Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




Areva, Flamanville et Fessenheim, acteurs du tournant nucléaire français

par Sarah Guillou

La récente loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte » promulguée le 17 août 2015 prévoit de faire chuter de 75 à 50 % la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2025. Elle plafonne par ailleurs à 63,2 GW la puissance du parc nucléaire. Cette limite correspond à la puissance actuelle et implique que toute nouvelle mise en route de réacteur (Flamanville par exemple) devra se traduire par l’arrêt d’un réacteur de puissance équivalente. La décision du report de la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim y est associée et s’inscrit aujourd’hui dans cet équilibre énergétique. Ce conditionnement de la fermeture de Fessenheim provoque le mécontentement de ceux qui croyaient en la promesse inconditionnelle du candidat François Hollande.

Cette décision s’inscrit cependant dans une nouvelle cohérence de la politique électronucléaire française et un contexte international et technologique qui fait renoncer l’Etat français au « tout nucléaire ». Areva, Flamanville et Fessenheim sont les acteurs de ce tournant.

L’acte I démarre avec la mise au jour des pertes d’Areva. Début 2015, l’annonce d’une perte de près de 5 milliards d’euros pour l’exercice 2014 fait basculer l’entreprise du statut de première classe à celui d’entreprise en difficulté, au même titre qu’Alstom dont le rachat de la branche énergie par General Electric se finalise en cet automne 2015. Le chiffre d’affaires du groupe Areva est d’un peu plus de 8 milliards d’euros en 2014. Les difficultés du groupe tiennent à l’occurrence simultanée de « mauvais états de la nature » de son environnement, qu’il s’agisse de l’évolution du marché, de la réglementation, des contraintes technologiques ou de l’évolution de la concurrence (voir « Areva, vaincue à la croisée des risques », Note de l’OFCE, n° 52, septembre 2015). La gouvernance privée et publique n’ayant pas été en mesure de prendre à temps les décisions adaptées à ces évolutions défavorables, l’heure de la restructuration s’est imposée. Areva a aujourd’hui besoin de 7 milliards de financement pour la période 2015-2017 (pour couvrir les pertes et les échéances d’endettement sans inclure d’éventuelles provisions concernant le chantier TVO). L’accord envisagé avec EDF et présenté fin juillet porte sur Areva NP.

Areva NP est déjà une filiale commune d’Areva et d’EDF qui comprend la construction des réacteurs, l’assemblage des combustibles et les services à la base installée et qui représente la moitié du chiffre d’affaires d’Areva. Fin juillet 2015, il a donc été acquis qu’EDF monterait au capital d’Areva NP en apportant 2 milliards d’euros pour détenir entre 52 % et 75 % du capital selon les apports d’autres investisseurs et 400 millions pour l’acquisition d’autres actifs. Il a par ailleurs été convenu que les surcoûts liés au réacteur finlandais OL3 d’Olkiluoto construit par Areva ne seraient pas supportés par EDF mais par l’Etat et Areva. Il reste une incertitude sur la prise en charge du risque lié au réacteur de Flamanville. EDF conditionne ses engagements à la levée de ce risque.

Des capitaux étrangers pourraient participer au renflouement des fonds propres par des rachats d’actifs. Les entreprises chinoises déjà partenaires d’EDF (CNNC et CGNPC) ou encore Mitsubishi qui a des partenariats avec Areva (voir supra) sont les candidats les plus probables à côté du français Engie (GDF-Suez). L’Etat français ne serait prêt à renflouer l’entreprise qu’à hauteur de 2 milliards d’euros.

Le modèle intégré d’Areva est donc bien ébranlé. Moins de 15 ans après la naissance d’Areva, sa cohérence industrielle est remise en question. L’entreprise est contrainte d’admettre la participation de partenaires du secteur à son capital et à son vaste champ de compétences. Son activité sera à présent concentrée sur le cycle du combustible (extraction, enrichissement et retraitement de l’uranium) avec un plan de charge assuré à près d’un tiers par son client EDF et sur les services de maintenance et de démantèlement.

La stratégie de recentrage, l’évolution des marchés et les préférences inscrites dans les politiques énergétiques sont cohérentes entre elles. Le marché du nucléaire va se concentrer sur les besoins de maintien en condition opérationnelle et de démantèlement. Un peu moins de 500 réacteurs sont répertoriés dans le monde, il y a donc un vaste marché de maintenance puis de démantèlement. C’est en effet dans ce domaine qu’Areva a plutôt gagné des contrats ces dernières années.

Pour l’acte II, Flamanville et Fessenheim se retrouvent liés par la nouvelle loi de transition énergétique et illustrent les difficultés technologiques d’une part et les contraintes budgétaires de l’autre. L’achèvement de la construction de la centrale de Flamanville rencontre d’importants obstacles techniques soulevés par l’Autorité de sûreté nucléaire. Son ouverture est donc fortement conditionnée pour le moment. En même temps, le report de son ouverture implique que le plan de charge de production électrique prévu va devoir se passer d’elle. La fermeture de la centrale de Fessenheim, promise pour 2016, se voit donc retardée pour éviter une transition en termes de puissance électrique produite qu’il faudra d’une façon ou d’une autre combler. A défaut de pouvoir, à court terme, remplacer ce manque en KWh nucléaire par des KWh d’énergies renouvelables, la substitution devrait se faire avec des centrales à charbon – à contre-courant des objectifs de réduction des émissions de CO2 – ou des importations d’électricité – défavorables à notre balance commerciale et pouvant augmenter le prix de l’électricité. Le report de la fermeture de Fessenheim s’est imposé et le gouvernement ne manquera pas de saisir l’opportunité politique du décalage entre l’annonce de la fermeture et sa réalité pratique.

