Grèce : un accord, encore et encore

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau, Sébastien Villemot

… La même nuit que la nuit d’avant
Les mêmes endroits deux fois trop grands
T’avances comme dans des couloirs
Tu t’arranges pour éviter les miroirs
Mais ça continue encore et encore …

Francis Cabrel, Encore et encore, 1985.

À quelques heures d’un sommet européen exceptionnel sur la Grèce, un accord pourrait être signé et permettrait de clore le second plan d’aide à la Grèce, débloquant la dernière tranche de 7,2 milliards d’euros. La Grèce pourrait alors faire face aux échéances de la fin juin auprès du FMI (1,6 Mds d’euros), puis de celles de juillet et août auprès de la BCE (6,6 Mds d’euros) et à nouveau auprès du FMI (0,45 Mds d’euros). A la fin du mois d’août, la dette de la Grèce auprès du FMI pourrait augmenter de presque 1,5 Mds d’euros, puisque le FMI contribue à hauteur de 3,5 Mds d’euros à la tranche de 7,2 Mds d’euros.

Jusqu’au mois de septembre, la Grèce doit rembourser un total de 8,6 Mds d’euros et, jusqu’à la fin de l’année, presque 12 Mds d’euros, soit des besoins qui excèdent les 7,2 Mds d’euros sur lesquels porte la négociation avec le Groupe de Bruxelles (i.e. l’ex troïka). À cet effet, le fonds hellénique de stabilité financière (HFSF) pourrait être mobilisé, à hauteur d’environ 10 Mds d’euros, mais il ne serait plus disponible pour recapitaliser les banques.

Si un accord est signé, il risque fort d’être difficile à tenir. En premier lieu, la Grèce va devoir faire face à la panique bancaire (bank run) en cours (le calme apparent devant les agences bancaires n’a pas empêché que plus de 6 Mds d’euros soient retirés la semaine dernière d’après le Financial Times). Or, même si un accord peut écarter pour un temps le scénario de la sortie de la Grèce de la zone euro, la perspective de taxes exceptionnelles ou d’une réforme fiscale peut dissuader le retour des fonds vers les établissements grecs. Par ailleurs, l’accord devrait inclure un excédent primaire de 1 % du PIB d’ici à la fin de l’année 2015. Or les informations sur l’exécution budgétaire jusqu’au mois de mai 2015 (publiées le 18 juin 2015) montrent que les recettes continuent d’être inférieures à la projection initiale (− 1 Mds d’euros), traduisant une situation conjoncturelle très dégradée depuis le début de l’année 2015. Certes, ces moindres rentrées fiscales sont plus que compensées par la baisse des dépenses (presque 2 Mds). Mais il s’agit-là d’une comptabilité de caisse. Le bulletin mensuel d’avril 2015, publié le 8 juin 2015, fait apparaître des arriérés de paiement du gouvernement central en hausse de 1,1 Mds d’euros depuis le début de l’année 2015. Il paraît presque impossible qu’en six mois, même avec une excellente saison touristique, le gouvernement grec rattrape ce retard et affiche, en comptabilité de droits constatés, un surplus primaire de 1,8 Mds d’euros. Un nouveau resserrement budgétaire pénaliserait une activité déjà en berne et pourrait être d’autant plus inefficace que les acteurs seraient fortement incités à sous-déclarer leurs impôts dans un contexte où l’accès à la liquidité sera particulièrement difficile. Le gouvernement grec pourra jouer sur la collecte de l’impôt, mais introduire un nouveau plan d’austérité serait politiquement et économiquement suicidaire. La discussion d’un troisième plan d’aide devra certainement être lancée, en incluant en particulier une négociation sur l’allègement de la dette grecque et des contreparties à cet allègement.

L’accord qui pourrait être trouvé dans les prochains jours risque d’être très fragile. Retrouver un peu de croissance en Grèce suppose d’abord de faire à nouveau fonctionner le financement de l’économie et de retrouver un peu de confiance. Cela supposerait aussi de traiter les questions de la Grèce en profondeur et de trouver un accord pérenne, sur plusieurs années, dont les étapes à court terme doivent absolument être adaptées à la situation présente de la Grèce. Nous avions, dans notre étude spéciale « La Grèce sur la corde raide », analysé les conditions macroéconomiques de la soutenabilité de la dette grecque. Plus que jamais la Grèce est sur la corde raide. Et la zone euro avec elle.




L’esprit ou la lettre de la loi, pour éviter le « Graccident »

Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

Le nœud coulant, selon l’expression d’Alexis Tsipras, se resserre de plus en plus autour du gouvernement grec. La dernière tranche du programme d’aide (7,2 milliards d’euros) n’est toujours pas débloquée, faute d’une acceptation par le Groupe de Bruxelles (l’ex-Troïka) des conditions associées à ce plan d’aide. De ce fait, l’Etat grec est au bord du défaut de paiement. On pourra croire qu’il s’agit-là d’un nouvel épisode dans la pièce de théâtre que la Grèce joue avec ses créanciers et, qu’une fois de plus, l’argent nécessaire sera trouvé au dernier moment. Pourtant, si la Grèce a réussi jusqu’à maintenant à honorer ses échéances, c’est au prix d’expédients dont il n’est pas certain qu’elle puisse user à nouveau.

Alors que les recettes fiscales sont, depuis le début de l’année, inférieures de près d’un milliard d’euros de retard aux cibles anticipées, les dépenses de salaires et de retraites doivent continuer à être payées chaque mois. Cette fois-ci, le mur s’approche et un accord est nécessaire pour que le jeu continue. Au mois de juin, la Grèce doit verser 1,6 milliard d’euros au FMI en quatre tranches (les 5, 12, 16 et 19 juin). Un porte-parole du FMI a confirmé le 28 mai l’existence d’une règle permettant de grouper ces paiements le dernier jour du mois (règle qui aurait été invoquée pour la dernière fois par la Zambie dans les années 1980). Comme il faut 6 semaines ensuite au FMI pour considérer un défaut de paiement, la Grèce peut encore gagner quelques jours, au-delà du 30 juin et avant les échéances auprès de la BCE (avec 2 tranches pour 3,5 milliards d’euros le 20 juillet 2015).

Dans l’histoire, très peu de pays n’ont pas honoré leurs paiements auprès du FMI (actuellement seuls la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe ont des arriérés auprès du FMI pour quelques centaines de millions de dollars). Le FMI étant le dernier recours en cas de crise de liquidité ou de balance des paiements, il dispose, à ce titre, d’un statut de créancier préférentiel et un défaut sur sa dette peut déclencher des défauts croisés sur d’autres titres, en particulier, dans le cas grec, ceux détenus par le FESF, les rendant exigibles immédiatement. Un défaut de la Grèce auprès du FMI pourrait ainsi compromettre l’ensemble de la dette publique grecque et obligerait la BCE à refuser les bons grecs comme collatéral dans les opérations de l’Emergency Liquiditity Assistance (ELA), seul pare-feu restant contre l’effondrement du système bancaire grec.

Les conséquences juridiques d’un tel défaut sont difficiles à appréhender (ce qui en dit long sur le système financier moderne). Un article publié par la Banque des Règlements Internationaux, daté de juillet 2013, et dont l’auteur, Antonio Sáinz de Vicuña, était à l’époque directeur général des services légaux de la BCE, est très informatif sur cette question dans le cadre de l’union monétaire (voir Figure 1).

En présentant le cadre légal, il s’attarde bien évidemment sur l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), un des piliers de l’Union monétaire, qui interdit le financement par la BCE ou les banques centrales nationales des administrations publiques[1]. Dans une note en bas de page, l’auteur concède que cette règle a deux exceptions :

–          Les institutions de crédit publiques peuvent obtenir des liquidités auprès de l’Eurosystème dans les mêmes conditions que les banques privées. Cette exception apparaît explicitement dans le paragraphe 2 de l’article 123 du TFUE[2].

–          Le financement des obligations des Etats vis-à-vis du FMI (notre traduction).

Ce deuxième aspect a attiré notre attention car il est peu connu du grand public, il n’apparaît pas explicitement dans le Traité et pourrait constituer une solution, au moins à court terme pour éviter que la Grèce soit mise en défaut de paiement par le FMI.

