Superstars et équité : Let the sky fall

Par Guillaume Allègre

Les acteurs sont-ils trop payés ? La tribune de Vincent Maraval a lancé un débat par essence idéologique… dans le bon sens du terme. Il semble en effet sain que les hauts revenus doivent se justifier en s’appuyant sur une argumentation susceptible de convaincre le plus grand nombre. Les rémunérations ne peuvent être justes que si elles sont publiquement défendables. Dans cet esprit, en s’appuyant sur l’analyse de l’économie des superstars, cette tribune défend l’idée qu’une petite partie des acteurs, et en général des artistes, capte une rente construite collectivement, ce qui justifie une intervention ayant pour objet de réduire les écarts de revenus.

Comment expliquer les énormes revenus de quelques chanteurs ou acteurs tandis que la plupart des artistes ont du mal à vivre de leur activité ? L’effet superstar a été analysé par les économistes depuis un article fondateur de Rosen (The Economics of Superstars). Il est lié à la structure de la demande (de nature grégaire), à la technologie (qui permet la diffusion de la production à faible coût) et à l’environnement juridique (qui permet d’exclure les passagers clandestins). A cela, il faut ajouter que la position particulière des acteurs-vedettes leur permet de capter une grande part d’une rente construite collectivement. Ces aspects justifient une forte redistribution des revenus. La question ne semble pas pouvoir se régler de façon satisfaisante par la fiscalité : un taux d’imposition de 75 %, déjà considéré comme confiscatoire, n’est pas suffisant dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100, sans parler du risque d’exil fiscal. Intervenir directement sur l’environnement institutionnel et sur les rémunérations, pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics, paraît donc légitime.

Est-il juste que les artistes ayant réussi soient soumis, par exemple, à une tranche d’imposition à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, ou est-ce confiscatoire ? Si cette question se pose pour toutes les activités, le spectacle (artistique ou sportif) fait figure de cas d’école car le consentement à payer des spectateurs fait peu de doutes et ne découle pas d’une asymétrie d’information ou d’un problème principal-agent. La question de la rémunération des artistes ne se pose ainsi pas de la même manière que celle, par exemple, des dirigeants d’entreprise qui exercent des activités pour lesquelles il est difficile d’estimer la contribution (ou productivité marginale), et qui peuvent contrôler les comités qui fixent leur rémunération : les bons résultats de l’entreprise sont-ils dus à la chance, au travail du PDG, à toute l’équipe de direction ou à l’effort de tous les salariés ? Le salaire d’un PDG dépend-il de sa contribution ou de son habileté à convaincre le comité de rémunération de sa valeur ? Dans une tribune récente, Galbraith fait ainsi la différence entre le cas de Depardieu et celui des dirigeants d’entreprises[i]. La transparence du milieu du spectacle explique que dans son livre Anarchie, Etat et Utopie, Robert Nozick prenne l’exemple d’une superstar de l’époque, le joueur de basket Wilt Chamberlain (le livre est paru en 1974), pour justifier les très hauts revenus. L’argument est fameux : si un million de personnes sont prêtes à payer 25 centimes supplémentaires pour voir Wilt Chamberlain jouer, et qu’il signe un contrat avec une équipe de basketball lui proposant de lui verser 25 centimes par billet, alors le fait que le revenu de Wilt Chamberlain soit de 250 000 dollars, bien supérieur au revenu médian ou moyen de l’époque, est juste et légitime. Redistribuer ce revenu serait immoral ; il faut respecter les inégalités librement consenties.

Mais comment expliquer le fait que de nombreux individus soient prêts à payer tant pour tel ou tel artiste, et rien pour la plupart des autres ? Pourquoi est-il caractérisé par cet aspect winner-take-all ? Sur d’autres marchés, si un service rendu est perçu d’un peu moins bonne qualité, de nombreux acheteurs sont prêts à l’acheter pour un peu moins cher que le service de qualité et différents niveaux de gamme coexistent. Au contraire, dans le milieu du spectacle, relativement peu de personnes gagnent des sommes astronomiques. Dans un article fondateur, The Economics of Superstars (1981), Rosen explique ce phénomène par la structure de la demande et par la technologie de production. Il suffit que les talents plus faibles soient peu substituables aux talents élevés (les individus préfèrent assister à un très bon spectacle qu’à dix spectacles moyens) et que le coût de production n’augmente pas proportionnellement à la quantité fournie (l’effort est le même que 10 ou 1 000 personnes soient dans l’audience ou achètent le livre). De fait, d’après Rosen, c’est la technologie (notamment la télévision) qui explique la forte augmentation du revenu des superstars. Il conclut son article en ces termes : « quels changements à venir seront forgés par le développement du câble, de la cassette vidéo et de l’ordinateur personnel ? ».

Les hauts revenus des superstars ne sont pas que la conséquence d’un talent légèrement supérieur (comme dans le modèle proposé par Rosen). Les studios ne payent pas que pour le talent inégalable des acteurs de Friends ou de Depardieu dans Astérix et Obélix aux jeux olympiques. Certains acteurs arrivent en fait à capter une rente, construite en partie par eux, mais également par le hasard et le travail hors des lumières des nombreux contributeurs à l’économie du spectacle. Les acteurs de Friends ont pu négocier d’importantes augmentations de salaire au fur et à mesure des renouvellements de la série. Si dans le contrat de la saison 1, chaque acteur était payé 22 500 dollars par épisode, ils ont reçu 75 000 dollars par épisode lors de la saison 3, 100 000 dollars lors de la cinquième, 125 000 dollars lors de la sixième, 750 000 dollars lors des saisons sept et huit et 1 000 000 de dollars pour les deux dernières saisons, soit plus de 40 fois plus que pour la première saison alors que l’audience n’a été multiplié que par 2 entre la première et la dernière saison (source : Wikipédia). Lors de la saison 2, les salaires ont été négociés individuellement mais les acteurs, y compris Jennifer Anniston et David Schwimmer qui avaient négocié des salaires bien supérieurs au reste du groupe, ont vite compris l’intérêt de la négociation collective : si les studios pouvaient éventuellement se passer d’un acteur (en le remplaçant ou en faisant mourir son personnage), ils ne pouvaient pas remplacer toute la troupe. Manifestement, la multiplication par 40 des salaires n’est pas liée à un accroissement exponentiel du talent des acteurs, mais par le fait qu’ils ont pu profiter de l’attachement des spectateurs à la série, attachement qui a été construit par les acteurs, mais également par le travail des scénaristes, des décorateurs, des metteurs en scène lors des premières saisons. Parce qu’ils incarnent la série et ont négocié collectivement, les acteurs de Friends ont réussi à capter à leur profit la rente construite collectivement. De même, si Depardieu a réussi à s’imposer comme figure nationale, c’est en partie par son talent mais également par celui des nombreux metteurs en scène qui ont fait appel à lui (et de leur scénariste, etc.). S’il est difficile d’expliquer le succès de tel ou tel produit culturel, il ne faut pas négliger la part de hasard ou de chance. Ceci est lié à une caractéristique des produits culturels : ils sont généralement plus appréciés lorsque l’expérience est partagée car, comme le souligne André Gunthert, la consommation culturelle n’a de sens que par sa socialisation (conversation, jugement, citation, réemploi). Par conséquent, le succès s’autoalimente, ce qui engendre des phénomènes du type Intouchables ou Bienvenue chez les Chtis dont l’explication dépasse les qualités intrinsèques des films. Si l’on remplace, dans le modèle de Rosen,  le talent par l’audience (les individus préfèrent assister à un spectacle à forte audience qu’à dix spectacles à faibles audiences), un petit avantage initial, qui peut être dû à la chance mais pas seulement, peut se transformer en phénomène par effet boule de neige (Adler, 1985). De plus, le fait que les télévisions demandent des vedettes pour accepter de co-financer les films, comme l’explique Maraval, explique que la célébrité s’auto-renforce et aboutisse à une concentration des revenus par quelques acteurs à forte notoriété. Le petit avantage initial en termes de notoriété n’est pas nécessairement du pur hasard comme on peut le constater en observant le nombre de fils et de fille de dans la profession, enfants de producteurs ou réalisateurs compris. Le vedettariat est aussi une activité où l’on peut profiter d’une notoriété « mal acquise » et où le « buzz négatif » donne de la visibilité.

Pour que l’effet superstar se transforme en hauts revenus, il faut que les artistes puissent exercer leur droit de propriété intellectuelle et exclure les passagers clandestins. Les artistes ont donc besoin d’un environnement juridique qui reconnaisse légalement et fasse respecter leur droit de propriété intellectuelle[ii]. Le fait que les acteurs puissent capter une part importante de la rente est en partie la conséquence de contrats incomplets et d’asymétries dans la législation sur la propriété intellectuelle. Par exemple, la loi californienne interdit les contrats de plus de 7 ans, ce qui explique les sauts de rémunérations des acteurs pour les séries au long cours. Les acteurs peuvent également toujours menacer d’arrêter, ce qui constitue une menace crédible s’ils ont acquis assez de notoriété. Or, les studios ne peuvent pas garder contractuellement les bénéfices anticipés de cette notoriété. Les acteurs bénéficient aussi du fait que d’autres individus ne peuvent pas ou plus faire valoir de droit à la propriété intellectuelle. Les brevets concernant les techniques de diffusions télévisuelles sont, depuis longtemps, dans le domaine public : les droits de propriété industrielle sont beaucoup plus courts (maximum 20 ans) que les droits d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur en France et aux Etats-Unis). Un certain nombre d’idées qui contribuent au succès des produits culturels (film, série, etc.) ne sont pas protégeables: on ne dépose pas une blague, une anecdote, une façon de filmer ou de monter, ni un concept ou une idée de scénario. Le fait que certains acteurs de l’industrie culturelle puissent s’accaparer une rente n’est donc pas qu’une conséquence naturelle des différences de talent ou d’une façon objective de mesurer la contribution de chacun, mais découle en grande partie des règles spécifiques régissant le droit de propriété intellectuelle qui établit ce qui est protégeable ou non et la durée de protection. Il n’est pas du tout évident, par exemple, qu’il faille accorder aux célébrités le droit exclusif d’utiliser commercialement leur image (voir Madow, 1993).

