Politique familiale : les enfants d’abord !

Par Henri Sterdyniak

Alors que la politique familiale française représente une réussite incontestable, le gouvernement Ayrault s’est donné comme objectif d’en réduire le coût, comme si l’investissement en faveur des enfants ne devait pas être la première des priorités du pays. Il fallait donc économiser 1,7 milliard. Ce devait être la contribution de la politique familiale à l’engagement de la France de réduire de 70 milliards les dépenses publiques.

1)      Le document publié le 3 juin 2013 s’intitule « Pour une rénovation de la politique familiale », mais rénover cette politique aurait nécessité de s’interroger sur ses objectifs et ses résultats. La politique familiale a trois objectifs complémentaires :

–          Sortir tous les enfants de la pauvreté. Or, le taux de pauvreté des enfants[1] est de 19,8 % en France en 2010 contre 14,2 % pour l’ensemble de la population. Il faudrait donc repenser le dispositif d’aide aux familles pauvres : soit revaloriser fortement la composante familiale du RSA, l’attribuer aux enfants de chômeurs, soit créer un complément familial pour les enfants de travailleurs pauvres avec un ou deux enfants.

–          Assurer un niveau de vie relatif satisfaisant aux familles avec enfants. Comme le montre le tableau, les familles avec enfants ont un niveau de vie plus faible que les couples sans enfant. Cette distorsion nécessiterait d’augmenter nettement les prestations familiales, de les indexer sur l’évolution des revenus (et non sur les prix), de traiter les familles de façon équitable en matière d’impôt sur le revenu (donc maintenir le quotient familial).

–          Favoriser la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Ceci passe par l’instauration d’un service de garde des jeunes enfants gratuit et universel.

On le voit, atteindre pleinement les objectifs de la politique familiale nécessiterait plus de moyens (et pas moins).

2)      Le document du gouvernement prétend que la branche famille a un déficit de 2,5 milliards. Mais ce déficit ne peut provenir d’une explosion du nombre d’enfants, du nombre de familles nombreuses ou d’une hausse des prestations. Au contraire, la baisse tendancielle du nombre de familles nombreuses, la stagnation du pouvoir d’achat des prestations, la stagnation des plafonds des prestations sous conditions de ressources fait que la branche dégage structurellement des excédents croissants. Le déficit vient du fait que, ces dernières années, l’Etat a progressivement prélevé 9 milliards sur la branche famille pour financer la branche retraite (lui mettant à sa charge l’Assurance Vieillesse des Personnes au Foyer et les majorations familiales de retraites, qui ne profitent pas aux enfants). Le déficit vient aussi du fait que la crise a fait perdre 2 milliards de ressources à la CNAF. Spontanément, le déficit aurait été comblé en 2019.

3)      Le document du gouvernement prétend que « les ménages les plus aisés sont favorisés car ils cumulent des allocations familiales et d’importantes réductions d’impôt ». Nous ne savions pas qu’avoir des enfants était maintenant une niche fiscale à combattre. Non, les allocations familiales sont très faibles par rapport au coût effectif des enfants ; le quotient familial ne fait que tenir compte de la taille de la famille pour le calcul de l’impôt. Comme le montre le tableau 1, une famille nombreuse aisée a toujours un niveau de vie nettement inférieur à celui d’un couple sans enfant de même revenu : elle n’est pas favorisée, bien au contraire.

4)      Le gouvernement prétend que la saisine du Haut Conseil de la Famille (HCF) a permis d’associer partenaires sociaux, experts et associations familiales à la réflexion, en omettant de préciser que « la plupart des membres du HCF » ont contesté l’objectif même de la réforme.

5)      Heureusement, le gouvernement s’est rendu compte qu’il était impossible de faire baisser le niveau des allocations familiales selon le revenu de la famille car cela aurait imposer un surcroît de travail important aux agents de la CNAF (de suivre en temps réel le revenu de toutes les familles), avec des questions insolubles pour les familles recomposées, tout ceci pour distribuer des sommes ridiculement faibles aux familles des classes moyennes (32 euros par mois pour 2 enfants, 73 euros pour trois enfants). Rajoutons que cela mettait en cause le principe républicain fondateur de la protection sociale : « Chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins ». Le système de cotisations à la française est déjà très redistributif puisque les plus bas salaires bénéficient d’exonérations de cotisations sociales tandis que les cotisations maladie et famille ne sont pas plafonnées et que des prélèvements sociaux portent sur les revenus du capital. Il faut éviter de faire évoluer le système français basé sur l’universalité vers un système à l’anglo-saxonne, basé sur l’assistance, où ceux qui payent ne sont jamais ceux qui reçoivent, ce qui prive le système de l’adhésion des classes moyennes et favorise la baisse continuelle du niveau des prestations.

6)      Le document du gouvernement assimile le quotient familial (QF) à un avantage fiscal croissant avec le niveau du revenu. C’est une erreur. Le QF n’est pas une aide financière arbitraire aux familles qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux. Le quotient familial ne fournit aucun avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que le poids de l’impôt est le même pour des familles de taille différente, mais de même niveau de vie. La réduction d’impôt induite par la présence d’enfants correspond uniquement à la baisse du niveau de vie induite par cette présence.

7)      Le gouvernement réduirait donc une première fois le niveau du plafond du QF, d’abord de 2 336 euros à 2 000 euros en 2013, puis de 2 000 euros à 1 500 euros, en 2014. Les familles avec deux enfants seront perdantes à partir de 5 850 euros de revenus par mois, la perte atteignant 139 euros par mois au-delà de 6 430 euros (2,4 % du revenu). Pour celles avec 3 enfants, la perte atteint 278 euros par mois (3,9 % du revenu). Pour celles avec 4 enfants, 417 euros (4,9 % du revenu).

8)      Autant il est légitime d’améliorer la redistributivité du système fiscal en luttant contre les niches fiscales injustifiées, contre l’optimisation ou la fraude fiscale, en modifiant le barème, autant il ne l’est pas en surtaxant les familles nombreuses bi-actives où les parents subissent de lourdes contraintes (horaires ou financières) pour élever leurs enfants relativement à leurs collègues sans enfants. La France a besoin d’enfants à tous les niveaux de revenus. Pénaliser ces familles de cadres biactifs n’est ni justifié, ni souhaitable.

9)       Le quotient conjugal n’est pas plafonné. Est-il légitime qu’une veuve avec un étudiant de 22 ans à sa charge paie, du fait du plafonnement du QF, plus d’impôt qu’un homme de 50 ans qui aurait épousé une jeune femme de 22 ans ?

10)  Le plafond du QF ne devrait pas être arbitraire. Il devrait reposer sur une évaluation du coût de l’enfant. Le revenu médian annuel en 2013 devrait être de l’ordre de 20 430 euros par unité de consommation. Comme un enfant représente en moyenne 0,35 unité de consommation, son coût médian est de l’ordre de 7 150 euros par an, dont 768 sont pris en charge par les allocations familiales (pour une famille de deux enfants). Pour un taux d’imposition de 41 %, ceci justifie un plafond de 2 600 euros (41 %* (7 150-768)). Il n’était pas légitime de baisser le niveau du plafond. En tout état de cause, plafond devrait être indexé sur le revenu moyen.