Figure 1-Copie de la note en bas de page 6 de l’article de Sáinz de Vicuña

BISEn cherchant dans le corpus juridique européen, cette exception est définie plus précisément dans le règlement n°3603/93 du Conseil qui précise les termes de l’actuel article 123 du TFUE, ce qui lui est autorisé par le paragraphe 2 de l’article 125 du TFUE[3]. Plus précisément il apparaît dans l’article 7 :

Le financement, par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales, des obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international ou résultant de la mise en œuvre du mécanisme de soutien financier à moyen terme institué par le règlement (CEE n° 1969/88 (4)) n’est pas considéré comme un crédit au sens de l’article 104 du Traité[4].

La motivation de cet article s’explique : lors des hausses des quotes-parts dans le FMI, le financement par la banque centrale était accepté car il avait comme contrepartie un actif assimilable à des réserves internationales. Selon l’esprit de la loi, on ne devrait donc pas permettre de financer les emprunts grecs auprès du FMI par un crédit auprès d’une banque centrale (la BCE ou la Banque de Grèce). Les obligations incombant à l’Etat grec ne concernent, selon l’esprit du texte, probablement que la contribution aux quotes-parts du FMI. Néanmoins, l’esprit de la loi n’est pas la loi, et l’interprétation exacte de la phrase « obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international » pourrait ouvrir une porte de plus à la Grèce. Compte tenu des conséquences d’un défaut auprès du FMI – notamment sur la continuité de l’ELA –­ on pourrait le justifier pour préserver le fonctionnement du système de paiement grec, préservation qui rentre dans les missions de la BCE.

Au-delà de la possibilité juridique du financement par une banque centrale de la dette grecque auprès du FMI, qui serait certainement contestée par certains gouvernements, cette action ouvrirait un conflit politique. En effet, un Etat membre pourrait être accusé de contrevenir aux (à l’esprit des) Traités, bien que cela ne soit pas un motif pour l’exclure (selon les services juridiques de la BCE). Mais est-ce bien un obstacle au regard des enjeux qu’un défaut sur la dette grecque poserait pour la pérennité de la Monnaie unique ?

Les problèmes de trésorerie de la Grèce ne sont pas nouveaux. Depuis le mois de janvier, le gouvernement a financé ses dépenses grâce à des opérations comptables qui lui ont permis de pallier les moins-values fiscales. En particulier, le 12 mai, le gouvernement grec a pu rembourser une tranche du crédit du FMI en puisant dans un fond d’urgence assimilable à des réserves internationales. L’Eurosystème pourrait accorder par le biais de cette exception un délai supplémentaire à la Grèce, afin de prolonger encore un peu les négociations et éviter l’accident.


[1] Le paragraphe 1 de article stipule que « [il] est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

[2] Qui stipule que « [l]e paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit. »

[3] Qui stipule que : « [l]e Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut, au besoin, préciser les définitions pour l’application des interdictions visées aux articles 123 et 124, ainsi qu’au présent article. »

 [4] L’article 104 est devenu l’actuel article 123 du TFUE.




La dette grecque, une histoire européenne…

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Fin 2014, la dette grecque représentait 317 milliards d’euros, soit 176 % du PIB, contre 103 % en 2007 et ce malgré un allègement de 107 milliards en 2012[1]. Cette dette résulte d’un triple aveuglement : celui des marchés financiers, qui ont prêté à la Grèce jusqu’en 2009, sans tenir compte du niveau insoutenable de ses déficits public (6,7 % du PIB en 2007) et extérieur (10,4 % du PIB en 2007) ; celui des gouvernements et des classes dirigeantes grecs qui ont, grâce au bas niveau des taux d’intérêt, par l’appartenance à la zone euro, laissé se développer une croissance déséquilibrée, basée sur les bulles financières et immobilières, la corruption, la mauvaise gouvernance, la fraude et l’évasion fiscale ; celui des institutions européennes qui, après le laxisme des années 2001-2007, ont imposé à la Grèce des programmes d’austérité, écrasants et humiliants, pilotés par la troïka, un étrange attelage comprenant le FMI, la BCE et la Commission européenne. Les programmes d’austérité étaient, selon la troïka, nécessaires pour réduire le déficit et la dette publics, et remettre l’économie grecque sur chemin de la croissance. Les programmes ont certes permis de réduire le déficit public (qui n’est plus que de l’ordre de 2,5 % du PIB en 2014, soit un excédent hors charges d’intérêt de l’ordre de 0,5 % du PIB), mais ils ont fait augmenter le ratio dette/PIB, en raison de la chute du PIB : le PIB grec est aujourd’hui 25 % en dessous de son niveau de 2008. L’austérité a surtout plongé la Grèce dans la détresse économique et sociale, dont le taux de chômage supérieur à 25% et le taux de pauvreté de 36 % sont de tristes illustrations.

L’arbre de la dette grecque ne doit cependant pas cacher la forêt : de 2007 à 2014, la dette publique de l’ensemble des pays de l’OCDE est passée de 73 à 112 % de leur PIB, ce qui témoigne d’un profond déséquilibre de l’économie mondiale. En raison de la victoire du capital sur le travail, de la globalisation financière, de la croissance des inégalités, les pays développés ont besoin de fortes dettes publiques ; ces dettes ne sont globalement pas remboursables puisque le remboursement supposerait que des agents excédentaires acceptent de devenir déficitaires.

Prenons l’exemple de l’Allemagne. Celle-ci veut maintenir un excédent extérieur important (7 % de son PIB), qui pèse sur ses partenaires européens et a contribué à un niveau excessif de l’euro. Pour que la Grèce, et les autres pays européens, puissent rembourser leurs dettes publiques, il faudrait qu’ils puissent exporter, notamment en Allemagne ; il faudrait que l’Allemagne accepte un déficit extérieur et donc augmente fortement ses dépenses publiques et ses salaires, ce qu’elle ne souhaite pas. Les exigences contradictoires des pays excédentaires (rester excédentaires, être remboursés) conduisent l’ensemble de la zone euro à la dépression. Heureusement, pour l’économie européenne, que ni la France, ni l’Italie ne tiennent guère leurs engagements européens et que le Royaume-Uni n’y est pas soumis.

Peut-on imposer à la Grèce de continuer à respecter ses engagements européens, qui l’ont mené à une dépression profonde ? De réduire sa dette à 60 % du PIB en 20 ans ?  L’effort à réaliser dépend de l’écart entre le taux d’intérêt payé sur la dette (1,9 % en 2014) et le taux de croissance nominal du PIB (-1,2 % en 2014).  Même si la Grèce parvenait à un surcroît de croissance tel que son taux de croissance soit égal au taux d’intérêt auquel elle s’endette, elle devrait verser chaque année 6 % de son PIB ; cette ponction déséquilibrerait son économie et briserait sa croissance. Tant sur le plan économique que sur le plan social, on ne peut demander au peuple grec un effort supplémentaire.

La Grèce serait-elle un pays émergent que la solution serait évidente : une forte dévaluation et un défaut sur la dette. A contrario, la zone euro ne peut se maintenir sans solidarité entre pays et sans un tournant dans ses politiques économiques. L’Europe ne peut demander au nouveau gouvernement grec de maintenir un programme d’austérité sans perspective, de renoncer à son programme électoral pour mettre en œuvre la politique négociée par le gouvernement précédent qui a échoué. Un refus de compromis conduirait au pire : une épreuve de force, le blocage financier de la Grèce, sa sortie de la zone euro et peut-être de l’UE. Les peuples auraient, à juste titre, le sentiment que l’Europe est un carcan, que les votes démocratiques ne comptent pas. En sens inverse, il sera difficile pour les pays du Nord et pour la Commission de renoncer à leurs exigences : un contrôle étroit des politiques budgétaires nationales, les objectifs de réduction des dettes et des déficits publics, la conditionnalité des aides, les politiques de privatisation et de réformes structurelles.

Le programme de Syriza comporte la reconstitution de la protection sociale, des services publics, d’un niveau de vie acceptable des retraités et salariés, mais aussi, très clairement, la réforme fiscale, la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance, la recherche d’un nouveau mode de développement, basé sur un renouveau productif et la réindustrialisation, impulsés par l’Etat et par un secteur bancaire rénové, basés sur l’investissement public et privé. C’est un chemin ambitieux qui suppose de lutter contre l’avidité et l’inertie des classes dominantes et de mobiliser la société tout entière, mais c’est le seul porteur d’avenir.

