Les Allemandes travaillent moins que les Françaises

par Hélène Périvier et Gregory Verdugo

Vues depuis le taux d’emploi, les femmes françaises travaillent moins que les femmes allemandes : en 2017 le taux d’emploi des femmes âgées de 15 à 64 ans était de 67,2% en France contre 75,2% en Allemagne. Mais cet indicateur couramment utilisé ignore que les femmes allemandes mobilisent plus le temps partiel que les françaises pour articuler leurs temps. Ceci tient au fait que le sous-emploi et la régulation du marché du travail diffèrent dans les deux pays, avec en particulier une offre abondante de mini jobs à temps partiel en Allemagne qui affecte davantage les femmes que les hommes. Par ailleurs, les différences en termes de politiques d’articulation vie familiale-vie professionnelle dans les deux pays permettent une prise en charge de la petite enfance plus étendue en France qu’en Allemagne et induisent un recours au temps partiel par les Allemandes.

Pour comparer la situation de l’emploi des femmes en France et en Allemagne, nous utilisons des indicateurs qui prennent en compte le temps de travail, que nous calculons par âge pour illustrer une perspective de cycle de vie[1]. Les résultats confirment que les Allemandes travaillent davantage à temps partiel que leurs homologues françaises et ceci est particulièrement marqué aux âges de la maternité. Ces différences de temps de travail des femmes expliquent que les écarts de salaires hommes/femmes soient plus élevés en Allemagne qu’en France.

Taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge

Comparer les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein au cours du cycle de vie met en évidence les différences importantes entre les deux pays en ce qui concerne la baisse du temps de travail des femmes aux âges pendant lesquels la contrainte familiale est la plus forte entre 30 et 40 ans. Les graphiques 1a et 1b montrent les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge pour les femmes en 2010, date à laquelle les pays européens devaient avoir atteint un taux d’emploi des femmes de 60% selon la Stratégie européenne de l’emploi (SEE). Les graphiques 2a et 2b montrent ces mêmes indicateurs pour les hommes.

Si l’on se restreint aux taux d’emploi, les modèles semblent similaires dans les deux pays : l’évolution des taux d’emploi sur le cycle de vie pour les femmes est assez proche, il en est de même pour les hommes (à l’exception des âges d’entrée et de sortie dans la vie active qui diffèrent pour les deux sexes entre les deux pays). En Allemagne comme en France, le taux d’emploi des femmes est élevé mais l’écart avec celui des hommes augmente entre 30 et 40 ans (courbes en trait plein).

Dès lors que l’on tient compte du temps partiel, il apparaît que la division sexuée du travail est beaucoup plus marquée en Allemagne comparée à la France (courbes en pointillés) [2].

À tous les âges, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes est plus faible en Allemagne qu’en France (alors que pour les hommes il est proche du taux d’emploi et ceci pour les deux pays). À partir de 30 ans, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes passe sous la barre des 60% en Allemagne alors qu’en France il est supérieur à 65%. Les Allemandes ajustent donc d’avantage leur temps de travail au moment où les contraintes familiales sont fortes. Pour les hommes, les taux d’emploi en équivalent temps plein sont proches des taux d’emploi à tous les âges dans les deux pays.

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Graphes2a-2b_post04-02Écart de salaire global : le poids du temps de travail

Le recours massif au temps partiel par les femmes en Allemagne relativement à la France explique une part importante des écarts de salaires qui y sont plus élevés. L’indicateur global d’écart de salaire calculé par Eurostat[3] montre que l’écart de salaire global est beaucoup élevé en Allemagne (45% contre 31% en France), et que ceci est principalement dû aux écarts de temps de travail. En moyenne les Allemandes travaillent 122 heures par mois contre 144 pour les Françaises ; le taux de salaire horaire moyen étant comparable (tableau)

Tabe_post04-02-2019Ainsi les politiques visant l’égalité professionnelle ne peuvent pas laisser de côté la question du temps de travail et de la qualité des emplois occupés par les femmes. Il semble que de ce point de vue la France soit meilleure élève que l’Allemagne, même si beaucoup reste à faire en la matière.

 

 

[1] Ce post de blog est tiré de : « La stratégie de l’Union européenne pour promouvoir l’égalité professionnelle est-elle efficace ? », Périvier H. et G. Verdugo, Revue de l’OFCE, n°158, 2018.

[2] Les taux d’emploi en équivalent temps plein ont été calculés à partir des Enquêtes sur les forces de travail européennes. Chaque emploi est pondéré par le nombre d’heures travaillées. Un emploi à temps plein est défini comme un emploi dont le nombre d’heures travaillées est supérieur ou égal à 35. Si le nombre d’heures est compris entre 25 et 34, nous assignons un poids de 75% d’un emploi à temps plein, un poids de 50% si le nombre d’heures est compris entre 15 et 24, et un poids de 25% si le nombre d’heures est inférieur à 14 heures de travail.

[3] L’ERG calculé par Eurostat correspond à l’écart de rémunération moyen pour l’ensemble de la population.




Pourquoi rendre le congé de paternité obligatoire ?

par Hélène Périvier

Le gouvernement engage une réflexion sur une réforme du congé de paternité. Un rapport vient d’être demandé à l’Inspection générale des affaires sociales. Aujourd’hui, les pères salariés[1] ont droit à 11 jours calendaires consécutifs au titre du congé de paternité. Indemnisé par la Sécurité sociale dans les mêmes conditions que celles du congé de maternité, le congé de paternité est optionnel. Un allongement de la durée de ce congé est envisagé alors que l’idée de le rendre obligatoire semble être écartée, au vu des déclarations de Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de Muriel Pénicaud, Ministre du Travail.

Un levier pour l’égalité professionnelle

Le Policy brief OFCE n°11, publié en janvier 2017, expose les raisons pour lesquelles une réforme du congé de paternité constitue un levier pour réduire les inégalités professionnelles. En matière de partage des congés parentaux, la France est en retard par rapport à d’autres pays européens, et pas seulement les pays nordiques qui ont depuis longtemps mis en place des politiques de congés parentaux obligeant à un partage de ce temps consacré aux enfants. Le Portugal a également innové en la matière : les pères ont droit à un mois de congé de paternité, indemnisé à 100% du salaire, dont deux semaines obligatoires[2].

Obligation et protection des travailleurs

La Ministre du Travail a déclaré le 31 janvier 2018: « Je ne suis pas sûre que l’on change les mœurs d’une société avec une obligation » du recours au congé de paternité. Rappelons que sur les 16 semaines de congé maternité (pour un enfant de rang 1 ou 2), 8 semaines sont obligatoires, dont 6 après la naissance. Cette obligation a été introduite pour protéger les femmes d’une pression que leur employeur pourrait exercer sur elles pour qu’elles ne prennent pas ce congé auquel elles ont droit. Le caractère obligatoire du congé relève donc de la protection des travailleuses[3]. Pourquoi ne pas protéger les pères de la même façon ? Les hommes qui souhaitent consacrer plus de temps à leurs enfants dans le cadre de ce congé peuvent être stigmatisés par leurs collègues ou leurs supérieurs hiérarchiques. L’obligation coupe court à toute négociation. Elle constitue une garantie du respect du droit des travailleurs à prendre le congé de paternité, tout comme l’obligation de congés annuels ou de repos hebdomadaires[4] que personne ne conteste aujourd’hui. Notre histoire sociale montre au contraire que l’obligation est un moyen puissant de changer la norme sociale ; alors pourquoi ne pourrait-elle pas faire bouger les lignes des normes de genre ?

Libre choix individuel et choix de société

Le caractère obligatoire du congé est contesté au nom du libre choix des pères et des couples de s’organiser comme ils l’entendent. La liberté de chacun et de chacune en matière d’organisation familiale est incontestable, mais le caractère sexué de cette organisation au niveau global en fait un problème social et collectif (voir le Policy Brief n°11). Autrement dit, ce qui pose problème, ce n’est pas que des femmes ajustent leur carrière pour consacrer du temps à leurs enfants, c’est que ce soit majoritairement des femmes qui agissent ainsi. De fait, toutes les femmes se trouvent pénalisées par le caractère sexué de la division du travail dans les couples, y compris celles qui optent avec leur conjoint pour une organisation égalitaire. Il s’agit donc d’une externalité négative qu’il convient de corriger.

Indemnisation et perte de revenu

Si le congé de paternité devient obligatoire, alors certains pères verront leurs revenus diminuer pendant la durée du congé. C’est le cas des hommes dont le salaire est supérieur au plafond d’indemnisation de la Sécurité sociale[5] et qui travaillent dans des entreprises ne disposant pas d’une convention collective favorable, qui comporterait une couverture complète par l’employeur. C’est également le cas pour les femmes dans des situations similaires, et pour elles la perte de revenu est plus importante car la durée du congé est plus longue. Revoir l’indemnisation pour qu’elle soit plus généreuse pour les femmes comme pour les hommes est une meilleure réponse à ce problème que de renoncer à l’obligation du recours au congé pour les pères.

Coût de la réforme et financement

Reste la question du coût d’une telle réforme : c’est un point important mais cela ne doit pas couper court à toute discussion. Un congé de paternité allongé à 22 jours et obligatoire impliquerait un surcoût de l’ordre de 500 millions (Policy brief OFCE n°11)[6]. Il doit être pensé à l’aune d’une refonte de l’ensemble des congés et de l’imposition des couples, notamment d’une réforme du quotient conjugal (Allègre et Périvier). Par exemple, un plafonnement du quotient conjugal à 2 500 euros (donc au-dessus du plafond du quotient familial, qui est de 1 500 euros) représenterait un gain pour les finances publiques de 1,35 milliard, ce qui procurait des marges de manœuvre pour ouvrir une réforme des congés et de l’accueil des jeunes enfants. C’est donc l’ensemble des politiques sociales et fiscales qu’il faudrait remettre à plat pour donner plus d’espace aux pères dans la famille et aux femmes dans la sphère professionnelle.