Ajoutons à ces éléments une potentielle indemnisation – estimée à 5 milliards d’euros – qui serait demandée par EDF pour la fermeture anticipée de Fessenheim, il est assez logique que le gouvernement temporise au maximum pour se prononcer sur la date de la fermeture.

Au final, on ne sait pas encore à ce jour à quelle hauteur l’Etat va recapitaliser Areva. Le gouvernement a clairement indiqué qu’il minimiserait le plus possible cette somme mais surtout il semble prêt à laisser entrer des acteurs étrangers. Donc, concomitamment, la loi sur la transition énergétique impose une diminution de la part du nucléaire et l’Etat annonce qu’il ne peut plus financer le secteur comme il avait usage de le faire. Plus généralement, la globalisation du secteur, l’accroissement du coût technologique et des exigences de sécurité ainsi que le déplacement des préférences de l’électeur médian vers moins de nucléaire participent conjointement à une redéfinition de l’engagement de l’Etat à l’égard de l’énergie nucléaire.

L’Etat se voit donc contraint politiquement et économiquement de se retirer du « tout-nucléaire » et d’admettre la fin du total « made in France ». Les décisions finales qui seront prises sur l’avenir d’Areva et le devenir des centrales de Fessenheim (qui fermera sans aucun doute à court terme) et de Flamanville (dont l’ouverture est compromise mais financièrement obligatoire) vont donc marquer un changement d’ère de la politique nucléaire, et ce, même si la dernière loi de transition énergétique était modifiée par l’alternance politique.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




Fiscalité des ménages et des entreprises : quels débats pour quels choix politiques ?

par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

La forte augmentation de la fiscalité entre 2010 et 2013 (hausse de 3 points du taux de prélèvements obligatoires) a fait que la France occupe aujourd’hui le deuxième rang mondial en termes de taux de prélèvements obligatoires derrière le Danemark, après avoir occupé la quatrième place. Un tel niveau d’imposition doit être économiquement soutenable et socialement accepté : les dépenses publiques doivent être efficaces ; la fiscalité doit être juste et transparente. Reste que ce niveau de prélèvements est difficile à maintenir dans  une économie ouverte où la tentation et les possibilités d’exil fiscal sont importantes pour les ménages les plus riches comme pour les grandes entreprises.

Cette hausse de la pression fiscale a rapproché la fiscalité des revenus du capital de celle des revenus du travail ; elle a permis la suppression de nombreuses niches fiscales ou sociales injustifiés. Elle n’en a pas moins provoqué de nombreux mouvements de protestation, tant pour réagir à la taxation des dirigeants d’entreprises (le mouvement « Les pigeons ») qu’à la mise en place d’une fiscalité plus verte (actions contre l’écotaxe).

Depuis juin 2012, de nombreuses mesures en matière de fiscalité ont été prises sans toutefois conduire à une réforme fiscale d’envergure, pourtant souvent évoquée et figurant dans le programme du candidat François Hollande. Dès novembre 2012, à la suite du rapport Gallois préconisant une politique de l’offre comportant en particulier un « choc de compétitivité », le gouvernement avait annoncé la mise en place du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). En Janvier 2014, s’y est ajouté le Pacte de responsabilité. Au total, les entreprises bénéficieront d’une baisse de 30 milliards d’euros du coût du travail et de 10 milliards de leur fiscalité (suppression de la C3S, diminution du taux de l’IS) ; cette baisse devrait être financée par une augmentation de la TVA, par une hausse de la fiscalité écologique malgré l’abandon de l’écotaxe et surtout par une baisse des dépenses publiques de l’ordre de 50 milliards d’euros (qui risque de peser sur la demande). Elle aboutit cependant à reporter les objectifs de diminution du déficit public (mais ceux-ci étaient-ils justifiés ?).

Au Conseil des ministres du 17 juin 2015, le gouvernement s’est engagé à rendre irréversible le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, ceci dès 2018. Bien que réclamée par des économistes comme Piketty, cette réforme s’annonce compliquée avec un gain très limité, d’autant qu’elle ne s’accompagne d’aucune réforme de l’impôt (Sterdyniak, 2015).

Dans quelles directions faire évoluer maintenant la fiscalité française ? Faut-il poursuivre la baisse des impôts sur les entreprises ? Comment faire monter en puissance la fiscalité écologique ? Faut-il toujours envisager une grande réforme de la fiscalité des ménages ? Faut-il augmenter la fiscalité des revenus du capital (dans un souci de redistribution) ou au contraire la réduire (pour encourager l’investissement) ?

Dans le cadre de sa mission d’animation du débat public en économie, l’OFCE vient de publier en juin 2015 un numéro spécial de la Revue de l’OFCE (n°139) sur la fiscalité des ménages et des entreprises. Ce numéro trouve son origine dans la Conférence de consensus  organisée le vendredi 20 mai 2014. L’objectif de cette conférence était de contribuer aux débats actuels sur le niveau, la structure et l’évolution de la fiscalité française.

Ce numéro débute par un compte rendu de la conférence rédigé par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé. Huit contributions approfondissent les différents sujets de réforme fiscale en débat ; elles sont réparties en quatre thèmes : la compétitivité fiscale, la taxation écologique, la fiscalité des ménages et une mise en perspective générale.