11)   Certes seulement 12 % des ménages sont touchés par cette baisse du plafond, mais le plafond ne sera pas indexé sur l’évolution des revenus, de sorte que progressivement, la part des ménages touchés augmentera.

12)   Compte-tenu de la suppression des réductions d’impôt pour frais de scolarité, les impôts des familles augmenteront de 1,3 milliard. Ceci est peu compatible avec l’engagement du gouvernement de ne plus augmenter les impôts.

13)  La PAJE sera réduite de 17 euros par mois pour toutes les familles et de 100 euros par mois pour 12 % des familles. Certes, le complément familial sera augmenté de 50 % en cinq ans pour les allocataires les plus pauvres (moins de 2 109 euros avec 3 enfants), soit 90 euros de plus par mois. Certes, l’allocation de soutien familial sera augmentée de 25 % en cinq ans, soit 22,5 euros de plus par mois. Ceci va dans le bon sens. Mais le gouvernement ne généralise pas le complément familial aux familles de travailleurs pauvres avec 1 ou 2 enfants (qui sont quelque peu les oubliés du système, voir tableau).

14)  Le gouvernement n’annonce pas que toutes les prestations familiales et le RSA seront désormais indexés sur le revenu médian, ce qui éviterait la dégradation tendancielle du niveau de vie relatif des familles.

15)  Le gouvernement prétend, page 15, que seront dégagés, à l’horizon 2 017, 2 milliards supplémentaires pour les services aux familles (100 000 places de crèches, 100 000 enfants de plus accueillis par des assistantes maternelles, 75 000 enfants de 2-3 ans en maternelle, activités péri- et extra-scolaires). Le bilan de la rénovation devrait donc être une hausse de 300 millions des dépenses pour les familles. Mais ces 2 milliards sont bizarrement oubliés dans le tableau récapitulatif, page 19, où ne figurent que le 1,3 milliard d’impôt supplémentaire et la baisse nette de 0,4 milliard des prestations, soit les 1,7 milliard d’économies. En fait, ces 2 milliards étaient déjà prévus dans les projections de la CNAF. Ils étaient déjà financés par la baisse tendancielle du montant des prestations familiales.

16)  Oui, malgré ses réussites (un taux de fécondité satisfaisant et un fort taux d’activité des femmes de 18-50 ans), la politique familiale française reste à rénover. La ponction sur les ressources de la banche « Famille » doit cesser pour permettre de financer une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier celle du complément familial pour toutes les familles et celle de la composante « enfant » du RSA, l’attribution de celle-ci aux enfants de chômeurs. Les prestations familiales et le RSA devraient être indexés sur les salaires. La France a besoin d’un grand service public gratuit et universel de garde de la petite enfance. Il est préférable d’aider les enfants et les adolescents en difficulté scolaire ou sociale, faire un effort massif (en matière d’éducation, mais aussi d’équipements collectifs et sociaux) dans les zones où le pourcentage d’enfants issus de l’immigration est important. La France doit se donner des objectifs ambitieux de réduction du taux de pauvreté des enfants et d’augmentation des places en crèches afin de donner à chaque enfant le maximum de chance d’épanouissement. Opposer la nécessité d’équipements collectifs à celle d’un niveau de vie satisfaisant des familles n’est pas pertinent. Cet effort doit être payé par l’ensemble des contribuables (et pas seulement par les familles). Il est contraire à l’équité et à la cohésion sociale de prétendre le financer soit par la mise en cause de l’universalité des prestations sociales soit par la baisse du plafond du quotient familial.


[1] La part de la population en dessous du seuil de 60 % du revenu médian par unité de consommation.

 




Allocations familiales : family business ?

par Hélène Périvier

Bertrand Fragonard a rendu son rapport au Premier Ministre en  vue d’accroître le caractère redistributif de la politique familiale et de rétablir les comptes de la branche famille d’ici 2016, déficitaire depuis peu. Un redéploiement des prestations familiales vers les familles aux faibles revenus est proposé comme premier objectif. Pour le second, les deux options proposées sont la modulation des allocations familiales selon les ressources ou leur fiscalisation. Comment trouver 2 milliards d’euros en période de vaches maigres ?

Les vaches étant maigres, est-ce le moment de les mettre au régime ?

La réduction des dépenses de la politique familiale s’inscrit dans une politique économique plus large d’austérité ou de rigueur visant le rééquilibrage des comptes publics. Certes, la question des déficits publics est une question sérieuse, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y va de la pérennité et de la soutenabilité de notre Etat social, et plus précisément pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a va de l’avenir de la politique familiale. Mais l’ampleur et le calendrier de la lutte contre les déficits publics sont un élément central pour en garantir l’efficacité. Les  travaux de prévision de l’OFCE montrent que les réductions massives des dépenses publiques dans lesquelles s’engage la France vont peser sur la croissance. Le manque de croissance freinera la réduction des déficits, qui ne sera pas à la hauteur des attentes. In fine, nous n’aurons ni le beurre, ni l’argent du beurre, les vaches ne donnant plus de lait.

Si l’on persiste dans cette voie conduisant à réduire la voilure de la politique familiale, alors comment procéder ? Qui doit en porter le coût ? Faut-il réduire les dépenses ou accroître les recettes ?

Garder le cap ?

Plusieurs principes guident l’action publique. Ils constituent une boussole qui permet de garder le cap que l’on s’est fixé et de dessiner les outils permettant de l’atteindre. S’agissant de la politique familiale, le premier principe relève de l’équité horizontale, qui exige qu’un ménage ne voit pas son niveau de vie baisser avec l’arrivée d’un enfant. Autrement dit, au nom de ce principe,  tous les ménages financent des aides qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des enfants à charge. On opère donc une redistribution des ménages sans enfant vers ceux qui en ont, qu’ils soient riches ou pauvres. Cette mutualisation du coût de l’enfant est justifiée par l’idée qu’une natalité dynamique profite à tous. Les allocations familiales sont emblématiques de ce principe.

Le second principe relève de l’équité verticale : tous les ménages doivent participer au financement de la politique familiale de façon progressive en fonction de leur revenu, et les ménages aux revenus modestes ayant des enfants à charge reçoivent des aides spécifiques, comme par exemple le complément familial, versé sous condition de ressources aux familles de trois enfants et plus.