La seule solution est un compromis, qui ouvre la porte à une nouvelle politique en Europe. Distinguons la question grecque de la question européenne. Les institutions européennes doivent accepter de négocier une restructuration de la dette grecque. Cette dette, de 317 milliards d’euros, est aujourd’hui détenue pour 32 milliards par le FMI, pour 223 milliards par la BCE, le Fonds européen de stabilité financière, les autres États membres, soit à 80 % par des institutions publiques. Ceci a permis au secteur privé de se délester des titres grecs, mais n’a guère aidé l’économie grecque. La Grèce bénéficie déjà de taux d’intérêt avantageux et de larges délais de remboursement[2]. Compte tenu du bas niveau des taux d’intérêt aujourd’hui et de l’appétence des investisseurs financiers pour la dette publique sans risque de la plupart des Etats membres, il n’est pas besoin de faire défaut sur la dette grecque ; il suffit de la restructurer et de la garantir. Il faut éviter que, chaque année, la Grèce soit dans la situation de devoir rembourser et refinancer un montant excessif de dettes, donc d’être à la merci des marchés financiers ou de nouvelles négociations avec la troïka. La Grèce a besoin d’un accord de long terme, basé sur la confiance réciproque.

Ainsi, l’Europe devrait-elle donner du temps au peuple grec, le temps que son économie se redresse. Il faut rendre soutenable la dette grecque en la transformant en dette garantie à très long terme, éventuellement cantonnée dans le Mécanisme européen de stabilité, de sorte qu’elle soit protégée de la spéculation. Cette dette pourrait être financée par des euro-obligations à des taux très faibles (0,5% à 10 ans ou même à des taux légèrement négatifs en émettant des titres indexés sur l’inflation). Ainsi, les contribuables européens ne seront pas mis à contribution et la charge de la dette grecque sera acceptable. C’est surtout la croissance de l’économie grecque qui doit permettre la baisse du ratio dette/PIB. Le remboursement doit être limité et, comme le propose la Grèce, dépendre de la croissance (par exemple être nul tant que la croissance en volume n’atteint pas 2%, puis 0,25 point de PIB par point de croissance supplémentaire). Les accords avec la Grèce doivent être revus pour permettre au nouveau gouvernement de mettre en œuvre son programme de redressement social puis productif. Deux axes doivent guider la négociation : la responsabilité de la situation étant partagée entre la Grèce et l’Europe, chacun doit assumer sa part du fardeau (les banques ayant déjà subi un défaut partiel) ; il faut permettre à la Grèce de sortir de sa profonde dépression, ce qui suppose à court terme de soutenir la consommation, à moyen terme d’impulser et de financer le renouveau productif.

La France devrait soutenir la proposition de Syriza d’une conférence européenne de la dette, car le problème n’est pas uniquement grec. L’expérience grecque ne fait qu’illustrer les dysfonctionnements structurels de la gouvernance économique de l’Europe et les défis auxquels sont confrontés tous les États membres. Une transformation de cette gouvernance s’impose pour sortir de la crise économique, sociale et politique dans laquelle est engluée la zone euro. Il faut résolument accentuer le tournant pris avec le plan Juncker (soutien à l’investissement de 315 milliards en 3 ans) et le programme d’assouplissement quantitatif de la BCE (1 140 milliards en 18 mois).

Les dettes publiques des pays de la zone euro doivent être garanties par la BCE et l’ensemble des Etats membres. Pour les résorber, la BCE doit maintenir durablement le taux long nettement en dessous du taux de croissance, ce qui nécessitera de taxer les activités financières et de contrôler l’orientation des crédits bancaires pour éviter le gonflement de bulles spéculatives. Au lieu de la baisse des dépenses publiques et sociales, l’Europe doit coordonner la lutte contre la concurrence fiscale et l’évasion fiscale des plus riches et des firmes multinationales. Le carcan budgétaire insoutenable imposé par le Pacte de stabilité ou le Traité budgétaire européen doit être remplacé par une coordination des politiques économiques visant le plein-emploi et la résorption des déséquilibres entre pays de la zone. Enfin, l’Europe doit proposer une stratégie de sortie de crise basée sur la hausse de la demande interne dans les pays excédentaires, la coordination des politiques salariales, le soutien aux investissements préparant la transition écologique et sociale. Le défi est là aussi important. Il faut repenser l’organisation des politiques économiques en Europe pour permettre aux pays de mener des politiques différentes et autonomes, mais coordonnées. Ce n’est qu’ainsi que la zone euro pourra survivre et prospérer.

 

 


[1] Dont près de la moitié ont été utilisés par l’Etat grec pour secourir le système bancaire grec.

[2] De plus, les Etats membres et la BCE lui remboursent les gains qu’ils réalisent sur leurs titres grecs.




Le Sisyphe grec et sa dette publique : vers la fin du calvaire ?

par Céline Antonin

Après son incapacité à élire un nouveau Président à la majorité qualifiée, le Parlement grec a été dissous, en attendant des élections législatives anticipées qui doivent se tenir le 25 janvier 2015. Le parti de la gauche radicale, Syriza, fait la course en tête dans les sondages d’opinion, devançant le parti « Nouvelle Démocratie » du Premier ministre sortant, Anthony Samaras. S’il recueille l’enthousiasme de la population, le programme économique de Syriza attise les craintes des bailleurs de la troïka (FMI, BCE et UE), en particulier sur trois sujets : la potentielle sortie du pays de la zone euro, la mise en place d’une relance budgétaire et un défaut souverain partiel. Ce dernier sujet sera le principal enjeu post-électoral.

Le véritable enjeu de l’élection : la restructuration de la dette publique grecque

La crainte d’une potentielle sortie de la Grèce de la zone euro (le fameux « Grexit ») doit être relativisée. La situation est différente de ce qu’elle était au moment de la crise des dettes souveraines, lorsque les différentiels de taux obligataires faisaient craindre un phénomène de contagion et un éclatement de la zone euro. En outre, Syriza n’est pas en faveur d’une sortie de l’euro, et personne ne peut y contraindre le pays dans la mesure où cela n’est prévu par aucun texte. Enfin, les conséquences d’une telle décision sur les autres membres pouvant être lourdes, une sortie du pays de la zone euro n’interviendrait qu’en dernier recours.

Syriza appelle de ses vœux la fin de l’austérité et une relance budgétaire d’un montant de 11 milliards d’euros avec relèvement du salaire minimum à son niveau antérieur, revalorisation des retraites, réembauche de fonctionnaires et augmentation des dépenses publiques. Un compromis avec la troïka peut-il être trouvé ? Rien n’est moins sûr, et il est quasi certain que Syriza devra revoir ses ambitions  à la baisse. Certes, le déficit grec s’est réduit. Le pays est en léger excédent primaire en 2014, et devrait poursuivre sa consolidation budgétaire en 2015-2016. Mais la Grèce doit continuer à emprunter pour financer les intérêts de la dette, pour rembourser ou renouveler la dette arrivée à maturité, et pour rembourser les prêts octroyés par le FMI. Pour cela, elle doit surtout compter sur l’aide extérieure. A partir du deuxième semestre de 2015, elle fera face à un trou de financement d’un montant de 12,5 milliards d’euros (19,6 milliards d’euros si elle n’obtient pas l’aide du FMI). Par ailleurs, les banques grecques, encore fragiles[1], restent très dépendantes de l’accès au programme Emergency Liquidity Assistance (ELA) de la BCE qui leur permet d’obtenir des liquidités d’urgence auprès de la Banque de Grèce. Si la Grèce refuse les réformes, un bras de fer risque de s’engager avec la troïka. La BCE a déjà menacé le pays de lui couper l’accès à la liquidité. En outre, la troïka reste le principal créancier de la Grèce, qui dispose néanmoins d’un nouvel atout : dans la mesure où elle n’emprunte plus que pour rembourser sa dette, et non pour financer son déficit budgétaire, elle pourrait menacer ses créanciers d’un défaut de paiement unilatéral, même si c’est un jeu dangereux qui la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années.

