La BCE étend son programme de QE et brouille sa communication

par Paul Hubert

La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé ce jeudi 10 mars, à l’issue de la réunion du Conseil des gouverneurs, une série de mesures supplémentaires d’assouplissement de sa politique monétaire. L’objectif est d’éviter que la déflation ne s’installe et de tenter de soutenir la croissance en zone euro. L’innovation majeure réside dans le programme de financement des banques à taux négatifs. Si les mesures ont été favorablement accueillies par les marchés au moment de leur annonce, une erreur de communication de Mario Draghi, pendant la conférence de presse qui suit la réunion du Conseil des gouverneurs, a largement réduit une partie de l’effet attendu des décisions prises.

Quelles décisions ont été prises ?

– Les trois taux directeurs fixés par la BCE ont été réduits. Le taux principal de refinancement baisse de 0,05 % à 0 %, tandis que le taux des facilités marginales passe de 0,30 % à 0,25 %. Enfin, le taux des facilités de dépôts, qui rémunère les réserves excédentaires que les banques déposent au bilan de la BCE, baisse lui de –0,30% à –0,40%. Le coût pour une banque à avoir des liquidités au bilan de la BCE augmente donc.

– Le programme d’assouplissement quantitatif (QE) est étendu en termes de taille – les achats de titres passent de 60Mds€ à 80 Mds€ par mois – mais surtout en termes de types de titres financiers éligibles à l’achat. Alors que la BCE achetait jusqu’à présent des titres publics (obligations souveraines et/ou de collectivités locales), elle achètera des obligations d’entreprises de bonne qualité, selon les critères des agences de notation. Cette mesure est une réponse directe à l’assèchement de l’offre de titres publics et devrait permettre de peser directement sur les conditions des entreprises qui émettent sur les marchés obligataires.

– L’innovation majeure réside dans le nouveau programme de TLTRO (Targeted Longer-Term Refinancing Operations) dont le but est de réamorcer le canal du crédit bancaire et d’octroyer des financements aux banques conditionnellement à leur financement de l’économie réelle. Ces prêts aux banques se feront à des taux nuls, voire négatifs, en fonction de différents critères parmi lesquels les montants de prêts que les banques accordent aux ménages et aux entreprises. En d’autres termes, la BCE va payer les banques remplissant ces critères pour qu’elles prêtent à leur tour.

Quels effets en attendre ?

L’effet à attendre de telles mesures dépend de la situation sur le marché du crédit. En temps normal, de nombreuses études montrent que ces mesures ont un effet positif sur l’économie. Cependant, cela ne se vérifiera que si c’est l’offre de crédit qui est aujourd’hui contrainte en zone euro. A l’inverse, si le problème réside dans la demande de crédit des ménages et des entreprises dont les perspectives en termes de revenus et profits sont faibles, alors ces mesures n’auront que peu d’effet. En accordant des conditions si favorables aux banques, on peut imaginer que la BCE fait le pari d’augmenter la demande solvable de crédit, c’est-à-dire que la BCE fournit des incitations fortes aux banques à prêter à des ménages et individus qui apparaissaient comme non-solvables aux conditions antérieures. Un autre effet attendu de la baisse du taux sur les facilités de dépôts et de l’augmentation du QE passe par la baisse du taux de change de l’euro, de manière à favoriser les exportations de la zone euro et à augmenter l’inflation importée et donc l’inflation globale de la zone euro. Ce canal est potentiellement d’autant plus important que la Réserve fédérale a enclenché un cycle de resserrement monétaire.

Il n’empêche qu’une politique économique plus pertinente consisterait à utiliser la politique budgétaire – d’autant plus que les conditions de financements des Etats sont à des niveaux historiquement faibles : l’Etat français gagne en 2016 de l’argent à s’endetter à moins de 4 ans – pour soutenir la demande. La politique monétaire n’en aurait alors que plus d’effet.

Pourquoi annoncer que les marges de manœuvre sont épuisées ?

Mario Draghi, lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs, a annoncé que « la BCE ne réduirait plus les taux d’intérêts », ce qui a eu pour effet de modifier intégralement l’interprétation des marchés financiers des décisions communiquées un peu plus tôt. Alors que ces décisions, très expansionnistes, ont pour but de desserrer plus encore les conditions monétaires et financières et de faire baisser le taux de change de l’euro, l’annonce que les évolutions futures de la politique monétaire de la BCE ne pouvaient être que restrictives a transformé les anticipations des investisseurs.