Une réforme du congé de paternité ne saurait suffire à résorber les inégalités persistantes, mais c’est une piste de changement qui permet d’ouvrir un débat sur la place respective des femmes et des hommes dans notre société.

 

 

[1] Pour les travailleurs indépendants, la question dépasse le cas du congé de paternité, c’est l’ensemble du régime de sécurité sociale des indépendants qui est en cause.

[2] Wall Karin, Leitão Mafalda. « Le congé paternel au Portugal : une diversité d’expériences », Revue des politiques sociales et familiales, n° 122, 2016. Exercice de la paternité et congé parental en Europe. pp. 33-50.

[3] Isabel Odul-Asorey, « Congé maternité, droit des femmes ? », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 3 /2013,

[4] La date des congés ou le jour de liberté dans la semaine (dimanche ou pas) est le seul sujet de débat, pas l’obligation faite aux entreprises d’accorder un congé à l’ensemble des salarié.e.s.

[5] Le salaire pris en compte ne peut pas dépasser le plafond mensuel de la Sécurité sociale en vigueur lors du dernier jour du mois qui précède l’arrêt, soit 3 311,00 € brut par mois en 2018.

[6] Les indemnités de congés maternité et paternité sont plafonnées. Selon les accords d’entreprises et les conventions collectives, les employeurs peuvent les compléter pour assurer une indemnisation de 100 % à leurs salarié-e-s. Aucune donnée consolidée ne permet d’en évaluer le montant (HCF, 2009). Les coûts présentés ici ne tiennent pas compte du coût que ces réformes entraîneraient pour les employeurs.




Le Traité de Rome et l’égalité

par Hélène Périvier

Traité de Rome : Article 119, Titre VIII, « Politique sociale, éducation, formation professionnelle et jeunesse », chapitre 1 : « Dispositions sociales » : Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.

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Les institutions européennes se targuent d’avoir comme valeur fondatrice le principe d’égalité femmes-hommes[1]. Il est vrai que dès le Traité de Rome, la question de l’égalité de rémunération a fait l’objet de négociations qui ont abouti à l’adoption de l’article 119  garantissant « l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail ».

A y regarder de plus près, les motivations ayant conduit les pays signataires à adopter cet article ne sont pas liées, du moins pas directement, à des considérations de justice, ou de valeurs égalitaires auxquelles les pays membres auraient adhéré dès le départ, faisant ainsi de l’égalité une « valeur » fondatrice des institutions européennes. Non, les motivations sont avant tout d’ordre économique.

Le Traité de Rome vise l’intégration économique et non pas une union politique ou sociale. Reconstruire la généalogie de l’article 119 éclaire la tension entre les questions économiques liées à l’organisation des échanges et de la production et les questions sociales, notamment celles liées à la justice et à l’égalité.

Garantir une concurrence loyale

L’article 119 vise à organiser une concurrence loyale au sein du nouvel espace de libre circulation des biens des services et des personnes. Parmi les 6 pays signataires du Traité, c’est la France qui réclame un article portant sur l’égalité de rémunération. En effet, contrairement à certains de ses partenaires, dont l’Allemagne, elle avait déjà adopté des dispositions législatives concernant le salaire des femmes et l’égalité salariale. Dans le cadre de la restructuration des relations professionnelles à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat français avait construit des classifications professionnelles et une hiérarchie salariale conduisant dans certaines branches à affirmer le principe d’égalité de rémunération, même si les possibilités de discrimination restaient importantes (Saglio, 2007). En juillet 1946, l’arrêt Croizat supprimait l’abattement de 10% sur les salaires des femmes. Enfin, la loi du 11 février 1950 généralisait les conventions collectives et introduisait le principe « à travail égal, salaire égale » (Silvera, 2014).

La France craignait donc que l’ouverture à la concurrence du marché des biens et des services ne défavorise les secteurs productifs dans lesquels la proportion de femmes était importante, notamment dans le textile (Rossilli, 1997). En 1956, l’OIT, consciente de ces enjeux, commandait un rapport sur les conséquences sociales de l’intégration économique en Europe dans le cadre d’une commission présidée par l’économiste Ohlin. La question de l’égalité salariale y était soulevée explicitement (point 162, page 64), et chiffres à l’appui, le rapport dénonçait le risque de concurrence déloyale dans les industries fortement féminisées (Ohlin, 1956)[2]. Les écarts en matière de droits sociaux entre les pays membres appelaient à une régulation du marché du travail pour éviter les distorsions de concurrence au sein du marché commun. Les débats qui ont conduit à l’aboutissement de l’article 119 ne font pas état de discussions relatives aux droits des femmes et à la juste rémunération de leur travail  (Hoskyns, 1996).

Principes de justice supranationaux et pragmatisme économique

L’inscription dans le Traité de Rome du principe d’égalité de rémunération est donc motivée par des considérations économiques et non éthiques, et c’est pour des raisons économiques qu’il n’est pas appliqué immédiatement bien qu’énoncé, car cela aurait induit une augmentation massive des coûts salariaux (sauf à réduire le salaire des hommes). Malgré cela, les principes de justice ne sont pas étrangers à cette dynamique. En effet cette démarche s’inscrit dans le contexte international d’affirmation des droits humains des années d’après-guerre : la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1946[3] affirme dans son préambule l’égalité des droits des hommes et des femmes et la Déclaration de Philadelphie de 1944 qui renforce les missions de l’OIT proclame que tous les êtres humains, quels que soit leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales. La convention 100 de l’OIT adoptée en 1951 affirme que Chaque Membre devra, par des moyens adaptés aux méthodes en vigueur pour la fixation des taux de rémunération, encourager et, dans la mesure où ceci est compatible avec lesdites méthodes, assurer l’application à tous les travailleurs du principe de l’égalité de rémunération entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale[4]. Certains pays européens adhèrent à ces principes déclaratifs plus rapidement que d’autres, c’est le cas de la Belgique et de la France qui ratifient la convention 100 respectivement en 1952 et 1953. Ces pays entraînent dans leur sillon leurs partenaires signataires du Traité de Rome, afin de limiter la distorsion de concurrence qui résulterait d’une adhésion non uniforme à ce principe de justice dans un espace économique intégré.

En remontant plus loin dans la genèse des textes portant l’égalité salariale, on retrouve également des motivations d’ordre économique : le texte fondateur de l’OIT en 1919 comprend l’inscription du principe du salaire égal, sans distinction de sexe pour un travail de valeur égale (Section II., Article 427, 7)[5]. Cette attention particulière portée à l’égalité s’explique en partie par la crainte qu’avaient les syndicats de voir les salaires des hommes baisser. En effet durant la guerre, les femmes avaient occupé pour des salaires plus faibles les emplois réservés aux hommes en temps de paix. Réclamer l’égalité de rémunération permettait de contenir cette concurrence déloyale que représentaient les femmes (Ellina, 2003 ; Hoskyns 1996).

La métamorphose de l’article 119

Chercher les racines historiques de l’affirmation des principes d’égalité de rémunération  est vain car l’argument économique s’articule à celui de la justice. Cette dialectique conduit les acteurs du moment à mobiliser l’un ou à réaffirmer l’autre. Durant les négociations du Traité de Rome, les écarts entre pays concernant le droit à congés payés, la réglementation de la durée du travail ou encore le paiement des heures supplémentaires étaient également identifiés comme une source de distorsion de concurrence. Ce n’est donc pas tant la place qu’occupe l’égalité femmes-hommes dans les négociations entre les pays signataires qui est à questionner que la nature même du Traité qui vise l’intégration économique et non pas l’harmonisation des politiques sociales des pays signataires. A l’époque, l’intégration économique était probablement la perspective la moins conflictuelle sur laquelle négocier et opérer un rapprochement des pays européens.

L’article 119 du Traité de Rome, bien qu’inscrit à des fins de régulation de la concurrence, est devenu un pilier de la construction du droit européen en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations. A la fin des années 1970, sous l’impulsion de mouvements féministes, ce principe est progressivement activé et devient un principe fondateur des institutions européennes (Booth et Bennett, 2002). En 1971, la Cour de justice des Communautés européennes s’y réfère pour affirmer que l’élimination de discriminations fondées sur le sexe fait partie des principes généraux du droit communautaire (arrêt Defrenne[6]). En 1976, le champ de l’égalité des rémunérations est étendu par la directive de 1976 (76/207) à l’ensemble des conditions de recrutement, de formation et de conditions de travail (Milewski et Sénac, 2014). D’un outil de régulation du marché commun, il est devenu un principe de droit.

Retrouver l’esprit de Philadelphie 

Le principe d’égalité tel qu’énoncé dans la Déclaration de Philadelphie ne s’appuie pas sur l’intérêt économique qu’il y aurait à promouvoir l’égalité femme-homme, mais affirme ce principe comme une valeur en soi. Lors de négociations précédant la signature du Traité de Rome, l’harmonisation des dispositions sociales s’est faite en généralisant le principe d’égalité de rémunération aux pays ne l’ayant pas encore intégré, et pas en demandant aux pays l’ayant déjà adopté d’y renoncer. Dans cette dynamique le principe de justice prime sur la perspective économique : l’évaluation des conséquences économiques de l’égalité de rémunération non généralisée dans un espace économique intégré a conduit à étendre son adoption à l’ensemble des pays membres de cet espace et in fine à le renforcer.