Au-delà de la protection des droits de propriété intellectuelle, l’intervention publique dans le secteur cinématographique peut être considérée comme massive, que ce soit sous forme de subvention ou de réglementation) : quotas d’investissement dans la production et la diffusion d’œuvres cinématographique d’expression originale française pour les chaînes de télévision, régime de l’intermittence dont le déficit est financé par le régime général, incitations fiscales (SOFICA, crédits d’impôt), TVA réduite, aides des collectivités locales (région, département, communes) aux tournages, aux festivals et aux exploitants de salles, et financement du CNC (assis principalement sur les recettes du secteur et en partie redistributif). De plus, Coq et al., 2006 montrent que l’évolution de la réglementation, qui a privilégié l’objectif de défense des parts de marché des films nationaux, plutôt que celui de création pluraliste à l’intérieur du pays, a mené à une concentration plus importante des ressources au profit des films chers, tandis que les obligations qui pèsent sur les chaînes de télévision exacerbent l’effet superstar, les chaînes étant friandes de vedettes.

D’un point de vue économique, deux arguments justifient alors une forte redistribution des revenus des artistes à succès : la captation d’une rente construite par de nombreux individus et la part de hasard (auquel se rajoute le poids de l’intervention publique pour le cinéma). En présence de hasard ou de risque, la redistribution joue un rôle d’assurance, ce qui peut augmenter à la fois l’équité et l’efficacité du système. Du point de vue de l’équité, avant que les gagnants soient révélés, des individus adverses au risque seraient prêts à socialiser les gains risqués. Du point de vue de l’efficacité, un trop fort risque entraîne un sous-investissement de la part d’individus très talentueux mais qui ne veulent pas s’engager dans une activité où il y a trop peu d’élus (et où ils ont trop peu de connections). A la fois du point de vue de l’équité et de l’efficacité, la structure de l’économie du spectacle justifie ainsi une redistribution importante. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes : (1) l’impôt universel couplé à des subventions sectorielles ; (2) l’assurance par exemple via le statut spécifique des intermittents du spectacle ; (3) les salaires minima et/ou maxima, notamment pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics (France Télévision, Conseils Régionaux, etc.[iii]). Les économistes préfèrent en général la voie fiscale ou les assurances sociales aux interventions directes sur les salaires, laissant les marchés fonctionner librement avant de redistribuer les revenus. La voie fiscale permet en outre d’éviter les effets de seuil arbitraires qu’implique la fixation d’un salaire maximum. Toutefois, en pratique, la redistribution fiscale fait face à une limite majeure : une fois que les rémunérations brutes sont fixées par l’interaction entre les forces de marché et l’environnement institutionnel, elles sont généralement considérées comme légitimes ; un taux d’imposition élevé, par exemple 75 %, pourra alors être considéré comme confiscatoire, ou représentant une « charge excessive » pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel dans une décision récente, alors même qu’un tel taux pourrait être nettement insuffisant pour réduire les inégalités dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100. Réduire les inégalités demande alors d’intervenir directement sur l’environnement institutionnel – par exemple en réduisant la durée de la propriété intellectuelle – et sur la fixation des rémunérations, ce qui est d’autant plus légitime dans un secteur subventionné et fortement régulé.

 


[i] « En vérité, le cas de Depardieu est très différent. Son enrichissement a été possible grâce à son talent. Ce n’est pas le cas des dirigeants d’entreprise ! Leurs revenus proviennent de sociétés qui ont gagné de l’argent grâce à un effort collectif ». De notre point de vue, il y a bien captation d’une rente construite collectivement dans les deux cas.

[ii] Dans ce sens, il faut comprendre le libertarisme de Nozick comme le respect absolu des droits de propriétés individuels (qui auraient un caractère naturel). On est loin du libéralisme libertaire qui tente de minimiser les contraintes extérieures, puisqu’une autorité faisant respecter les droits de propriété est ici nécessaire. Cela explique qu’un mélange contradictoire d’appel à la liberté et d’autoritarisme découle de cette doctrine.

[iii] Ainsi que des chaînes privées de télévision en ce qui concerne leurs obligations car elles bénéficient en contrepartie de la gratuité d’utilisation des fréquences hertziennes, ce qui s’apparente à une subvention publique.

 




Individualisation ou conjugalisation de l’impôt : que faire après la décision du Conseil constitutionnel ?

par Guillaume Allègre

Le Conseil constitutionnel a censuré la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus d’activité au motif qu’elle est prélevée auprès des personnes physiques et non du foyer fiscal ; ainsi elle méconnaîtrait les principes d’imposition selon la faculté contributive et d’égalité devant les charges publiques. En rappelant que tous les prélèvements progressifs sur le revenu doivent tenir compte de la situation familiale du foyer fiscal, la logique juridique du Conseil s’oppose à la logique économique et peut conduire à une complexité inutile du système social et fiscal. La jurisprudence du Conseil va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Or, l’objectif de réduction des inégalités de salaires est un objectif légitime de politique économique à côté de l’objectif de réduction des inégalités de revenus entre foyers. Il paraît donc légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent. Ceci d’autant plus que les recherches empiriques montrent que la faculté contributive des citoyens dépend à la fois du revenu de leur foyer et de leur revenu propre.

Dans une décision datée du 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, saisi par les députés de l’opposition sur plusieurs articles de la Loi de finances 2013, a déclaré la « Contribution exceptionnelle de solidarité sur les très hauts revenus d’activité professionnelle » contraire à la Constitution, considérant qu’en ne tenant pas compte « de l’existence du foyer fiscal, le législateur a méconnu l’exigence de prise en compte des facultés contributives ; qu’ainsi, il a méconnu le principe d’égalité devant les charges publiques ». Cette décision s’appuie sur les mêmes arguments que la censure de l’abattement de Cotisation sociale généralisée (CSG) sur les bas revenus contenue dans la Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, au motif que « la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789 ». Au regard de ces décisions, il semble que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, toute imposition progressive sur les revenus doit tenir compte des charges familiales et des revenus des autres membres du foyer[i].

Or, d’un point de vue économique, la coexistence de plusieurs mécanismes de redistribution s’opérant sur des bases individuelles et familiales peut se justifier. Si les premiers modèles théoriques supposaient que le ménage agissait comme un individu et que le partage des ressources à l’intérieur du ménage était intégral (modèle unitaire du ménage), les approches plus récentes essayent d’ouvrir « la boîte noire » que constitue le ménage (Pollak, [1985]). Cette méthode reconnaît que les ressources peuvent être réparties de manière très inégalitaire entre les individus qui composent le ménage. Les développements ultérieurs (Chiappori, [1988]) modélisent la répartition des ressources par un processus de négociation, la règle du partage dépendant du pouvoir de négociation de chaque membre du ménage, fonction, entre autre, de son revenu salarial propre. Les travaux empiriques montrent que cette approche explique mieux les comportements des ménages et des individus qui les composent, en termes de demande de biens et d’offre de travail, que le modèle unitaire. Si l’on définit la faculté contributive d’un individu[ii] par la part de revenu qu’il contrôle, en propre pour les dépenses individuelles ou en commun pour les dépenses collectives (logement, équipement), on voit que, selon cette approche, elle dépend à la fois du revenu familial et du salaire propre. De ce point de vue, tenir compte à la fois du revenu familial et du salaire paraît nécessaire pour se rapprocher du principe d’imposition selon la faculté contributive.

Par construction, si la progressivité du système fiscal tient compte à la fois des revenus du foyer fiscal et de la répartition de ceux-ci entre les ménages, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenus issus de l’activité professionnelle pourraient se voir imposer différemment. Or, cette situation, qui découle logiquement des développements de la recherche économique, est exactement ce que le Conseil constitutionnel reproche dans sa décision : « par l’effet de cette contribution exceptionnelle assise sur les revenus d’activité professionnelle des personnes physiques excédant un million d’euros, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenu issu de l’activité professionnelle pourraient se voir assujettis à cette contribution ou au contraire en être exonérés, selon la répartition des revenus entre les contribuables composant ce foyer ». Cette phrase semble impliquer que la répartition des revenus au sein des foyers ne devrait pas avoir d’influence sur leur niveau d’imposition. Ainsi un foyer où les deux conjoints gagnent 600 000 euros aurait la même capacité contributive qu’un foyer où un des conjoints gagne 1 200 000 euros et l’autre ne travaille pas. Mais est-ce bien le cas ? Les deux situations sont-elles réellement équivalentes ? Outre le fait que le revenu n’est pas nécessairement partagé intégralement dans le second foyer, l’inactivité d’un des conjoints, si elle est volontaire, ne constitue-t-elle pas un luxe pour le foyer ? Si l’on compare maintenant un foyer où les deux conjoints gagnent 14 000 euros annuels et un foyer où un conjoint gagne 28 000 euros et l’autre ne travaille pas, ces deux situations sont-elles également équivalentes ? Le fait qu’un conjoint ne soit pas contraint à un travail marchand n’augmente-t-il pas la capacité contributive du second foyer lorsqu’il peut utiliser ce temps pour du travail domestique (garde et soin des enfants, aide aux parents âgés, entretien ménager), substituable à des services marchands ? De plus, si l’on prend maintenant une perspective dynamique, ce choix de spécialisation traditionnelle où l’un des conjoints se spécialise dans le travail marchand et l’autre dans le travail domestique augmente la dépendance du conjoint au foyer et réduit ses opportunités futures, ce qui peut être coûteux, pour lui (le plus souvent elle) et pour la société, en cas de séparation. N’est-il pas alors légitime de distordre le choix des agents et de privilégier, y compris fiscalement, les situations où les deux conjoints travaillent ?