Parce qu’un des principaux canaux de la transmission de la politique monétaire passe par les anticipations, plusieurs études réalisées sur données américaines[1], anglaises[2] ou de la zone euro[3] montrent que la communication de la banque centrale doit être cohérente avec ses décisions au risque de réduire les effets attendus de la politique monétaire. On parle alors d’un effet de signal de la politique monétaire. La simple phrase formulée par Mario Draghi en est l’exemple. Le graphique suivant montre le taux de change de l’euro vis-à-vis du dollar sur la journée du 10 mars. La forte baisse du milieu de journée correspond à la publication des décisions prises lors du Conseil des gouverneurs, tandis que la hausse tout aussi brutale correspond au message contradictoire prononcé quelques minutes plus tard lors de la conférence de presse. On constate alors qu’une série de mesures très expansionnistes – dont l’un des buts est de faire baisser l’euro – vient d’être annoncée, que l’euro aura finalement augmenté vis-à-vis du dollar comme si des mesures restrictives avaient été mises en place.

Cela ne veut pas forcément dire que ces décisions n’auront pas d’effets mais qu’une partie des effets sera amoindrie, voire potentiellement nulle. D’autres canaux de transmission que l’effet de signal restent opérants. Alors que le canal du taux de change se trouve maintenant réduit par l’effet restrictif généré par le canal des anticipations, nous verrons dans les semaines et mois à venir si les mouvements de capitaux induits par les décisions prises auront l’effet attendu sur le taux de change de l’euro.

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[1] Hubert, Paul (2015), “The Influence and Policy Signalling Role of FOMC Forecasts”, Oxford Bulletin of Economics and Statistics, 77(5), 655-680.

[2] Hubert, Paul, and Becky Maule (2016), “Policy and Macro Signals as Inputs to Inflation Expectation Formation”, Bank of England Staff Working Paper, No. 581.

[3] Hubert, Paul (2015), “ECB Projections as a Tool for Understanding Policy Decisions”, Journal of Forecasting, 34(7), 574-587, ou encore Hubert, Paul (2016), “Disentangling Qualitative and Quantitative Central Bank Influence”, OFCE Working Paper, No. 2014-23.




Les programmes de QE créent-ils des bulles ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Fabien Labondance

La mise en œuvre des politiques monétaires non-conventionnelles depuis 2008 par les banques centrales a-t-elle créé de nouvelles bulles qui menacent aujourd’hui la stabilité financière et la croissance mondiale ? Telle est la question qui revient régulièrement (voir ici, ou encore ici et ). Comme le montre Roger Farmer, force est de constater qu’il y a une forte corrélation entre les achats de titres par la Réserve fédérale – la banque centrale américaine – et l’indice boursier (S&P 500) aux Etats-Unis (graphique 1). Si l’argument peut sembler à première vue convaincant, les faits méritent néanmoins d’être discutés et précisés. Premièrement, il n’est pas inutile de rappeler que corrélation n’est pas causalité. Deuxièmement, l’augmentation des prix d’actifs est précisément un canal de transmission de la politique monétaire conventionnelle et de l’assouplissement quantitatif (QE). Enfin, toute augmentation des prix d’actifs ne peut être assimilée à une bulle et il convient de différencier l’évolution liée aux fondamentaux de celle purement spéculative.

La hausse des prix d’actifs est un élément de la transmission de la politique monétaire

Si l’objectif final des banques centrales est la stabilité macroéconomique[1], la transmission de ces décisions aux variables objectifs (inflation et croissance) se fait via divers canaux dont certains s’appuient explicitement sur les variations de prix d’actifs. Ainsi, les effets attendus du QE sont supposés être notamment transmis par des effets dits de portefeuille. En achetant des titres sur les marchés, la banque centrale incite les investisseurs à réallouer leur portefeuille de titres à d’autres actifs. L’objectif est ainsi d’assouplir plus largement les conditions de financement de l’ensemble des agents économiques, pas uniquement de ceux dont les titres sont ciblés par le programme de QE. Ce faisant, l’action de la banque centrale pousse les prix d’actifs à la hausse. Il n’est donc pas surprenant d’observer une augmentation des cours boursiers en lien avec le QE aux Etats-Unis.