Bien sûr rien ne nous interdit de changer de cap en modifiant l’articulation entre ces deux principes. Une réforme de la politique familiale serait d’ailleurs souhaitable : elle doit tenir compte des évolutions qu’a connues la société française ces dernières décennies (ce qu’elle fait partiellement seulement) : augmentation du salariat des femmes, monté des unions libres (rappelons qu’aujourd’hui plus d’enfants naissent dans des couples qui ne sont ni mariés ni pacsés), augmentation des divorces, recomposition des familles, souci d’égalité des enfants face à l’accueil collectif et à la socialisation, inégalités territoriales… (Périvier et de Singly, 2013). Cette réflexion sur la politique familiale doit s’intégrer dans une vision d’ensemble du système fiscalo-social visant les familles, au risque de perdre la cohérence des politiques publiques. La lettre de mission à l’origine du rapport Fragonard assigne avant tout le retour à l’équilibre de la branche famille d’ici 2016, « avec un infléchissement significatif dès 2014 ».

Ne pas perdre le  Nord !

En conservant ce cap de la  politique familiale, des marges de manœuvre sont possibles. Pour mettre à contribution l’ensemble des ménages, on pourrait revoir la fiscalité du couple. Dans le système actuel, les couples mariés ou pacsés obtiennent deux parts fiscales, ce qui conduit à une réduction d’impôt d’autant plus importante que les revenus des deux conjoints sont inégaux (le cas extrême étant le celui de Madame Aufoyer et de Monsieur Gagnepain, que précisément ce mode d’imposition visait à encourager). C’est ce que l’on appelle le quotient conjugal[1]. Cet « avantage »  n’est pas plafonné[2], contrairement à l’avantage lié à la présence d’enfant (le fameux quotient familial, dont le plafond a été réduit récemment à 2 000 euros). Plafonner le quotient conjugal ne remettrait pas en cause le principe d’équité horizontale, puisque de nombreux couples sans enfants en bénéficient, couples qui, pour la majorité d’entre eux, ont eu des enfants à charge dans le passé et ont bénéficié d’une politique familiale généreuse. Ce faisant, on ferait porter l’effort du redressement de la branche famille sur un ensemble large de ménages, y compris ceux qui n’ont pas ou plus d’enfant à charge[3]. Une suppression totale du quotient conjugal (c’est-à-dire une individualisation de l’impôt) procurerait une recette fiscale supplémentaire de 5,5 milliards d’euros (HCF, 2011). Dans un premier temps, on pourrait se contenter de plafonner cet « avantage » fiscal : ce qui, selon le plafond fixé, rapporterait plus ou moins[4].  La distribution du gain pour les couples liée au quotient conjugal se concentre dans les plus hauts déciles (Architecture des aides aux familles, HCF, 2011). Autre recette fiscale possible, la demi-part supplémentaire accordée au titre d’avoir élevé seul un enfant pendant au moins 5 ans. Aujourd’hui plafonné à 897 euros, cet avantage pourrait être supprimé, il ne répond à aucun des grands principes décrits plus haut et il est voué à disparaître.

Ces orientations permettraient d’accroître les recettes fiscales et pourraient financer la politique familiale. Incontestablement, ces options alourdissent la pression fiscale des ménages. Si l’on ajoute à l’exercice demandé, la contrainte de ne pas alourdir la fiscalité,  il faut donc trouver les 2 milliards en réduisant les dépenses de prestations familiales. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Dans un souci d’équité verticale, ces coupes doivent être supportées par les familles avec enfants les plus aisées. Mais cette redistribution verticale est pensée dans le cadre restreint des familles avec enfants. Or l’équité verticale consiste à opérer une redistribution des ménages riches en général vers les plus pauvres. Il s’agit donc d’appliquer ici un principe d’équité verticale que l’on peut qualifier de « d’équité verticale restreinte ».

There is no free lunch…

De fait les allocations familiales sont évidemment en première ligne dans ce cadre étriqué de la politique familiale qui exclue de son périmètre notamment la fiscalité des couples. Elles représentent 15% des prestations familiales versées, soit 12 milliards d’euros. Deux grandes options sont possibles : on peut moduler le montant selon le niveau des ressources des ménages ou encore les fiscaliser. Que faire ? Ces deux options présentent des avantages et des inconvénients

Mettre les allocations familiales sous condition permet de cibler les familles aisées et de ne pas affecter les autres. Ce ciblage accroît le caractère redistibutif du système, c’est un avantage incontestable. Mais cela exige de fixer des seuils de ressources au-dessus duquel le montant d’allocations reçues diminue. Ainsi des familles dans ces situations proches ne percevront pas le même montant d’AF selon qu’elles ont des revenus juste au-dessous ou juste au-dessus de ce seuil. Cela porte atteinte à l’adhésion de tous à l’Etat social. Par ailleurs, les seuils peuvent conduire à une contraction de l’offre de travail des femmes en couple : l’arbitrage « classique » serait «  si je travaille davantage, on va perdre les allocations », c’est encore et toujours l’activité des femmes qui en pâtirait.  Pour limiter ces effets pervers, on peut lisser les seuils et introduire des plafonds de ressources variables selon l’activité des deux conjoints en majorant celui s’appliquant aux couples dans lesquels les deux travaillent. Progressivement se dessine une véritable « usine à gaz », ce qui induit un accroissement des coûts de gestion avec un surcroît de travail pour les CAF. En outre, le système sera moins lisible, car plus complexe ce qui conduit à des indus, de la fraude, et plus ennuyeux encore, au non-recours (les personnes éligibles à une prestation ne la demandent pas). Enfin, les prestations sélectives sont le terreau de discours autour de l’assistanat, le soupçon serait « ces personnes ne travaillent pas pour toucher les allocations ». Notons que ce risque disparaît si les seuils sont fixés à un niveau élevé.

Fiscaliser les allocations familiales permet de contourner ces problèmes : c’est simple, sans frais de gestion supplémentaire puisqu’il suffit d’ajouter le montant des allocations perçues au revenu imposable. S’applique alors la progressivité de l’IR. Les familles avec enfant les plus aisées paieraient davantage que celles au faible revenu. Mais le ciblage est moins précis que précédemment : de nombreuses familles avec enfants seraient affectées, des ménages non imposables pourraient le devenir (même si cela portait sur de faibles montants). Enfin la pression fiscale serait accrue, ce qui est politiquement coûteux.

Par construction, dans les deux cas, les familles qui n’ont qu’un seul enfant ne sont pas affectées puisqu’elles ne bénéficient pas des allocations familiales, du fait d’une politique familiale à visée nataliste. Et dans les deux cas les familles sans enfants à charge ne sont pas mises à contribution.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain….

La modulation des allocations familiales est la piste qui semble avoir la préférence du rapport Fragonard. L’avis du Haut conseil à la famille indique que cette mesure a été rejetée par la majorité des membres de cette instance. Au total, les mesures proposées  dans le rapport consistent à réduire les dépenses vers les familles avec enfants à charge  dans un périmètre restreint de la politique familiale, à savoir celui des prestations. Le danger qui se profile est que les orientations proposées conduisent à l’immobilisme en sclérosant les différentes oppositions, en exacerbant les visions conservatrices de la politique familiale. Certains y verront, à juste de titre, une attaque en règle de la politique familiale, puisque l’enveloppe globale est réduite. Pourtant une refonte des aides aux familles s’impose, mais elle ne peut pas impliquer une réduction des dépenses dans ce domaine tant les besoins sont importants, notamment pour avancer sur la place de l’égalité entre les sexes et aussi sur le plan de l’égalité entre les enfants. Une telle réforme doit s’appuyer sur des principes de justice et des orientations de l’Etat social que nous devons renégocier et repenser.  Si les contraintes budgétaires sont fortes, on ne peut pas réduire le montant alloué à la politique familiale, mais on ne doit pas non plus  s’interdire de la réformer en profondeur.