Le débat sur la fiscalité des entreprises est crucial aujourd’hui car les entreprises françaises sont lourdement imposées et la France semble souffrir d’un déficit de compétitivité-prix. En sens inverse, une stratégie généralisée de concurrence fiscale en Europe (baisse des impôts des entreprises financées par la baisse des dépenses publiques) serait contreproductive. Sarah Guillou et Tania Treibich, (« Impôts, charges sociales et compétitivité. Le CICE : un instrument mixte »), fournissent la première évaluation microéconomique du CICE réalisée à partir de données d’entreprises. Elles constatent que le CICE devrait doublement bénéficier aux entreprises exportatrices grâce à une amélioration de leur marge (compétitivité-prix) ainsi que de leur aptitude à recruter de la main-d’œuvre qualifiée (compétitivité hors-prix). Eric Heyer (« Fiscalité des entreprises en France : un état des lieux et quatre propositions »,) procède à un examen macroéconomique de la fiscalité des entreprises françaises dans une perspective comparative internationale, analyse l’impact du CICE et du pacte de responsabilité (choc d’offre positif et choc de demande négatif) et énonce plusieurs propositions de réforme.

Les études sur les liens entre environnement, changement climatique, développement durable et bien-être montrent que la transition écologique est nécessaire pour l’Humanité. Dans ce cadre, l’usage d’une fiscalité écologique est indispensable. En même temps, le bas niveau actuel de cette fiscalité et les reculs politiques dans ce domaine montrent la difficulté à la mettre en œuvre. Cette question du rôle de la fiscalité verte dans la transition écologique est traitée dans deux articles. Mireille Chiroleu-Assouline (« La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ? État des lieux et conditions d’acceptabilité ») estime qu’en France, la fiscalité écologique n’a pas la place qui est la sienne, qu’il faut réaffirmer le principe « pollueur-payeur » et que les recettes fiscales de la taxe carbone devraient être employées pour financer la transition écologique. Jean-Charles Hourcade (« La taxe-carbone : une idée toujours d’avenir si… ») explique pourquoi la fiscalité écologique est en général vouée à l’échec car elle suscite une très forte hostilité des payeurs. Toutefois, il souligne que le double dividende (impact positif sur l’environnement et gain en emplois) est potentiellement élevé et qu’il devient urgent d’agir.

Si les impôts payés par les entreprises interrogent quant à leurs éventuels impacts préjudiciables sur la compétitivité, la croissance et la création d’emploi, la fiscalité des ménages est, elle, source de débats intenses pour déterminer le juste mode de calcul de l’impôt sur le revenu, voire de débats passionnés dès lors qu’il s’agit de taxer le patrimoine.

Guillaume Allègre (« Pourquoi les économistes sont-ils en désaccord ? Faits, valeurs et paradigmes : revue de littérature et exemple de la fiscalité ») montre, au travers d’une revue de la littérature, pourquoi les économistes peuvent ne pas être d’accord en matière fiscale (légitimité du quotient familial, pertinence de la théorie de l’impôt optimal, taxation des revenus du capital) : ils divergent sur les faits, les valeurs et surtout les paradigmes, c’est-à-dire la conception de l’économie. Céline Antonin et Vincent Touzé (« Fiscalité du capital : principes, propriétés et enjeux de taxation optimale ») s’intéressent à la fiscalité du capital et répondent à trois questions : Comment cette fiscalité opère-t-elle ? Quelle est son incidence dynamique ? Quels sont les enjeux de taxation optimale ? Enfin, André Masson (« Comment justifier une augmentation impopulaire des droits de succession ») discute de la fiscalité du patrimoine, en se concentrant sur la question des droits de succession. Son programme de réforme fiscale intitulé Taxfinh (Tax family inheritances) propose de taxer plus lourdement les héritages familiaux afin d’encourager les donations aux enfants ou aux œuvres.

Dans un article synthétique, Henri Sterdyniak (« La grande réforme fiscale, un mythe français ») dresse un bilan global de la fiscalité française. Lourde et complexe, elle donne naissance à des sentiments d’opacité et d’injustice. Toutefois, il rappelle que ce niveau de fiscalisation est aussi la conséquence d’un choix de société, comportant un haut niveau de redistribution comme de dépenses publiques et sociales. En conclusion, il analyse quatre stratégies de réforme fiscale.




Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

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Baisse du taux de chômage au sens du BIT : la fausse bonne nouvelle

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Deux jours après l’annonce par Pôle Emploi de l’augmentation du nombre d’inscrits en catégorie A au mois d’avril, augmentation qui vient s’ajouter à celle constatée au premier trimestre, l’INSEE vient de publier son estimation du taux de chômage. Ainsi, au sens du Bureau International du Travail (BIT), le taux de chômage en France métropolitaine a baissé  de 0,1 point au premier trimestre 2015, soit 38 000 chômeurs en moins par rapport au quatrième trimestre 2014. Mais, selon Pôle emploi, sur la même période, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A a augmenté de 12 000. Dans un cas, le chômage baisse ; dans l’autre, il augmente, ce qui ne permet pas de poser un diagnostic clair quant à l’évolution du chômage sur le début d’année.

A quoi doit-on attribuer la différence de diagnostic entre celui de l’Insee et celui de Pôle Emploi ?

Outre les différences liées à la méthodologie (enquête Emploi pour le BIT, source administrative pour Pôle emploi), rappelons que pour être comptabilisé comme chômeur au sens du BIT, il faut remplir trois conditions : être sans emploi, disponible pour en occuper un et effectuer une recherche active d’emploi. La seule inscription à Pôle emploi n’est cependant pas suffisante pour remplir cette dernière condition. Ainsi, les inscrits en catégorie A [1] à Pôle Emploi qui n’ont pas effectué de recherche active ne sont pas comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT. Le critère du BIT est donc plus restrictif. Historiquement, le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi est plus élevé que celui calculé au sens du BIT pour les personnes âgées de 25 ans et plus. Pour les moins de 25 ans, l’intérêt de s’inscrire à Pôle emploi est généralement plus faible [2].