Toute hausse du prix d’un actif n’est pas une bulle

Par ailleurs, il faut s’assurer que la corrélation entre les achats d’actifs et leur prix n’est pas qu’un simple artefact statistique. La hausse observée des prix pourrait aussi traduire une évolution favorable des fondamentaux et donc s’expliquer par l’amélioration des perspectives de croissance aux Etats-Unis. Le modèle standard de détermination du prix des actifs financiers établit que son prix est égal à la valeur actualisée des flux de revenus (dividendes) anticipés. Bien que ce modèle repose sur de nombreuses hypothèses (plutôt restrictives), il permet néanmoins d’identifier un premier candidat, l’évolution des dividendes, pour expliquer l’évolution du prix des actions aux Etats-Unis depuis 2008. Le graphique 1 montre clairement une corrélation entre la série des dividendes[2] versés et l’indice boursier S&P 500 entre avril 2010 et octobre 2013. Une partie de la hausse des actions s’explique donc tout simplement par la hausse des dividendes : le déterminant usuel des cours boursiers. Au regard de cet indicateur, seule la période qui commence au début de l’année 2014 pourrait alors indiquer une déconnexion entre les dividendes et le prix des actions et donc signaler éventuellement un sur-ajustement.

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Une corrélation que l’on ne retrouve pas dans la zone euro

Si la théorie selon laquelle les politiques monétaires non-conventionnelles créent des bulles est vraie, elle devrait alors également s’observer dans la zone euro. Pourtant, le même graphique que celui effectué pour les Etats-Unis ne permet pas de valider le lien entre les liquidités offertes par la BCE et l’indice boursier Eurostoxx (graphique 2). La première phase d’augmentation de la taille du bilan de la BCE, via ses opérations de refinancement qui débutent en septembre 2008, intervient au moment de l’effondrement des bourses mondiales, à la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers. De même, les opérations de refinancement à très long terme proposées par la BCE en fin d’année 2011 ne semblent pas corrélées avec l’indice boursier. La remontée du prix des actions coïncide en fait avec l’annonce de Mario Draghi de juillet 2012 qui met un coup d’arrêt aux inquiétudes sur un éventuel éclatement de la zone euro. Il est certes toujours possible d’argumenter que la banque centrale a joué un rôle mais il n’en demeure pas moins que le lien entre liquidités et prix d’actifs disparaît. A la fin de l’année 2012, les banques remboursent leurs prêts à la BCE, ce qui diminue de fait les liquidités en circulation. Enfin, la période récente illustre à nouveau la fragilité de la thèse selon laquelle le QE créerait des bulles. C’est précisément au moment où la BCE met en œuvre un programme d’achat de titres d’envergure, semblable à celui de la Réserve fédérale, que l’on observe une chute des indices boursiers mondiaux et plus particulièrement l’Eurostoxx.

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Doit-on en conclure que le lien QE-bulles est faux ?

Pas nécessairement. Mais pour répondre à cette question, il convient d’abord d’identifier précisément la part de la hausse qui est due aux fondamentaux (dividendes et perspectives des firmes pour les actions). Une bulle est généralement définie comme l’écart entre le prix constaté et une valeur dite fondamentale. Dans un document de travail à paraître, nous proposons d’identifier les périodes de sur- ou sous-évaluation de plusieurs prix d’actifs pour la zone euro et les Etats-Unis. Notre approche consiste à estimer différents modèles de prix d’actifs et d’en extraire une composante non expliquée par les fondamentaux qui est alors qualifiée de « bulle ». Nous montrons ensuite que pour la zone euro, la politique monétaire au sens large (conventionnelle et non-conventionnelle) de la BCE ne semble pas avoir d’effet significatif sur la composante « bulle » (non-expliquée par les fondamentaux) des prix d’actifs. Les résultats sont plus probants pour les Etats-Unis et suggèrent que le QE pourrait avoir un effet significatif sur la composante  « bulle » de certains prix d’actifs.

Cette conclusion ne signifie pas pour autant que les banques centrales ou les régulateurs soient désarmés et ignorants face à ce risque. Plutôt que de tenter de décortiquer chaque mouvement de prix d’actifs, les banques centrales devraient porter leur attention sur les fragilités financières, et la capacité des agents (financiers et non-financiers) à absorber de fortes fluctuations des prix d’actifs. La meilleure prévention contre les crises financières consiste donc davantage à surveiller en continu la prise de risque des agents plutôt que de tenter de limiter les variations de prix d’actifs.

[1] Nous préférons une définition large de l’objectif final qui permet de tenir compte de la diversité des formulations institutionnalisées des objectifs des banques centrales. Si le mandat de la BCE est prioritairement axé sur la stabilité des prix, le double mandat prévaut pour la Réserve fédérale.