Selon la logique du Conseil constitutionnel, tous les prélèvements progressifs sur le revenu devraient tenir compte (d’une manière ou d’une autre) de la situation familiale. S’il n’est pas impossible de contourner cet impératif, il conduit à la construction de véritables usines à gaz. Ainsi en a-t-il été de la Prime pour l’emploi (PPE), créée en 2001 pour répondre à la censure par le Conseil constitutionnel de l’abattement de CSG pour les bas revenus (voir Allègre, [2012]). La PPE a les mêmes propriétés que l’abattement de CSG, mais son calcul dépend, en très faible partie, de la situation familiale (plafond de ressources élevé au niveau du foyer, et majoration résiduelle par enfant). Mais contrairement à un abattement de CSG, l’effet de la PPE n’apparaît pas sur la fiche de paie : la prime est calculée à partir des déclarations d’impôt sur le revenu et réduit l’impôt dû par les foyers ; les foyers ne payant pas d’impôt reçoivent un chèque du Trésor. Le problème est que la Prime pour l’emploi est perçue avec un décalage d’un an. La censure du Conseil constitutionnel a donc conduit à complexifier inutilement l’administration de l’aide aux bas salaires et à la rendre moins transparente. En fait, la jurisprudence du Conseil constitutionnel va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Si l’on considère que la réduction des inégalités de salaire et celle des inégalités de revenus sont deux objectifs légitimes, alors il paraît légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent.

Et maintenant que faire ?

Comme le soulignent les débats récurrents sur la prise en compte par l’impôt de la dimension familiale (voir la controverse entre Sterdyniak [2012] et Landais, Piketty et Saez [2012]), le sujet est sensible car il touche à la représentation de la famille. Une solution intermédiaire entre individualisation et conjugalisation serait de laisser le choix à tous les couples mariés ou pacsés (voire concubins) entre imposition conjointe avec 1,5 part[iii] (et non plus 2) et l’imposition séparée avec 1 part chacun (les parts attribuées au titre des enfants étant alors partagées entre les conjoints). Cette solution, qui paraît compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, permettrait d’adapter la fiscalité aux divers arrangements entre conjoints. Elle tiendrait compte du fait qu’il existe bien des solidarités de fait entre conjoints ayant des revenus inégaux mais ne donnerait pas un avantage excessif à ces couples et en particulier aux couples monoactifs. Enfin, elle ne serait pas incompatible avec la proposition du candidat Hollande de fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG dans le cadre d’un prélèvement simplifié sur le revenu, mais nécessiterait une régularisation annuelle (les couples ayant un bénéfice à l’imposition conjointe pourraient alors recevoir un remboursement partiel de l’impôt prélevé à la source).

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[i] La censure de la ristourne de CSG ne fait cependant pas référence au foyer fiscal, il ne suffirait donc probablement pas au législateur de modifier la définition du foyer fiscal pour éviter la censure du Conseil constitutionnel.

[ii] Dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à laquelle le Conseil constitutionnel se réfère, ce sont bien in fine les droits des individus qui comptent par rapport à ceux des groupes ou institutions intermédiaires (notamment la famille). L’article 13 fait ainsi référence à la faculté (contributive) des citoyens : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». La référence au ménage ou au foyer ne peut donc être justifiée que par un partage de fait des ressources, qu’il est difficile de nier mais qui n’est pas nécessairement intégral.

[iii] Cohérent avec le nombre d’unités de consommation donné aux couples dans la mesure du niveau de vie.

 




Pigeons : comment imposer le revenu des entrepreneurs ? (2/2)

Par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Après avoir proposé dans le projet de loi de finances 2013 d’imposer les gains de cession de valeurs mobilières au barème progressif de l’IR,  et non plus à un taux proportionnel de 19%, le gouvernement a promis de corriger sa copie, sous la pression d’un groupe d’entrepreneurs qui s’est mobilisé sur le web sous le hashtag #geonpi (pigeons). Un amendement proposé par le gouvernement prévoit une dérogation à l’imposition au barème sous condition de durée de détention (2 ans), de pourcentage de détention des titres (10% des droits de vote) et d’activité salariée ou dirigeante. Les entrepreneurs resteraient ainsi soumis à l’imposition au taux proportionnel de 19%. Dans un premier billet, nous avons décrit comment les plus-values devaient être imposées de manière à respecter l’équité avec les revenus du travail. En quoi la situation des entrepreneurs et des personnes possédant une part significative du capital d’une entreprise justifie-t-elle une prise en compte particulière des gains de cession de valeurs mobilières ?

A première vue, l’imposition conjointe des revenus du capital et du travail est particulièrement pertinente pour les entrepreneurs qui peuvent choisir de se rémunérer soit sous forme de salaires, soit, de façon différée sous forme de plus-values de cession. Dans ce contexte, la neutralité de l’impôt est équitable et efficace dans la mesure où elle ne distord pas le choix de l’entrepreneur.

Les défenseurs d’un traitement spécifique de l’entreprenariat avancent plusieurs arguments.  (1) L’entreprenariat apporte une forte externalité positive en termes d’innovation, de croissance et l’emploi. (2) Les entrepreneurs sont méritants (ils travaillent dur et prennent des risques). (3) Le risque pris par les entrepreneurs est non-diversifiable. Ils ne peuvent pas compenser leurs moins-values et plus-values, l’imposition des plus-values seules réduit le rendement ex-ante de l’entreprenariat, et donc le nombre d’entrepreneurs, la croissance et l’emploi.

Les contre-arguments à ces arguments sont :

(1)   L’impôt sur le revenu est un mauvais instrument pour prendre en compte les externalités : à ce jeu-là, les chercheurs, les professeurs, les travailleurs sociaux, les médecins, et en général toutes les professions dans les activités produisant des externalités (santé, éducation, culture, etc.) pourraient prétendre à un avantage fiscal (les journalistes ont réussi à conserver le leur) ; il est donc à craindre, dans ce contexte, que l’avantage fiscal reflète plus le pouvoir d’influence que l’externalité économique.

(2)   Du point de vue de l’équité, il n’y a pas de raison de traiter différemment le revenu risqué des entrepreneurs et les revenus du travail. Un jeune sans réseau qui s’engage dans des études longues prend également un risque : comme l’entrepreneur, il renonce à un salaire immédiat pour un revenu futur incertain (il peut échouer dans ces études, choisir une filière peu porteuse…). Le revenu de l’entrepreneur tient déjà compte du risque et de l’effort : c’est parce que l’entreprenariat est une activité risquée et demandant des efforts qu’elle est potentiellement rémunératrice. Les pouvoirs publics ne peuvent pas – et ne devraient pas – distinguer la part de revenu (du travail ou du capital) qui provient du risque, de l’effort, du talent, de celle qui provient du hasard, du réseau social, et des circonstances. Enfin, tenir compte du risque, en récompensant ceux qui ont la chance de sortir gagnants (ceux qui ont des plus-values) relève d’une vision particulière de l’équité : en présence de hasard, l’équité préconise de compenser les perdants, plutôt que d’abonder la récompense des gagnants.

(3)   En termes d’efficacité, en présence d’un aléa, compenser les perdants agit comme une assurance, ce qui incite à la prise de risque. Domar et Musgrave (1944) soulignaient déjà que l’imposition proportionnelle des revenus de l’entreprise encourageait à la prise du risque entrepreneurial. Ce résultat repose sur l’hypothèse d’un impôt négatif lorsqu’il y a des pertes, de sorte que l’Etat se comporte comme un partenaire solidaire. Si cette hypothèse est justifiée pour les grands groupes qui peuvent consolider les gains et les pertes de leurs filiales et/ou reporter en avant certaines pertes, elle est moins légitime pour les entrepreneurs qui ne peuvent pas diversifier les risques qu’ils prennent. La société à responsabilité limitée, la limitation des biens que l’entrepreneur peut gager, la possibilité de pouvoir refuser un héritage et donc que les dettes éventuelles (y compris fiscales et sociales) des entrepreneurs confrontés à l’échec peuvent alors être effacées (alors que les éventuels actifs, en cas de succès, peuvent être transmis) sont autant de dispositifs favorisant la prise de risque individuelle. Un régime plus favorable d’imputation et de report en avant des déficits et moins-values de cession pour les entrepreneurs et individus détenteurs d’une part significative d’une entreprise pourrait renforcer ces possibilités et accroître les incitations à entreprendre.

Les entrepreneurs doivent pouvoir bénéficier d’un environnement juridique et administratif simple et accessible. Les pouvoirs publics peuvent renforcer l’écosystème entrepreneurial  en rapprochant entrepreneurs, financiers (notamment la Banque publique d’investissement), incubateurs et laboratoires de recherches.

Ex-post, du point de vue de l’équité comme de l’efficacité, ce sont les entrepreneurs qui échouent, et non ceux qui réussissent, qu’il faut aider via des lois sur la faillite personnelle, l’indemnisation chômage, et  des régimes favorables de déductibilité et report en avant des déficits. Les subventions implicites à ceux qui réussissent, via l’impôt sur le revenu, alors que les récompenses sont déjà potentiellement extrêmement importantes, relèvent au contraire d’une forme de darwinisme social.

 




Pigeons : comment imposer les plus-values mobilières (1/2)

Par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Après avoir proposé dans le Projet de loi de finances 2013 d’imposer les gains de cession de valeurs mobilières au barème progressif de l’IR,  et non plus à un taux proportionnel de 19 %, le gouvernement a promis de corriger sa copie, sous la pression d’un groupe d’entrepreneurs qui s’est mobilisé sur les réseaux sociaux sous le hashtag #geonpi (« pigeons »). Un amendement au projet de loi a été voté en ce sens. Nous discutons ici de l’imposition équitable des plus-values mobilières. Dans un second billet, nous discuterons de la spécificité de l’entreprenariat.