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Excepté pour les moins de 25 ans, Pôle Emploi donne donc des chiffres du chômage plus défavorables que ceux du BIT et donc de l’INSEE (tableau 1). L’explication en est la suivante. Dans un contexte de marché du travail très dégradé, un certain nombre de chômeurs sont découragés et ne recherchent plus activement un emploi : de ce fait, ils ne sont plus comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT. Ils continuent pourtant à actualiser leur situation à Pôle emploi et restent donc inscrits en tant que chômeurs dans la catégorie A. Cela a pour conséquence une augmentation du « halo » du chômage, soit notamment des personnes souhaitant travailler, disponibles rapidement, mais qui ne recherchent pas activement un emploi. Sur un trimestre, le « halo » du chômage a ainsi augmenté de 71 000 personnes.

Au premier trimestre 2015, le taux de chômage au sens du BIT baisse pour de mauvaises raisons

Le taux de chômage peut baisser pour deux raisons : la première, vertueuse, résulte d’une sortie du chômage liée à l’amélioration du marché de l’emploi ; la seconde, moins réjouissante, s’explique par le découragement de certains chômeurs qui basculent alors dans l’inactivité. Les dernières statistiques du BIT soulignent que la baisse de 0,1 du taux de chômage s’explique intégralement par la baisse du taux d’activité – qui mesure le pourcentage de personnes actives dans la population âgée de 15 à 64 ans – et non par la reprise de l’emploi qui, à l’inverse, a diminué. La baisse du taux de chômage n’est donc pas attribuable à une reprise de l’emploi, mais à un découragement des chômeurs qui cessent de rechercher activement un emploi (tableau 2).

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Dans le détail, l’arrivée des jeunes sur le marché du travail à un moment où l’emploi baisse se traduit par une hausse du chômage de 0,1 point pour cette catégorie. Chez les seniors, le taux d’emploi continue toujours d’augmenter (de 0,2 point) du fait du recul de l’âge de départ effectif à la retraite. Certes, le chômage au sens du BIT baisse chez les seniors, mais la hausse des inscriptions à Pôle Emploi dans cette classe d’âge (tableau 1) traduit certainement une modification dans leur comportement de recherche d’emploi : de plus en plus de seniors ne font plus acte de recherche d’emploi et sont désormais classés dans le « halo » du chômage.

Finalement, la baisse du taux de chômage au sens du BIT, marquée à la fois par l’absence de reprise de l’emploi et le découragement des chômeurs, n’est pas une si bonne nouvelle.

 

 

 


[1] Les inscrits en catégorie A n’ont exercé aucune activité, pas même réduite, à la différence des inscrits en catégories B et C.

[2] Pour ouvrir un droit à indemnisation au titre du chômage et percevoir l’allocation d’aide au retour à l’emploi, il faut justifier de 122 jours d’affiliation ou de 610 heures de travail au cours des 28 mois qui précèdent la fin du contrat de travail.

 




Emmanuel Macron signe-t-il une nouvelle politique industrielle pour la France ?

par Sarah Guillou

Le soutien à l’industrie est un sujet économique qui suscite l’adhésion à droite comme à gauche. Toutes les tendances politiques françaises s’accordent sur l’importance de l’industrie pour l’avenir de l’économie. Y fait écho un consensus des économistes qui agrège aussi de nombreuses sensibilités en reconnaissant le rôle moteur de l’industrie pour la croissance à travers les exportations et les innovations principalement – le secteur manufacturier étant responsable de plus de 70% des exportations totales et de plus de 75% de la dépense en recherche et développement. Ce consensus est même international à tel point que, en paraphrasant Robert Reich, on peut remarquer que  « sur les champs de bataille de l’ambition économique nationale, l’industrie est le nouveau fantassin ».

En France, tout le monde s’accorde aussi à déplorer le déclin des emplois industriels et plus généralement la désindustrialisation qui a fait passer la part de l’emploi industriel dans l’emploi total de 25% en 1990 à 10% en 2014. Intensifiée depuis la crise de 2007, la désindustrialisation cristallise toutes les inquiétudes à l’égard de la mondialisation ou tous les reproches faits à l’environnement réglementaire et fiscal français.

Les gouvernements, dans leur ensemble, ont été prompts à soutenir l’industrie et ont mis en place des dispositifs soutenant l’innovation, les PME, les dépenses en R&D. Le Crédit Impôt Recherche né en 1983 a été, gouvernement après gouvernement, renforcé et illustre parfaitement le consensus politique en la matière. Mais se sont additionnées et sédimentées de nombreuses aides aux entreprises créant un enchevêtrement de dispositifs et d’institutions locales et nationales, que l’OCDE, dans un rapport récent, jugeait comme assez incohérent.

Malheureusement, force est de constater que le consensus économico-politique n’a pas conduit à faire de l’industrie française une singularité mondiale en termes de performance. La politique industrielle a été incapable de contrarier l’inexorable recul de l’industrie face aux services.

Mais en jugeant de cette manière la politique industrielle, on se méprend sur les objectifs possibles de cette politique. Pour comprendre l’enjeu d’une politique industrielle, il faut l’écarter des vieux réflexes.