Depuis les années 2000, un glissement s’est opéré dans la promotion des politiques d’égalité : il ne s’agit plus d’analyser les conséquences économiques des principes de justice ou inversement de dénoncer l’atteinte aux principes de justice de certaines politiques économiques, non il s’agit davantage de renverser la hiérarchie entre les deux perspectives. L’égalité est promue au nom des bénéfices économiques réels ou fantasmés qu’elle produirait. Les organisations supranationales, les institutions européennes et les acteurs nationaux vantent les vertus de l’égalité en termes de prospérité économique. L’affirmation du seul principe de justice ne suffit plus pour convaincre du bien-fondé des politiques d’égalité, jugées a priori coûteuses. L’égalité, réduite le plus souvent à l’accroissement de la participation des femmes au marché du travail et de leur accès aux postes à responsabilité, serait source de croissance et de richesse. Il ne s’agit plus alors d’une articulation complexe entre forces économiques et principes fondateurs, mais d’une justification de ces principes par la rentabilité ou l’efficacité de l’économie de marché (Périvier et Sénac, 2017 ; Sénac, 2015). Cette approche loin d’être anecdotique met en danger l’égalité comme principe de justice et nous écarte de la dynamique humaniste portée par les institutions supranationales durant la première moitié du 20e siècle. Aurions-nous perdu l’esprit de Philadelphie (Supiot, 2010) ?

 

Bibliographie

Booth C. et C. Bennet, 2002. « Gender Mainstreaming in the European Union. Toward a New Conception and Practice of Equal Opportunities?  », The European Journal of Women Studies, 9 (147), 430-446.

Ellina C., 2004, Promoting Women’s Rights. The Politics of Gender in the European Union, Routledge.

Hoskyns C., 1996. Integrating Gender. Women, Law and Politics in the European Union. Londres: Verso.

Milewski F. et R. Sénac, 2014, « L’égalité femmes-hommes. Un défi européen au croisement de l’économique, du juridique et du politique », Revue de l’OFCE, n°134.

Périvier H. et R. Sénac, 2017, « Le nouvel esprit du néolibéralisme. Egalité et prospérité économique », mimeo.

Rossillli M., 1997. « The European Community Policy on the Equality of Women. From the Treaty of Rome to the Present ». The European Journal of Women’s Studies, 4, 63-82.

Saglio J., 2007, « Les arrêtés Parodi sur les salaires : un moment de la construction de la place de l’État dans le système français de relations professionnelles », Travail et Emploi, n°111.

Sénac R., 2015, L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Presses de Sciences Po.

Silvera R., 2013,  Un Quart en Moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire, La Découverte.

Supiot A., 2010, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil.

 

Notes:

[1] http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-07-426_en.htm

[2] http://staging.ilo.org/public/libdoc/ilo/ILO-SR/ILO-SR_NS46_engl.pdf

[3] http://www.ohchr.org/EN/UDHR/Documents/UDHR_Translations/frn.pdf

[4] http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:312245

[5] http://www.ilo.org/public/libdoc/ilo/1920/20B09_18_fren.pdf

[6] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A61970CJ0080

 




Les pères séparés supportent-ils un sacrifice de niveau de vie plus important que leur ex-conjointe ?

Hélène Périvier OFCE-PRESAGE

L’étude récente publiée par France Stratégie portant sur le partage des charges liées aux enfants après une séparation fait grand bruit (voir notamment Osez le féminisme, Abandon de famille, mais aussi SOS papa…). Ce travail analyse l’évolution du niveau de vie des deux ex-conjoints en tenant compte de l’interaction entre le barème indicatif de pensions alimentaires et le système fiscalo-social. Cette perspective est stimulante car il s’agit de voir si la redistribution opérée par l’Etat social intègre de façon juste et équitable les coûts de l’enfant supportés par chaque ex-conjoint.

On y lit qu’après une séparation, les niveaux de vie des deux ex-conjoints diminuent fortement. De plus, les simulations de cas-types réalisées « indiquent que l’application du barème [ barème indicatif  de référence fourni aux juges] aboutit en l’état actuel de la législation socio-fiscale à ce que la charge des enfants entraîne un sacrifice de niveau de vie sensiblement plus important pour le parent nongardien que pour le parent gardien ». Autrement dit, les pères séparés consentiraient à un  sacrifice de niveau de vie plus important que les mères, si le juge appliquait à la lettre le barème indicatif. Selon, le ministère de la Justice ce barème n’est pas appliqué par les juges, tant les situations sont à chaque fois spécifiques. Cette étude porte donc sur ce que serait le niveau de vie des parents séparés si le barème était appliqué, et non pas sur le niveau de vie effectif. Or, le tableau des résultats présenté dans la note en première page est titré  « Estimation de la perte de niveau de vie supportée par les parents de deux enfants (en pourcentage par rapport à une situation sans enfant, calcul net des aides publiques)». Qui lira vite, pensera qu’il s’agit de la situation réelle des parents séparés.

Bien que portant sur le barème de pensions alimentaires et non sur les décisions des juges elles-mêmes, cette étude soulève une question pertinente. Mais les résultats sont fragilisés par d’importants problèmes méthodologiques : la notion de sacrifice de niveau de vie ne tient pas compte de la division sexuée du travail et de son impact sur la carrière des mères ; les cas-types mis en avant ne sont pas nécessairement représentatifs (notamment en ce qui concerne le statut marital avant la séparation) ; l’utilisation faite des échelles d’équivalence[1] conduit à assimiler « niveau de moyen du ménage » et « niveau de vie individuel », enfin une approche par le maintien du niveau de vie de l’enfant aurait conduit à un tout autre résultat.  De fait, proposer le modèle de micro-simulation comme outil d’aide à la décision des juges semble quelque peu prématuré aux regards de ces critiques.

De la notion de « sacrifice de niveau de vie » 

Dans tous les cas simulés, les parents séparés perdent en niveau de vie relativement à la situation en couple (à revenu inchangé). Ce résultat est conforme à ceux de travaux récents, comme par exemple Martin et Périvier, 2015, Bonnet, Garbinti, Solaz, 2015, ou le rapport du HCF. La séparation est coûteuse pour les deux parents du fait de la perte d’économies d’échelle (par exemple il faut deux logements au lieu d’un seul, …). Au-delà de la baisse de niveau de vie de chaque parent, les auteurs calculent le « sacrifice de niveau de vie » que subissent les parents avant et après la séparation.

Le « sacrifice  de niveau de vie » est censé être calculé en rapportant le coût de l’enfant au revenu disponible dont aurait disposé le parent s’il n’avait pas eu d’enfant. Or, le sacrifice de niveau de vie consenti par la mère ayant la garde de l’enfant (respectivement le père) est en fait calculé en rapportant le coût de l’enfant au niveau de vie d’une femme célibataire sans enfant ayant le même niveau de salaire que la mère séparée (idem pour le père).

Cette méthode ne permet pas d’estimer le « sacrifice de niveau de vie » car la mise en couple et la formation de la famille s’accompagne d’une division sexuée du travail largement documentée dans la littérature, et qui implique que cette femme séparée aurait eu un niveau de salaire, et plus globalement une carrière, différents si elle était restée célibataire sans enfant. Si une femme cadre supérieure vivant en couple s’arrête de travailler pour s’occuper des enfants et que le couple se sépare, la notion de « sacrifice de niveau de vie » impliquerait un gain important en niveau de vie pour cette femme, puisque le coût de l’enfant serait rapporté au RSA, alors qu’elle aurait perçu un salaire élevé si elle n’avait pas eu d’enfant, car elle aurait continué à travailler.

Autrement dit, le bon contrefactuel, c’est-à-dire la situation à laquelle on doit comparer le niveau du parent séparé pour évaluer le sacrifice de niveau de vie qu’elle (ou il) subit, devrait être le revenu qu’aurait eu la femme (ou l’homme) séparée (en tenant compte de ses caractéristiques personnelles) si elle (ou il) n’avait pas été en couple et si elle (il) n’avait pas eu d’enfant. Ce faisant, les calculs auraient conduit à un sacrifice de Madame nettement plus important que celui calculé dans l’étude. On voit ici la nécessité d’une approche économique qui intègre les comportements des agents par rapport à une approche comptable.

Des cas-types atypiques ?

En mobilisant le modèle de micro simulation Openfisca, les auteurs simulent différentes situations et évaluent la perte de niveau de vie de chaque ex- conjoint après la séparation.

Les cas-types permettent de comprendre les interactions complexes entre le système fiscal et social et, pour le sujet abordé ici, le barème indicatif de pensions alimentaires. La critique généralement faite aux études sur cas-type est qu’elles ne donnent pas la représentativité des situations simulées : de fait pour éviter de se focaliser sur des cas marginaux, on ajoute des données relatives à la fréquence des situations choisies comme étant « typiques ». S’agissant de la répartition des revenus, dans les trois quarts des cas les femmes gagnent moins que leur conjoint (Insee). Il conviendrait de regarder la répartition des revenus entre conjoints avant la rupture et de voir quels sont les cas les plus courants et d’affiner en ne retenant que les cas pour lesquels le juge fixe une pension,  soit dans seulement 2 cas sur 3 (Belmokhtar, 2014).

De même, faire un focus sur le cas d’un couple ayant deux enfants à charge n’est pas sans conséquence[2],  dans la mesure où avec un seul enfant à charge le montant des prestations familiales baisse, de fait les revenus sociaux perçus par la mère seraient plus faibles (notamment les allocations familiales ne sont pas versées pour un enfant mais à partir de deux enfants) et son niveau de vie également. Les statistiques fournies par le ministère de la Justice indiquent que le nombre moyen d’enfants est de 1,7 dans le cas de divorces et 1,4 dans les cas d’union libre (Belmokhtar, 2014).

Enfin, rien n’est dit explicitement sur la situation maritale d’avant la séparation : mariage ou union libre ?