C’est justement cette question de la restructuration de la dette grecque et d’un défaut partiel, mise en avant par Syriza, qui apparaît comme l’un des principaux enjeux postélectoraux. Aléxis Tsípras souhaite l’effacement d’une partie de la dette publique, un moratoire sur le paiement des intérêts et des remboursements conditionnés aux performances économiques du pays. D’après les prévisions de la Commission et du FMI, le ratio d’endettement public en Grèce devrait passer de 175 % en 2013 à 128 % du PIB en 2020. Cependant, les hypothèses sous-jacentes à ce scénario manquent de réalisme : croissance nominale supérieure à 3 % en 2015, excédent primaire de 4,5 % du PIB entre 2016 et 2019, … Etant donné l’ampleur de la dette publique grecque en 2013 et son profil d’amortissement (avec des remboursements atteignant 13 milliards d’euros en 2019 et jusqu’à 18 milliards d’euros en 2039[2]), une nouvelle restructuration semble inéluctable.

Une dette publique essentiellement détenue par les pays membres de la zone euro

Depuis le déclenchement de la crise grecque à l’automne 2009, la composition de la dette publique grecque a bien changé. Alors qu’en 2010, la dette publique était détenue par les investisseurs financiers, le bilan est bien différent début 2015[3]. Après deux plans d’aide (en 2010 et 2012) et une restructuration de la dette publique détenue par le secteur privé en mars 2012 (plan Private Sector Involvement), 75 % de la dette publique est aujourd’hui constituée par des prêts (tableau 1). A eux seuls, le FMI, la BCE, les banques centrales nationales et les pays de la zone euro détiennent 80 % de la dette publique grecque.

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A contrario, depuis le plan de restructuration de mars 2012, les banques européennes ont fortement réduit leur exposition à la dette publique grecque (tableau 2). En outre, leurs niveaux de capitalisation ont augmenté depuis 2010, notamment avec la mise en place progressive de la réforme Bâle 3. Les banques ont donc une marge d’absorption en cas de défaut partiel de la Grèce.

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Etant donné que plus de la moitié de la dette publique grecque est détenue par les pays membres de la zone euro, sa renégociation ne peut se faire qu’en concertation avec ces derniers.

Quelles solutions pour restructurer la dette ?

Les pays européens ont déjà fait plusieurs concessions pour aider la Grèce à assurer le service de sa dette :

– la maturité des prêts a été augmentée et le taux d’intérêt des prêts accordés par le FESF a été réduit. Pour le premier programme d’aide (prêts bilatéraux), la maturité initiale était 2026 (avec un moratoire jusqu’en 2019) et le taux d’intérêt était indexé sur l’Euribor 3 mois majoré d’une prime de risque de 300 points de base. En 2012, cette prime de risque a été ramenée à 50 points de base et la maturité a été étendue de 15 ans, jusqu’en 2041 ;

– les profits réalisés par la BCE et les banques centrales nationales sur les obligations qu’elles détiennent ont été restituées à la Grèce ;

– le paiement des intérêts sur les prêts du FESF ont été différés de 10 ans.

Des solutions comparables aux solutions passées peuvent être mises en œuvre. La dette pourrait être rééchelonnée. En effet, le taux pratiqué sur les prêts du premier plan d’aide (taux Euribor 3 mois + 50 points de base) étant globalement supérieur au coût de financement des pays européens, il pourrait être abaissé. Et la durée des prêts du premier et du second plan d’aide pourrait être encore allongée de 10 ans, jusqu’en 2051. D’après le think tank Bruegel, ces deux mesures combinées permettraient de réduire le montant des remboursements de la Grèce de 31,7 milliards d’euros.

Cependant, ces mesures paraissent limitées pour résoudre la question de l’endettement grec : elles ne font que repousser le problème. D’autres mesures sont nécessaires pour soulager la Grèce du poids de son endettement public. Les pays de la zone euro étant les principaux exposés à la dette grecque, ils ont intérêt à trouver un compromis, car en cas de défaut unilatéral, c’est le contribuable de chaque pays européen qui sera mis à contribution.

Du côté du FMI, il ne faut pas attendre d’effacement de dette. L’institution est en effet créancier prioritaire en cas de défaut d’un pays, et prêteur en dernier ressort ; depuis sa création, elle n’a jamais effacé de dette. Par conséquent, c’est avec les membres de la zone euro, principaux créanciers de la Grèce, qu’un défaut partiel devrait être négocié. D’un côté, la Grèce peut brandir la menace d’un défaut unilatéral non concerté, engendrant des pertes pour ses créanciers. De l’autre, elle n’a pas intérêt à s’aliéner les membres de la zone euro et la BCE, qui ont été ses principaux soutiens depuis qu’elle est en crise. Un défaut brutal la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années ; même si la Grèce a retrouvé un excédent primaire, la situation est instable et elle a encore besoin d’un financement externe, ne serait-ce que pour honorer les remboursements du FMI. Une solution serait que les pays de la zone euro acceptent une décote sur la valeur nominale des titres de dette publique qu’ils détiennent, comme ce fut le cas pour les investisseurs privés en mars 2012.

Pour conclure, la Grèce est confrontée à plusieurs défis. Dans le court terme, l’urgence est d’arriver à trouver des sources de financement pour traverser l’année 2015. Pour cela, elle devra composer avec la troïka, et notamment la BCE, dont l’action est cruciale. Cette dernière a prévenu la Grèce qu’en cas d’échec des négociations, elle pourrait lui couper l’accès à la liquidité. Par ailleurs, le 22 janvier 2015, la BCE doit prendre la décision très attendue de mettre en œuvre un assouplissement quantitatif ; l’enjeu est de savoir si la BCE acceptera le rachat de bons du Trésor grecs. A plus long terme, la question de la restructuration de la dette se posera inévitablement, quel que soit le vainqueur des urnes. La restructuration devrait cependant être plus facile avec les créanciers publics qu’avec les banques privées, si tant est que la Grèce donne, de son côté, des gages de confiance à ses partenaires européens.

 


[1] Voir les résultats des tests de résistance publiés par la BCE le 26 octobre 2014

[2]Voir Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n°75, septembre 2014, tableau 6.

[3] Pour une comparaison avec la situation en juin 2012, voir Céline Antonin, « Retour à la drachme : un drame insurmontable ? », Note de l’OFCE n°20, juin 2012.




Les étranges prévisions de la Commission pour 2014

par Mathieu Plane

Les chiffres de la croissance française pour 2014 publiés par la Commission européenne (CE), dans son dernier rapport de mai 2013, semblent en apparence relativement consensuels. En effet, la Commission table sur une croissance du PIB de 1,1 % en 2014, relativement proche de la prévision réalisée par l’OCDE (1,3 %) ou par le FMI (0,9 %) (tableau 1). Cependant, ces prévisions de croissance relativement similaires masquent des différences profondes. Tout d’abord, pour définir la politique budgétaire à venir, contrairement aux autres instituts, la Commission ne prend en compte que les mesures votées. Si les prévisions de croissance de la Commission pour l’année 2013 intègrent bien les mesures de la Loi de finances pour 2013 (et donc la politique de grande rigueur), les prévisions pour 2014 n’intègrent aucune mesure budgétaire à venir, alors même que le gouvernement prévoit, d’après le programme de stabilité transmis à Bruxelles en avril 2013, une austérité de 20 milliards d’euros en 2014 (soit une impulsion budgétaire de -1 point de PIB). Pour 2014, l’exercice réalisé par la Commission ressemble donc plus un cadrage économique qu’à une prévision car il n’intègre pas la politique budgétaire la plus probable pour 2014. Du coup, le gouvernement n’a aucune raison de se caler sur la prévision de croissance de la Commission pour 2014 car les hypothèses sur la politique budgétaire sont radicalement opposées. Mais au-delà de cette différence, se pose également le problème de cohérence globale du cadre économique réalisé par la Commission pour 2014. Il est en effet difficilement compréhensible que Commission puisse prévoir pour 2014 une hausse du taux de chômage avec un output gap très dégradé et une impulsion budgétaire positive.

