficit déséquilibrant provoqué par des hausses excessives de dépenses publiques ou des baisses excessives des impôts ; il provoque alors une hausse de l’inflation et des taux d’intérêt et nuit à l’investissement et à la croissance. Ce n’est pas le cas du déficit actuel ; celui-ci est un déficit de régulation, nécessaire pour soutenir l’activité, en situation de bas taux d’intérêt, en raison d’un fort taux d’épargne des ménages et d’un refus des entreprises d’investir davantage.

– Pour certains, les 8 points de PIB perdus pendant la crise sont perdus à tout jamais ; il faut se résigner à un chômage durablement élevé, celui-ci étant structurel. Comme l’objectif doit être d’équilibrer le solde public structurel, la France doit encore faire un effort important de l’ordre de 4 points de PIB de son déficit public. Pour nous, le déficit soutenable est de l’ordre de 2,4 points de PIB. Le déficit structurel de 2011 est déjà en dessous de ce chiffre. C’est la croissance qui doit permettre de résorber le déficit conjoncturel. Il n’est pas nécessaire de faire d’effort budgétaire supplémentaire.

– Le 9 décembre 2011, les pays de la zone euro se sont accordés sur un nouveau Pacte budgétaire : le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance de l’UEM. Ce pacte contraindrait fortement les politiques budgétaires à l’avenir. Le déficit structurel de chaque pays membre devra être inférieur à 0,5% du PIB. Un mécanisme de correction automatique devra se déclencher si le déficit est excessif. Cette contrainte et ce mécanisme devront obligatoirement être intégrés de façon contraignante et permanente dans les procédures budgétaires de chaque pays. Les pays dont la dette dépasse 60 % du PIB devront faire diminuer leur ratio de dette d’au moins un vingtième par an de l’écart avec 60 %.

Ce projet est dangereux sur le plan économique. Il impose des objectifs de moyen terme (un solde budgétaire équilibré, une dette revenant en dessous de 60 % du PIB) qui sont arbitraires et ne sont pas compatibles a priori avec les nécessités de l’équilibre économique. De même, il impose une politique budgétaire incompatible avec les nécessités de la régulation conjoncturelle. Il interdit toute politique budgétaire discrétionnaire. Il prive les gouvernements de tout instrument de politique budgétaire.

– Si la croissance des dettes et des déficits publics dans les pays développés a été la réponse au creusement des déséquilibres mondiaux, on ne peut réduire les dettes et les déficits sans s’attaquer aux causes de ces déséquilibres. Sinon, la mise en œuvre simultanée de politiques budgétaires restrictives dans l’ensemble des pays de l’OCDE se traduira par une stagnation de la production, une baisse des recettes fiscales, une dégradation des ratios d’endettement sans parvenir à rassurer les marchés financiers.

– Une économie mondiale plus équilibrée nécessiterait des pays excédentaires qu’ils basent leur croissance sur leur demande intérieure et que leurs capitaux prennent le risque de l’investissement direct. Dans les pays anglo-saxons, de plus fortes progressions des revenus salariaux et sociaux comme la réduction des inégalités de revenus rendraient moins nécessaire le gonflement des bulles financières, des dettes des ménages et des dettes publiques. La zone euro a besoin de retrouver les 8 points de PIB perdus du fait de la crise. Au lieu de se polariser sur les soldes publics, les instances européennes devraient présenter une stratégie de sortie de crise, basée sur la reprise de la demande, tout particulièrement sur les investissements préparant la transition écologique. Cette stratégie doit comporter le maintien de bas taux d’intérêt et des déficits publics tant qu’ils seront nécessaires pour soutenir l’activité.

 




Plus rien ne s’oppose à la nuit

par Xavier Timbeau

Le 7 novembre 2011, le gouvernement a  annoncé un plan de restriction budgétaire qui prend acte d’un « ralentissement de la croissance mondiale ». Il  fait suite à la révision fin octobre 2011 du scénario de croissance utilisé dans le projet de loi de finance 2012, présenté fin septembre aux assemblées. Au lieu d’anticiper 1,75 % de croissance annuelle du PIB en 2012, l’hypothèse retenue aujourd’hui est de 1 %. La logique semble claire : face à des vents mauvais, soumis à un objectif de réduction des déficits publics (4,5 % du PIB en 2012 après 5,2 % en 2011) le gouvernement réagit rapidement en amendant sa stratégie de finances publiques afin d’éviter le scénario catastrophe que l’Italie est en train de vivre. La crise des dettes souveraines européennes impose de conserver la confiance des marchés financiers.