– Soit les auteurs considèrent les couples mariés. Dans ce cas, si les salaires des ex-conjoints sont différents (cas n° 4 qualifié d’ « Asymétrie des revenus »), comment la perte du bénéfice du quotient conjugal est-elle répartie ? Après le divorce, le gain fiscal issu de l’imposition jointe est perdu : Monsieur paie alors le montant d’impôt au regard de son salaire et non plus de la moyenne des salaires du couple. Ce surcroît d’impôt pèse sur son niveau de vie et le « sacrifice de niveau de vie » calculé pour le père divorcé serait alors en partie le résultat de la perte du bénéfice du quotient conjugal et non pas du coût issu de la charge d’un enfant séparé.

– Soit les auteurs ne considèrent que les couples en union libre, ce qui semble être le cas au regard du vocabulaire mobilisé « séparation, union, parents séparés etc… », mais alors cela nous ramène la critique concernant la représentativité des cas-types dans la mesure où plus de la moitié des décisions de justice relatives à la résidence des enfants sont liées à des divorces (Carrasco et  Dufour, 2015). Par ailleurs, les pensions fixées par le juge sont d’autant plus éloignées du barème qu’il s’agit d’une séparation et non d’un divorce, ce qui limite la portée de l’étude.

Du bon usage des échelles d’équivalence

Les échelles d’équivalence permettent de comparer les niveaux de vie des ménages de tailles différentes, en appliquant des unités de consommation (uc) pour établir un « équivalent adulte ». Ces échelles reposent sur des hypothèses fortes qui ne permettent pas une utilisation tous azimuts de cet outil :

– les individus appartenant à un même ménage mettent intégralement leurs ressources en commun ;

– les personnes appartenant à un même ménage disposent du même niveau de vie (niveau de vie moyen obtenu en divisant le revenu total du ménage par le nombre d’uc  du ménage). Cette hypothèse découle de la première ; le niveau de vie est assimilé au bien-être.

Les échelles d’équivalence donnent une estimation du surcoût lié à la présence d’une personne supplémentaire dans un ménage. Elles ne disent rien quant à la façon dont les ressources sont effectivement allouées dans le ménage. Ceci tient à l’hypothèse de mise en commun des ressources, hypothèse contestable (voir notamment  Ponthieux, 2012) et qui conduit à attribuer le niveau de vie moyen du ménage à chaque individu. Un couple dispose de 1,5 uc. De fait, un couple A dans lequel Monsieur gagne 3 SMIC et Madame 0 SMIC a le même niveau de vie qu’un couple B dans lequel les deux gagnent 1,5 SMIC. Cette méthode permet de comparer les niveaux de vie moyens de deux ménages, mais pas les niveaux de vie des individus qui les composent. Madame vivant dans le couple B a probablement un niveau de vie individuel supérieur à celui de Madame vivant dans le couple A, du fait de son pouvoir de négociation accru dans un contexte de salaire identique. Ainsi comparer les niveaux de vie moyens du couple avec les niveaux de vie individuels lorsque le couple se sépare est trompeur.

De même, pour évaluer la charge financière que représentent les enfants pour la mère séparée par exemple, les auteurs appliquent le ratio uc lié aux enfants sur le total des uc du ménage, au revenu disponible de la femme (salaire moins les impôts payés, plus les prestations reçues et la pension versée par son ex-conjoint au titre des deux enfants dont elle a la garde). Mais rien ne dit que la mère séparée n’alloue pas davantage de ressources à ses enfants que ce qui est estimé par ce ratio d’uc (en matière de logement, elle peut par exemple dormir dans le salon pour que les enfants aient chacun leur chambre).

Les critiques méthodologiques faites aux échelles d’équivalence en limitent l’utilisation (voir Martin et Périvier, 2015). Elles ne permettent pas de comparer les niveaux de vie des individus, mais seulement le niveau de vie de ménages de taille différente.

Quid du niveau de vie de l’enfant ?

Les travaux consacrés à l’estimation du niveau de vie des parents séparés sont rares. Pour fixer les uc par enfant au regard de la situation maritale de leur parents (en couple ou séparés), les auteurs s’appuient sur une étude australienne qui les conduit à majorer les uc attribuées aux enfants dès lors que les parents sont séparés. Le coût d’un enfant de parents séparés est supérieur à celui d’un enfant vivant avec ses deux parents. Ils optent pour la formule suivante :

– un enfant vivant avec ses deux parents correspond à 0,3 uc ;

– un enfant vivant avec sa mère en garde classique à 0,42 uc et 0,12 pour le père non gardien ; soit 0,54 au total pour les deux ménages.

Ainsi le coût d’un enfant de parent séparé est supérieur de 80 % à celui d’un enfant vivant avec ses deux parents. Il est probable que la plupart des parents séparés font tout leur possible pour que les conditions de vie de leurs enfants restent inchangées après une séparation. Une approche qui viserait au maintien du niveau de vie de l’enfant permet d’en tenir compte. En majorant de 80 % le coût des enfants lorsqu’ils vivent avec leurs deux parents, et en le redistribuant au prorata des uc attribuées pour enfants de parents séparés, le parent gardien a une perte de niveau de vie supérieure à celle du parent non gardien (voir le tableau). Cette méthode est elle aussi contestable car on applique le surcroît d’uc des enfants de parents séparés par rapport aux enfants vivant en couple au coût monétaire calculé dans le cas du couple élevant ses enfants. Mais, le choix de cette approche inverse le résultat.

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Toute analyse statistique repose sur des hypothèses permettant de « qualifier » ce que l’on souhaite « quantifier », c’est inévitable (soit parce qu’on ne dispose pas de l’information, soit par mesure de simplification et pour faciliter l’interprétation). Des hypothèses toujours trop fortes, des résultats toujours trop sensibles, des méthodologies perfectibles sont le lot quotidien des chercheur-e-s.  Apporter des éclairages, poser les bonnes questions, ouvrir des perspectives nouvelles, nourrir et se nourrir de la contradiction, voilà leur apport à la société.

L’étude publiée par France Stratégie a le mérite d’ouvrir un débat sur un sujet complexe qui met au défi notre système socio-fiscal. Mais les réponses qu’elle y apporte ne sont pas convaincantes. Si les auteurs conviennent que « L’intérêt de ce travail de simulation est avant tout illustratif», ils n’en souhaitent pas moins « a minima, proposer aux juges et aux parents un outil permettant de simuler la situation financière des deux ménages issus de la séparation, en intégrant l’impact du système socio-fiscal. » Cela semble prématuré au regard de la fragilité des résultats présentés.

 


[1] Pour comparer le niveau de vie de ménages de tailles différentes, des échelles d’équivalence sont estimées à partir d’enquêtes et selon plusieurs méthodes. Elles permettent de se rapporter à un niveau de vie en « équivalent adulte », ou encore en « unité de consommation » (uc). Dans cette perspective, le niveau de vie d’un ménage dépend de son revenu global, mais aussi de sa taille (nombre et âge de ses membres).

[2] Certes, le graphique 7 du document de travail résume les situations selon le nombre d’enfants, mais dans la note l’accent est mis sur le cas avec deux enfants.




La simplification au péril de l’égalité

par Françoise Milewski et Hélène Périvier

Légiférer pour porter l’égalité

Les lois sur l’égalité salariale et professionnelle ont connu un long cheminement depuis 1972, de l’affirmation du principe d’égalité à la production d’un diagnostic chiffré permettant de donner corps aux inégalités (via le rapport de situation comparée, élaboré dès 1983 dans la loi Roudy) et à l’obligation de négocier. La loi de 2006 a ouvert la voie aux sanctions financières contre les entreprises récalcitrantes, concrétisées par un article de la loi sur les retraites de 2009. Les tentatives d’amoindrir la portée de la loi furent nombreuses jusqu’en 2012 où les choses ont été peu ou prou clarifiées : les entreprises sont désormais contraintes de réaliser un rapport de situation comparée (RSC) qui rend compte annuellement de l’état des inégalités dans des domaines bien définis ; elles doivent entamer une négociation sur l’égalité professionnelle et salariale et, faute d’accord, elles sont tenues de faire un plan d’action unilatéral. Le contrôle est exhaustif, par le dépôt auprès de l’administration des accords ou des plans (et non plus aléatoire comme dans les premières formulations du décret d’application). Les entreprises qui ne seraient pas en conformité avec la loi sont mises en demeure de s’y conformer sous peine de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.

L’obligation de négocier active la prise en charge collective de cette question. Depuis 2012, le nombre d’accords signés s’est accru, tout comme les mises en demeure et les sanctions. Certes, le contenu des accords ou des plans est souvent encore trop général, mais c’est un début. La loi-cadre du 4 août 2014 sur l’égalité a complété et renforcé le dispositif.

La simplification : naïveté ou renoncement ?

A l’occasion du projet de loi sur le dialogue social (projet de loi Rebsamen), ce long processus législatif est brusquement remis en cause sous prétexte de simplification. Dans la version initiale du projet de loi, l’obligation de produire le diagnostic chiffré (le RSC) disparaît, en étant fondu dans la base de données unique de l’entreprise. L’obligation de négocier en matière d’égalité professionnelle disparaît également, intégrée à d’autres négociations (qualité de vie au travail).

Devant l’ampleur des réactions (associations, personnalités, syndicats, chercheur-e-s…), les trois ministères concernés ont publié un communiqué qui réaffirme quelques principes, dont le fait que « la transmission de toutes les informations qui existent aujourd’hui dans le RSC demeurera obligatoire ». Des amendements seront déposés en ce sens. Mais rien n’est réglé. Les indicateurs sexués demeurent intégrés à la base de données unique et le RSC perd ainsi sa spécificité. La négociation dédiée sur l’égalité n’est pas rétablie et sa périodicité reste incertaine (annuelle ? triennale ?). Le flou demeure.