[2] La série des dividendes versés présente une forte saisonnalité et a donc été lissée par une moyenne mobile sur 12 mois.




Pourquoi la Grèce ne parvient-elle pas à se désendetter ?

par Sébastien Villemot

Entre 2007 et 2015, la dette publique grecque est passée de 103 % à 179 %[1] du PIB (voir graphique ci-dessous).  L’augmentation du ratio a été ininterrompue, exceptée une baisse de 12 points en 2012 à la suite de la restructuration imposée aux créanciers privés, et ce malgré l’application de deux programmes d’ajustement macroéconomique (et le commencement d’un troisième) dont l’objectif était précisément de redresser les comptes publics grecs. L’austérité a plongé le pays dans une spirale récessive et déflationniste, rendant son désendettement difficile sinon impossible, ce qui pose avec acuité la question d’une nouvelle restructuration.

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Comment expliquer cet échec ? Quelle est la contribution relative des différents facteurs (déficit publique, austérité, déflation, restructurations, recapitalisations bancaires, …) dans la dynamique d’endettement ? Pour apporter quelques éléments de réponse, nous avons procédé à une décomposition comptable de l’évolution du ratio d’endettement, dont le résultat est donné par le graphique ci-dessous pour la période 2007-2015.

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Plusieurs phases sont clairement identifiables sur le graphique, correspondant aux différents développements de la crise grecque.

En 2007, avant la tempête financière, le ratio dette sur PIB est stable : l’effet négatif du déficit budgétaire (intérêts inclus), qui augmente le numérateur du ratio, est compensé par l’effet bénéfique de la croissance et de l’inflation, qui augmentent le dénominateur. La situation est donc stabilisée, au moins temporairement, même si en niveau l’endettement est déjà élevé (à 103 % du PIB, ce qui d’ailleurs explique le poids important des intérêts).

Cet équilibre est rompu avec le déclenchement de la crise financière mondiale : en 2008 et 2009, la croissance devient nulle puis négative, tandis que le déficit primaire augmente, pour partie en raison des « stabilisateurs automatiques », jusqu’à contribuer pour 10 points de PIB en 2009.

À partir de 2010, face à l’intensité de la crise budgétaire, un premier plan d’ajustement est mis en place. Sous l’effet des mesures d’austérité, le déficit primaire entame un mouvement de réduction (il deviendra quasi-nul en 2012, hors dépenses exceptionnelles). Mais l’austérité a également pour effet d’intensifier la récession : en 2011, la croissance (très négative) contribue ainsi pour près de 15 points de PIB à l’augmentation de la dette. L’austérité a aussi pour conséquence de faire baisser l’inflation, qui devient quasi-nulle et ne joue donc plus son rôle naturel d’amortisseur de la dette. En parallèle, la charge d’intérêts reste élevée (jusqu’à 7,2 points de PIB en 2011).

Il convient de rappeler que la décomposition comptable présentée ici a tendance à sous-estimer l’impact négatif de la croissance, et à surestimer celui du déficit budgétaire. En effet, une récession engendre un déficit conjoncturel, par le biais des stabilisateurs automatiques, et contribue donc de façon indirecte à l’endettement par le canal du solde budgétaire. Cependant, pour identifier les composantes structurelles et conjoncturelles du déficit budgétaire, il faut disposer d’une estimation de la croissance potentielle. Dans le cas grec, étant donné la profondeur de la crise, cet exercice relève de la gageure, et les quelques estimations disponibles sont largement divergentes ; pour cette raison, nous avons préféré nous en tenir à une approche purement comptable.

L’année 2012 est celle des grandes manœuvres, avec deux restructurations successives de la dette en mars puis en décembre. Sur le papier, l’annulation de dette (mesurée par le terme d’ajustement stock-flux) est substantielle : presque 60 points de PIB. Mais ce qui aurait dû être un allègement significatif a été largement neutralisé par des forces contraires. Ainsi, la récession reste exceptionnellement intense et contribue pour 13,5 points de PIB à la hausse de l’endettement. Surtout, le principal effet négatif provient des recapitalisations bancaires, rendues nécessaires par l’effacement de titres de dette publique dont les banques nationales étaient largement détentrices. Comptablement, ces recapitalisations prennent deux formes : des dons aux banques (comptabilisés dans les dépenses exceptionnelles) ou des achats d’actions nouvellement émises (comptabilisées dans les achats d’actifs financiers)[2], raison pour laquelle ces deux catégories sont regroupées sur le graphique. La catégorie achats d’actifs financiers comptabilise également la constitution d’un matelas financier destiné au financement de recapitalisations bancaires futures[3].