 


[1] Notons que les mécanismes tels que la décote ou encore la prime pour l’emploi favorisent plutôt les personnes en union libre, que les couples mariés. Les interactions entre de multiples dispositifs fiscaux complexifient la comparaison du traitement fiscal des différents statuts matrimoniaux.

[2] Il l’est implicitement mais pour des niveaux de revenus extrêmement élevés, qui atteignent la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu avec ou sans le quotient conjugal (ce plafond implicite limite l’avantage à 12 500 euros).

[3] A condition de verser ces recettes fiscales supplémentaires à la branche famille.

[4] Pour un plafond de 2 590 euros, les recettes fiscales supplémentaires du plafonnement du quotient conjugal seraient d’environ 1,4 milliards d’euros (HCF, 2013).




Fiscalisation des allocations familiales, est-ce le bon débat ?

Pour une redéfinition du contenu et des contours de la politique familiale

par Hélène Périvier et François de Singly

Le débat s’ouvre à nouveau sur la fiscalisation des allocations familiales. Face au déficit de la branche famille, environ 2,5 milliards d’euros en 2012, cette idée resurgit pour renflouer les caisses qui se vident sous l’effet, notamment, de la crise économique. Le débat oppose souvent une logique comptable visant à combler au plus vite les déficits à une logique conservatrice en matière de politique familiale… Ce post propose une perspective plus large qui dépasse cette approche binaire de la question…

 

De l’équilibre de la branche famille …

Dans la période actuelle, la question budgétaire relève de la quadrature du cercle : moins de rentrées fiscales et plus de dépenses sociales du fait de la crise économique. La tentation est grande de résoudre cette équation en réduisant les dépenses sociales pour rattraper la baisse des recettes. C’est dans ce contexte que resurgit la proposition de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu.

Pendant les crises économiques, le rôle de stabilisateur automatique joué par la protection sociale, y compris la politique familiale, est fondamental. Elle  limite les effets de la crise sur le niveau de vie des personnes les plus exposées, et permet donc également de contenir l’accroissement des inégalités. En soutenant le revenu des ménages, elle évite un effondrement de l’activité économique. En période de conjoncture économique dégradée comme celle que nous connaissons actuellement, réduire les dépenses sociales n’est pas souhaitable et peut être contre-productif macro-économiquement.

Pour autant, rechercher l’équilibre budgétaire à moyen ou long terme de la branche famille n’est pas absurde, car c’est aussi un gage de la pérennité de l’action publique en matière d’aide aux familles. Le déficit de la branche famille s’élève à 2,5 milliards d’euros. Mais il est essentiellement le fait de la crise et des moindres recettes qui en découlent, il est donc conjoncturel. Mécaniquement, la branche famille devrait retrouver l’équilibre à législation constante d’ici quelques années et si la croissance économique revient (les hypothèses reposent sur un taux de croissance de 2% par an à partir de 2014). Il restera une dette issue de l’accumulation d’un déficit sur plusieurs années à partir de 2012[1], qui pourrait être purgée progressivement par les excédents qui seraient dégagés après le retour à l’équilibre. Si la croissance ne revient pas, ou pas aussi vite qu’attendu, la perspective change, et on peut s’interroger sur une redistribution de l’enveloppe allouée aux prestations familiales ou sur son niveau. La CNAF verse plus de 12 milliards d’euros d’allocations familiales[2], indépendamment du niveau de revenu des parents. Les familles de deux enfants reçoivent 127 euros par mois pour deux enfants et 163 euros par enfant supplémentaire. Ces prestations familiales ne sont pas imposées. Leur fiscalisation réduirait le montant des prestations nettes d’impôt versées aux familles, ceci de façon progressive avec le revenu. Ce faisant, un gain fiscal de l’ordre de 800 millions d’euros serait dégagé. Il peut paraître plus équitable que les familles ayant des revenus élevés participent davantage à l’effort lié aux restrictions budgétaires que les familles aux revenus plus faibles. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

La fiscalisation de ces prestations familiales peut être vue comme un moyen de compenser la perte de progressivité du système fiscal qui s’est opérée au fil des années, du fait principalement de la baisse des taux marginaux d’imposition de l’impôt sur le revenu, et ainsi de le rendre plus équitable. Mais cette réponse n’est qu’une course au moins disant social. Cette dynamique est une fuite en avant de notre Etat social, qui conduit à en réduire le périmètre d’action.

La fiscalisation des allocations familiales réduit le niveau des transferts des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants, autrement dit cela porte atteinte au principe d’équité horizontale. Certes, elle permet aussi en particulier d’augmenter le niveau des transferts des familles avec enfants les plus aisées vers les moins aisées. Mais pour renforcer globalement le degré de redistribution verticale (c’est-à-dire pour augmenter le niveau de transferts des ménages les plus riches vers les plus pauvres), il faut accroître la progressivité du système fiscal, ce qu’ont d’ailleurs permis les derniers ajustements fiscaux (introduction d’une tranche à 45 % notamment). Dans ce contexte, on pourrait donc conserver l’universalité des allocations familiales, qui présente l’avantage de conforter l’adhésion des ménages ayant des revenus élevés au principe de l’Etat social : ils paient plus d’impôts, mais ils reçoivent le même montant d’allocations familiales lorsqu’ils ont des enfants.

La fiscalisation des allocations familiales n’est pas un simple ajustement de la politique familiale, mais elle touche à ses valeurs et notamment au principe d’équité horizontale. S’il convient de repenser les objectifs d’une politique familiale, aujourd’hui dépassée à bien des égards, comme nous le développons dans la section suivante, la période actuelle n’est probablement pas adéquate pour mener sereinement un tel débat car l’urgence, et la volonté de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, vont conduire à l’adoption d’une vision de court terme alors même que la politique familiale s’inscrit dans le long terme.

… à une politique familiale équilibrée

Pour autant, il ne faudrait pas que ce débat sur la pertinence de la fiscalisation des allocations familiales conduise à un immobilisme en la matière. Les principes de la politique familiale actuelle ont été posés à partir d’une vision de la société qui prévalait il y a plus de 70 ans. Même si des ajustements ont été réalisés, ces principes sont toujours présents. Les objectifs d’hier ne sont pas les défis demain. Ainsi, renégocier les fondements des politiques familiales est indispensable. Comment réorienter l’action de l’Etat social vers les familles ? Quelle boussole suivre ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre.