Le projet de loi de finances traduit l’engagement de François Hollande de réaliser une grande réforme fiscale afin de rendre la contribution de chacun plus équitable : « les revenus du capital seront imposés comme ceux du travail » (engagement 14 des 60 engagements pour la France). Lorsque le capital résulte de l’épargne de revenus du travail et qu’il a été rémunéré à un taux « normal », sa taxation présente un défaut de double imposition et peut paraître discutable. Il faut cependant noter que dans une économie financiarisée, les revenus du capital ne sont pas que la conséquence d’une épargne mais également le résultat direct d’une activité (voir le numéro 122 de la revue de l’OFCE dédié à la réforme fiscale et en particulier Allègre, Plane, Timbeau : « Réformer la fiscalité du patrimoine ?»). En ce sens, les revenus du capital procèdent de la faculté contributive des ménages, au même titre que les revenus du travail. L’imposition progressive sur le revenu doit donc s’appuyer sur l’intégralité des revenus, qu’ils proviennent du capital ou du travail, afin de respecter le principe d’équité horizontale « à revenu égal, impôt égal ».

Concernant les gains de cession, seule la variation de la valeur réelle du capital peut être considérée comme un revenu : si la valeur d’un bien a augmenté au même rythme que l’inflation, la plus-value nominale même positive ne couvre pas le coût implicite de détention. Le projet de loi prévoyait que les plus-values des cessions bénéficient d’un abattement en fonction de la durée de détention, copié sur celui s’appliquant aux plus-values immobilières. L’amendement réduit les durées de détention par rapport au texte initial :

– les gains de cession imposables au barème de l’impôt sur le revenu « sont réduits d’un abattement égal à :

a) 20 % de leur montant lorsque les actions, parts, droits ou titres sont détenus depuis au moins deux ans et moins de quatre ans à la date de la cession ;

b) 30 % de leur montant lorsque les actions, parts, droits ou titres sont détenus depuis au moins quatre ans et moins de six ans à la date de la cession;

c) 40 % de leur montant lorsque les actions, parts, droits ou titres sont détenus depuis au moins six ans.

 

Ce type d’abattement sur la plus-value nominale est un mauvais instrument pour tenir compte de l’inflation [1] : si la variation de la valeur réelle du capital est nulle alors l’imposition doit être nulle (il n’y a pas de revenu réel), alors qu’un abattement ne fera que la réduire ; au contraire, si la variation de la valeur réelle du capital est très largement supérieure à l’inflation, l’abattement sera trop favorable ; l’abattement est forfaitaire par palier, alors que la hausse des prix est un phénomène continu. Au moins, l’abattement n’atteint pas 100%, ce qui est encore le cas pour les plus-values de cession immobilières, totalement exonérées de plus-values après 30 ans de détention. Un bon système n’appliquerait pas d’abattement à la plus-value nominale, mais actualiserait le prix d’achat par un indice reflétant la hausse des prix, ce qui permet de déterminer la variation de valeur réelle du patrimoine.

Exemples : un bien est acheté en janvier 2000, pour une valeur de 100. Il est revendu 200 en janvier 2011. La plus-value nominale est de 100. L’abattement de 40% s’applique et donc dans le système proposé par le gouvernement, la taxation portera sur 60, intégré dans l’impôt sur le revenu. La variation de la valeur réelle du capital est de 79, ce qui est la base la plus justifiée pour la taxation (on ne s’intéresse pas ici au taux de taxation mais à la base taxable).

Si au contraire, en janvier 2011, le bien est revendu 120, le montant retenu par le système d’abattement est de 8 alors que la variation de la valeur réelle du capital  est de -1 ;

Le tableau suivant représente la base d’imposition suivant le système d’abattement et la variation de la valeur réelle du capital (entre parenthèses) en fonction de la valeur de revente  et de la date d’acquisition pour un bien acquis pour une valeur de 100 et vendu en 2012.

 

Note de lecture : Pour un bien acheté 100 en 1990 et revendu 110 en 2012, la base d’imposition après abattement de 40% est de 6 alors que la variation de la valeur réelle du capital est de -36, compte tenu de l’inflation. Alors que le revenu économique est négatif (il y a perte de pouvoir d’achat), avec le système d’abattement, l’assiette fiscale augmente. Pour un bien acheté 100 en 2005 et revendu 250 en 2012, la base d’imposition après abattement est de 90 alors que la variation de la valeur réelle du capital est de 138 : le système d’abattement est très favorable lorsque la plus-value est importante.

La base d’imposition devrait être la plus-value compte tenu de la taxe inflationniste (variation de la valeur réelle du capital). Mais il ne faut pas pour autant soumettre directement cette base fiscale au barème progressif. Les gains de cession sont en effet différés et doivent subir une imposition équivalente à un revenu régulier durant toute la période de détention. Le lissage par un système de quotient qui dépend de la durée de détention répond à ce point. Un tel système consiste à diviser ce revenu par le nombre d’années de détention[2], d’appliquer le barème progressif à ce « revenu régulier équivalent », en ajoutant les autres revenus de l’année courante du foyer, puis à multiplier l’augmentation de l’imposition liée au revenu exceptionnel par le nombre d’années de détention[3]. Une alternative est d’imposer les plus-values de cession à un taux constant égal au principal taux marginal (30 %, auquel il convient d’ajouter la CSG).

A ces quelques remarques, il faut ajouter les points suivants :

  • Les systèmes de compensation générale entre plus-values et moins-values pendant une période longue (aujourd’hui 10 ans) permettent de tenir compte des risques et des possibilités de pertes, au moins pour les investisseurs diversifiés ;
  • Les revenus du travail pouvant être facilement convertis en revenus du capital (par le biais d’instruments financiers divers, de structures de portage), aligner les deux impositions permet de limiter les tentations d’optimisation fiscale qui ouvrent la voie à l’évasion fiscale ;
  • A ce titre, une Exit Tax, assise sur les plus-values latentes, permet de minimiser l’intérêt à l’exil fiscal, croissant avec les plus-values accumulées et la fiscalité potentielle ;

Les donations, notamment lorsqu’elles se font hors droits de succession, ne devraient pas permettre d’effacer les plus-values, comme c’est le cas aujourd’hui. Cette disposition, qui avait pour objectif initial d’éviter une double imposition, permet aujourd’hui d’échapper complètement à l’impôt.


[1] Ajouté le 09/11/2012 : Ce n’est pas non plus un bon instrument pour tenir compte de la double imposition (Impôt sur les sociétés et Impôt sur le revenu). En effet, contrairement à la distribution de dividendes qui nécessite d’avoir réalisé des bénéfices avant de les distribuer, les plus-values ne correspondent pas entièrement à des profits non-distribués. Le prix de vente ne reflète pas non plus nécessairement la charge future de l’IS (ce qui est le cas si l’acquéreur réussit à échapper à l’impôt via de l’optimisation fiscale). Comme il n’y a pas nécessairement double imposition, un système d’abattement universel ne peut pas répondre équitablement à ce problème. En présence d’optimisation fiscale et de taux d’IS effectivement payés par les entreprises très hétérogènes, seul un système d’avoir fiscal permet de répondre au problème de double imposition.

[2] En se basant sur l’équivalence de traitement fiscal pour un revenu régulier et un revenu exceptionnel, il apparaît que la division se fait par un coefficient qui dépend du taux d’intérêt. En pratique, pour des taux d’intérêt faibles, ce coefficient est égal au nombre d’années de détention.

[3] Ce calcul est équivalent à l’imposition au fil de l’eau si les revenus courants du foyer sont représentatifs de ses revenus (hypothèse de revenus réguliers) pendant la durée de détention et si le barème de l’impôt est relativement stable.

 




Petits transferts entre familles

par Guillaume Allègre

Une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement a été d’augmenter de 25 % l’Allocation de rentrée scolaire (ARS) dès la rentrée 2012. Cette mesure figurait dans les 60 engagements du candidat Hollande avec l’abaissement du plafonnement de l’avantage lié au quotient familial (QF) (engagement 16)[1] qui devrait être voté en juillet 2012. Ces deux instruments de la politique familiale (ARS, QF) ont des logiques et des effets très différents. Alors que l’ARS concerne les ménages modestes du fait d’une mise sous conditions de ressources, le plafond du quotient familial n’affecte que les ménages les plus aisés. Le financement de l’augmentation de l’ARS par une baisse du plafonnement du QF doit permettre de maintenir les ressources de la politique familiale. Cette réforme implique un transfert d’environ 400 millions d’euros des familles dont le niveau de vie se situe dans le décile le plus élevé vers les familles les plus modestes, celles dont le niveau de vie se situe dans les quatre premiers déciles de niveau de vie. 

L’ARS est une prestation sociale, sous condition de ressources, versée annuellement au moment de la rentrée scolaire aux familles ayant à charge un ou plusieurs enfants scolarisés âgés de 6 à 18 ans. Créée en 1974, elle n’était alors versée qu’aux familles bénéficiaires d’une autre prestation familiale (allocation familiale à partir du deuxième enfant ou prestation sous condition de ressources). Revalorisée en 1993, elle a ensuite été étendue, à partir de 1999, aux familles avec un seul enfant ne bénéficiant pas d’autre prestation. En 2010, la mesure bénéficiait à 2,8 millions de ménages[2] (dont 210 000 familles sans autre prestation CNAF) pour un coût total de 1,49 milliard d’euros. Les familles bénéficiaires recevaient en moyenne 520 euros par an. Pour la rentrée 2012, pour être éligible, les ressources de l’année 2010 ne doivent pas dépasser 23 200 euros  pour les familles ayant un enfant à charge, auxquels il faut ajouter 5 300 euros par enfant supplémentaire. Le montant de la prestation dépend de l’âge des enfants scolarisés. En 2011, il était de 285, 300 et 311 euros respectivement par enfant de 6 à 10 ans, 11 à 14 ans et 15 à 18 ans[3].