En 2013, le ratio dette sur PIB repart fortement à la hausse, bien que le solde primaire (hors dépenses exceptionnelles) soit excédentaire. Les recapitalisations bancaires (19 milliards d’euros) pèsent lourdement et ne sont que partiellement couvertes par la vente d’actifs financiers. La récession, bien que moins intense, et la déflation, dorénavant bien installée, aggravent le tableau.

En 2014 et 2015, la situation s’améliore, mais sans pour autant permettre une décrue du ratio dette sur PIB, et ce bien que le déficit primaire hors dépenses exceptionnelles soit quasi nul. La déflation persiste, tandis que la croissance ne redémarre pas (l’embellie de 2014 est modérée et fait long feu), et qu’il a fallu de nouveau recapitaliser les banques en 2015 (pour 5 milliards d’euros). La charge d’intérêts reste élevée, en dépit de la décision des créanciers européens de baisser les taux sur les prêts du Fonds européen de stabilité financière (FESF) : il faudra plusieurs années avant que cela ne se matérialise dans la charge d’intérêts effective. Seules des ventes d’actifs financiers permettent de tempérer la hausse de l’endettement, ce qui n’est évidemment pas soutenable sur le long terme puisque le stock de ces actifs est limité.

Le tableau ci-dessous donne la contribution cumulée de chaque facteur sur l’ensemble de la période, et sur la sous-période durant laquelle la Grèce était sous programme (2010-2015).
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Les deux contributions principales à la hausse de la dette sont la croissance (négative) et la charge d’intérêts. Autrement dit, l’augmentation totale de la dette est principalement due à « l’effet boule de neige », qui désigne l’augmentation mécanique due au différentiel entre taux d’intérêt réel et croissance (le fameux « r−g»). La remise de dette de 2012 ne suffit même pas à compenser l’effet boule de neige cumulé sur la période. Les recapitalisations bancaires, rendues nécessaires notamment par l’annulation de dette, pèsent lourdement. Le déficit primaire, qui lui est plus directement sous contrôle du gouvernement grec, n’intervient qu’en 4e position sur 2007-2015 (et contribue particulièrement peu sur la période 2010-2015).

Il est donc clair que la forte hausse du ratio dette sur PIB depuis 2007 (et encore plus depuis 2010) n’est pas principalement le fait de l’irresponsabilité budgétaire du gouvernement grec, mais est d’abord le résultat d’une stratégie de consolidation erronée, fondée sur une logique d’austérité comptable et non pas sur un raisonnement macroéconomique cohérent. Un redémarrage de la croissance et de l’inflation sera nécessaire pour permettre un désendettement substantiel. Mais les nouvelles mesures d’austérité prévues dans le 3e plan d’ajustement risquent de provoquer un retour en récession, tandis que les contraintes de compétitivité-prix au sein de la zone euro empêchent d’envisager un réel redémarrage de l’inflation. Une remise de dette significative, qui ne serait pas conditionnée à une nouvelle cure d’austérité destructrice, permettrait un nouveau départ ; dans une précédente étude[4], nous avons montré qu’une restructuration ramenant la dette grecque à 100 % du PIB correspondrait à un scénario soutenable. Cependant, les États européens, qui sont aujourd’hui les principaux créanciers de la Grèce, refusent pour le moment un tel scénario. Les voies du désendettement grec sont donc plus incertaines que jamais…

[1]  Pour 2015, les données ne sont pas encore entièrement disponibles. Les chiffres cités pour cette année correspondent aux projections de la Commission européenne publiées le 4 février 2016.

[2]  Ces prises de participation dans le capital des banques sont ici comptabilisées à leur valeur d’achat. Les dépréciations ultérieures sur ces prises de participation n’apparaissent pas dans le graphique, car elles n’engendrent pas de nouvelle augmentation de la dette brute (mais elles font augmenter la dette nette).

[3]  En 2012 la Grèce a ainsi acheté pour 41 milliards d’euros de bons du FESF. Sur ce total, 6,5 milliards ont été immédiatement donnés à la Banque du Pirée, tandis que 24 milliards ont été prêtés aux 4 grandes banques (qui bénéficieront d’une annulation partielle de leur dette en 2013 contre des prises de participation par l’État grec de moindre valeur). Les 10 milliards restants, inutilisés ont été restitués par la Grèce au FESF en 2015, à la suite de l’accord à l’Eurogroupe du 22 février.