Quels que soient les résultats du débat parlementaire qui s’ouvre sur le dialogue social, le signal a été donné aux entreprises que la politique d’égalité peut être mise en cause, que les obligations antérieures ne sont finalement pas si impératives et que les efforts entrepris depuis plusieurs années peuvent être relativisés au nom de la simplification.

Si, en laissant le choix aux partenaires sociaux de négocier sur l’égalité professionnelle, cette question avait émergé d’elle-même et conduit à des progrès importants, aucune loi sur le sujet n’aurait été nécessaire. C’est pour répondre à l’inertie et à la persistance des inégalités que des contraintes ont été imposées aux entreprises. C’est parce que notre société doit faire de l’égalité femmes-hommes un principe fondamental que des lois, assorties de contraintes, ont été votées. La complexité du dialogue social sur ce thème tient à la résistance des acteurs. La simplification est donc au mieux une naïveté, au pire un renoncement à produire des politiques publiques porteuses d’égalité.

Dans le domaine de l’égalité, la vigilance est de mise. Supprimer les contraintes, c’est revenir sur le principe d’égalité. Vouloir l’égalité suppose une volonté politique claire et permanente : la continuité et la cohérence des politiques publiques sont en effet essentielles.

C’est le sens de la tribune que des chercheur-e-s ont publiée sur le site des Echos le 19 mai dernier.




Réformer le quotient conjugal

par Guillaume Allègre et Hélène Périvier

Dans le cadre d’un réexamen des dispositifs d’aide aux familles, dont les motivations sont discutables par ailleurs, le gouvernement a annoncé vouloir réduire en 2014 le plafonnement du bénéfice du quotient familial dans le calcul de l’impôt sur le revenu (IR). L’avantage fiscal lié à la présence d’enfants à charge dans le foyer sera réduit de 2 000 à 1 500 euros par demi-part. La réflexion ouverte sur le quotient familial aurait dû être l’occasion de repenser plus globalement la prise en compte de la famille dans le calcul de l’impôt sur le revenu et notamment l’imposition des couples.

Comment les couples sont-ils imposés aujourd’hui ?

En France, l’imposition conjointe est obligatoire pour les couples mariés ou pacsés (et leurs enfants à charge) qui ne forment ainsi qu’un seul et même foyer fiscal. On suppose que les membres d’un même foyer mettent intégralement en commun leurs ressources, peu importe qui apporte ces ressources. En attribuant deux parts fiscales à ces couples, on applique la progressivité du barème à la moyenne des revenus du couple [(R1 +R2) /2]. Lorsque les deux conjoints gagnent des revenus proches, le quotient conjugal ne procure pas d’avantage particulier. En revanche, dès lors que les deux revenus sont inégaux, l’imposition conjointe apporte un avantage fiscal par rapport à l’imposition séparée.

Dans certaines configurations, l’imposition séparée est plus avantageuse que l’imposition conjointe, ceci est dû notamment au fonctionnement particulier de la prime pour l’emploi et de la décote[1], ou encore  au fait que l’imposition séparée permet d’optimiser l’affectation des enfants entre les deux foyers fiscaux, ce que ne permet pas l’imposition conjointe par construction. L’optimisation fiscale est complexe car peu lisible pour le contribuable lambda. Quoiqu’il en soit, dans la grande majorité des cas, le mariage (ou le pacs) procure un avantage fiscal : 60 % des couples mariés ou pacsés payent moins d’impôts que s’ils étaient imposés séparément, avec un gain annuel moyen de 1 840 euros, tandis que 21 % bénéficieraient d’une imposition séparée qui leur ferait gagner 370 euros en moyenne (Eidelman, 2013).

Pourquoi  accorder cet avantage aux seuls  mariés ou pascés ?

Le quotient conjugal repose sur le principe de mise en commun totale des ressources dans le couple. Le contrat privé passé entre deux personnes via le mariage ou encore le pacs constituerait  une « garantie »  de cette mise en commun. En outre, le contrat de mariage est assorti d’une obligation alimentaire entre époux, ce qui les lie au-delà du mariage à mettre en commun une partie de leurs ressources.  Toutefois, le Code civil n’associe pas « mariage » et  « mise en commun intégrale » des ressources entre conjoints. L’article 214 du Code civil prévoit que les époux contribuent aux charges du mariage « à proportion de leurs facultés respectives », ce qui revient à reconnaître que les facultés contributives des époux peuvent être inégales. Depuis 1985, l’article 223 pose le principe de libre jouissance des revenus professionnels, ce qui renforce l’idée que le mariage n’implique pas que les conjoints partagent le même niveau de vie : « chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage ». L’autonomie professionnelle des conjoints et le droit de disposer de ses gains et salaires sont pleinement reconnus dans le Code civil, alors le Code fiscal reste cantonné à une vision globale des ressources et des dépenses du couple.

Par ailleurs, il existe une dissonance dans le traitement social et fiscal des couples. Le montant du RSA versé à un couple est le même qu’il soit marié, pascé ou en union libre. S’agissant du RSA majoré versé aux mères isolées ayant un enfant, l’isolement s’entend comme la vie sans conjoint y compris en union libre. L’union libre est donc reconnue comme une situation de mise en commun des ressources par le système social mais pas par le système fiscal.

Les couples mettent-ils effectivement en commun leurs ressources ?

Les études empiriques montrent que si les couples mariés ont tendance à pratiquer davantage la mise en commun totale des revenus que ceux vivant en union libre, ce n’est pas le cas de tous : en 2010, 74 % des couples mariés déclaraient mettre totalement en commun leurs ressources, mais seulement 30 % des couples pacsés contre 37 % des couples en union libre. La pratique dépend beaucoup de ce qu’il y a à partager : si 72 % des couples du premier quartile de revenu déclarent mettre en commun intégralement leurs ressources, ce n’est le cas que de 58 % des couples du dernier quartile (Ponthieux, 2012). Plus les ressources sont élevées moins les membres du couple mettent en commun leurs ressources. La mise en commun totale n’est donc pas aussi répandue que supposée : les conjoints ne partagent pas nécessairement exactement le même niveau de vie.

Capacité contributive et nombre de parts accordées

Le système fiscal reconnaît une mise en commun des ressources chez les couples mariés ou pascés, et leur attribue deux parts fiscales. L’attribution de ces parts fiscales repose sur le principe de capacité contributive dont on doit tenir compte pour être conforme au principe d’égalité devant l’impôt : autrement dit, on cherche à imposer le niveau de vie plus que le revenu en tant que tel. A revenu identique, une personne vivant seule a un niveau de vie plus élevé qu’un couple, mais du fait des avantages liés à la vie en couple, il n’est pas deux fois plus élevé. Pour comparer les niveaux de vie de ménages de tailles différentes, des échelles d’équivalence ont été estimées (Hourriez et Olier, 1997). L’INSEE attribue 1,5 part (ou unité de consommation) aux couples et 1 part aux célibataires : selon cette échelle, un couple ayant 3 000 euros de revenu disponible a ainsi le même niveau de vie qu’un célibataire dont le revenu s’élève à 2 000 euros. Or le quotient conjugal attribue 2 parts aux couples mariés quand il en donne une seule au célibataire. On sous-estime donc de 33 % le niveau de vie des couples relativement aux personnes vivant seules, et donc on ne les impose pas à hauteur de leur capacité contributive réelle.

En outre, on note encore une fois une incohérence entre le traitement des couples par les politiques sociale et fiscale : les minima sociaux tiennent compte des économies d’échelle liées à la vie en couple conformément aux échelles d’équivalence. Le RSA-socle perçu par un couple (725€) est 1,5 fois plus élevé que celui perçu par un célibataire (483€). Il y a une asymétrie dans le traitement des conjoints selon qu’ils font partie du haut de l’échelle des revenus et sont soumis à l’impôt sur le revenu, ou du bas de l’échelle des revenus et perçoivent des prestations sociales sous conditions de ressources.

Quelle norme familiale portée par le quotient conjugal ?

Le quotient conjugal a été pensé en 1945 en cohérence avec une certaine norme familiale, celle de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer. Il contribuait aux côtés d’autres dispositifs à encourager cette forme d’organisation familiale, jugée comme celle souhaitable. Jusqu’en 1982, l’imposition reposait sur les seules épaules du chef de famille, à savoir l’homme ; la femme était perçue comme à la charge de l’homme. Or, loin de constituer une charge pour son conjoint, elle produit un service gratuit, via le travail domestique qu’elle fournit. Cette production domestique (garde et éducation des enfants, ménage, cuisine, …) a une valeur économique qui n’est ainsi pas imposée. Ainsi, les couples mono-actifs sont-ils les grands gagnants du système qui leur donne un avantage par rapport aux couples bi-actifs, qui doivent payer pour externaliser une partie des tâches domestiques et familiales.

En résumé, le système d’imposition conjointe actuel conduit à pénaliser les célibataires ou les couples en union libre par rapport aux couples mariés ou pascés, et à pénaliser les couples biactifs par rapport aux couples mono-actifs. Il est dans ses fondements défavorables à l’émancipation économique des femmes.

Que faire ?

La réalité des familles est aujourd’hui multiple (mariage, union libre, …) et mouvante (divorce, remariage, ou remise en couple, recomposition familiale), l’activité des femmes a changé profondément la donne en la matière. Si tous les couples ne mettent pas en commun leur ressources, certains le font, totalement ou partiellement, qu’ils soient en union libre ou mariés. Doit-on en tenir compte ? Si oui, comment en tenir compte face à cette multiplicité des formes d’union et leur mouvance ? Tel est le défi qu’il nous faut relever en réformant les principes et les normes familiales qui sous-tendent l’Etat social. En attendant, des modifications et rééquilibrages pourraient être réalisés.