A la suite de l’élection présidentielle, pour 2012, ces montants ont été fixés par décret respectivement à 356, 375 et 388 euros[4]. Le gain de la revalorisation pour un couple avec deux enfants de 6 et 11 ans est de 141 euros par an si son revenu est inférieur à 28 500 euros. Pour un couple avec trois enfants de 6, 11 et 15 ans, le gain est de 215 euros. La revalorisation de 25 % de l’allocation représente une dépense supplémentaire de l’Etat de 372 millions d’euros.

Le système du quotient familial de l’impôt sur le revenu permet de tenir compte de la taille des foyers fiscaux, et notamment de la présence ou non d’enfants dans le calcul de l’impôt à payer. Le quotient familial, mesure de la capacité contributive, est le ratio entre le revenu net imposable et le nombre de parts fiscales du foyer. L’administration fiscale applique à ce quotient le barème de l’impôt puis re-multiplie par le nombre de parts fiscales afin de déterminer le montant d’impôt dû, de telle sorte que deux foyers ayant le même quotient sont confrontés au même taux d’imposition[5]. Un couple avec 2 enfants (trois parts) ayant un revenu imposable de 60 000 euros est soumis au même taux d’impôt sur son revenu imposable qu’un couple sans enfant (2 parts) ayant un revenu de 40 000 euros : chacun de ces foyers fiscaux a un quotient familial égal à 20 000 euros ; ils sont ainsi considérés par l’administration fiscale comme ayant la même faculté contributive. Le système de quotient familial ne procure aucun gain lorsque l’impôt est proportionnel. Plus l’impôt est progressif, plus le gain procuré par le système de quotient familial est élevé. L’administration fiscale plafonne ce gain à 2 336 euros par demi-part, soit un gain maximum de 4 672 euros (ou 389 euros mensuels) par enfant à partir du troisième enfant et pour le premier enfant des parents isolés. Le plafonnement concerne des ménages ayant des revenus relativement élevés : 6 600 euros net par mois pour un couple avec deux enfants, 8 500 euros avec trois. Selon la DGFIP, 770 000 foyers (soit 2,1 % des foyers fiscaux) étaient concernés par le plafonnement en 2008, soit un gain pour l’Etat de 1,2 milliard d’euros, ce qui représente en moyenne 1 550 euros par foyer fiscal plafonné.

Selon le programme présidentiel, le plafonnement du gain lié au quotient familial doit être abaissé dans la Loi de finances rectificative à 2 000 euros par demi-part supplémentaire. La perte annuelle maximale pour les foyers fiscaux effectivement plafonnés serait donc de 336 euros par demi-part, soit 672 euros pour un couple avec deux enfants (trois parts fiscales) et 1 344 euros avec trois (quatre parts fiscales). Selon nos calculs, l’économie pour l’Etat serait de 430 millions d’euros (France métropolitaine) et le nombre de foyers concernés  900 000, soit un coût moyen de 488 euros par foyer.

Le graphique représente les transferts engendrés par les deux réformes par décile de niveau de vie. Du fait de sa mise sous conditions de ressources, la revalorisation de l’ARS bénéficie principalement aux ménages ayant des enfants appartenant aux 4 premiers déciles de niveau de vie, tandis que l’abaissement du plafond du quotient familial concerne les ménages du décile le plus élevé. En termes de redistribution verticale, la réforme est assez bien ciblée, même si les montants en jeu sont relativement faibles. Le gain pour l’Etat serait marginal.  L’effet sur la croissance devrait être positif, du fait d’une plus grande propension à épargner des ménages les plus aisés, mais mineur, de part la faiblesse des sommes en jeu et le montant des économies qui est légèrement supérieur à celui des dépenses supplémentaires.

 

De fait, cette réforme est peu controversée. Le principe du plafonnement de l’avantage fiscal du quotient familial est largement accepté (voir Sterdyniak) et sa justification est robuste : à partir d’un certain niveau de revenus, son augmentation ne sert plus à la consommation des enfants. L’ARS a plusieurs avantages : son usage est principalement lié aux dépenses de rentrée scolaire, elle permet de verser une allocation aux familles d’un enfant, elle est bien ciblée sur les ménages les moins aisés.

D’autres réformes, allant plus loin dans ce sens, pourraient être envisagées : par exemple, le plafonnement par enfant de l’avantage fiscal (et non plus par demi-part) ou, mieux, la suppression des demi-parts supplémentaires à partir du troisième enfant, ce qui permettrait de financer, en partie, la mise en place d’un complément familial sous conditions de ressources dès le premier enfant. En effet, le système de quotient familial semble trop généreux à partir du troisième enfant (voir Allègre, 2012), et le complément familial, prestation familiale sous conditions de ressources, ne concerne aujourd’hui que les familles de trois enfants et plus, souvent les moins aisées. Un élargissement du dispositif qui bénéficierait également aux familles nombreuses et  permettrait d’inclure les autres familles les moins aisées dans le dispositif.


[1] « Je maintiendrai toutes les ressources affectées à la politique familiale. J’augmenterai de 25 % l’allocation de rentrée scolaire dès la prochaine rentrée. Je rendrai le quotient familial plus juste en baissant le plafond pour les ménages les plus aisés, ce qui concernera moins de 5 % des foyers fiscaux. »

[2] Métropole et Dom.

[3] Les familles ayant des enfants de 0 à 3 ans peuvent bénéficier, sous conditions de ressources, de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) afin de faire face aux dépenses spécifiques liées à la jeune enfance. En dehors des aides liées à la garde des enfants, il existe ainsi un vide entre 3 et 6 ans, tranche d’âge pour laquelle les dépenses sont supposées moins importantes.

[4] En fait, la revalorisation initiale devait être de 1 %, le « coup de pouce » n’est donc que de 24 %.

[5] Le système de parts attribue 1 part à une personne seule, 1 part au conjoint éventuel, 1/2 part respectivement au premier et deuxième enfant, 1 part aux enfants suivants, et 1/2 part supplémentaire au premier enfant des parents isolés.

 




Financement du supérieur : faut-il faire payer les étudiants ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Faut-il faire financer par les étudiants, sous la forme d’une hausse des droits d’inscription qui pourrait être couplée ou non à des prêts, une partie plus importante du coût de l’enseignement supérieur ? Le caractère anti-redistributif du financement par l’impôt de l’enseignement supérieur est souvent mis en avant. Nous montrons dans un document de travail que dans une perspective de cycle de vie l’impôt proportionnel n’est pas anti-redistributif.

Si la hausse des droits de scolarité dans le supérieur n’est pas à l’ordre du jour politique en France, elle fait l’objet d’une bataille intense, non seulement au Québec, mais aussi en Espagne et en Grande Bretagne, où des manifestations étudiantes ont éclaté fin 2010. En France, la hausse des droits d’inscription à l’université est régulièrement proposée dans des rapports : récemment (2011) dans une note de l’Institut de l’Entreprise sur le rôle des entreprises dans le financement du supérieur, Pierre-André Chiappori propose de « lever le tabou des frais d’inscription ». Dans une contribution à Terra Nova publiée en 2011, Yves Lichtenberger et Alexandre Aïdara proposent une hausse de l’ordre de 1 000 euros annuels des droits d’inscription à l’université. Paradoxalement, les auteurs proposent également la création d’une allocation d’étude utilisable tout au long de la vie. Les auteurs entendent répondre à deux logiques économiques contradictoires. D’une part, l’allocation d’étude permet d’élever le niveau général de formation, facteur d’innovation et de croissance, d’autre part de lutter contre l’auto-sélection sociale dans l’enseignement supérieur :

Dans les pays qui l’ont adoptée [l’allocation d’étude], les couches sociales défavorisées ont pu avoir l’opportunité d’accomplir de longues études alors que leur origine sociale les prédestinait à des filières courtes permettant d’accéder rapidement au salariat. C’est donc une condition importante de l’élévation générale du niveau d’études et de qualification des jeunes, qui est une préoccupation centrale de ce rapport. (Lichtenberger et Aïdara, p.82)

Mais d’autre part, l’enseignement bénéficie aux plus favorisés et sa gratuité serait ainsi anti-redistributive :

La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur public conduit d’abord à un transfert de ressources (le coût public des études) en direction des jeunes qui font les études les plus longues. Il s’agit massivement des jeunes issus des milieux les plus favorisés. Ce transfert se traduit in fine en un rendement privé pour les bénéficiaires : les salaires, puis les pensions plus élevés et dont les plus qualifiés bénéficient tout au long de leur vie. (…) En l’état, la gratuité n’a aucune vertu redistributive et aggrave même les inégalités. (Lichtenberger et Aïdara, p.84)

De fait, même s’il n’est pas le seul, le caractère anti-redistributif de la gratuité de l’enseignement supérieur est un des principaux arguments des défenseurs d’une hausse des droits de scolarité. Or, cet argument s’appuie sur une vision statique et familialiste de la redistribution. Nous adoptons au contraire une perspective de cycle de vie. Comme le souligne le deuxième extrait ci-dessus, les bénéficiaires des dépenses d’éducation profitent d’un rendement privé moyen important : ils auront des salaires et des pensions plus élevés tout au long de leur vie. Même en supposant que l’impôt (sur le revenu) est proportionnel au revenu (ce qui n’est pas le cas : en réalité, il est progressif), ils paieront, en absolu, un impôt beaucoup plus élevé que les individus ayant suivi des études plus courtes. Surtout, l’impôt permet de faire financer l’enseignement par les individus qui bénéficient réellement d’un rendement privé important, et en proportion de ce rendement. Les personnes qui subissent les discriminations sur le marché du travail, ou qui, parce qu’elles ont été orientées dans des filières moins rentables, bénéficient de faibles rendements de l’éducation remboursent à la société par leur impôt un montant plus faible que celles qui ne les ont pas subies. Le financement par l’impôt sur le revenu conduit à faire contribuer les personnes ayant des revenus élevés, même lorsqu’elles n’ont pas suivi de longues études. L’injustice serait alors dans le transfert entre les personnes bénéficiant de hauts revenus qui n’ont pas fait de longues études et celles qui en ont fait. Mais si l’éducation est caractérisée par une part importante de rendements sociaux, de part ses effets sur la croissance (voir Aghion et Cohen), alors les personnes à hauts revenus sont les bénéficiaires des dépenses d’éducation, qu’elles aient fait des études ou non (les entrepreneurs autodidactes bénéficient ainsi de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée).