Une combinaison de hausse de l’imposition et de restriction de dépenses devrait réduire ex ante le déficit public de 7 milliards d’euros en 2012 qui s’ajoutent à ceux annoncés en août 2011, 10,4 milliards d’euros en 2012, soit au total 17,4 milliards d’euros (0,9 % du PIB). L’impulsion (i.e. la variation du déficit public primaire structurel) serait en 2012 de -1,5 % du PIB en 2012 après avoir été de -1,4 % en 2011, ce qui constitue un effort sans précédent dans l’histoire budgétaire de la France.

Tout pousse à se résigner à cette logique météorologique et ménagère de la conduite de la politique économique. La croissance nous fait défaut, il faut être moins prodigue et réduire le train de vie de l’Etat et des administrations publiques. Mais, ce faisant on s’enferme dans une spirale récessive particulièrement dangereuse. La réduction de la croissance par rapport aux estimations initiales ne tombe pas du ciel. Elle résulte d’abord de la restriction budgétaire déjà engagée en 2011. C’est le jeu du multiplicateur budgétaire qui impose sa logique, au moins à court terme. Une restriction budgétaire amoindrit la croissance du PIB, dans une proportion égale au multiplicateur budgétaire. C’est pourquoi le scénario de croissance à 1 % était parfaitement prévisible (et aurait dû être intégré dans le projet de loi de finance 2012, voir la prévision de l’OFCE). On retient habituellement un multiplicateur budgétaire à un an de l’ordre de 0,7 (qui varie cependant selon les mesures prises) parce que la France est une « petite » économie ouverte (voir nos analyses ou les travaux du FMI).

Dans une situation de trappe à liquidité et de cycle bas, le multiplicateur budgétaire peut être plus élevé, mais c’est en limitant l’analyse à une petite économie que l’on commet l’erreur la plus grave. Au niveau de la zone euro ou de l’Union européenne, le multiplicateur budgétaire n’est plus celui d’une « petite » économie ouverte (0,7), mais celui d’une grande économie « peu » ouverte (supérieur à 1). Or tous, ou presque tous les pays de l’Union européenne s’engagent dans des plans de restriction budgétaire, suivant la même logique imparable de la rigueur ; ainsi lorsqu’on fait le bilan de ces politiques à l’échelle européenne et non plus nationale, on comprend pourquoi la croissance en Europe sera faible voire négative. En effet, comme empêché par des œillères, chaque pays européen constate que son scénario de croissance ne se réalisera pas et rajoute de la restriction à la restriction. Mais, lorsque le multiplicateur est élevé, la réduction du déficit public est très inférieure à sa baisse ex ante, du fait d’une croissance économique moins forte : en Europe, pour un multiplicateur budgétaire de 1,3, un point de réduction des déficits ex ante induit une réduction ex post de 1/3 point du déficit public. Une autre manière de le dire : pour tenir un objectif donné de déficit, il faut  faire un effort trois fois plus important que ce que l’arithmétique simple indique.

Après le plan de rigueur supplémentaire de novembre  2011, on peut s’attendre à ce qu’il y en ait d’autres. Pour tenir les engagements des gouvernements européens annoncés aujourd’hui, il faudra une récession en Europe en 2012. Tant que l’on fixera comme objectif des réductions de déficit public, tant que l’on « oubliera » les effets sur la croissance et donc sur les déficits publics de ces restrictions, on ira de mauvaises nouvelles en mauvaises nouvelles. En continuant de se référer aux rares exemples de restrictions qui ont fonctionné – le Canada ou  les pays scandinaves des années 1990 –, on se trompe radicalement de diagnostic : l’Union européenne est une grande économie peu ouverte ; une dévaluation compétitive ne viendra pas compenser les restrictions budgétaires ; la politique monétaire ne stimulera pas suffisamment l’économie pour éviter le pire. La politique macroéconomique ne se conduit pas régionalement, mais globalement.

Sans croissance, les dettes publiques paraîtront insoutenables à des marchés financiers qui sont à la fois juges et victimes de l’insécurité des dettes publiques. Pourtant, les pays européens s’engagent dans une phase sans précédent de contrôle de ses finances publiques (avec succès, comme l’attestent les impulsions négatives en 2011, réalisées et celles annoncées pour 2012). De plus, l’Europe est dans une situation budgétaire globale préférable à celle des autres pays développés, ce qui donne à cette crise des dettes souveraines un parfum de renoncement catastrophique. L’alternative est de relâcher la pression des marchés sur le financement des Etats européens en  franchissant le pas de la solidarité européenne sur les dettes publiques. Cette solidarité pourrait être garantie par la Banque centrale européenne ou n’importe quelle institution ad hoc. Au final, il faudrait « monétiser » les obligations souveraines lorsque cela est nécessaire, sans limite, afin que chacun soit sûr que jamais un titre public ne fera défaut. Alors, la stratégie budgétaire de retour à l’équilibre pourrait être conduite avec un objectif de moyen terme, et non plus de court terme et on pourrait espérer sortir d’une récession, dont pour l’instant on ne voit pas la fin.