[4] Voir Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot, 2015, « La Grèce sur la corde raide », Revue de l’OFCE, nº 138.




L’équilibre de stagnation séculaire

par Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

Le régime économique de croissance faible et de sous-emploi, associé à une inflation faible, voire une déflation, a récemment été largement débattu, notamment par Larry Summers, sous l’étiquette de « stagnation séculaire ». L’hypothèse d’une stagnation séculaire a été exprimée pour la première fois en 1938 dans un discours prononcé par A. Hansen finalement publié en 1939. Hansen s’inquiétait d’un investissement insuffisant aux États-Unis et du déclin de la population après une longue période de forte expansion économique et démographique.

Dans une Note de l’OFCE (n° 57 du 26 janvier 2016), nous étudions les caractéristiques et la dynamique de l’équilibre de stagnation séculaire.

Le régime de stagnation séculaire résulterait d’une abondance d’épargne par rapport à la demande de crédit conduisant le taux d’intérêt « naturel » réel (qui est compatible avec le plein emploi) en dessous de zéro. Or, si le taux d’intérêt réel reste en permanence au-dessus du taux naturel, alors il en résulte une pénurie chronique de la demande globale et de l’investissement, avec un potentiel de croissance affaibli.

Afin de contrer la stagnation séculaire, les autorités monétaires ont, en premier lieu, réduit leurs taux directeurs, et puis, après avoir atteint la borne zéro (ou ZLB pour Zero Lower Bond en anglais), elles ont du pratiquer des politiques non-conventionnelles dites d’assouplissement quantitatif. En effet, les banques centrales ne peuvent pas forcer les taux d’intérêt à être très négatifs sinon les agents privés auraient tout intérêt à conserver leur épargne sous la forme de billets de banque. Au-delà des mesures d’assouplissement quantitatif, quelles autres politiques pourraient potentiellement aider à sortir l’économie de la stagnation séculaire?

Pour répondre à cette question cruciale, le modèle développé par Eggertsson et Mehrotra en 2014 a le grand mérite de clarifier les mécanismes de la chute dans la stagnation de long terme et contribue au renouvellement de l’analyse macroéconomique dans la compréhension de la multiplicité des équilibres et la persistance de la crise. Leur modèle s’appuie sur des comportements de consommation et d’épargne d’agents à durée de vie finie dans un contexte  de marché du crédit rationné et de rigidité nominale des salaires. Quant à la politique monétaire conduite par la banque centrale, elle consiste à fixer un taux nominal directeur à partir d’une règle de Taylor. Selon cette approche, la stagnation séculaire a été initiée par la crise économique et financière de 2008. Cette dernière est associée à un endettement fort des ménages qui a abouti en fin de compte au rationnement du crédit. Dans ce contexte, le rationnement du crédit conduit à une baisse de la demande et à un excès d’épargne. Par conséquent, le taux d’intérêt réel diminue. Partant d’une situation de plein emploi, si le resserrement du crédit est élevé, le taux d’intérêt d’équilibre devient négatif, ce qui rend la politique monétaire conventionnelle inefficace. Dans ce cas, l’économie plonge dans un régime permanent de sous-emploi de la main-d’œuvre caractérisé par un produit inférieur à son potentiel et par de la déflation.

Dans le modèle proposé par Eggertsson et Mehrotra, il n’y a pas d’accumulation de capital. Par conséquent, la dynamique sous-jacente se caractérise par des ajustements sans transition d’un équilibre stationnaire à un autre (du plein emploi vers la stagnation séculaire si crise du crédit  et vice et versa si la contrainte de crédit est desserrée).

Pour étendre l’analyse, nous avons considéré l’accumulation du capital physique comme une condition préalable à toute activité productive (Le Garrec et Touzé, 2015). Ainsi, nous mettons en évidence une asymétrie dans la dynamique de la stagnation séculaire. Si la contrainte de crédit est desserrée, alors le capital converge vers son niveau d’avant-crise. Cependant, la sortie de crise prend plus de temps que son entrée. Cette propriété suggère que les politiques économiques pour lutter contre la stagnation séculaire doivent être faites dans les plus brefs délais.