En adoptant une perspective de cycle de vie, nous montrons dans un document de travail que financer les dépenses d’éducation non obligatoires (au-delà de 16 ans) par un impôt proportionnel constitue un transfert net des plus hauts revenus sur l’ensemble de la carrière professionnelle, vers les plus faibles revenus sur l’ensemble de la carrière. Dans une perspective de cycle de vie, la gratuité de l’éducation non-obligatoire financée par l’impôt ne bénéficie pas aux individus ayant les parents les plus aisés (le transfert des individus provenant des ménages les plus aisés vers ceux des ménages les moins aisés n’est pas significativement différent de zéro). Si les individus issus des ménages les plus pauvres réagissent à l’augmentation des frais de scolarité en réduisant leur investissement éducatif, même lorsqu’elle est financée par des prêts, alors, il ne fait guère de doute qu’ils seront les premières victimes de ce type de réforme. Les défenseurs des hausses des frais de scolarité plaident, en général, pour de faibles hausses des droits d’inscription ainsi que des exonérations sous condition de ressources parentales. Mais, l’histoire récente, en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada, montre qu’une fois les droits d’inscription introduits, il est difficile d’empêcher les gouvernements en quête de nouvelles ressources d’augmenter les droits et de réduire les seuils d’exonération.

En matière d’enseignement supérieur, l’injustice première est le moindre accès des individus issus de milieux modestes. Le plus sûr moyen d’assurer l’équité devant l’éducation reste de la financer par l’impôt sur le revenu et de réformer l’enseignement pour qu’il vise la réussite scolaire de tous plutôt que la sélection.




A boost for the minimum wage or for income support?

By Guillaume Allègre

The government has made a commitment to an exceptional, “reasonable” boost to the French minimum wage, the “SMIC”, and to indexation based on growth, and no longer just on workers’ purchasing power. In Les Echos, Martin Hirsch has argued for strengthening the RSA [the French income support scheme] rather than the SMIC. The point is not to oppose the working poor, the target of the RSA, and low wages: redistribution policies need to attack, not just poverty, but inequality throughout the income chain.

In terms of reducing inequalities, there are several strategies: one strategy aims to reduce inequality in individual earnings; a second aims to reduce inequalities in living standards between households, the level at which people are presumed to live in solidarity. There are legitimate grounds for both these strategies. The RSA activité [the income supplement for the working poor] and the SMIC are thus not substitutable (see also “le SMIC ou le RSA?” in French). Unlike the RSA, the fight against poverty is not the objective of the SMIC. The SMIC aims “to ensure that employees with the lowest salaries share in the country’s economic development”. A high minimum wage has the effect of reducing inequalities across the bottom of the wage scale, with increases in the minimum wage impacting up to two times the SMIC. Given the increase in unemployment, in precarious jobs and in part-time work, full-time employees on the minimum wage are certainly not the poorest in society, but they are far from well-off. The SMIC reduces the income gap between the working class and the middle class, which is an objective in itself (though some in the middle class may take a dim view of this: by its very nature, reducing inequality isn’t going to satisfy everyone). In particular, it is not the same thing to receive a high salary or to receive a low salary supplemented by targeted social benefits. These benefits do not confer any rights to a pension or to unemployment benefits. In terms of dignity, the minimum wage level is the value that a society places on work. Social benefits targeted at the poorest people put them in a position of being assisted, which has consequences in terms of social representations (individual and collective). As work is performed by individuals, it is not illegitimate to try to reduce inequalities between employees and not only between the employees’ households.

The proposed boost to the RSA is ambiguous, as the term “RSA” designates both the minimum social benefits for the unemployed and the inactive population (the “base” RSA, formerly the RMI and API benefits) and the income supplement for the working poor (RSA activité). If the proposal for a boost applies only to the RSA activité, it would then be inconsistent with the objective of targeting the most disadvantaged households. If, on the contrary, it concerns the RSA as a whole, which would be legitimate, then it is necessary to be more explicit and to assume that it will benefit mainly the unemployed and the inactive [1]. In March 2012, there were 1.59 million people receiving just the base RSA, and 689,000 the RSA activité (all France), i.e. only one-third of RSA recipients received the activité component.

The implementation of the RSA activité has up to now failed in two ways (“The failings of the RSA income support scheme“): according to the final report of the National Evaluation Committee, it has had no discernible impact on employment, and poverty reduction has been severely limited because of a major lack of take-up of the RSA activité component. We can move quickly over the first point, as there is little emphasis these days on the incentive aspect of the RSA. The main problem of a boost to the RSA activité is indeed the lack of take-up: in the report, take-up for the RSA activité component alone is estimated at 68% in December 2010 [2]. And this is not a matter of the programme coming on line: between December 2010 and March 2012, the number of RSA activité beneficiaries increased only marginally in mainland France, from 446 000 to 447 000. Linking eligibility for the RSA activité to both earned income and family expenses and mixing into a single instrument beneficiaries of a social minimum and the working poor, who are sometimes very well integrated into the labour market, poses problems both in terms of improper assessment of eligibility for the provision and stigmatization. This highlights two causes of the lack-of take-up of the RSA activité: insufficient awareness of the scheme, on the one hand, and voluntary lack of take-up, on the other: 42% of non-applications who do not exclude themselves from eligibility declare that they did not file a claim because they “get by financially otherwise”, and 30% did not file a claim because they did “not want to depend on welfare, to owe something to the state” (p.61). Better information would not be sufficient to solve the problem of lack of take-up. Increasing the minimum wage, on the contrary, has the great advantage of automatically benefitting those affected without fear of stigmatization, since it involves labour income.

Unlike the RSA, increasing the gross SMIC increases labour costs. However, there are several strategies to raise the minimum wage that would not have a net effect on labour costs: the increase could be offset by a reduction in employers’ social contributions. One could also ease employee social security contributions on low wages. But this proposal would probably be censured by the Constitutional Council, which in 2000 knocked down the exemption of the CSG tax on low wages on the grounds that the progressivity of the CSG would then no longer depend on the household’s ability to pay [3]. Finally, a more extensive reform aimed at merging the CSG tax and the income tax would make it possible to reduce taxes on low wages and thus increase the net minimum wage. The integration of the PPE in-work negative income tax would also make it possible to show the amounts involved directly on the payslip.

The fight against inequality clearly should not stop with inequalities in wages between full-time workers. It is also necessary to attack involuntary part-time work, by enabling the workers concerned to move into full-time work and/or by making part-time work more costly by lowering the rate of general tax relief on employer social contributions.

Basically, there is no reason to want to vary the level of the base RSA relative to the minimum wage. However, since the base RSA is indexed to prices, its level has fallen sharply relative to the minimum wage since the early 1990s (see Périvier, 2007). It would therefore be legitimate to significantly raise the base RSA (even if this means reducing the rate of accumulation of the RSA activité component) and to index it to the minimum wage level. This would definitively solve the question of whether to boost the minimum wage or the RSA.


[1] Here it can be seen that the “simplification”, which consists of combining two instruments into one, is not facilitating public debate.

[2] This lack of take-up is partially due to the fact that, for some of those who are eligible (about a third), the potential gains are very low or even non-existent due to the deduction of the sums paid under the RSA activité from the PPE in-work negative income tax. But the lack of take-up is nevertheless high even when looking at the potential gainers (and not simply all those eligible).

[3] Decision No. 2000−437 DC dated 19 December 2000: “Whereas, while the legislature has the right to change the base of the general social contribution to alleviate the burden on the poorest taxpayers, this is subject to the condition that it does not undermine the existence of conditions of equality between taxpayers; that the provision in question does not take account of the taxpayer’s income other than from an activity or of income of other household members or of dependents within it; that the choice made by the legislature to not take into consideration all the contributory capacities does not create, between the taxpayers concerned, a manifest inequality that violates Article 13 of the Declaration of 1789.”




Un coup de pouce au SMIC ou au RSA ?

par Guillaume Allègre

Le gouvernement s’est engagé à un coup de pouce exceptionnel et « raisonné » pour le SMIC puis à une indexation fonction de la croissance et non plus seulement du pouvoir d’achat des ouvriers. Dans Les Echos, Martin Hirsch plaide lui pour un coup de pouce au RSA plutôt qu’au SMIC. Il convient de ne pas opposer travailleurs pauvres, auxquels le RSA s’adresse, et bas salaires : les politiques de redistribution doivent s’attaquer aux inégalités tout au long de l’échelle des revenus et pas seulement à la pauvreté.

En termes de réduction des inégalités, il existe plusieurs stratégies ; une première stratégie vise à réduire les inégalités individuelles de salaires ; une autre vise à réduire les inégalités de niveau de vie entre ménages, niveau auquel les individus sont supposés solidaires. Ces deux stratégies ont, chacune, leur légitimité. Le RSA activité et le SMIC ne sont ainsi pas substituables (voir aussi « le SMIC ou le RSA ? »). Contrairement au RSA, la lutte contre la pauvreté n’est pas l’objectif  du SMIC. Le SMIC a pour objectif « d’assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles une participation au développement économique de la nation ». Un SMIC élevé a pour effet de réduire les inégalités dans toute la partie basse de l’échelle des salaires, les hausses du salaire minimum se diffusant jusqu’à deux SMIC. Depuis le développement du chômage, des emplois précaires et à temps partiels, les salariés au SMIC à temps plein ne sont certes pas les plus pauvres, mais ils sont loin d’être aisés. Le SMIC réduit l’écart de revenus entre la classe populaire et la classe moyenne, ce qui est un objectif en soi (même si ceci peut-être mal perçu par une partie de la classe moyenne : par construction, la réduction des inégalités ne contente pas tout le monde). Surtout, il n’est pas équivalent de recevoir un salaire élevé ou de recevoir un salaire faible complété par une prestation sociale ciblée. Les prestations n’ouvrent pas de droits à la retraite ou au chômage. En termes de dignité, le niveau du SMIC représente la valeur qu’une société donne au travail. Les prestations sociales ciblées sur les plus pauvres mettent les individus concernés dans une position d’assistés, ce qui a des conséquences en termes de représentations (individuelles et collectives). Le travail étant effectué par des individus, il n’est pas illégitime de vouloir réduire les inégalités entre salariés et pas seulement entre ménages de salariés.