D’une part, opposer l’industrie aux services est suranné et n’est qu’un artefact statistique. Les services sont en passe de prendre le relai de l’innovation et des exportations, mais nos statistiques n’ont pas encore pris la mesure de ces changements. On ne sait toujours pas bien mesurer la productivité dans les services ni appréhender les canaux de l’innovation dans les services qui ne passent pas forcément par les dépenses de R&D. On constate cependant que parmi les entreprises qui bénéficient du Crédit Impôt Recherche, celles appartenant aux services augmentent d’année en année indiquant leur contribution croissante à la dépense de R&D privée. Les services sont une catégorie très hétérogène et le secteur « Information et communication », par exemple, s’éloigne moins du secteur manufacturier que du secteur des activités immobilières. Par ailleurs les exportations de services ne sont pas encore bien mesurées (ni déclarées) et ne se distinguent pas toujours très bien des mouvements de capitaux. Voilée derrière les imperfections statistiques, la globalisation n’épargne cependant pas les services qui vont de plus en plus s’inscrire dans les transactions internationales.

Malgré tout, pour le moment, il est indéniable que le secteur manufacturier gouverne la part de R&D dans le PIB et que le recul des parts de marché françaises révèle les difficultés productives des entreprises. Mais il faut dès à présent anticiper les changements de frontières sectorielles qui se jouent et ne pas s’enfermer dans une lecture des activités économiques qui est incapable de saisir les lieux futurs de la création de valeur ajoutée. La ré-industrialisation au sens de l’augmentation de la part du secteur manufacturier (ou du « retour à l’âge du faire ») n’est pas forcément le salut de l’économie du futur.

D’autre part, la politique industrielle stricto sensu n’est ni responsable de la désindustrialisation, ni le moyen de contrarier le déclin de l’emploi industriel.

Les raisons de la désindustrialisation – au-delà de la part importante causée par le progrès technique – sont à trouver dans les conditions d’exercice de l’activité économique en France relativement au reste du monde : des incitations à innover aux incitations à investir, de la fiscalité à la régulation, des qualifications à la productivité.

Pour le dire autrement, la politique industrielle n’est pas en cause dans les difficultés d’Alstom, d’AREVA, ni dans le rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia et encore moins dans le rachat du transporteur Norbert Dentressangle par XPO…

Reconnaissons que la politique industrielle française se confond parfois avec déraison avec ce que d’aucuns appellent le « mécano industriel ». Les entreprises publiques ayant été historiquement les fers de lance de la politique industrielle, celle-ci a la particularité de doubler les logiques industrielles de logiques de pouvoirs économique et politique, ces dernières n’étant pas toujours en cohérence avec les premières. Ces incohérences ont pu participer aux difficultés des entreprises à capitaux publics.

La politique industrielle devrait se contenter d’insuffler les trajectoires technologiques et de promouvoir la croissance des entreprises. Le renouveau de la politique industrielle consistera en une approche globale des technologies d’avenir. Les modalités passeront par le développement des partenariats public-privé et l’externalisation des interventions par des agences administratives indépendantes et pérennes. Il faudrait à cet égard que le consensus politique s’étende aux moyens afin notamment d’assurer la continuité de ces agences, de façon à stabiliser le paysage institutionnel dans lequel évoluent les entreprises.

La politique industrielle est l’expression des orientations technologiques. Elle peut être plus ou moins interventionniste, s’écarter plus ou moins des simples déclarations d’intention selon les budgets qu’on y consacre, selon les contraintes budgétaires qui le permettent. Elle est d’autant plus déterminante qu’elle engage les fonds publics ou oriente les fonds privés afin de financer la demande qui s’adresse aux entreprises. Mais il faut que ce financement public corresponde soit à une vraie demande de l’Etat, comme par exemple le besoin en matériel de défense pour satisfaire la politique étrangère ou la conquête de l’espace, soit à une réelle décision d’engager la société dans certains usages, comme par exemple les énergies vertes. Dans une démocratie, il faut, qui plus est, que la demande de l’Etat soit soutenue par la demande du corps social, qui serait prêt par exemple à financer l’énergie verte en payant plus cher le carbone et l’essence à l’instar de ce qui se pratique en Allemagne.

En ce sens, les orientations de politique industrielle d’Emmanuel Macron témoignent d’une évolution positive. La réduction des 34 projets d’avenir à moins d’une dizaine est pertinente car elle permet de clarifier les engagements de l’Etat et de les rendre davantage crédibles. Aussi, l’engagement dans le numérique est la transcription d’un choix technologique. La « ré-industrialisation » tourne à présent autour des industries du futur, la numérisation et la modernisation de l’outil industriel. Il serait plus honnête de se passer de l’objectif de « ré-industrialisation » puisqu’il s’agit d’engager toute l’économie et de moderniser les moyens de production afin de faire du tissu productif, français une nouvelle étoffe plus solide.

Cependant, les objectifs annoncés ne reposent pas sur des choix technologiques très risqués et engagent peu de moyens : 2,5 milliards d’avantage fiscal pour les entreprises investissant dans leur outil productif au cours des 12 prochains mois (le sur-amortissement annoncé il y a un mois) et 2,1 milliards d’euros de prêts de développement supplémentaires distribués par BPI France aux PME et ETI au cours des deux prochaines années. Ils n’entraînent pas, heureusement, la création d’une instance supplémentaire de médiation de la nouvelle politique. Quant au rôle de l’Etat actionnaire, le discours est plus serein vis-à-vis de la globalisation et plus encourageant à l’égard de la coopération européenne – comme l’aura montré la réaction au processus de fusion de Nokia avec Alcatel-Lucent. Les décisions du Ministre ne semblent cependant pas s’écarter d’une totale neutralité, comme l’aura montré l’affaire des actions à vote double que l’Etat a imposé à Renault.

Le renouveau de la politique industrielle reste cependant modeste eu égard aux moyens et aux objectifs, mais il a le mérite d’assigner à la politique industrielle des objectifs qu’elle peut éventuellement tenir.

 

 

 




France : la reprise, enfin !

par Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro

Les perspectives 2015-2016 pour l’économie française de l’OFCE sont disponibles.