Aujourd’hui, le bénéfice de l’imposition commune n’est pas plafonné par loi. Il peut s’élever à 19 000 euros par an (pour des revenus supérieurs à 300 000 euros,  niveau de revenus qui atteignent la dernière tranche d’imposition) et même à presque 32 000 euros (pour des revenus supérieurs à 1 000 000 d’euros) si on inclut le bénéfice de l’imposition commune à la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus. A titre de comparaison, on note que le montant maximal de la majoration du RSA pour un couple par rapport à une personne vivant seule est de 2 900 euros par an. Le plafond du quotient familial (QF), qui lui est explicite, est de 1 500 euros par demi-part. Un plafonnement du quotient conjugal à 3 000 euros (soit deux fois le plafonnement du QF) ne toucherait que les 20 % des ménages les plus aisés (à partir de 55 000 euros annuels pour un couple mono-actif avec deux enfants). A ce niveau de revenu il est probable que l’avantage de l’imposition commune soit lié à une inégalité de revenus qui est la conséquence d’une spécialisation (complète ou non) entre les conjoints dans la production marchande et non-marchande ou que les ressources ne sont pas intégralement mises en commun entre les conjoints.

Une autre solution, complémentaire, consisterait à laisser le choix à tous les couples, entre la déclaration conjointe et la déclaration séparée et conformément aux échelles de consommation couramment utilisées, à n’accorder à la déclaration conjointe qu’une part et demie, au lieu de deux aujourd’hui. L’administration fiscale pourrait calculer la solution la plus avantageuse, les ménages ne choisissant pas systématiquement la bonne option pour eux.

Une véritable réforme exige d’ouvrir un débat plus large sur la prise en compte des solidarités familiales dans le système socio-fiscal. En attendant, ces solutions rééquilibrent le système et reviennent sur une norme de couple contraire à l’égalité femmes-hommes. A l’heure où le gouvernement cherche des marges manœuvre budgétaires, pourquoi s’interdire de modifier la fiscalité des couples ?


[1] Une décote est appliquée à l’impôt pour les foyers fiscaux dont le montant de l’impôt brut est peu élevé (moins de 960€). Comme la décote est calculée par foyer fiscal et qu’elle ne dépend pas du nombre de personnes inclues dans le foyer, elle est relativement plus favorable pour les célibataires que pour les couples.  Elle permet d’éviter que les personnes seules rémunérées au SMIC travaillant à temps plein soient imposables. La décote vient ainsi compenser pour les bas revenus le fait que les célibataires sont pénalisés par les parts de quotient conjugal. Aucun mécanisme similaire n’est prévu pour les hauts revenus.

 




Allocations familiales : family business ?

par Hélène Périvier

Bertrand Fragonard a rendu son rapport au Premier Ministre en  vue d’accroître le caractère redistributif de la politique familiale et de rétablir les comptes de la branche famille d’ici 2016, déficitaire depuis peu. Un redéploiement des prestations familiales vers les familles aux faibles revenus est proposé comme premier objectif. Pour le second, les deux options proposées sont la modulation des allocations familiales selon les ressources ou leur fiscalisation. Comment trouver 2 milliards d’euros en période de vaches maigres ?

Les vaches étant maigres, est-ce le moment de les mettre au régime ?

La réduction des dépenses de la politique familiale s’inscrit dans une politique économique plus large d’austérité ou de rigueur visant le rééquilibrage des comptes publics. Certes, la question des déficits publics est une question sérieuse, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y va de la pérennité et de la soutenabilité de notre Etat social, et plus précisément pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a va de l’avenir de la politique familiale. Mais l’ampleur et le calendrier de la lutte contre les déficits publics sont un élément central pour en garantir l’efficacité. Les  travaux de prévision de l’OFCE montrent que les réductions massives des dépenses publiques dans lesquelles s’engage la France vont peser sur la croissance. Le manque de croissance freinera la réduction des déficits, qui ne sera pas à la hauteur des attentes. In fine, nous n’aurons ni le beurre, ni l’argent du beurre, les vaches ne donnant plus de lait.

Si l’on persiste dans cette voie conduisant à réduire la voilure de la politique familiale, alors comment procéder ? Qui doit en porter le coût ? Faut-il réduire les dépenses ou accroître les recettes ?

Garder le cap ?

Plusieurs principes guident l’action publique. Ils constituent une boussole qui permet de garder le cap que l’on s’est fixé et de dessiner les outils permettant de l’atteindre. S’agissant de la politique familiale, le premier principe relève de l’équité horizontale, qui exige qu’un ménage ne voit pas son niveau de vie baisser avec l’arrivée d’un enfant. Autrement dit, au nom de ce principe,  tous les ménages financent des aides qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des enfants à charge. On opère donc une redistribution des ménages sans enfant vers ceux qui en ont, qu’ils soient riches ou pauvres. Cette mutualisation du coût de l’enfant est justifiée par l’idée qu’une natalité dynamique profite à tous. Les allocations familiales sont emblématiques de ce principe.

Le second principe relève de l’équité verticale : tous les ménages doivent participer au financement de la politique familiale de façon progressive en fonction de leur revenu, et les ménages aux revenus modestes ayant des enfants à charge reçoivent des aides spécifiques, comme par exemple le complément familial, versé sous condition de ressources aux familles de trois enfants et plus.

Bien sûr rien ne nous interdit de changer de cap en modifiant l’articulation entre ces deux principes. Une réforme de la politique familiale serait d’ailleurs souhaitable : elle doit tenir compte des évolutions qu’a connues la société française ces dernières décennies (ce qu’elle fait partiellement seulement) : augmentation du salariat des femmes, monté des unions libres (rappelons qu’aujourd’hui plus d’enfants naissent dans des couples qui ne sont ni mariés ni pacsés), augmentation des divorces, recomposition des familles, souci d’égalité des enfants face à l’accueil collectif et à la socialisation, inégalités territoriales… (Périvier et de Singly, 2013). Cette réflexion sur la politique familiale doit s’intégrer dans une vision d’ensemble du système fiscalo-social visant les familles, au risque de perdre la cohérence des politiques publiques. La lettre de mission à l’origine du rapport Fragonard assigne avant tout le retour à l’équilibre de la branche famille d’ici 2016, « avec un infléchissement significatif dès 2014 ».

Ne pas perdre le  Nord !

En conservant ce cap de la  politique familiale, des marges de manœuvre sont possibles. Pour mettre à contribution l’ensemble des ménages, on pourrait revoir la fiscalité du couple. Dans le système actuel, les couples mariés ou pacsés obtiennent deux parts fiscales, ce qui conduit à une réduction d’impôt d’autant plus importante que les revenus des deux conjoints sont inégaux (le cas extrême étant le celui de Madame Aufoyer et de Monsieur Gagnepain, que précisément ce mode d’imposition visait à encourager). C’est ce que l’on appelle le quotient conjugal[1]. Cet « avantage »  n’est pas plafonné[2], contrairement à l’avantage lié à la présence d’enfant (le fameux quotient familial, dont le plafond a été réduit récemment à 2 000 euros). Plafonner le quotient conjugal ne remettrait pas en cause le principe d’équité horizontale, puisque de nombreux couples sans enfants en bénéficient, couples qui, pour la majorité d’entre eux, ont eu des enfants à charge dans le passé et ont bénéficié d’une politique familiale généreuse. Ce faisant, on ferait porter l’effort du redressement de la branche famille sur un ensemble large de ménages, y compris ceux qui n’ont pas ou plus d’enfant à charge[3]. Une suppression totale du quotient conjugal (c’est-à-dire une individualisation de l’impôt) procurerait une recette fiscale supplémentaire de 5,5 milliards d’euros (HCF, 2011). Dans un premier temps, on pourrait se contenter de plafonner cet « avantage » fiscal : ce qui, selon le plafond fixé, rapporterait plus ou moins[4].  La distribution du gain pour les couples liée au quotient conjugal se concentre dans les plus hauts déciles (Architecture des aides aux familles, HCF, 2011). Autre recette fiscale possible, la demi-part supplémentaire accordée au titre d’avoir élevé seul un enfant pendant au moins 5 ans. Aujourd’hui plafonné à 897 euros, cet avantage pourrait être supprimé, il ne répond à aucun des grands principes décrits plus haut et il est voué à disparaître.

Ces orientations permettraient d’accroître les recettes fiscales et pourraient financer la politique familiale. Incontestablement, ces options alourdissent la pression fiscale des ménages. Si l’on ajoute à l’exercice demandé, la contrainte de ne pas alourdir la fiscalité,  il faut donc trouver les 2 milliards en réduisant les dépenses de prestations familiales. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Dans un souci d’équité verticale, ces coupes doivent être supportées par les familles avec enfants les plus aisées. Mais cette redistribution verticale est pensée dans le cadre restreint des familles avec enfants. Or l’équité verticale consiste à opérer une redistribution des ménages riches en général vers les plus pauvres. Il s’agit donc d’appliquer ici un principe d’équité verticale que l’on peut qualifier de « d’équité verticale restreinte ».