La proposition de coup de pouce au RSA est ambigüe car le terme RSA désigne à la fois un minimum social qui bénéficie à des chômeurs et inactifs (RSA ‘socle’, anciennement RMI et API) et un complément de revenus pour travailleurs pauvres (RSA ‘activité’). Si la proposition de coup de pouce ne concerne que le RSA activité, elle est incohérente avec l’objectif de cibler les foyers les plus défavorisés. Si, au contraire, elle concerne l’ensemble du RSA, ce qui serait légitime, il convient alors d’être plus explicite et d’assumer qu’elle bénéficiera principalement à des chômeurs et inactifs[1]. En mars 2012, il y avait en effet 1,59 million de bénéficiaires du RSA socle seul, et 689 000 du RSA activité (France entière) : seul un tiers des allocataires du RSA bénéficie de la partie activité.

La mise en place du RSA activité s’est soldée, jusqu’à présent, par deux échecs (« Les échecs du RSA ») : selon le rapport final du Comité national d’évaluation, les effets sur l’emploi ne sont pas discernables et la réduction de la pauvreté est fortement limitée à cause d’un important non-recours à la partie complément de revenus. Passons rapidement sur le premier point puisque les effets incitatifs du RSA ne sont plus mis en avant. Le problème principal d’un coup de pouce au RSA activité est bien le non-recours : dans le rapport, il est estimé, pour la partie RSA activité seul à 68% en décembre 2010[2]. Et ce n’est pas qu’une question de montée en charge : entre décembre 2010 et mars 2012, le nombre de bénéficiaires du RSA activité seul a très peu augmenté, passant de 446 000 à 447 000 en France métropolitaine. Lier l’éligibilité au RSA activité à la fois aux revenus d’activité et aux charges familiales et mêler dans un même instrument des bénéficiaires d’un minimum social et des travailleurs pauvres, parfois très bien intégrés au marché du travail, pose problème à la fois en termes de mauvaise évaluation de l’éligibilité à la prestation et de stigmatisation. Deux causes de non-recours au RSA activité sont ainsi soulignées: la connaissance insuffisante du dispositif d’une part et le non-recours volontaire d’autre part : 42% des non-recourants qui n’excluent pas d’être éligibles, déclarent qu’ils n’ont pas déposé de demande parce qu’ils « se débrouillent autrement financièrement », 30% n’ont pas déposé de demande parce que ils n’ont « pas envie de dépendre de l’aide sociale, de devoir quelque chose à l’Etat » (p.61). Une meilleure information ne serait donc pas suffisante pour régler le problème du non-recours. Au contraire, l’augmentation du SMIC a le grand avantage de bénéficier automatiquement aux personnes concernées sans crainte de stigmatisation puisqu’il s’agit de revenus du travail.

Contrairement au RSA, l’augmentation du SMIC brut augmente le coût du travail. Toutefois, il existe plusieurs stratégies permettant d’augmenter le SMIC net sans effet sur le coût du travail : l’augmentation peut être compensée par une baisse des cotisations sociales employeurs. On peut aussi alléger les cotisations sociales salariales sur les bas salaires. Mais, cette proposition risque d’être censurée par le Conseil constitutionnel, qui en 2000 avait retoqué l’exonération de CSG sur les bas salaires au motif que la progressivité de la CSG ne se serait alors pas appuyée sur la faculté contributive des ménages[3]. Enfin, une réforme de plus grande ampleur visant à fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu permettrait de réduire l’imposition sur les bas salaires et d’augmenter ainsi le Smic net. L’intégration de la Prime pour l’emploi permettrait aussi de faire apparaître directement les sommes concernées sur la feuille de paie.

La lutte contre les inégalités ne doit évidemment pas s’arrêter aux inégalités de salaires entre salariés à temps-plein. Il convient de s’attaquer au temps partiel subi, en donnant des droits de passage au temps-plein aux salarié-e-s et/ou en rendant le temps partiel plus coûteux par une réduction du taux d’allégement général de cotisations patronales.

Fondamentalement, il n’y a pas de raison de vouloir faire fluctuer le niveau du RSA socle par rapport au SMIC. Or, du fait de l’indexation du RSA socle  sur les prix, son niveau a beaucoup baissé relativement au SMIC depuis le début des années 1990 (voir Périvier, 2007). Il serait donc légitime de revaloriser significativement le RSA socle (quitte à réduire le taux de cumul du RSA activité) et de l’indexer sur le niveau du SMIC. Ceci résoudrait définitivement la question du coup de pouce au SMIC ou au RSA.


[1] On voit ici que la ‘simplification’, qui a consisté à fusionner deux instruments en un seul, ne facilite pas le débat public

[2] Ce non-recours est partiellement expliqué par le fait que pour une partie des personnes éligibles (environ un tiers), les gains potentiels sont très faibles voire nuls du fait de la déduction des sommes versées au titre du RSA activité de la Prime pour l’emploi due. Mais le non-recours reste élevé même en prenant comme référence les gagnants potentiels (et non toutes les personnes éligibles).

[3] Décision n° 2000−437 DC du 19 décembre 2000 : « Considérant que, s’il est loisible au législateur de modifier l’assiette de la contribution sociale généralisée afin d’alléger la charge pesant sur les contribuables les plus modestes, c’est à la condition de ne pas provoquer de rupture caractérisée de l’égalité entre ces contribuables ; que la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789  »




Taxes on wealth: what kind of reform?

By Guillaume Allègre, Mathieu Plane and Xavier Timbeau

Why and how should wealth be taxed? Are France’s wealth taxes fair and efficient? In an article entitled, “Reforming the taxation of wealth?”, published in the special Tax Reform issue of the Revue de l’OFCE [in French], we examine these issues and propose some possible ways to reform the taxation of wealth.

We show that in recent years real economic income from capital has been very substantial. The visible income from capital (interest, dividend, rents received, etc.) exists alongside less visible income (capital gains net of the consumption of fixed capital and inflationary tax). As only a portion of potential capital gains are realized, this less visible income forms a significant part of average personal income. Between 1998 and 2010, despite two financial crises, capital gains increased real per capita income by an annual average of 12% (33% on average from 2004 to 2007). This growth was due in large part to the sharp rise in property prices.

We also show that the actual tax rate on income from wealth is low, even though the nominal interest rates on capital income are high, and the tax rate on income that is actually taxed is even higher due to not taking into account inflationary tax in the calculation of taxes [1]. After taking into account all taxation based on household wealth, including wealth which is held (“ISF” wealth tax, property tax) or which is passed on (property transaction taxes i.e. “stamp duty”) and income from wealth (income tax, “CSG” wealth tax, etc.), the actual rate of taxation on economic income from capital [2] comes to an average of 11.1%. This low rate for the actual taxation of capital income is due to the fact that a large portion of this income fully or partially escapes taxation: real property gains on principal residences are totally exempt, and secondary residences are partly exempt; the housing enjoyed by owner-occupiers (“imputed rent”) is not taxable, even though, net of interest, it constitutes income; gifts serve to “purge” any capital gains, even when these are not taxed (there is a tax allowance of 159,000 euros per child for gifts to direct heirs, which is renewable every ten years); and some financial income avoids income tax (life insurance, tax-exempt bank accounts, etc.).

Next we discuss possibilities for reform that would lead to taxing all income from wealth. We believe that income from wealth (net increased income from wealth) should be taxed in the same way as labour income. This principle is fair (in the sense that households are then taxed on their contributory capacity, regardless of the source of their income), and it would also help to combat tax avoidance. In an increasingly financialized economy, the interface between labour income and capital income has become porous. Taxing capital income differently opens the door to tax schemes. Any reform of wealth taxation should make it a priority to tax all real capital gains, in particular real property gains, which currently are subject to specific rules. In addition, since property is a fixed asset, the existing rules cannot be justified as due to tax competition in Europe. They are occasionally defended based on the need to take account of inflation or due to the unique character of the principal residence. But taking inflation into account cannot justify the total exemption of real property gains on secondary residences after they have been held for a certain time (currently 30 years, previously 22 years): not only does the exemption on capital gains seem unfair, but it can also prompt some households to keep their property, in particular during speculative bubbles. Furthermore, the specific character of property cannot be invoked once there has been a definitive withdrawal from the market. The taxation of realized capital gains, net of inflation, of the consumption of fixed capital and of renovation costs, would thus be preferable to a system of allowances based on the period of ownership. This could take place when the sale is not followed by another purchase – so as not to penalize mobility – and during inheritance (taxation of unrealized gains, before calculating inheritance tax). The taxation of real property gains upon a definitive withdrawal from the market could gradually replace the system of property transaction taxes or “stamp duty”, which would promote mobility and greater horizontal fairness.

In light of these arguments, what do we make of the proposals by the new French President François Hollande with regard to the taxation of wealth? He proposes (1) to tax capital income at the same rate as labour income is taxed; (2) to roll back the tax breaks on the ISF wealth tax and to raise the rate of taxation on the top income brackets; and (3) to reduce the inheritance tax allowance from 159,000 euros per child to 100,000 euros (it was raised from 50,000 euros to 150,000 euros in 2007).