Jamais depuis le début de la crise des subprime l’économie française n’avait connu un contexte aussi favorable à l’enclenchement d’une reprise. La chute des prix du pétrole, la politique volontariste et innovante de la BCE, le ralentissement de la consolidation budgétaire en France et dans la zone euro, la montée en charge du CICE et la mise en place du Pacte de responsabilité (représentant un transfert fiscal vers les entreprises de 23 milliards d’euros en 2015 et près de 33 en 2016) sont autant d’éléments permettant de l’affirmer. Les principaux freins qui ont pesé sur l’activité française ces quatre dernières années (austérité budgétaire sur-calibrée, euro fort, conditions financières tendues, prix du pétrole élevé) devraient être levés en 2015 et 2016, libérant ainsi une croissance jusque-là étouffée. La politique de l’offre impulsée par le gouvernement, dont les résultats se font attendre sur l’activité, gagnerait en efficacité grâce au choc de demande positif provenant de l’extérieur, permettant un rééquilibrage économique qui faisait défaut jusqu’à présent.

L’année 2015 connaîtrait une hausse du PIB de 1,4 % avec une accélération du rythme de croissance au cours de l’année (2 % en glissement annuel). Le second semestre 2015 marquerait le tournant de la reprise avec la hausse du taux d’investissement des entreprises et le début de la décrue du taux de chômage qui finirait l’année à 9,8 % (après 10 % fin 2014). 2016 serait quant à elle l’année de la reprise avec une croissance du PIB de 2,1 %, une hausse de l’investissement productif de 4 % et la création près de 200 000 emplois marchands permettant au taux de chômage d’atteindre 9,5 % à la fin 2016. Dans ce contexte porteur, le déficit public baisserait significativement et s’établirait à 3,1 % du PIB en 2016 (après 3,7 % en 2015).

Evidemment, le déroulement de ce cercle vertueux ne sera rendu possible que si l’environnement macroéconomique reste porteur (pétrole bas, euro compétitif, pas de nouvelles tensions financières dans la zone euro, …) et si le gouvernement se limite aux économies budgétaires annoncées.




Gaz de schiste : redressement d’un mirage

par Aurélien Saussay

Un rapport mis en ligne le 7 avril par le Le Figaro évalue les gains que l’on pourrait attendre de l’exploitation du gaz de schiste en France : ce document y voit une chance de relance pour l’économie française, ainsi qu’une opportunité de réduire la facture énergétique de la France en substituant une production domestique à nos importations gazières. Les impacts macroéconomiques estimés seraient très importants : dans le scénario « probable », plus de 200 000 emplois seraient ainsi créés, pour 1,7 point de PIB additionnel en moyenne sur une période de 30 ans.

La magnitude de ces chiffres découle directement des hypothèses retenues, en particulier géologiques. Le coût de production et les volumes qui peuvent être extraits d’un gisement de gaz de schiste dépendent de ses caractéristiques physiques (profondeur, perméabilité et ductilité de la roche, etc.). Or, sans procéder à un forage par fracturation expérimental, il est très difficile d’estimer à l’avance l’ensemble de ces paramètres, et donc le coût de production final.

Il est pourtant possible d’observer la distribution de ces paramètres sur le seul territoire qui pratique de manière extensive l’exploitation des gaz de schiste : les Etats-Unis. En examinant les données de production accumulées depuis plus de dix ans au sein des gisements américains, une distribution de coûts de production réalistes peut être modélisée. C’est la démarche adoptée pour développer le modèle SHERPA, décrit dans un document de travail de l’OFCE publié ce jour, Can the U.S. shale revolution be duplicated in Europe?

Depuis le début de l’exploitation des gaz de schiste au début des années 2000, plus de 60 gisements ont été explorés aux Etats-Unis. Mais seuls 30 ont pu être mis en production commercialement, et six d’entre eux représentent plus de 90% de la production américaine totale de gaz de schiste. Si l’on considère des hypothèses géologiques correspondant à la médiane de ces six meilleurs gisements, la VAN de la ressource gazière française ressort alors à 15 milliards d’euros – soit 15 fois inférieure aux 224 milliards d’euros estimés dans le rapport sus-cité. Pour parvenir à ce dernier chiffre, il faut faire l’hypothèse que les coûts de forage et de complétion des puits seront similaires en France et aux Etats-Unis, et surtout que les gisements français sont tous comparables au meilleur champ américain, le Haynesville – dont les caractéristiques sont exceptionnelles : la production moyenne de gaz par puits y est près de quatre fois supérieure à la moyenne des cinq autres principaux gisements. S’il est bien entendu impossible d’exclure a priori cette dernière hypothèse, elle reste toutefois très peu probable.

Cette incertitude souligne la nécessité de pratiquer des forages expérimentaux afin de se prémunir contre des scénarios trop optimistes. Le cas de la Pologne est instructif : les projections de l’Agence d’information sur l’énergie américaine (EIA) promettaient de très larges réserves de gaz de schiste à ce pays très dépendant des importations de gaz russes. Le gouvernement, soucieux de renforcer son indépendance énergétique, avait donc souhaité favoriser au plus vite la production domestique, offrant jusqu’au tiers de son territoire en concession d’exploitation. Les premiers forages furent décevants : il s’est avéré que les roches du gisement polonais contenaient trop d’argile, ce qui les rendait trop ductiles et empêchait la bonne fracturation de la roche – étape indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, quelle que soit la technologie retenue. Après expérimentation, les importantes réserves polonaises, annoncées comme étant les premières d’Europe, se sont révélées inexploitables.