Les enseignements d’une telle approche sont multiples :

  • — Pour éviter la ZLB, il y a un besoin de création urgente d’inflation tout en évitant les « bulles » spéculatives sur les actifs, ce qui pourrait nécessiter une régulation particulière. L’existence d’un équilibre déflationniste invite donc à s’interroger sur le bien-fondé de règles de politique monétaire trop centrées sur l’inflation ;
  • — Il faut se méfier des effets déflationnistes des politiques d’accroissement de la production potentielle. Le bon policy-mix consiste à accompagner les politiques structurelles d’une politique monétaire suffisamment accommodante ;
  • — Réduire l’épargne pour faire remonter le taux d’intérêt réel (par exemple, en facilitant l’endettement) est une piste intéressante mais il ne faut pas négliger l’impact négatif sur le PIB potentiel. Il existe un arbitrage évident entre sortir de la stagnation séculaire et déprimer le potentiel. Une solution intéressante peut consister à financer des politiques d’infrastructure, d’éducation ou de R&D (hausse de de productivité) par de l’emprunt public (hausse du taux d’intérêt réel d’équilibre). En effet, une forte politique d’investissement (public ou privé) financée de façon à faire remonter le taux d’intérêt naturel permet de satisfaire le double objectif : soutenir la demande globale et développer le potentiel productif.



Semestre européen : évaluer l’orientation agrégée de la politique budgétaire c’est bien, débattre de son impact économique c’est encore mieux

par Raul Sampognaro

Le 26 novembre, la Commission européenne a lancé le Semestre Européen avec la publication du Rapport Annuel sur la Croissance (2016 AGS selon son acronyme en anglais) et de la recommandation de politique économique pour l’ensemble de la zone euro. La Commission juge, en raison des externalités générées par la politique budgétaire entre les Etats membres et des contraintes pesant actuellement sur la politique monétaire, qu’il est nécessaire de renforcer l’attention portée sur l’orientation agrégée de la politique budgétaire dans la zone euro. Le jugement porté sur cette orientation doit tenir compte notamment des facteurs cycliques, mettant ainsi en avant le rôle de stabilisation macroéconomique de la politique budgétaire. Les services de la Commission considèrent qu’une politique globalement neutre est appropriée au contexte actuel, en raison des risques qui pèsent sur la reprise et du niveau toujours élevé du taux de chômage.

L’ouverture du débat sur la politique budgétaire d’ensemble de la zone euro constitue indéniablement un pas dans la bonne direction pour améliorer le cadre d’élaboration de la politique macroéconomique dans la zone euro. La crise de la zone euro, déclenchée en 2012, s’explique en grande partie par les fragilités dans la construction de l’Union monétaire. L’inadaptation du cadre de coordination des politiques macroéconomiques a été l’une des principales failles dévoilées par la crise. Avant-crise, la BCE devait gérer seule les chocs communs à l’ensemble de l’Union alors que les politiques budgétaires nationales étaient censées contrecarrer les chocs asymétriques. En outre, la politique budgétaire devait aussi assurer la soutenabilité de la dette publique afin d’éviter la montée des taux d’intérêt et le risque de contagion. Le respect de ce double objectif pour la politique budgétaire était supposé garanti par le respect des règles du Pacte de stabilité et de croissance (PSC). Ce cadre a échoué pendant la crise. D’une part, les règles du PSC se concentrent quasi-exclusivement sur un seul des objectifs assignés à la politique budgétaire : la réduction de la dette publique. D’autre part, la décentralisation du processus de décision concernant la politique budgétaire a eu pour conséquence un résultat d’ensemble inadéquat. Ainsi, les règles du PSC ont généré un ajustement structurel très fort et mal calibré dans les pays ayant subi plus fortement la crise de la zone euro alors que les pays disposant de marges fiscales ne les ont pas mobilisées pour soutenir la croissance.

Dans la gouvernance européenne, l’indicateur préféré pour mesurer l’orientation de la politique budgétaire est la variation du solde structurel. Ainsi, l’orientation d’ensemble de la politique budgétaire est calculée en faisant la somme pondérée (par le poids du PIB en valeur) des variations du solde structurel de chacun des Etats membres. Cet indicateur permet d’évaluer les évolutions du déficit à long terme, une fois les effets du cycle conjoncturel purgés. Si cet indicateur est attrayant théoriquement, il est largement tributaire des hypothèses faites sur la croissance potentielle et le PIB potentiel : même en partant d’hypothèses de finances publiques identiques, l’évolution du solde structurel sera différente (voir les lignes 2 et 3 du tableau 1). Sur la base de cet indicateur et en utilisant les hypothèses de finances publiques réalisées par la Commission européenne, la politique budgétaire serait globalement neutre, voire légèrement expansionniste, dans la zone euro en 2015 et en 2016, jugement qui est partagé par le rapport iAGS 2016. Suivant les annonces des gouvernements dans les Programmes de stabilité du mois de mai, l’équipe iAGS prévoit le retour de la consolidation budgétaire en 2017. Ce résultat diffère de celui de la Commission européenne, qui tient compte exclusivement des mesures pour lesquelles les mesures législatives sont déjà mises en œuvre.