(1) The first point would also involve eliminating the flat-rate withholding tax and the various tax loopholes that permit tax avoidance. It is similar to our proposals, so long as the income subject to tax takes into account inflationary tax and the consumption of fixed capital. This kind of proposal would involve taxing imputed rent, which constitutes an imputed income from capital. Nevertheless, given the difficulty of estimating the tax base, imputed rent has not been taxed since 1965 (see the article by Briant and Jacquot). One solution to this difficulty is to permit renters and first-time buyers to deduct their rent or loan interest payments from their taxable income, while increasing the average income tax rate to offset this.

(2) The second point departs from our proposals, but the ISF tax offers one solution for taxing large estates bit by bit, even when they do not procure any taxable income (when there are unrealized capital gains but an absence of dividends or earned rent, for example). In a situation like this, the ISF tax makes sense only if it is not capped based on the taxable income (or a similar notion). The ISF tax on wealth makes even more sense when the actual yields, including the unrealized gains on the assets, are not very heterogeneous (but it is then equivalent to a tax on the income from the assets) or when the supervision of the asset owners can improve their yields (taxation based on holding the wealth, and not on income, then serves as an additional incentive “to owners to ‘activate’ their estate,” in the words of Maurice Allais). In contrast, if the asset yields are heterogeneous and strong incentives to optimize the wealth already exist, then a tax on the income from the wealth is preferable from the viewpoint of fairness and not undermining economic efficiency.

(3) Higher inheritance taxes seem legitimate from the perspective of equal opportunity. We feel, however, that this should go further, at least by eliminating the purge of capital gains, in particular when the goods have been exempted from inheritance tax.

* This text is taken from the article Reforming the taxation of wealth? published in the special Tax Reform issue of the Revue de l’OFCE, available on the OFCE website.


[1] As Henri Sterdyniak points out: “It is thus erroneous to claim that capital income is taxed at a lower rate. When it is actually taxed, this is at higher rates.”

[2] Defined as the ratio between the sum of taxes based on wealth and the net increased income from the wealth after having subtracted the consumption of fixed capital and inflationary tax.

 




Quelle réforme de la fiscalité du patrimoine ?

par Guillaume Allègre, Mathieu Plane et Xavier Timbeau

Pourquoi et comment taxer le patrimoine ? La fiscalité française sur le patrimoine est-elle équitable et efficiente ? Dans un article, « Réformer la fiscalité du patrimoine ? », publié dans le numéro spécial « Réforme Fiscale » de la Revue de l’OFCE, nous examinons ces questions et proposons des pistes pour réformer la fiscalité pesant sur le patrimoine.

Nous montrons que dans la période récente les revenus économiques réels du capital sont très importants. En effet, aux revenus visibles du capital (intérêts, dividendes, loyers reçus, etc.), il faut ajouter des revenus peu visibles (les gains en capital nets de la consommation de capital fixe et de la taxe inflationniste). Ces revenus peu visibles, car seule une partie des plus-values latentes est réalisée, constituent en moyenne une part importante des revenus des individus. Entre 1998 et 2010, malgré deux crises financières, les gains en capital ont augmenté en moyenne de 12 % par an le revenu réel par adulte (33 % en moyenne de 2004 à 2007). Cette progression est en grande partie due à la forte croissance des prix de l’immobilier.

Nous montrons également que l’imposition effective des revenus du patrimoine est faible bien que les taux d’imposition apparents sur les revenus du capital soient souvent élevés et que les taux d’imposition sur les revenus effectivement taxés soient encore plus élevés du fait de la non-prise en compte de la taxe inflationniste dans le calcul de l’impôt[1]. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble de la fiscalité assise sur le patrimoine des ménages, qu’elle soit assise sur sa détention (ISF, taxe foncière), sa transmission (droits de mutation) ou ses revenus (Impôt sur le revenu, CSG, etc.), il apparaît que le taux d’imposition effectif sur les revenus économiques du capital[2] est de 11,1 % en moyenne. Cette faiblesse de l’imposition effective des revenus économiques du capital s’explique par le fait qu’une grande partie de ces revenus échappent, totalement ou en partie, à l’impôt : les plus-values immobilières sur la résidence principale sont totalement exonérées et partiellement sur les résidences secondaires ; le service de logement reçu par les propriétaires occupants (« loyers fictifs ») n’est  pas imposable alors que, net des intérêts, il constitue un revenu ; les donations servent à purger les plus-values, même lorsqu’elles ne sont pas imposées (il existe pour les donations en ligne directe un abattement de 159 000 euros par enfant renouvelable tous les dix ans) ; et certains revenus financiers échappent à l’imposition au barème (assurance-vie, livrets exonérés, etc.).

Nous discutons ensuite de pistes de réforme permettant d’imposer l’ensemble des revenus du patrimoine. Nous pensons que le revenu économique du patrimoine (ou revenu augmenté net du patrimoine), devrait être imposé au même titre que les revenus du travail. Une telle règle respecte l’équité (dans le sens où les ménages sont alors imposés selon leur capacité contributive, quelle que soit la source de leurs revenus), et permet de lutter contre l’optimisation fiscale. En effet, dans une économie de plus en plus financiarisée, il existe une porosité entre les revenus du travail et ceux du capital. Imposer différemment les revenus du capital ouvre alors la voie aux montages fiscaux. La priorité d’une réforme de la fiscalité assise sur le patrimoine devrait être d’imposer l’ensemble des plus-values réelles, notamment les plus-values immobilières qui aujourd’hui sont soumises à des règles spécifiques. En outre, parce qu’il s’agit d’un patrimoine immobile, ces règles ne peuvent être justifiées par la concurrence fiscale en Europe. Elles sont parfois défendues par l’argument de prise en compte de l’inflation ainsi que par le caractère spécifique de la résidence principale. Mais la prise en compte de l’inflation ne peut justifier l’exonération totale des plus-values immobilières pour les résidences secondaires après une certaine durée de détention (30 ans actuellement, 22 ans précédemment) : non seulement l’exonération sur les plus-values paraît inéquitable mais, de plus, elle peut inciter certains ménages à conserver des biens, notamment lors de bulles haussières. Et le caractère spécifique des biens immobiliers ne peut être invoqué lors de la sortie définitive du marché. L’imposition des plus-values réelles, nettes de l’inflation, de la consommation de capital fixe et des travaux d’amélioration serait donc préférable aux systèmes d’abattement selon la durée de détention. Elle pourrait avoir lieu lorsque la vente n’est pas suivie d’un rachat – pour ne pas pénaliser la mobilité – et lors des successions (taxation des plus-values latentes, avant le calcul des droits de succession). L’imposition des plus-values immobilières réelles lors de la sortie définitive du marché pourrait remplacer progressivement les droits de mutation à titre onéreux, ce qui serait favorable à la mobilité et à une plus grande équité horizontale.

Au vu de ces arguments, que penser des propositions contenues dans le projet présidentiel de François Hollande à propos de la fiscalité du patrimoine ? Il propose (1) d’imposer les revenus du capital au barème de l’impôt sur le revenu au même titre que ceux du travail ; (2) de revenir sur les allégements de l’Impôt sur la fortune et de relever les taux d’imposition des plus hauts revenus ; (3) de ramener l’abattement sur les successions de 159 000 euros par enfant à 100 000 euros (il avait été porté de 50 000 à 150 000 euros en 2007).

(1) Le premier point nécessite en outre de supprimer les prélèvements forfaitaires libératoires et les multiples niches fiscales permettant d’échapper à l’impôt. Il rejoint nos propositions à condition que les revenus imposés au barème prennent en compte la taxe inflationniste et la consommation de capital fixe. Une telle proposition implique d’imposer les loyers fictifs qui constituent un revenu implicite du capital. Cependant, devant la difficulté d’estimation de la base imposable, les loyers fictifs ne sont plus imposés depuis 1965 (voir l’article de Briant et Jacquot). Une solution à cette difficulté est de permettre aux locataires et accédants de déduire de leur revenu imposable leurs loyers ou intérêts d’emprunt, en augmentant le taux moyen de l’impôt sur le revenu en compensation.

(2) Le deuxième point s’écarte de nos propositions, mais l’ISF est une solution pour imposer les gros patrimoines au fil de l’eau, même lorsqu’ils ne procurent pas de revenu imposable (en présence de plus-values latentes et en absence de dividendes ou de loyers perçus par exemple). Dans ces conditions, l’ISF n’a de sens que s’il n’est pas plafonné selon le revenu imposable (ou une notion proche). L’imposition sur la fortune est d’autant plus justifiée que les rendements réels, y compris les plus-values latentes des actifs sont peu hétérogènes (mais elle est alors équivalente à une imposition sur le revenu des actifs) ou que lorsque la supervision des  propriétaires peut améliorer le rendement des actifs (l’imposition assise sur la détention de patrimoine, et non le revenu, est alors une incitation supplémentaire «aux propriétaires à ‘activer’ leur patrimoine », comme le proposait  Maurice Allais). Au contraire, si les rendements des actifs sont hétérogènes et que les incitations à optimiser son patrimoine sont déjà élevées, l’imposition des revenus du patrimoine est préférable du point de vue de l’équité sans nuire à l’efficience économique.

(3) La plus forte imposition des successions paraît légitime du point de vue de l’égalité des chances. Il faudrait, selon nous, aller plus loin, au minimum en supprimant la purge de plus-value, notamment lorsque les biens ont été exonérés de droits de succession.

* Ce texte est issu de l’article « Réformer la fiscalité du patrimoine ? » publié dans le numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, disponible sur le site internet de l’OFCE.


[1] Comme le souligne Henri Sterdyniak : « Il est donc erroné de prétendre que les revenus du capital sont taxés à des taux réduits. Quand ils sont effectivement taxés, ils le sont à des taux élevés. »

[2] Défini comme le ratio entre la somme des impôts assis sur le patrimoine et les revenus augmentés du patrimoine nets de la CCF et de la taxe inflationniste.