Ce type d’évaluation doit toutefois être réalisé dans un cadre public et transparent. Les prospecteurs professionnels, dont l’activité principale est d’estimer la réalité géologique d’un gisement d’hydrocarbures annoncé sur le papier, ont en effet intérêt à surestimer les évaluations réalisées avant forage pour vendre leur service. Un exemple étranger permet à nouveau de mesurer l’étendue du problème : en mai 2014, l’EIA a annoncé qu’elle réduisait de 96% son estimation du volume de pétrole de schiste exploitable dans le gisement américain du Monterey, considéré jusqu’alors comme l’un des plus prometteurs. Après examen, il est apparu que la première estimation, réalisée deux ans plus tôt, était entièrement fondée sur les calculs de prospecteurs privés indépendants, sans intervention du service fédéral de l’US Geological Survey.

Afin d’obtenir une évaluation réaliste de la ressource de gaz de schiste française, il est donc nécessaire de procéder à des forages expérimentaux effectués par un organisme public, dont les résultats et la méthodologie seraient totalement transparents. Seule une telle démarche pourra éviter à l’avenir des scénarios excessivement optimistes et garantir l’objectivité des évaluations.




La dévaluation fiscale française ou quand l’Achille français s’évertue à rattraper la tortue allemande

par Sarah Guillou

Dans les années 1980, dans le cadre du mécanisme de change du SME, la France avait à plusieurs reprises procédé à des réalignements monétaires assimilables à des dévaluations – en 1981, en 1982, en 1983 puis en 1986. L’Allemagne de son côté adoptait une rigoureuse – déjà ! – stratégie de désinflation compétitive qui, disait-on alors, conduisait à discipliner ses entreprises qui ne pouvaient compter sur des avantages temporaires obtenus par la dévaluation monétaire rendant les produits exportés compétitifs. Elles étaient contraintes de procéder aux investissements qui construisaient leur compétitivité hors-prix future. Ce qu’elles ont fait …

La France, au même moment, récoltait de ses dévaluations une inflation importée et les entreprises connaissaient une moindre incitation à investir dans la compétitivité hors-prix. L’arrimage au deutsche mark puis l’Union monétaire furent alors présentés comme les moyens de sortir la France de cette stratégie sans fin de dévaluation inflationniste. Avec retard, la France finissait par se ranger à la stratégie de désinflation compétitive allemande et par renoncer à la dévaluation monétaire. Les années 1990 furent celles de la stratégie du franc fort.

Aujourd’hui, les termes du débat semblent inversés, bien que la position de la France soit toujours celle d’Achille qui court après la tortue allemande. Une nouvelle forme de dévaluation compétitive a la cote : pas celle du taux de change, car l’euro s’inscrit dans un mécanisme de marché qui détermine sa valeur, mais celle qui passe par une baisse du coût du travail supporté par les entreprises, financé en partie par une hausse de la TVA. On parle alors de dévaluation fiscale. Ainsi, P. Aghion, G. Cette et E. Cohen dans « Changer de Modèle » la défendent au motif qu’il faudrait « penser autrement »[1]. Le gouvernement s’y attache également à travers le Crédit Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et ses projets de diminution des cotisations sociales incluses dans le Pacte de stabilité 2015-2017.

En quoi une baisse du coût du travail est-elle assimilable à une dévaluation, dite « fiscale » ? Pour rappel, une dévaluation monétaire se traduit par une baisse des prix domestiques relativement aux prix étrangers parce que la valeur de la monnaie domestique est diminuée relativement à une unité de monnaie étrangère. Une dévaluation de l’euro, si elle était possible, ce serait un montant d’euros plus élevé pour acheter un dollar et donc, en conséquence, une voiture européenne à 10 000 euros verrait sa contrepartie en dollars plus faible et deviendrait plus attractive pour un acheteur américain détenant toujours la même somme en dollars dans son portefeuille. Plus généralement, une dévaluation assure que le coût de production des entreprises domestiques devient moins cher relativement à leurs concurrentes étrangères et les premières disposent alors d’un avantage de coût et d’un accroissement de compétitivité. D’où le terme de dévaluation compétitive.

En baissant le coût du travail à la charge des entreprises, on suppose que cela baissera les prix des produits exportés (et des produits et services incorporés) – et ceci alors même que le coût du travail ne couvre pas la totalité du coût de production. En augmentant la TVA sur l’ensemble des produits, le prix des produits importés de leur côté augmente. L’effet dévaluation – c’est-à-dire la baisse du prix domestique par rapport au prix étranger – ne se produira que si le prix du concurrent reste constant. Donc, à condition qu’il ne procède pas à la même politique au même moment ! Par ailleurs cela aura vraiment un impact sur la compétitivité si le différentiel de prix, préexistant à la politique de dévaluation fiscale,  est plus que compensé par la baisse du coût du travail.

À cela s’ajoutent deux interrogations. Tout d’abord, on ne connaît pas l’élasticité des prix au coût du travail. En d’autres termes, on ne sait pas dans quelle mesure les entreprises répercutent la baisse des charges patronales sur les prix. Ensuite, les études sur le marché du travail montrent que les salaires ont une élasticité positive au coût du travail. Autrement dit, à moyen terme et surtout pour les salaires élevés, la baisse des charges sociales pesant sur les salaires se traduira par une hausse des salaires.