There is no free lunch…

De fait les allocations familiales sont évidemment en première ligne dans ce cadre étriqué de la politique familiale qui exclue de son périmètre notamment la fiscalité des couples. Elles représentent 15% des prestations familiales versées, soit 12 milliards d’euros. Deux grandes options sont possibles : on peut moduler le montant selon le niveau des ressources des ménages ou encore les fiscaliser. Que faire ? Ces deux options présentent des avantages et des inconvénients

Mettre les allocations familiales sous condition permet de cibler les familles aisées et de ne pas affecter les autres. Ce ciblage accroît le caractère redistibutif du système, c’est un avantage incontestable. Mais cela exige de fixer des seuils de ressources au-dessus duquel le montant d’allocations reçues diminue. Ainsi des familles dans ces situations proches ne percevront pas le même montant d’AF selon qu’elles ont des revenus juste au-dessous ou juste au-dessus de ce seuil. Cela porte atteinte à l’adhésion de tous à l’Etat social. Par ailleurs, les seuils peuvent conduire à une contraction de l’offre de travail des femmes en couple : l’arbitrage « classique » serait «  si je travaille davantage, on va perdre les allocations », c’est encore et toujours l’activité des femmes qui en pâtirait.  Pour limiter ces effets pervers, on peut lisser les seuils et introduire des plafonds de ressources variables selon l’activité des deux conjoints en majorant celui s’appliquant aux couples dans lesquels les deux travaillent. Progressivement se dessine une véritable « usine à gaz », ce qui induit un accroissement des coûts de gestion avec un surcroît de travail pour les CAF. En outre, le système sera moins lisible, car plus complexe ce qui conduit à des indus, de la fraude, et plus ennuyeux encore, au non-recours (les personnes éligibles à une prestation ne la demandent pas). Enfin, les prestations sélectives sont le terreau de discours autour de l’assistanat, le soupçon serait « ces personnes ne travaillent pas pour toucher les allocations ». Notons que ce risque disparaît si les seuils sont fixés à un niveau élevé.

Fiscaliser les allocations familiales permet de contourner ces problèmes : c’est simple, sans frais de gestion supplémentaire puisqu’il suffit d’ajouter le montant des allocations perçues au revenu imposable. S’applique alors la progressivité de l’IR. Les familles avec enfant les plus aisées paieraient davantage que celles au faible revenu. Mais le ciblage est moins précis que précédemment : de nombreuses familles avec enfants seraient affectées, des ménages non imposables pourraient le devenir (même si cela portait sur de faibles montants). Enfin la pression fiscale serait accrue, ce qui est politiquement coûteux.

Par construction, dans les deux cas, les familles qui n’ont qu’un seul enfant ne sont pas affectées puisqu’elles ne bénéficient pas des allocations familiales, du fait d’une politique familiale à visée nataliste. Et dans les deux cas les familles sans enfants à charge ne sont pas mises à contribution.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain….

La modulation des allocations familiales est la piste qui semble avoir la préférence du rapport Fragonard. L’avis du Haut conseil à la famille indique que cette mesure a été rejetée par la majorité des membres de cette instance. Au total, les mesures proposées  dans le rapport consistent à réduire les dépenses vers les familles avec enfants à charge  dans un périmètre restreint de la politique familiale, à savoir celui des prestations. Le danger qui se profile est que les orientations proposées conduisent à l’immobilisme en sclérosant les différentes oppositions, en exacerbant les visions conservatrices de la politique familiale. Certains y verront, à juste de titre, une attaque en règle de la politique familiale, puisque l’enveloppe globale est réduite. Pourtant une refonte des aides aux familles s’impose, mais elle ne peut pas impliquer une réduction des dépenses dans ce domaine tant les besoins sont importants, notamment pour avancer sur la place de l’égalité entre les sexes et aussi sur le plan de l’égalité entre les enfants. Une telle réforme doit s’appuyer sur des principes de justice et des orientations de l’Etat social que nous devons renégocier et repenser.  Si les contraintes budgétaires sont fortes, on ne peut pas réduire le montant alloué à la politique familiale, mais on ne doit pas non plus  s’interdire de la réformer en profondeur.

 


[1] Notons que les mécanismes tels que la décote ou encore la prime pour l’emploi favorisent plutôt les personnes en union libre, que les couples mariés. Les interactions entre de multiples dispositifs fiscaux complexifient la comparaison du traitement fiscal des différents statuts matrimoniaux.

[2] Il l’est implicitement mais pour des niveaux de revenus extrêmement élevés, qui atteignent la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu avec ou sans le quotient conjugal (ce plafond implicite limite l’avantage à 12 500 euros).

[3] A condition de verser ces recettes fiscales supplémentaires à la branche famille.

[4] Pour un plafond de 2 590 euros, les recettes fiscales supplémentaires du plafonnement du quotient conjugal seraient d’environ 1,4 milliards d’euros (HCF, 2013).




Hommage à Robert Castel

Hélène Périvier, Bruno Palier, Bernard Gazier

C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le  décès de Robert Castel. Il aura marqué la sociologie française, mais au-delà les sciences sociales,  par son analyse de la société salariale et de ses évolutions. Dans les métamorphoses de la question sociale, il avait mis en évidence le pouvoir émancipateur de la société salariale, qui a doté les travailleurs d’une « propriété sociale ». Ce concept facilite la compréhension des enjeux liés à l’acquisition de droits sociaux dans certaines économies de marché. Au terme d’Etat providence, il préférait celui d’Etat social, car il voyait dans l’appellation d’Etat providence, largement répandue, l’idée d’un Etat social tombé du ciel, alors même qu’il est le fruit de combats et de négociations, et qu’il s’est construit sur le long terme. La flexibilisation du marché du travail, l’amoindrissement des droits sociaux et la précarisation du travail, ont conduit selon lui aux phénomènes de désaffiliation, certains individus étant hors d’atteinte de la protection de l’Etat social.

Nous avons eu la chance de collaborer avec lui sur un projet visant à repenser une nouvelle génération de droits sociaux. Toujours prêt à échanger, à s’enrichir de débats multiples, nous avons également découvert un homme d’une grande humilité, à l’écoute des autres de leur apport et aussi de leur critique. Notamment celles des féministes qui ont pointé son silence sur la division sexuée du travail. Il acceptait et reconnaissait la pertinence de ces remarques. Lors de nos échanges, il s’inquiétait de l’évolution de nos organisations économiques et sociales, laissant de côté les plus fragiles : les jeunes, et notamment ceux qui vivent dans les zones les plus défavorisées, qui partent avec un faible bagage éducatif. Il revendiquait l’égalité comme un principe fondateur de notre contrat social. Mais pensait l’égalité comme l’égalité des possibles. Il plaidait pour une société de semblables, tel Léon Bourgeois à son époque.

Dans notre monde marqué par la crise et l’accroissement violent des inégalités, il était présent dans le débat public,  et apportait un éclairage de long terme sur les dérives de nos systèmes sociaux, ainsi que sur les principes qui peuvent guider leur réforme. Son absence  affectera la qualité de ce débat. Si nous pourrons toujours profiter de l’immense apport de ses travaux, nous regretterons ses interventions toujours pertinentes, son honnêteté intellectuelle, sa gentillesse avec toutes et tous. Plus qu’un chercheur, nous perdons un penseur, un ami.




Fiscalisation des allocations familiales, est-ce le bon débat ?

Pour une redéfinition du contenu et des contours de la politique familiale

par Hélène Périvier et François de Singly

Le débat s’ouvre à nouveau sur la fiscalisation des allocations familiales. Face au déficit de la branche famille, environ 2,5 milliards d’euros en 2012, cette idée resurgit pour renflouer les caisses qui se vident sous l’effet, notamment, de la crise économique. Le débat oppose souvent une logique comptable visant à combler au plus vite les déficits à une logique conservatrice en matière de politique familiale… Ce post propose une perspective plus large qui dépasse cette approche binaire de la question…

 

De l’équilibre de la branche famille …

Dans la période actuelle, la question budgétaire relève de la quadrature du cercle : moins de rentrées fiscales et plus de dépenses sociales du fait de la crise économique. La tentation est grande de résoudre cette équation en réduisant les dépenses sociales pour rattraper la baisse des recettes. C’est dans ce contexte que resurgit la proposition de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu.

Pendant les crises économiques, le rôle de stabilisateur automatique joué par la protection sociale, y compris la politique familiale, est fondamental. Elle  limite les effets de la crise sur le niveau de vie des personnes les plus exposées, et permet donc également de contenir l’accroissement des inégalités. En soutenant le revenu des ménages, elle évite un effondrement de l’activité économique. En période de conjoncture économique dégradée comme celle que nous connaissons actuellement, réduire les dépenses sociales n’est pas souhaitable et peut être contre-productif macro-économiquement.

Pour autant, rechercher l’équilibre budgétaire à moyen ou long terme de la branche famille n’est pas absurde, car c’est aussi un gage de la pérennité de l’action publique en matière d’aide aux familles. Le déficit de la branche famille s’élève à 2,5 milliards d’euros. Mais il est essentiellement le fait de la crise et des moindres recettes qui en découlent, il est donc conjoncturel. Mécaniquement, la branche famille devrait retrouver l’équilibre à législation constante d’ici quelques années et si la croissance économique revient (les hypothèses reposent sur un taux de croissance de 2% par an à partir de 2014). Il restera une dette issue de l’accumulation d’un déficit sur plusieurs années à partir de 2012[1], qui pourrait être purgée progressivement par les excédents qui seraient dégagés après le retour à l’équilibre. Si la croissance ne revient pas, ou pas aussi vite qu’attendu, la perspective change, et on peut s’interroger sur une redistribution de l’enveloppe allouée aux prestations familiales ou sur son niveau. La CNAF verse plus de 12 milliards d’euros d’allocations familiales[2], indépendamment du niveau de revenu des parents. Les familles de deux enfants reçoivent 127 euros par mois pour deux enfants et 163 euros par enfant supplémentaire. Ces prestations familiales ne sont pas imposées. Leur fiscalisation réduirait le montant des prestations nettes d’impôt versées aux familles, ceci de façon progressive avec le revenu. Ce faisant, un gain fiscal de l’ordre de 800 millions d’euros serait dégagé. Il peut paraître plus équitable que les familles ayant des revenus élevés participent davantage à l’effort lié aux restrictions budgétaires que les familles aux revenus plus faibles. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

La fiscalisation de ces prestations familiales peut être vue comme un moyen de compenser la perte de progressivité du système fiscal qui s’est opérée au fil des années, du fait principalement de la baisse des taux marginaux d’imposition de l’impôt sur le revenu, et ainsi de le rendre plus équitable. Mais cette réponse n’est qu’une course au moins disant social. Cette dynamique est une fuite en avant de notre Etat social, qui conduit à en réduire le périmètre d’action.