Globalement, tous les instituts partagent l’idée que l’output gap de la France est actuellement très creusé, compris en 2013 entre -3,4 points de PIB (pour la CE) et -4,3 (pour l’OCDE) (tableau 1). Tous considèrent donc que le PIB actuel est très éloigné de sa trajectoire de long terme et ce déficit d’activité devrait donc conduire, en dehors de tout choc extérieur et de toute contrainte sur la politique budgétaire et monétaire, à un rattrapage spontané de croissance dans les années à venir. Cela devrait donc se traduire par un taux de croissance du PIB supérieur à celui du potentiel, quelle que soit la valeur de ce dernier. Assez logiquement, si l’impulsion budgétaire est neutre ou positive, la croissance du PIB devrait être donc largement supérieure à son potentiel. Pour le FMI, l’impulsion budgétaire négative (-0,2 point de PIB) est plus que compensée par le rattrapage spontané de l’économie, se traduisant par une légère fermeture de l’output gap (0,2) en 2014. Pour l’OCDE, l’impulsion budgétaire fortement négative (-0,7 point de PIB) ne permet pas de fermeture de l’ouput gap, celui-ci continuant à se creuser (-0,3), mais moins que l’impact négatif de l’impulsion en raison de la dynamique spontanée de rattrapage. Dans les deux cas (OCDE et FMI), cette politique budgétaire restrictive pèse sur la croissance mais permet d’améliorer le solde public en 2014 (0,5 point de PIB pour l’OCDE et 0,3 pour le FMI).

La Commission, quant à elle, intègre dans ses prévisions une impulsion budgétaire positive pour la France pour 2014 (+0,4 point de PIB). Comme nous l’avons vu précédemment, la Commission ne prend en compte que les mesures budgétaires votées ayant un impact en 2014. Or, pour 2014, si aucune nouvelle décision budgétaire n’est prise, les taux de prélèvements obligatoires devraient spontanément diminuer en raison de la baisse entre 2013 et 2014 du rendement de certaines mesures fiscales ou du financement partiel d’autres mesures (comme le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi). Naturellement, cela pourrait se traduire par une impulsion budgétaire positive pour 2014. Mais, malgré cet effet, qui s’apparente à une politique de relance (de faible ampleur), la fermeture de l’output gap est inférieure (0,1 point de PIB) à l’impulsion budgétaire. Cela laisse implicitement penser que la politique budgétaire n’a pas d’effet sur l’activité et surtout qu’il n’y a pas de rattrapage spontané possible pour l’économie française malgré un output gap très dégradé. Mais on ne comprend pas pourquoi. Du coup, le solde public se dégrade en 2014 (-0,3 point de PIB) et le taux de chômage augmente de 0,3 point (ce qui peut paraître paradoxal avec un output gap qui ne se dégrade pas). L’économie française est donc perdante sur tous les tableaux d’après des grands indicateurs macroéconomiques.

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus par la Commission (l’OCDE et le FMI), et en intégrant des hypothèses relativement standards (multiplicateur budgétaire à court terme à 1 et fermeture spontanée de l’output gap en 5 ans), on aurait pu attendre de la Commission une croissance pour la France en 2014 de 2,1 % (1,7 % pour l’OCDE et 1,2 % pour le FMI), et donc une forte baisse du taux de chômage.

Assez paradoxalement, on ne retrouve pas la même logique de la Commission en ce qui concerne la prévision pour l’Allemagne ou la zone euro dans son ensemble (tableau 2). Dans le cas de l’Allemagne, malgré un output gap peu dégradé en 2013 (-1 point de PIB), laissant normalement augurer un faible rattrapage spontané de l’économie allemande en 2014 et une impulsion budgétaire quasiment neutre (0,1 point de PIB), la croissance de l’Allemagne en 2014 serait attendue à 1,8 %, permettant une fermeture de l’output gap de  0,5 point de PIB. Avec pour conséquence une baisse du taux de chômage et une réduction du déficit public en Allemagne pour 2014.

Dans le cas de la zone euro, on retrouve le même scénario : une impulsion budgétaire très légèrement positive (0,2 point de PIB) et une réduction rapide de l’output gap (0,7 point de PIB), ce qui se traduit à la fois par une amélioration des comptes publics malgré une impulsion budgétaire positive et une baisse du taux de chômage (même si on aurait pu s’attendre à une plus forte réduction de ce dernier au regard de l’amélioration de l’output gap).

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus pour chaque pays par la Commission,  la prévision pour 2014 aurait pu conduire à une croissance de 2,1 % pour la France, 1,6 % pour l’Allemagne et 1,3 % pour la zone euro.

Finalement, pourquoi la France, malgré un output gap plus dégradé que l’Allemagne et la zone euro et une impulsion budgétaire positive plus forte, connaît-elle une augmentation de son taux de chômage en 2014 quand les autres pays voient le leur baisser ? Doit-on y voir une difficulté, voire une impossibilité pour la Commission d’inscrire en prévision qu’une politique sans consolidation budgétaire puisse  faire de la croissance et baisser le chômage spontanément en France ?

 




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Le cas « chypri-hot » !

par Jérôme Creel

Avant une étude plus approfondie de la crise chypriote, et de ses conséquences sur la zone euro, voici quelques réflexions sur le projet d’accord intervenu ce matin entre la Présidence chypriote et certains bailleurs de fonds.

Ce projet prévoit la faillite d’une banque privée, la Laiki, et la mise à disposition de ses dépôts sécurisés (en deçà de 100 000 euros) auprès d’une autre banque privée, la Bank of Cyprus afin de participer à sa recapitalisation. Dans cette banque, les dépôts au-delà de 100 000 euros seront gelés et convertis en actions. In fine, la Bank of Cyprus devrait pouvoir atteindre un ratio de fonds propres de 9%, conformément à la législation bancaire appliquée dans l’UE. En échange de ces dispositions, auxquelles s’ajoutent des augmentations des taxes sur les revenus du capital et sur les bénéfices des entreprises, les institutions européennes verseront 10 milliards d’euros à Chypre. Les dépôts bancaires garantis selon les règles en vigueur dans l’UE vont le rester, en même temps que la hausse des taxes sur les revenus du capital va réduire la rémunération excessivement attractive des dépôts chypriotes au regard de la moyenne européenne.
En une semaine, les négociations entre les autorités chypriotes, le FMI et les institutions européennes ont abouti à des résultats radicalement différents. Pour le volet du plan de sauvetage correspondant à la viabilité du système bancaire, le président chypriote a semble-t-il été confronté à un arbitrage entre la taxation de tous les déposants, y compris les « petits épargnants », et la faillite bancaire n’entraînant de pertes financières que pour les actionnaires, les détenteurs d’obligations et les « grands épargnants » (ceux dont les dépôts dépassent 100 000 euros). Il aura donc fallu une semaine pour que le représentant démocratiquement élu d’un Etat membre de l’Union européenne cède et défende l’intérêt du plus grand nombre (l’intérêt général ?) au détriment des intérêts particuliers de quelques banquiers.

Dans le projet d’accord intervenu ce matin figure aussi une mention fort intéressante aux questions de blanchiment d’argent. Les banques chypriotes vont subir des audits permettant de mieux connaître l’origine des fonds perçus. Cette fois-ci, il n’aura pas fallu une semaine, mais bien plutôt des années pour que les membres de l’Eurogroupe s’emparent aussi officiellement d’une question fondamentale sur le fonctionnement de l’économie chypriote. Au-delà du cas chypriote, il est permis de douter que l’argent n’ait pas d’odeur dans l’UE.

Dernière réflexion à propos du Fonds monétaire international, bailleur de fonds associé dans la troïka à la Banque centrale européenne et à la Commission européenne. Il semblerait que ses exigences aient été très nombreuses : doit-on en conclure que le FMI a un pouvoir de négociation bien supérieur à ceux de la BCE et de la Commission européenne, qu’il est le leader de cette troïka ? Si tel était le cas, cela poserait problème : d’une part, la BCE et la Commission sont supposés défendre les intérêts européens, ce qui serait infirmé si ces deux institutions étaient sous la coupe du FMI. D’autre part, il ne faudrait pas oublier que lors de sa recapitalisation d’avril 2009, le FMI a bénéficié de fonds supplémentaires en provenance des pays de l’UE, sage décision de leur part si leurs représentants anticipaient d’avoir bientôt recours à des plans de sauvetage, les fonds attribués au FMI revenant dans l’UE sous forme de prêts. Ceci étant, se voir dicter par le FMI des conditions drastiques pour bénéficier de plans de sauvetage au financement duquel on a somme toute largement contribué, est contestable; et ceci fragilise le processus d’intégration européenne.