Des effets de moyen terme sont alors mobilisés pour défendre la politique de dévaluation fiscale. La baisse des charges patronales redonne des marges de manœuvre dans un premier temps, ou plutôt de trésorerie, pour conduire les entreprises à investir, dans un second temps, justement grâce au rétablissement de leurs marges. Au passage, cet effet exclut le précédent – c’est-à-dire la baisse des prix – ou sera maximum si la baisse des prix ne se produit pas. Il est cependant possible que les marges dégagées soient un effet secondaire de la baisse des prix qui augmente les ventes, tout en augmentant le profit unitaire dans une structure de coût à rendements d’échelle croissants, même si cela ne concerne que peu d’entreprises. Supposons à présent que les marges dégagées se traduisent par des investissements. Cela peut améliorer leur compétitivité hors-prix (la qualité intrinsèque des produits) dans le futur. Ce second aspect de la dévaluation fiscale est souvent mis en avant en parallèle avec le constat que les entreprises françaises, et l’industrie manufacturière en particulier, souffrent de conditions fiscale et réglementaire handicapantes dans la concurrence internationale et souffrent d’un déficit de qualité de leurs produits. Mais ici les analyses macroéconomiques ne peuvent plus être mobilisées et on connaît beaucoup moins bien les ressorts microéconomiques en termes de compétitivité hors-prix de l’impact de la baisse des charges.

Terminons à présent avec ses effets attendus à plus long terme. Comme le soulignent en note de bas de page Aghion et alii page 58, les effets de la dévaluation fiscale sont temporaires. En effet, comme la dévaluation monétaire, la dévaluation fiscale conduira à une augmentation des salaires en raison du mécanisme précisé plus haut. Par ailleurs, si le financement de cette baisse des charges se traduit par une baisse du pouvoir d’achat des ménages en raison de la hausse de la TVA, ceux-ci pourraient également exiger une hausse de leurs salaires nominaux. La baisse des prix relatifs gagnée dans un premier temps sera annulée à long terme par la hausse des salaires. Les auteurs pourraient argumenter de la quasi-déflation européenne pour évincer cet effet collatéral de la dévaluation. Ils défendent plutôt l’intervalle qui redonnera du souffle aux entreprises. En fait, les auteurs défendent ce qui ne relève pas de l’effet direct de la dévaluation mais de son effet indirect sur le niveau d’investissement grâce à l’augmentation des marges.

Or, c’est d’ailleurs sans doute l’objectif du CICE puisqu’il vise l’impôt et non les charges patronales directement, au contraire du pacte de responsabilité dont l’objectif est prioritairement l’emploi. En accordant un crédit d’impôt, le CICE cherche à dégager des marges pour l’investissement afin de conquérir une compétitivité hors-prix. Le problème est que l’amélioration de la compétitivité n’a rien d’assurée (voir Guillou et Treibich, Note de l’OFCE, n° 41 du 19 juin 2014 sur le CICE et la compétitivité) et que le double objectif de ce crédit d’impôt (emploi et compétitivité) compliquera la décision des entreprises.

Pour reprendre la suggestion faite par Aghion et alii, le souvenir des dévaluations compétitives françaises des années 1980 peut nous conduire à « penser vraiment autrement », c’est-à-dire à cesser d’appliquer des politiques que les autres ont déjà appliquées. Penser autrement consisterait à anticiper la concurrence du futur plutôt qu’à répliquer une politique que les autres pays ont engagée, ce qui n’est évidemment pas si simple. Et l’intérêt de l’ouvrage de Aghion et alii est d’embrasser un ensemble de réformes qui, simultanément, pourraient bien engager la France dans une autre trajectoire. Mais entamer une dévaluation fiscale alors que tous les pays européens vont potentiellement le faire ou l’ont déjà fait sera largement insuffisant, voire dangereux si elle génère une course au « moins-disant social ». Elle ne se justifie que parce que l’intégration européenne exige un certain alignement des conditions de coût des entreprises, donc en raison de la concurrence fiscale. Un train de retard fiscal dans un marché européen intégré est très coûteux, certes, mais l’Achille français ne rattrapera pas la tortue allemande partie en avance sur le terrain de la compétitivité avec l’arme de la dévaluation fiscale.

Une meilleure stratégie serait de prendre un train d’avance. Il faut anticiper, à défaut de pouvoir harmoniser les conditions fiscales des entreprises. L’Allemagne a anticipé la concurrence des pays émergents et a procédé à la TVA sociale ou dévaluation fiscale. Une politique qui changerait de « modèle » devrait anticiper la concurrence de demain en Europe et dans le monde. Or, cette concurrence ne se fera pas sur le coût du travail. Preuve en sont les orientations des pays à faible coût relatif du travail qui substituent de plus en plus de capital au travail. Ainsi la Chine est devenue déjà le plus gros acheteur mondial de robots industriels (Financial Times, 1er Juin 2014). La concurrence future se construira autour de la poursuite de deux tendances déjà en place : la division des processus de production accélérée par les possibilités technologiques et le remplacement du travail par la technologie. L’essentiel de la valeur ajoutée se concentrera en amont de la production, dans la conception et/ou en aval dans les services associés. Autrement dit, il faut aussi que le gouvernement s’intéresse au coût du capital, notamment en termes de coût d’opportunité de l’investissement.

La question du coût du travail est le problème de l’emploi des moins qualifiés (évidemment absolument important en soi), mais n’est pas au cœur de la question de la compétitivité. A s’efforcer de régler les problèmes du présent, le coût du travail, on risque de manquer les investissements qui assureront le futur. La France cessera-t-elle d’être l’Achille qui court après la tortue allemande ? Une des façons de résoudre le paradoxe de Xénon serait d’inventer un gouvernement qui s’inscrive dans la continuité. A défaut, il nous faut rompre avec une stratégie de rattrapage et opter pour un « modèle » plus conquérant.

 


[1] C’est précisément le titre du premier chapitre du livre de P. Aghion, G. Cette et E. Cohen, Changer de modèle, Ed. Odile Jacob, 2014.