La fiscalisation des allocations familiales réduit le niveau des transferts des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants, autrement dit cela porte atteinte au principe d’équité horizontale. Certes, elle permet aussi en particulier d’augmenter le niveau des transferts des familles avec enfants les plus aisées vers les moins aisées. Mais pour renforcer globalement le degré de redistribution verticale (c’est-à-dire pour augmenter le niveau de transferts des ménages les plus riches vers les plus pauvres), il faut accroître la progressivité du système fiscal, ce qu’ont d’ailleurs permis les derniers ajustements fiscaux (introduction d’une tranche à 45 % notamment). Dans ce contexte, on pourrait donc conserver l’universalité des allocations familiales, qui présente l’avantage de conforter l’adhésion des ménages ayant des revenus élevés au principe de l’Etat social : ils paient plus d’impôts, mais ils reçoivent le même montant d’allocations familiales lorsqu’ils ont des enfants.

La fiscalisation des allocations familiales n’est pas un simple ajustement de la politique familiale, mais elle touche à ses valeurs et notamment au principe d’équité horizontale. S’il convient de repenser les objectifs d’une politique familiale, aujourd’hui dépassée à bien des égards, comme nous le développons dans la section suivante, la période actuelle n’est probablement pas adéquate pour mener sereinement un tel débat car l’urgence, et la volonté de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, vont conduire à l’adoption d’une vision de court terme alors même que la politique familiale s’inscrit dans le long terme.

… à une politique familiale équilibrée

Pour autant, il ne faudrait pas que ce débat sur la pertinence de la fiscalisation des allocations familiales conduise à un immobilisme en la matière. Les principes de la politique familiale actuelle ont été posés à partir d’une vision de la société qui prévalait il y a plus de 70 ans. Même si des ajustements ont été réalisés, ces principes sont toujours présents. Les objectifs d’hier ne sont pas les défis demain. Ainsi, renégocier les fondements des politiques familiales est indispensable. Comment réorienter l’action de l’Etat social vers les familles ? Quelle boussole suivre ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre.

L’un des objectifs de la politique familiale actuelle est le soutien de la natalité. Les aides s’accroissent avec le rang de l’enfant comme par exemple l’attribution d’une demi-part fiscale supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant.  S’agissant de redéployer les dépenses de la politique familiale, la suppression de cette demi-part fiscale devrait être au 1er rang des propositions visant le rééquilibrage des comptes. De même, les allocations familiales ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant. La France est l’un des seuls pays européens à ne pas accorder d’allocation familiale dès le premier enfant. Le dynamisme de la fécondité en France n’est pas le fruit de ces attributs natalistes de la politique familiale, mais il tient davantage au soutien de l’activité des femmes ayant des enfants : l’école maternelle, l’accueil périscolaire, l’accueil de la petite enfance, mais aussi valorisation de l’activité professionnelle des mères (et non sa stigmatisation comme c’est le cas en Allemagne). La politique familiale doit être redirigée vers un objectif reposant sur les droits de chaque enfant quel que soit son rang de naissance. Elle doit être centrée sur la citoyenneté sociale de l’individu (c’est-à-dire un mode d’acquisition de droits sociaux plus individuel) de sa naissance à sa mort (en tenant compte de l’allongement de la durée de la vie).

Une politique familiale renouvelée serait porteuse du principe d’égalité entre les enfants et d’égalité entre femmes et hommes avec notamment une refonte des aides à la petite enfance, un accroissement massif des modes de garde associé à une modification du congé parental. Il faudrait dépenser environ 5 milliards par an supplémentaires pour résoudre cette question de l’accueil de la petite enfance. En outre, la dernière publication de l’OCDE, Regards sur l’éducation 2012, montre que la France est un pays dans lequel la réussite scolaire des enfants est fortement corrélée avec le niveau de diplôme des parents. Enfin, le niveau du taux de pauvreté des enfants est préoccupant. Ce sont là des défis majeurs auxquels il nous faut répondre.

La montée des unions libres, mais aussi des divorces (plus généralement des séparations) et les recompositions familiales sont le signe d’une plus grande liberté individuelle de choix de vie, ce qui constitue une avancée dans le fonctionnement de notre société. Mais les séparations s’accompagnent souvent d’une baisse du niveau de vie et sont parfois inaccessibles financièrement pour les individus ayant de faibles revenus. En outre, les conséquences économiques des ruptures de couple pèsent davantage sur les femmes que les hommes[3]. Les familles monoparentales, le plus souvent des mères qui ont la charge de leurs enfants, sont davantage exposées à la pauvreté que les autres types de ménages. Une politique familiale plus conforme aux nouvelles formes de vie, qui accompagnerait sur le cycle de vie les modifications des structures des familles est à penser.

Il est nécessaire de redéfinir le contenu et les contours de la politique familiale pour demain mais la volonté de retrouver l’équilibre des comptes sociaux ne peut pas en être le seul moteur. Il faut cesser de penser le changement sur un mode étriqué car il faut réformer le système dans ses fondements en fonction des nouveaux besoins et autour des principes de justice et des solidarités qui fondent notre Etat social.


[1] La dette de la branche famille en 2011 a été transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la CADES (loi organique 2010-1380).

[2] Ce qui représente environ 15 % du montant total des prestations versées par la branche famille.

[3] Jeandidier Bruno et Cécile Bourreau-Dubois, 2005, « Les conséquences microéconomiques de la désunion », In Joël M.-E. et Wittwer J. Economie du vieillissement. Age et protection sociale, Ed. L’Harmattan,, tome 2, pp. 335-351.




La crise au Royaume-Uni : les femmes sont-elles moins touchées que les hommes ?

par Hélène Périvier

Dans la plupart des pays d’Europe, la crise a affecté davantage l’emploi des hommes que celui des femmes. Le Royaume-Uni n’échappe pas cette règle : au sein de la population des 15 ans et plus, entre 2008 et  2011, l’emploi des hommes y a baissé de 1,6 %, contre seulement 0,3 % pour celui des femmes. On pourrait donc conclure que les femmes ont été préservées par rapport aux hommes par la tempête qui secoue le marché du travail au Royaume-Uni, et plus généralement en Europe. Dans l’absolu c’est incontestable mais en relatif rien n’est moins sûr… 

L’impact sexué de la crise sur l’emploi tient pour beaucoup  à la segmentation du marché du travail : les femmes et les hommes n’évoluent pas dans les mêmes secteurs d’activité ; les secteurs dans lesquels les femmes sont sur-représentées ont été moins touchés par la crise du fait de la nature de ces emplois. Au Royaume-Uni, les femmes occupent 78 % des emplois dans le secteur « Santé humaine et action sociale » ou encore 72 % dans le secteur de l’ « éducation ». Ces secteurs reposent pour beaucoup sur l’emploi public ou parapublic et sont moins exposés aux affres de la conjoncture économique : entre 2008 et 2011 l’emploi dans le secteur « santé et social » a augmenté de presque 8 % et plus de 12 % dans celui de l’éducation. Inversement, les femmes ne représentent que 11 % des travailleurs dans le BTP ou encore 14 % dans l’industrie, secteurs qui ont subi le choc sur l’emploi le plus important (respectivement –19,6 % et -17,3 % sur la même période). Ainsi, les femmes semblent avoir été protégées des effets de la crise sur l’emploi du fait de leur sur-représentation dans des secteurs dans lesquels l’emploi est moins réactif à la conjoncture. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles ne paraissent, car cette explication ne tient que si la part des femmes dans chaque secteur était restée la même durant le choc. Or il n’en est rien.

Une  décomposition statistique de la variation de l’emploi permet de distinguer ce qui dans la variation de l’emploi est dû à la variation de l’emploi total de ce qui est dû la variation de la part des femmes dans chaque secteur. Il ressort du graphique 1 que si la part des femmes dans chaque secteur était restée constante entre 2008 et 2011, alors l’emploi des femmes n’aurait pas baissé de 0,3 % sur la période mais au contraire il aurait augmenté de 2,5 % : la baisse, même faible, de l’emploi des femmes sur la période est due à une modification de leur part dans certains secteurs.

Si on regarde de plus près les secteurs qui pèsent dans le volume d’emploi global, on constate que dans le BTP ou l’industrie, les femmes ont été plus affectées par les réductions d’emploi qu’elles auraient dû l’être étant donné leur sous-représentation dans ces secteurs en 2008. L’effondrement de l’emploi dans le BTP et l’industrie a disproportionnellement touché les femmes. Les secteurs où les femmes sont très présentes ont bénéficié au contraire de fortes créations d’emplois de 2008 à 2011 :  +370 000 emplois dans l’éducation et presque +305 000 dans la santé et l’action sociale. Mais ces créations d’emploi n’ont pas autant bénéficié aux femmes qu’elles auraient dû étant donné leur part dans ce type d’activité en 2008. Le graphique 2 montre que dans l’éducation, le nombre d’emplois occupés par des femmes aurait dû augmenter de 271 000 si leur part dans l’éducation était restée la même, mais le nombre d’emplois supplémentaires entre 2008 et 2011 pourvus par des femmes n’a été que de 231 700.

Finalement dans les secteurs où le choc a été violent, les femmes ont été sur-affectées par les destructions d’emplois et dans les secteurs où l’emploi est resté dynamique elles en ont moins bénéficié que ce qu’elles auraient dû. In fine, dans l’absolu l’emploi des femmes a moins souffert que celui des hommes, mais en relatif elles ont davantage été affectées. La segmentation du marché du travail qui pèse sur l’égalité professionnelle entre femmes et hommes n’a pas été un bouclier efficace pour l’emploi des femmes dans la crise.