Révision des multiplicateurs et révision des prévisions – du discours aux actes ?

par Bruno Ducoudré

A la suite du FMI et de la Commission européenne (CE), l’OCDE a elle aussi revu très récemment à la baisse sa prévision de croissance du PIB de la zone euro en 2012 (-0,4% contre -0,1% en avril 2012) et en 2013 (-0,1% contre +0,9% en avril 2012). Dans son dernier exercice de prévision, l’OCDE affirme désormais partager avec les autres institutions internationales (FMI[i] et CE[ii]) l’idée que les multiplicateurs sont aujourd’hui élevés en zone euro[iii] : l’austérité budgétaire opérée simultanément dans l’ensemble des pays de la zone alors que la conjoncture est déjà dégradée, combinée à une Banque centrale européenne disposant de très peu de marges de manœuvre pour baisser encore son taux d’intérêt, conduit à augmenter l’impact de la consolidation budgétaire actuelle sur l’activité économique.

Ce revirement de positionnement des trois institutions pose deux questions :

  • quels sont les facteurs principaux conduisant à la révision des prévisions de croissance ? Compte tenu de l’ampleur des politiques d’austérité menées en zone euro, on peut dès lors s’attendre à ce que les révisions de prévision des impulsions budgétaires soient un déterminant majeur des révisions de prévisions de croissance. Ces révisions sont ainsi le premier facteur explicatif des révisions de prévision de croissance de l’OFCE pour la France en 2012.
  • Ce changement de discours se traduit-il concrètement par une révision à la hausse des multiplicateurs utilisés lors des exercices de prévision ? Généralement, ces institutions ne précisent pas la taille des multiplicateurs utilisés en prévision. L’analyse des révisions de prévisions pour la zone euro en 2012 et 2013 peut cependant nous indiquer dans quelle mesure les multiplicateurs ont bien été révisés à la hausse.

Le graphique ci-dessous montre qu’entre la prévision réalisée en avril de l’année N-1 pour la zone euro et la dernière prévision disponible pour l’année N, les trois instituts ont révisé très fortement à la baisse leur prévision de -2,3 points en moyenne pour 2012 et de -0,9 point en moyenne pour 2013.

Dans le même temps, les impulsions budgétaires ont aussi été révisées, de -0,6 point de PIB pour l’OCDE à -0,8 point de PIB pour le FMI pour l’année 2012, et de -0,8 point pour la Commission à +0,2 point pour l’OCDE en 2013, ce qui explique une partie des révisions de croissance pour ces deux années.

Comparativement, pour 2012 l’OFCE est l’institut qui a le moins révisé sa prévision de croissance, mais qui a le plus changé sa prévision d’impulsion budgétaire (-1,7 point de PIB prévu en octobre 2012 contre -0,5 point de PIB prévu en avril 2011, soit une révision de -1,2 point). Par contre pour 2013, la révision de prévision de croissance est similaire pour tous les instituts, mais les révisions d’impulsions sont très différentes. Ces divergences peuvent ainsi provenir pour partie de la révision des multiplicateurs.

Les révisions des prévisions de croissance ğ peuvent être décomposées en plusieurs termes :

  • Une révision de l’impulsion budgétaire IB, notée ΔIB ;
  • Une révision du multiplicateur k, notée Δk, k0 étant le multiplicateur initial et k1 le multiplicateur révisé ;
  • Une révision de la croissance spontanée en zone euro (hors effet de la politique budgétaire), des impulsions budgétaires hors de la zone euro… Δe

La révision de prévision de l’OFCE de -1,5 point pour l’année 2012 intervenue entre avril 2011 et octobre 2012 se décompose ainsi en -1,3 point de révision des impulsions budgétaires, et -0,3 point provenant de la révision à la hausse du multiplicateur (tableau). La somme des effets des autres sources de révision ajoute 0,1 point de croissance en 2012 par rapport à la prévision réalisée en avril 2011. Par contre, pour 2013 la révision s’explique principalement par la hausse de la taille du multiplicateur.

Concernant les institutions internationales, tous ces éléments (taille du multiplicateur, croissance spontanée, …) ne nous sont pas connus, mais les impulsions budgétaires le sont. Il y a alors plusieurs cas polaires permettant d’inférer un intervalle pour les multiplicateurs utilisés en prévision. De plus, si ce sont principalement les révisions d’impulsion budgétaire et les révisions de taille du multiplicateur qui sont la source de la révision des prévisions de croissance, on peut en première approximation faire l’hypothèse Δe = 0. On peut alors calculer le multiplicateur implicite tel que l’ensemble de la révision est attribué à la révision des impulsions budgétaires, et celui tel que la révision se partage entre révision du multiplicateur et révision de l’impulsion.

Attribuer l’ensemble des révisions de prévisions pour 2012 à la révision des impulsions impliquerait des multiplicateurs initiaux très élevés, de l’ordre de 2,5 pour le FMI à 4,3 pour l’OCDE (tableau), ce qui n’est pas cohérent avec l’analyse du FMI (qui évalue le multiplicateur actuel entre 0,9 et 1,7). Par contre l’ordre de grandeur des multiplicateurs inférés pour le FMI (1,4) et la Commission (1,1) pour l’année 2013 paraît plus proche du consensus actuel, si on regarde l’état actuel de la littérature sur la taille des multiplicateurs.

On peut aussi faire l’hypothèse que la Commission, l’OCDE et le FMI se basaient dans le passé récent sur les multiplicateurs issus de modèles DSGE, multiplicateurs qui sont généralement faibles, de l’ordre de 0,5[1]. En retenant cette valeur pour le premier exercice de prévision (avril 2011 pour l’année 2012 et avril 2012 pour l’année 2013), on peut calculer un multiplicateur implicite tel que l’ensemble des révisions se décompose entre la révision de l’impulsion et la révision du multiplicateur. Ce multiplicateur serait alors compris entre 2,8 (OCDE) et 3,6 (CE) pour l’année 2012, tandis qu’il serait compris entre 1,3 (OCDE et FMI) et 2,8 (CE) pour 2013.

 

Les révisions de prévision pour l’année 2012 ne sont pas principalement issues d’une révision conjointe des impulsions budgétaires et de la taille des multiplicateurs. Une part importante des révisions de croissance provient aussi d’une révision à la baisse de la croissance spontanée. Supposons maintenant que les multiplicateurs finaux valent 1,3 (soit la moyenne des bornes de l’intervalle estimé par le FMI) ; la révision de la croissance spontanée en zone euro compte alors pour plus de 50 % de la révision de prévision pour la zone euro en 2012, ce qui traduit un biais d’optimisme commun à la Commission, l’OCDE et le FMI. En comparaison, la révision de croissance spontanée compte pour moins de 10 % dans la révision de prévision de l’OFCE pour l’année 2012.

Par contre, la taille des multiplicateurs inférés à partir des révisions de prévision pour 2013 apparaît en rapport avec l’intervalle calculé par le FMI – de l’ordre de 1,1 pour la Commission, 1,3 pour l’OCDE et 1,3 à 1,4 pour le FMI. Les révisions des prévisions de croissance pour 2013 peuvent dès lors s’expliquer principalement par la révision des impulsions budgétaires prévues et la hausse des multiplicateurs utilisés. En ce sens, la controverse sur la taille des multiplicateurs s’est donc bien traduite par un relèvement de la taille des multiplicateurs utilisés en prévision par les grands instituts internationaux.


[1] Voir par exemple Commission européenne (2012) : « Report on public finances in EMU », European Economy n°2012-4. Plus précisément, le multiplicateur issu du modèle QUEST de la Commission européenne vaut 1 la première année pour un choc permanent portant sur les investissements publics ou les traitements des fonctionnaires, 0,5 pour les autres dépenses publiques, et moins de 0,4 pour les impôts et transferts.