L’un des objectifs de la politique familiale actuelle est le soutien de la natalité. Les aides s’accroissent avec le rang de l’enfant comme par exemple l’attribution d’une demi-part fiscale supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant.  S’agissant de redéployer les dépenses de la politique familiale, la suppression de cette demi-part fiscale devrait être au 1er rang des propositions visant le rééquilibrage des comptes. De même, les allocations familiales ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant. La France est l’un des seuls pays européens à ne pas accorder d’allocation familiale dès le premier enfant. Le dynamisme de la fécondité en France n’est pas le fruit de ces attributs natalistes de la politique familiale, mais il tient davantage au soutien de l’activité des femmes ayant des enfants : l’école maternelle, l’accueil périscolaire, l’accueil de la petite enfance, mais aussi valorisation de l’activité professionnelle des mères (et non sa stigmatisation comme c’est le cas en Allemagne). La politique familiale doit être redirigée vers un objectif reposant sur les droits de chaque enfant quel que soit son rang de naissance. Elle doit être centrée sur la citoyenneté sociale de l’individu (c’est-à-dire un mode d’acquisition de droits sociaux plus individuel) de sa naissance à sa mort (en tenant compte de l’allongement de la durée de la vie).

Une politique familiale renouvelée serait porteuse du principe d’égalité entre les enfants et d’égalité entre femmes et hommes avec notamment une refonte des aides à la petite enfance, un accroissement massif des modes de garde associé à une modification du congé parental. Il faudrait dépenser environ 5 milliards par an supplémentaires pour résoudre cette question de l’accueil de la petite enfance. En outre, la dernière publication de l’OCDE, Regards sur l’éducation 2012, montre que la France est un pays dans lequel la réussite scolaire des enfants est fortement corrélée avec le niveau de diplôme des parents. Enfin, le niveau du taux de pauvreté des enfants est préoccupant. Ce sont là des défis majeurs auxquels il nous faut répondre.

La montée des unions libres, mais aussi des divorces (plus généralement des séparations) et les recompositions familiales sont le signe d’une plus grande liberté individuelle de choix de vie, ce qui constitue une avancée dans le fonctionnement de notre société. Mais les séparations s’accompagnent souvent d’une baisse du niveau de vie et sont parfois inaccessibles financièrement pour les individus ayant de faibles revenus. En outre, les conséquences économiques des ruptures de couple pèsent davantage sur les femmes que les hommes[3]. Les familles monoparentales, le plus souvent des mères qui ont la charge de leurs enfants, sont davantage exposées à la pauvreté que les autres types de ménages. Une politique familiale plus conforme aux nouvelles formes de vie, qui accompagnerait sur le cycle de vie les modifications des structures des familles est à penser.

Il est nécessaire de redéfinir le contenu et les contours de la politique familiale pour demain mais la volonté de retrouver l’équilibre des comptes sociaux ne peut pas en être le seul moteur. Il faut cesser de penser le changement sur un mode étriqué car il faut réformer le système dans ses fondements en fonction des nouveaux besoins et autour des principes de justice et des solidarités qui fondent notre Etat social.


[1] La dette de la branche famille en 2011 a été transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la CADES (loi organique 2010-1380).

[2] Ce qui représente environ 15 % du montant total des prestations versées par la branche famille.

[3] Jeandidier Bruno et Cécile Bourreau-Dubois, 2005, « Les conséquences microéconomiques de la désunion », In Joël M.-E. et Wittwer J. Economie du vieillissement. Age et protection sociale, Ed. L’Harmattan,, tome 2, pp. 335-351.




Petits transferts entre familles

par Guillaume Allègre

Une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement a été d’augmenter de 25 % l’Allocation de rentrée scolaire (ARS) dès la rentrée 2012. Cette mesure figurait dans les 60 engagements du candidat Hollande avec l’abaissement du plafonnement de l’avantage lié au quotient familial (QF) (engagement 16)[1] qui devrait être voté en juillet 2012. Ces deux instruments de la politique familiale (ARS, QF) ont des logiques et des effets très différents. Alors que l’ARS concerne les ménages modestes du fait d’une mise sous conditions de ressources, le plafond du quotient familial n’affecte que les ménages les plus aisés. Le financement de l’augmentation de l’ARS par une baisse du plafonnement du QF doit permettre de maintenir les ressources de la politique familiale. Cette réforme implique un transfert d’environ 400 millions d’euros des familles dont le niveau de vie se situe dans le décile le plus élevé vers les familles les plus modestes, celles dont le niveau de vie se situe dans les quatre premiers déciles de niveau de vie. 

L’ARS est une prestation sociale, sous condition de ressources, versée annuellement au moment de la rentrée scolaire aux familles ayant à charge un ou plusieurs enfants scolarisés âgés de 6 à 18 ans. Créée en 1974, elle n’était alors versée qu’aux familles bénéficiaires d’une autre prestation familiale (allocation familiale à partir du deuxième enfant ou prestation sous condition de ressources). Revalorisée en 1993, elle a ensuite été étendue, à partir de 1999, aux familles avec un seul enfant ne bénéficiant pas d’autre prestation. En 2010, la mesure bénéficiait à 2,8 millions de ménages[2] (dont 210 000 familles sans autre prestation CNAF) pour un coût total de 1,49 milliard d’euros. Les familles bénéficiaires recevaient en moyenne 520 euros par an. Pour la rentrée 2012, pour être éligible, les ressources de l’année 2010 ne doivent pas dépasser 23 200 euros  pour les familles ayant un enfant à charge, auxquels il faut ajouter 5 300 euros par enfant supplémentaire. Le montant de la prestation dépend de l’âge des enfants scolarisés. En 2011, il était de 285, 300 et 311 euros respectivement par enfant de 6 à 10 ans, 11 à 14 ans et 15 à 18 ans[3].

A la suite de l’élection présidentielle, pour 2012, ces montants ont été fixés par décret respectivement à 356, 375 et 388 euros[4]. Le gain de la revalorisation pour un couple avec deux enfants de 6 et 11 ans est de 141 euros par an si son revenu est inférieur à 28 500 euros. Pour un couple avec trois enfants de 6, 11 et 15 ans, le gain est de 215 euros. La revalorisation de 25 % de l’allocation représente une dépense supplémentaire de l’Etat de 372 millions d’euros.

Le système du quotient familial de l’impôt sur le revenu permet de tenir compte de la taille des foyers fiscaux, et notamment de la présence ou non d’enfants dans le calcul de l’impôt à payer. Le quotient familial, mesure de la capacité contributive, est le ratio entre le revenu net imposable et le nombre de parts fiscales du foyer. L’administration fiscale applique à ce quotient le barème de l’impôt puis re-multiplie par le nombre de parts fiscales afin de déterminer le montant d’impôt dû, de telle sorte que deux foyers ayant le même quotient sont confrontés au même taux d’imposition[5]. Un couple avec 2 enfants (trois parts) ayant un revenu imposable de 60 000 euros est soumis au même taux d’impôt sur son revenu imposable qu’un couple sans enfant (2 parts) ayant un revenu de 40 000 euros : chacun de ces foyers fiscaux a un quotient familial égal à 20 000 euros ; ils sont ainsi considérés par l’administration fiscale comme ayant la même faculté contributive. Le système de quotient familial ne procure aucun gain lorsque l’impôt est proportionnel. Plus l’impôt est progressif, plus le gain procuré par le système de quotient familial est élevé. L’administration fiscale plafonne ce gain à 2 336 euros par demi-part, soit un gain maximum de 4 672 euros (ou 389 euros mensuels) par enfant à partir du troisième enfant et pour le premier enfant des parents isolés. Le plafonnement concerne des ménages ayant des revenus relativement élevés : 6 600 euros net par mois pour un couple avec deux enfants, 8 500 euros avec trois. Selon la DGFIP, 770 000 foyers (soit 2,1 % des foyers fiscaux) étaient concernés par le plafonnement en 2008, soit un gain pour l’Etat de 1,2 milliard d’euros, ce qui représente en moyenne 1 550 euros par foyer fiscal plafonné.

Selon le programme présidentiel, le plafonnement du gain lié au quotient familial doit être abaissé dans la Loi de finances rectificative à 2 000 euros par demi-part supplémentaire. La perte annuelle maximale pour les foyers fiscaux effectivement plafonnés serait donc de 336 euros par demi-part, soit 672 euros pour un couple avec deux enfants (trois parts fiscales) et 1 344 euros avec trois (quatre parts fiscales). Selon nos calculs, l’économie pour l’Etat serait de 430 millions d’euros (France métropolitaine) et le nombre de foyers concernés  900 000, soit un coût moyen de 488 euros par foyer.

Le graphique représente les transferts engendrés par les deux réformes par décile de niveau de vie. Du fait de sa mise sous conditions de ressources, la revalorisation de l’ARS bénéficie principalement aux ménages ayant des enfants appartenant aux 4 premiers déciles de niveau de vie, tandis que l’abaissement du plafond du quotient familial concerne les ménages du décile le plus élevé. En termes de redistribution verticale, la réforme est assez bien ciblée, même si les montants en jeu sont relativement faibles. Le gain pour l’Etat serait marginal.  L’effet sur la croissance devrait être positif, du fait d’une plus grande propension à épargner des ménages les plus aisés, mais mineur, de part la faiblesse des sommes en jeu et le montant des économies qui est légèrement supérieur à celui des dépenses supplémentaires.

 

De fait, cette réforme est peu controversée. Le principe du plafonnement de l’avantage fiscal du quotient familial est largement accepté (voir Sterdyniak) et sa justification est robuste : à partir d’un certain niveau de revenus, son augmentation ne sert plus à la consommation des enfants. L’ARS a plusieurs avantages : son usage est principalement lié aux dépenses de rentrée scolaire, elle permet de verser une allocation aux familles d’un enfant, elle est bien ciblée sur les ménages les moins aisés.

D’autres réformes, allant plus loin dans ce sens, pourraient être envisagées : par exemple, le plafonnement par enfant de l’avantage fiscal (et non plus par demi-part) ou, mieux, la suppression des demi-parts supplémentaires à partir du troisième enfant, ce qui permettrait de financer, en partie, la mise en place d’un complément familial sous conditions de ressources dès le premier enfant. En effet, le système de quotient familial semble trop généreux à partir du troisième enfant (voir Allègre, 2012), et le complément familial, prestation familiale sous conditions de ressources, ne concerne aujourd’hui que les familles de trois enfants et plus, souvent les moins aisées. Un élargissement du dispositif qui bénéficierait également aux familles nombreuses et  permettrait d’inclure les autres familles les moins aisées dans le dispositif.


[1] « Je maintiendrai toutes les ressources affectées à la politique familiale. J’augmenterai de 25 % l’allocation de rentrée scolaire dès la prochaine rentrée. Je rendrai le quotient familial plus juste en baissant le plafond pour les ménages les plus aisés, ce qui concernera moins de 5 % des foyers fiscaux. »

[2] Métropole et Dom.

[3] Les familles ayant des enfants de 0 à 3 ans peuvent bénéficier, sous conditions de ressources, de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) afin de faire face aux dépenses spécifiques liées à la jeune enfance. En dehors des aides liées à la garde des enfants, il existe ainsi un vide entre 3 et 6 ans, tranche d’âge pour laquelle les dépenses sont supposées moins importantes.

[4] En fait, la revalorisation initiale devait être de 1 %, le « coup de pouce » n’est donc que de 24 %.

[5] Le système de parts attribue 1 part à une personne seule, 1 part au conjoint éventuel, 1/2 part respectivement au premier et deuxième enfant, 1 part aux enfants suivants, et 1/2 part supplémentaire au premier enfant des parents isolés.

 




Vers une grande réforme fiscale ?

Sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane

Plus que jamais la fiscalité est au centre de la campagne électorale et du débat public. La crise économique et financière, couplée à l’objectif de réduction rapide des déficits, bousculent nécessairement les discours électoraux et nous obligent à nous confronter à la complexité des mécanismes fiscaux. Comment les impôts interagissent-ils entre eux ? Avec quels effets ? Selon quelles mesures ? Quel consentement et quelles contraintes pour la fiscalité ? Comment répartir la charge fiscale entre les acteurs économiques ? Comment financer notre protection sociale ? Doit-on défendre une  « révolution fiscale » ou des réformes incrémentales ?. « Réforme fiscale », le nouvel ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE, publié sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane, entend éclairer et approfondir le débat sur la fiscalité.

La première partie de l’ouvrage traite des contraintes et des principes de la fiscalité. Dans un article introductif, Jacques Le Cacheux définit du point de vue de la théorie économique, les grands principes qui devraient inspirer une nécessaire réforme fiscale. Nicolas Delalande, dans une analyse historique, souligne le rôle des ressources politiques, des contraintes institutionnelles et des compromis sociaux dans l’élaboration des politiques fiscales. Dans un cadrage budgétaire, Mathieu Plane revient sur les évolutions passées de la fiscalité et analyse la contrainte qui pèse aujourd’hui sur les finances publiques. Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux proposent la mise en place d’une taxe sur le carbone ajouté qui permettrait d’apporter une réponse fiscale face aux émissions de carbone importées.

Dans une deuxième partie, la question du partage de la charge fiscale entre ménages est posée. Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez répondent à l’article critique d’Henri Sterdyniak concernant la « révolution fiscale » qu’ils préconisent. Clément Schaff et Mahdi Ben Jelloul proposent une réforme globale de la politique familiale. Guillaume Allègre tente d’éclairer le débat sur le quotient familial. Enfin, Guillaume Allègre, Mathieu Plane et Xavier Timbeau proposent de réformer la fiscalité pesant sur le patrimoine.