[i] Voir par exemple, à la page 41 des Perspectives Economiques Mondiales du FMI d’octobre 2012 : « The main finding (…) is that the multipliers used in generating growth forecasts have been systematically too low since the start of the Great Recession, by 0.4 to 1.2, depending on the forecast source and the specifics of the estimation approach. Informal evidence suggests that the multipliers implicitly used to generate these forecasts are about 0.5. So actual multipliers may be higher, in the range of 0.9 to 1.7. »

[ii] Voir par exemple, à la page 115 du Rapport sur les Finances Publiques en UEM de la Commission Européenne : « In addition, there is a growing understanding that fiscal multipliers are non-linear and become larger in crisis periods because of the increase in aggregate uncertainty about aggregate demand and credit conditions, which therefore cannot be insured by any economic agent, of the presence of slack in the economy, of the larger share of consumers that are liquidity constrained, and of the more accommodative stance of monetary policy. Recent empirical works on US, Italy Germany and France confirm this finding. It is thus reasonable to assume that in the present juncture, with most of the developed economies undergoing consolidations, and in the presence of tensions in the financial markets and high uncertainty, the multipliers for composition-balanced permanent consolidations are higher than normal. »

[iii] Voir par exemple, à la page 20 des Perspectives Economiques de l’OCDE de novembre 2012 : « The size of the drag reflects the spillovers that arise from simultaneous consolidation in many countries, especially in the euro area, increasing standard fiscal multipliers by around a third according to model simulations, and the limited scope for monetary policy to react, possibly increasing the multipliers by an additional one-third. »

 




Pourquoi la croissance française est-elle révisée à la baisse ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Dans ses prévisions d’octobre 2012, l’OFCE a révisé ses prévisions de croissance pour 2012 et 2013. De la même façon, les grands instituts internationaux, l’OCDE, le FMI et la Commission européenne, révisent régulièrement leurs prévisions de croissance pour intégrer l’information nouvellement disponible. L’analyse de ces révisions de prévisions est particulièrement intéressante en ce sens qu’elle révèle l’utilisation par ces institutions de multiplicateurs budgétaires faibles lors de l’élaboration des prévisions. Dit autrement, l’impact récessif des politiques budgétaires serait sous-estimé par l’OCDE, le FMI et la Commission européenne, conduisant à des révisions importantes des prévisions de croissance, comme en attestent les revirements spectaculaires du FMI et de la Commission européenne sur la taille des multiplicateurs.

Le graphique 1 montre ainsi qu’entre la prévision réalisée en avril 2011 et la dernière prévision disponible, le gouvernement, comme l’ensemble des instituts, ont révisé très fortement à la baisse leur prévision de croissance pour la France.

C’est que dans le même temps les politiques d’austérité ont été renforcées, particulièrement en zone euro. Les pays européens se sont en effet engagés dans leur programme de stabilité à retourner en 3 ans à des finances publiques équilibrées. Contrairement aux années précédant la crise, le respect de ces engagements est considéré comme la condition nécessaire, voire suffisante, à la sortie de crise. Par ailleurs, dans un contexte financier incertain, être le seul État à ne pas respecter sa promesse de consolidation budgétaire serait sanctionné immédiatement par les marchés (hausse des taux souverains, dégradation de sa note, amende de la part de la Commission européenne, contagion implicite des défauts souverains). Mais en tentant de réduire leurs déficits brutalement et de façon synchrone, les gouvernements des pays européens induisent de nouveaux ralentissements de l’activité.

Un cercle vicieux s’installe : à chaque révision à la baisse de leurs prévisions de croissance pour 2012, les gouvernements européens mettent en place de nouveaux plans d’austérité pour tenir leurs engagements de déficit public. Cela a été le cas en France, mais surtout en Italie qui a multiplié par près de trois son effort budgétaire et en Espagne qui est désormais engagée dans la plus forte cure d’austérité des grands pays européens.

Selon nos évaluations (c’est-à-dire en utilisant un multiplicateur de 1), pour l’économie française, la succession de plans d’économie budgétaire au niveau national a conduit à une révision de -1,1 point de la croissance entre avril 2011 et octobre 2012 (passage d’un impact de -0,5 à -1,6 point de PIB). Au cours de la même période, ce mécanisme étant à l’œuvre chez nos partenaires commerciaux, cela a induit une révision de 0,9 point à la croissance française via le commerce extérieur (passage de -0,5 à -1,4 point de PIB) (graphique 2).

Au total, pour l’année 2012, les révisions de l’OFCE pour l’économie française s’expliquent par la seule surenchère de mesures d’économies annoncée au cours des 12 derniers mois, qu’elle soit nationale ou appliquée chez nos pays partenaires (tableau 1).

En dehors de cette surenchère d’austérité, notre diagnostic sur l’économie française n’a que très peu évolué au cours des 18 derniers mois : sans elle, nous aurions même revu légèrement à la hausse notre prévision de croissance (0,4 %).




Amis des acronymes, voici venu l’OMT

par Jérôme Creel et Xavier Timbeau

Il y avait eu OMD, et son Orchestral Manœuvre in the Dark, nous voici maintenant avec Orchestral Manœuvre in the [liquidity] Trap, ou, plus précisément « Outright Monetary Transactions » ce qui, sans conteste, est plus clair. L’OMT est un dispositif potentiellement efficace qui donne à la BCE le moyen d’intervenir massivement sur la crise des dettes dans la zone euro pour limiter les écarts de taux d’intérêt sur les obligations publiques dans la zone euro. La possibilité d’une sortie de la zone euro d’un pays qui serait en opposition avec ses pairs est toujours possible, mais dans le cas où la volonté de préserver l’euro est partagée, la BCE peut intervenir et jouer un rôle comparable aux banques centrales des autres grands Etats. Beaucoup d’espoirs sont donc autorisés par cette porte ouverte vers une sortie de la crise des dettes souveraines en zone euro. Pour autant, certains éléments, comme la conditionnalité, pourraient vite poser problème.

OMT est tout simplement un programme de rachat de titres publics par la Banque centrale européenne, comme le SMP 1.0 (Securities Markets Programme) qu’il remplace, mais limité aux Etats qui seront sous programme du FESF/MES (Fonds européen de stabilité financière/Mécanisme européen de stabilité), bénéficiant donc d’une aide conditionnelle européenne. Ainsi, pour que la BCE intervienne, le pays concerné devra, d’une part, négocier un plan d’ajustement macroéconomique avec la Commission européenne et le Conseil Européen et l’appliquer. La BCE, potentiellement des membres du Parlement européen, ou le FMI peuvent être de la partie (ces institutions – Commission, BCE et FMI – forment la Troïka des hommes en noir, célèbres et redoutés en Grèce). D’autre part, et surtout, ledit pays sera sous surveillance de la Troïka par la suite.

Aussi, si l’Italie et l’Espagne veulent bénéficier du rachat de leurs titres publics par la BCE, leurs gouvernements devront se soumettre à un plan d’ajustement du FESF ou du MES. Ceci n’impliquera pas nécessairement que le plan imposé sera plus drastique en termes d’austérité que celui que ces gouvernements avaient d’ores et déjà imaginé ou instauré (la pensée unique en matière de gestion des finances publiques est très contagieuse en Europe), mais obligera l’Italie et l’Espagne à se soumettre ex ante à un droit de regard extérieur sur le plan d’ajustement élaboré et ex post au contrôle de la Commission et du Conseil. Si les pays sous surveillance venaient à dévier ex post de l’application du plan d’ajustement, ils pourraient se soustraire au programme, certes, mais leurs obligations souveraines ne seraient plus absorbées dans le programme OMT. Ils perdraient le soutien de leurs pairs et devraient affronter les marchés financiers dans des conditions incertaines. Ce serait probablement le premier pas vers un défaut ou une sortie de l’euro.

Par ailleurs, la BCE ne s’est pas engagée à absorber toutes les obligations émises et dispose donc d’une réelle capacité de menace : si le pays fronde, il peut être obligé de faire face à des taux plus élevés. L’OMT introduit donc une carotte (faire baisser les taux) et un bâton (les laisser monter, vendre les obligations détenues en portefeuille par la BCE et donc pousser les taux à la hausse), et ce à chaque nouvelle émission. L’OMT s’apparente donc à une mise sous contrôle direct (la conditionnalité), avec sanction progressive et menace ultime (la sortie du programme).