La troisième partie concerne la question du financement de la protection sociale. Dans une vaste revue de littérature, Mireille Elbaum revient sur l’évolution du financement de la protection sociale depuis le début des années 1980 et examine les alternatives en débat et leurs limites. Eric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau analysent plus spécifiquement l’impact de la mise en place de la « quasi-TVA sociale » votée par le Parlement. Frédéric Gannon et Vincent Touzé présentent une estimation du taux de prélèvement marginal implicite du système de retraite français.

 




Faut-il remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt ?

par Guillaume Allègre

Faut-il remplacer, à budget constant, le système de quotient familial de l’impôt sur le revenu par un système de crédit d’impôt pour chaque enfant ? Dans une note de l’OFCE (ici), nous faisons le point sur un débat qui oppose ceux qui pensent que le fonctionnement du quotient familial est régressif à ceux qui affirment qu’il est une composante nécessaire de l’impôt progressif. 

Nous montrons que le principe du quotient familial ne peut être considéré comme anti-redistributif, bien que les gains soient croissants lorsque le revenu augmente ! Par contre, son application s’éloigne de l’idée initiale d’imposition selon le niveau de vie. D’autre part, un système de crédit d’impôt serait très favorable aux ménages avec enfants les moins aisés au détriment des ménages avec enfants les plus aisés. Un remplacement du quotient familial par un système de crédit d’impôt impliquerait, selon le Trésor, un transfert de 3,5 milliards d’euros des ménages avec enfants les plus aisés aux ménages avec enfants les moins aisés et bénéficierait, en moyenne, tout autant aux familles nombreuses que le système actuel. Toutefois, un gain similaire de progressivité pourrait être obtenu en modifiant les barèmes des impôts sur le revenu. Au final, ni le système du quotient familial, ni le système du crédit d’impôt ne méritent certains excès d’indignité qui leur sont accordés de part et d’autre.

Les défenseurs de l’imposition selon le niveau de vie devraient approuver une réforme qui consisterait à supprimer les demi-parts supplémentaires à partir du troisième enfant et à attribuer aux enfants des parts équivalentes aux unités de consommation utilisées dans le calcul du niveau de vie (soit 0,3 part pour les enfants de 14 ans et moins, et 0,5 part pour ceux de 15 ans et plus). D’après le Trésor, une telle réforme dégagerait 2,3 milliards d’euros (p.20). Cette réforme devrait être accompagnée d’une réforme du quotient conjugal qui laisserait le choix à tous les conjoints entre l’imposition conjointe avec 1,5 part et l’imposition séparée avec 1 part chacun. A budget pour la politique familiale constant, les économies ainsi effectuées pourraient alors être utilisées pour aider les familles du bas de l’échelle des revenus (notamment sous la forme d’un complément ou d’une allocation familiale dès le premier enfant).

Parallèlement, les défenseurs du crédit d’impôt devraient tenir compte de certains risques. En effet, un des avantages principaux du quotient familial est de fonctionner automatiquement : une fois les règles déterminées, il n’y a pas besoin de renégocier ou d’indexer. La prise en compte de la charge familiale est ainsi protégée des aléas budgétaires (Sterdyniak, 2011). A l’inverse, un système de crédit d’impôt est beaucoup moins protégé : il peut être mis sous condition de ressources, indexé sur les prix et non sur les revenus, voire désindexé. Une règle d’indexation crédible est donc nécessaire pour qu’une réforme soit acceptable du point de vue de la politique familiale.




Pour défendre le quotient familial

par Henri Sterdyniak

Certains responsables du Parti socialiste ont repris, début 2012, la thèse selon laquelle le quotient familial est injuste car il ne profiterait pas aux familles les plus pauvres qui ne paient pas d’impôt, et profiterait davantage aux familles riches qu’aux familles pauvres. Ceci dénote une certaine incompréhension du fonctionnement du système socialo-fiscal.

Peut-on remplacer le quotient familial par une prestation uniforme de 607 euros par enfant, comme le proposent certains responsables socialistes, s’inspirant d’un travail de la Direction du Trésor ? Ce  niveau de 607 euros n’a aucune justification autre que comptable : le coût actuel global du quotient familial réparti uniformément par enfant. Mais ce coût vient précisément de l’existence du quotient. Un crédit d’impôt, sans garantie d’indexation, verrait vite son pouvoir d’achat relatif diminuer, comme diminue celui des allocations familiales.

Avec ce crédit, la prise en compte des enfants dans la fiscalité perdrait toute logique. Comme le montre le tableau 1, les familles avec enfants seraient surtaxées par rapport aux couples sans enfant ; à revenu identique (par UC avant impôt), leur revenu après impôt serait plus faible. Le Conseil constitutionnel censurera certainement une telle disposition.

La France est le seul pays à pratiquer le système du quotient familial. Chaque famille se voit attribuer un nombre de parts fiscales, P, correspondant à sa composition ; ces parts correspondent grosso modo à son nombre d’unités de consommation (UC), telles que l’OCDE et l’INSEE les évaluent ; le système fiscal considère que chaque membre de la famille a un niveau de vie équivalent à celui d’un célibataire de revenu R/P ; la famille est donc taxée comme P célibataires de revenu R/P.

Le degré de redistribution assuré par le système fiscal est déterminé par le barème, qui définit la progressivité du système fiscal ; celle-ci est la même pour toutes les catégories de ménages.

Ainsi, le quotient familial (QF) est-il une composante logique et nécessaire de l’impôt progressif. Le quotient familial ne fournit ni aide, ni avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement une répartition équitable du poids de l’impôt entre des familles de taille différente, mais de niveau de vie équivalent. Le QF n’est pas une aide arbitraire aux familles, qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment injustifiable.

Prenons un exemple. La famille Durand a 2 enfants ; elle paie 3 358 euros d’IR de moins que la famille Dupont (tableau 1). Est-ce un avantage fiscal de 3 358 euros ? Non, car les Durand sont moins riches que les Dupont : ils disposent de 2 000 euros par part fiscale au lieu de 3 000. Par contre, les Durand paient autant d’IR par part que les Martin qui ont le même niveau de vie. Les Durand ne bénéficient donc d’aucun avantage fiscal.

Le quotient familial tient compte de la taille des foyers ; cette prise en compte est certes discutable ; mais on ne peut considérer qu’un système d’imposition qui ne tient pas compte de la taille des foyers est la norme et donc que tout écart à cette norme est une aide. Rien ne justifierait de prélever le même impôt sur le revenu aux Dupont sans enfant et aux Durand avec 2 enfants, qui ont certes le même montant de salaire, mais pas le même niveau de vie.

 

Par ailleurs, le plafonnement du quotient familial[1] tient compte du fait que la partie la plus élevée du revenu ne sert pas à la consommation des enfants.