La BCE indique que ses interventions couvriront principalement des titres à moyen terme (maturité entre 1 et 3 ans), sans pour autant exclure des maturités plus longues, et sans limite quantitative. Notons que les émissions de court/moyen terme représentent habituellement une proportion faible des émissions totales, qui se font plutôt à 10 ans. Cependant, en cas de crise, l’intervention sur des maturités courtes constitue une bouffée d’oxygène, d’autant que les titres à 10 ans arrivant à échéance peuvent être refinancés par des titres à 3 ans. Cela donne des moyens de pression supplémentaires à la Troïka en termes de conditionnalité : l’engagement de l’OMT sur les titres n’est que de 3 ans et doit être éventuellement renouvelé au bout de 3 ans. Le soulagement financier pour les pays sous programme peut être appréciable à court terme. A titre d’exemple, l’Espagne, qui n’a pas encore franchi ce pas, aura émis en 2012 autour de 180 milliards d’euros de dette. Si l’OMT lui avait permis de réduire tout au long de l’année 2012 les taux souverains auxquels elle emprunte, le gain aurait été entre 7 et 9 milliards pour l’année 2012 (et aurait pu se répéter en 2013 et 2014 au moins). Ceci parce qu’au lieu d’emprunter à 10 ans au taux de 7%, l’Espagne aurait pu bénéficier des 2% auxquels la France emprunte à 10 ans ou, au lieu de 4,3% à 3 ans, l’Espagne aurait emprunté à 0,3% (le taux souverain de la France à 3 ans). C’est le gain maximal que l’on peut espérer de ce programme, mais il est conséquent : c’est approximativement l’équivalent de l’impact budgétaire de la récente hausse de TVA en Espagne (soit un peu moins d’un point de PIB espagnol). Cela ne changerait pas définitivement la situation budgétaire de l’Espagne mais cela mettrait fin à une absurdité complète qui conduit les Espagnols à devoir payer beaucoup plus cher leur dette pour compenser leurs créanciers d’un défaut qu’ils s’échinent à ne pas déclencher.

On peut même espérer (ce qui apparaît dans la détente des taux souverains espagnols de presqu’un point qui a suivi  l’annonce de la BCE jeudi 6 septembre 2012, ou de celle de presque un demi point pour les taux italiens) que l’existence du dispositif, même si l’Espagne ou l’Italie n’y recourent pas (et ne se soumettent donc pas au contrôle) suffira à rassurer les marchés, à les convaincre qu’il n’y aura ni défaut ni sortie de l’euro et que rien ne justifie donc une prime de risque.

La BCE a annoncé qu’elle allait mettre fin à son statut de créancier privilégié sur les titres publics. Cette disposition, censée réduire le risque pesant sur la BCE, conduisait à dégrader la qualité des titres détenus en dehors de la BCE et donc à réduire l’impact des interventions de la BCE sur les taux. En acquérant une obligation publique, la BCE reportait le risque sur les obligations détenues par le secteur privé, puisqu’en cas de défaut, elle était un créancier prioritaire passant avant les détenteurs privés d’obligations du même type.

La BCE précise que ses opérations dans le cadre de l’OMT seront intégralement stérilisées (l’impact sur la liquidité en circulation sera neutre), ce qui impliquerait, si cela était pris au mot, que d’autres types d’opérations (achats de titres privés, crédits aux banques) en soient réduits d’autant. Qu’en sera-t-il ? L’exemple du SMP 1.0 peut être mobilisé à ce sujet. Le SMP 1.0 était en effet lui aussi assorti d’une stérilisation. Cette stérilisation passait par des dépôts à court terme (1 semaine, au passif de la BCE), alloués pour un montant égal aux sommes engagées dans le SMP (209 milliards d’euros à ce jour, à l’actif de la BCE). Chaque semaine, la BCE collecte donc des dépôts à terme fixe mais court pour 209 milliards d’euros. Il s’agit donc d’une partie des dépôts des banques que la BCE affecte à l’instrument de stérilisation, sans que pour autant il y ait stérilisation  stricto sensu (parce que cela n’empêche ni la hausse de la taille du bilan de la BCE ni ne réduit en soi la liquidité potentielle en circulation). La mention de la stérilisation dans l’OMT apparaît comme un effort de présentation pour tenter de convaincre certains Etats, tels l’Allemagne, que la politique monétaire ne sera pas inflationniste, et donc contraire au mandat que le Traité d’Union européenne lui a imposé. Actuellement, et parce que la crise reste entière, les banques privées ont des dépôts importants auprès de la BCE (par peur de confier ces dépôts à d’autres institutions financières), ce qui lui confère une marge de manœuvre appréciable pour éviter que la stérilisation annoncée modifie la liquidité en circulation (il y a un peu plus de 300 milliards d’euros de dépôts auprès de la BCE qui ne sont pas mobilisés pour la stérilisation). Ensuite, la BCE peut probablement utiliser les comptes courants (en les bloquant pour une semaine), ce qui ne pose pas de difficulté puisque la BCE prête aux banques à guichet ouvert par le LTRO, sa politique de refinancement des banques à long terme. Au pire, la BCE perdrait de l’argent dans l’opération de stérilisation en cas d’écart de rémunération entre les dépôts à terme et les prêts consentis aux banques. La stérilisation pourrait donc conduire à cette comptabilité absurde, mais n’avoir, dans une situation de crise monétaire et financière aucune incidence sur la liquidité. En revanche, si la situation se normalise, la contrainte de stérilisation pèsera plus lourdement. Nous n’en sommes pas encore là mais quand nous y serons, la BCE devra limiter les crédits à l’économie ou accepter une hausse de la liquidité si l’OMT continue d’être mis en œuvre pour certains Etats membres de la zone euro.

Le marché qui est maintenant sur la table place aujourd’hui les pays de la zone euro dans un dilemme redoutable. D’un côté, l’acceptation du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG) conditionne l’éligibilité au FESF et au MES[1] et elle conditionne donc désormais l’éligibilité au programme OMT. Refuser de signer le traité budgétaire, c’est refuser par avance l’intervention potentielle de la BCE et donc accepter que la crise se prolonge jusqu’à l’éclatement de la zone euro ou jusqu’à un défaut dévastateur sur une dette souveraine. D’un autre côté, signer le traité, c’est accepter le principe d’une stratégie budgétaire restrictive sans discernement (la règle de réduction de la dette publique inscrite dans le TSCG sera dévastatrice) qui va enclencher en zone euro une récession en 2012 et peut-être en 2013.

Signer le traité, c’est aussi relâcher la pression des marchés, mais pour s’en remettre uniquement à la Troïka et à la conviction infondée que les multiplicateurs budgétaires sont faibles, que les ménages européens sont ricardiens ou que la dette publique pèse toujours sur la croissance. Or, abaisser les taux d’intérêt souverains, et en particulier ceux de l’Italie ou de l’Espagne, procure une relative bulle d’oxygène. Mais le gain principal à abaisser ces taux consisterait à étaler la consolidation budgétaire sur une période de temps plus grande. Les taux d’intérêt donnent une valeur au temps et les baisser, c’est se donner plus de temps. Les dettes contractées à des taux réels négatifs ne sont pas des dettes ordinaires et ne sont pas les fardeaux que sont des dettes émises à des taux prohibitifs.

Trouver une nouvelle marge de manœuvre (l’OMT) pour se lier immédiatement les mains (le TSCG et l’aveuglement de la Troïka sur la stratégie budgétaire) serait un gâchis formidable. Seul un revirement dans la stratégie budgétaire permettrait d’exploiter la porte ouverte par la BCE. Bref, sauver l’euro ne servira à rien si on ne sauve pas d’abord l’Union européenne des conséquences sociales désastreuses de l’aveuglement budgétaire.


[1] Le paragraphe 5 du préambule au traité instituant le Mécanisme européen de stabilité précise : « Le présent traité et le TSCG sont complémentaires dans la promotion de la responsabilité budgétaire et de la solidarité au sein de l’Union économique et monétaire. Il est reconnu et convenu que l’octroi d’une assistance financière dans le cadre des nouveaux programmes en vertu du MES sera conditionné, à partir du 1er mars 2013, par la ratification du TSCG par l’État membre concerné et, à l’expiration de la période de transition visée à l’article 3, paragraphe 2, du TSCG, par le respect des exigences dudit article. »