La société peut choisir d’accorder ou non des prestations sociales ; mais elle n’a pas le droit de remettre en cause le principe de l’équité fiscale familiale : chaque famille doit être imposée selon son niveau de vie. Remettre en cause ce principe serait inconstitutionnel, contraire à la Déclaration des droits de l’homme selon laquelle : « Chacun doit contribuer aux dépenses publiques selon ses capacités contributives ». La loi garantit le droit des couples à se marier, à fonder une famille, à mettre en commun leurs ressources. L’impôt doit être familial et doit évaluer la capacité contributive de familles de composition différente. Aussi, est-il permis de faire confiance au Conseil constitutionnel pour interdire toute remise en cause du quotient familial[2].

La seule critique du système du quotient familial, socialement et intellectuellement recevable, doit donc porter sur ses modalités et non sur son principe. Les parts fiscales correspondent-elles bien aux unités de consommation (compte tenu d’une obligation de simplicité) ? Le montant du plafonnement du QF est-il approprié ? Si le législateur s’estime incapable de comparer le niveau de vie de familles de tailles différentes, il doit renoncer à la progressivité de l’impôt.

La politique familiale comporte un grand nombre d’instruments[3]. Les prestations sous conditions de ressources (RSA, complément familial, allocation-logement, ARS) ont pour objectif d’assurer un niveau de vie satisfaisant aux familles les plus pauvres. Les prestations universelles doivent compenser, en partie, le coût de l’enfant pour les autres. La fiscalité ne peut pas aider les familles pauvres plus qu’en ne les imposant pas. Elle doit être équitable pour les autres. Il est absurde de reprocher au quotient familial de ne pas bénéficier aux familles les plus pauvres : celles-ci bénéficient à plein de leur non-imposition et les prestations sous conditions de ressources aident ceux qui ne sont pas imposables.

Le tableau 2 montre le revenu disponible par UC d’un couple marié de salariés selon son nombre d’enfants, relativement au revenu par UC d’un couple sans enfant. En utilisant les UC de l’OCDE-INSEE, il apparaît que pour de bas niveaux de revenus, les familles avec enfants ont à peu près le même niveau de vie que les couples sans enfant. Par contre, au-delà de 2 SMIC, les familles avec enfants ont toujours un niveau de vie nettement plus bas que les couples sans enfant. Encore, ne tient-on pas compte du fait qu’avoir trois enfants ou plus oblige souvent la femme à réduire son activité ou même à la cesser. Ce sont les classes moyennes qui connaissent la perte de pouvoir d’achat relative la plus forte en élevant des enfants. Faut-il une réforme qui diminuerait encore leur situation relative ?

 

Le niveau de vie de la famille est d’autant plus bas qu’elle comporte beaucoup d’enfants. Avoir des enfants n’est donc jamais une niche fiscale, même à de hauts niveaux de revenus. Si donc une réforme de la politique familiale est nécessaire, elle passe par l’augmentation du niveau des allocations familiales pour tous et non pas par la mise en cause du QF.

Globalement, la redistribution est plus forte chez les familles que chez les couples sans enfant : le rapport des revenus disponibles entre un couple qui gagne 1 SMIC et un couple qui en gagne 10 est de 6,2 s’ils n’ont pas d’enfant ; de 4,8 s’ils ont 2 enfants ; de 4,4 s’ils en ont 3. L’existence du quotient familial ne réduit pas la progressivité du système socialo-fiscal pour les familles nombreuses (tableau 3).


Considérons une famille avec deux enfants où l’homme est au SMIC, la femme ne travaille pas. Cette famille bénéficie, par mois, de 174 euros de prestations familiales (AF + ARS), de 309 euros de RSA et de 361 euros d’allocation logement. Son revenu disponible est de 1 916 euros pour un revenu avant impôt de 1 107 euros ; même en tenant compte de la TVA, son taux d’imposition net est négatif de – 44 %. Sans enfant, elle n’aurait que 83 euros de PPE, 172 euros d’allocation logement. Chacun des enfants lui « rapporte » 295 euros. Son revenu par UC est de 912 euros par mois contre 885 euros si elle n’avait pas d’enfant. La politique familiale prend en charge la totalité du coût des enfants. Les parents ne supportent aucune perte de pouvoir d’achat du fait de la présence d’enfants.

Voyons maintenant la famille aisée avec deux enfants où l’homme gagne 6 fois le SMIC, la femme 4 fois. Cette famille bénéficie, par mois, de 126 euros de prestations familiales et dépense 1 732 euros d’IR. Son revenu disponible est de 7 396 euros pour un revenu avant impôt de 10 851 euros ; compte tenu de la TVA, son taux d’imposition est positif de 44 %.  Le système français fait donc contribuer les familles aisées et finance les familles pauvres. Sans enfant, la famille aisée paierait 389 euros d’impôt de plus par mois. Son revenu par UC est de 4 402 euros par mois contre 5 819 euros si elle n’avait pas d’enfant. Les parents supportent une perte de niveau de vie de 24,4 % du fait de la présence des enfants.

Remarquons enfin que cette famille aisée reçoit 126 euros par mois d’AF, bénéficie de 389 euros de réduction d’IR et supporte 737 euros par mois de cotisations familiales. Contrairement à la famille pauvre, elle gagnerait à la suppression totale de la politique familiale.

Certes, il serait souhaitable d’augmenter le niveau de vie des familles les plus pauvres : le taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans reste élevé : 17,7% contre 13,5% pour l’ensemble de la population en 2009. Mais cet effort doit être financé par tous les contribuables et pas spécifiquement par les familles.

Aucun parti politique ne propose des mesures fortes pour les familles : une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier du complément familial et de la composante « enfant » du  RSA ;  l’attribution de la composante « enfant » du RSA aux enfants de chômeurs ; l’indexation des prestations familiales et du RSA sur les salaires et non sur les prix.

Pire, en 2011, le gouvernement actuel, qui se pose aujourd’hui en défenseur de la politique familiale, a décidé de ne pas indexer les prestations familiales sur l’inflation, faisant perdre 1% de pouvoir d’achat, alors que le pouvoir d’achat des retraités est maintenu. Les enfants ne votent pas…

Il m’est difficile de penser que les familles nombreuses, et même les familles avec deux enfants, et en particulier les familles avec enfants de la classe moyenne, celles où les parents (et surtout les mères) jonglent avec leurs horaires pour s’occuper de leurs enfants tout en travaillant, soient les grandes « profiteuses » du système actuel. Faut-il vraiment proposer une réforme qui augmente l’imposition des familles, et surtout des familles nombreuses ?


[1] L’avantage fourni par le quotient familial est actuellement plafonné à 2 585 euros par demi-part.  Ce niveau est justifié. Un enfant représente, en moyenne, 0,35 UC  (0,3 pour les moins de 15 ans ; 0,5 pour les plus de 15 ans). Le plafond correspond à la détaxation du 35 % du revenu médian. Voir : H. Sterdyniak: « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n°116, janvier 2011.

[2] Comme il est déjà intervenu pour imposer que la Prime pour l’emploi tienne compte de la composition familiale.

[3] Voir Sterdyniak (2011), op.cit.