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Dans le rapport iAGS 2016, nous proposons une nouvelle façon de calculer l’orientation agrégée de la politique budgétaire, d’une façon qui tienne compte des avancées de la théorie économique. Selon la littérature, le multiplicateur des dépenses publiques – qui pèsent dans la plupart des principales économies de la zone euro – est supérieur, au moins à court terme, à celui associé aux mesures fiscales qui sont orientées à la baisse et devraient soutenir l’activité. Ceci est particulièrement vrai en période où l’activité est sensiblement inférieure à son niveau potentiel. L’indicateur proposé pondère l’impact macroéconomique des politiques budgétaires nationales[1].

Une fois que la composition et la localisation des impulsions budgétaires sont prises en compte, l’évaluation de la politique budgétaire mise en place dans la zone euro est modifiée. Selon nos calculs, la politique budgétaire pèsera légèrement sur la croissance du PIB en 2016 (-0,1 point de PIB, tableau 2) malgré la dégradation anticipée du solde structurel. Ce paradoxe peut s’expliquer à la fois par la localisation de l’impulsion – elle aura peu d’impact sur le PIB car elle sera largement concentrée en Allemagne (où les multiplicateurs sont bas car l’output gap est quasiment fermé), et par sa composition en Italie et en Espagne (où l’impulsion est faite à partir des baisses d’impôts avec un faible impact expansionniste à court terme, et partiellement compensée par des économies en dépenses à fort multiplicateur).

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Ce paradoxe entre une politique budgétaire légèrement expansionniste avec des effets récessifs montre que le débat ne doit pas se focaliser exclusivement sur l’orientation de la politique budgétaire mais doit inclure les modalités de sa déclinaison. Ainsi, deux nouveaux sujets semblent importants dans les débats européens : celui de l’utilisation des marges budgétaires – l’expansion budgétaire pourrait être plus importante dans les pays non contraints – et celui du besoin de flexibilité dans l’application du PSC – les règles budgétaires doivent tenir compte de la taille des multiplicateurs et concentrer la relance dans les pays où celle-ci sera plus efficace. L’analyse précise de la position de chaque pays vis-à-vis du PSC montre que très peu de pays auraient de l’espace fiscal dans le cadre actuel de la gouvernance européenne. Selon l’analyse des Projets de Lois de Finances (DBP, selon son acronyme en anglais) réalisé par la Commission européenne, seule l’Allemagne disposerait des marges de manœuvre pouvant influencer la croissance dans l’ensemble de l’Union monétaire. Toutefois, on peut questionner l’efficacité d’une relance budgétaire en Allemagne, surtout au regard d’un objectif de fermeture de l’output gap et de baisse du chômage dans la zone euro. Ceci soulève une nouvelle question si on veut réaliser une politique budgétaire contra-cyclique sans dégrader la soutenabilité des dettes publiques des Etats membres plus affectés par la crise. Ainsi, il faut se questionner sur la nécessité d’un budget fédéral consacré à la stabilisation macroéconomique surtout quand la politique monétaire est contrainte – comme dans une situation de déflation et de trappe à liquidité. Cette réflexion aurait motivé la mise en place du Plan Juncker, cherchant à augmenter le niveau de l’investissement dans la zone euro. Toutefois, l’efficacité de ce plan peut être remise en question. Ce plan repose sur des hypothèses irréalistes sur les effets de levier du financement public ; et la modalité de sélection des projets, suivant leur rentabilité économique, peut engendrer un biais pro-cyclique, le contraire de ce qui devrait être recherché. Ainsi, le Plan Juncker, qui d’ailleurs n’a pas vocation à être pérennisé, peut s’avérer insuffisant pour générer le choc de demande dont a besoin la zone euro pour sortir de la trappe à liquidité dans laquelle elle est embourbée.

Tout compte fait, l’impulsion fiscale prévue pour 2016 (+0,1 point de PIB selon la mesure plus optimiste) ne sera pas à la hauteur de la situation. Une hausse coordonnée de l’investissement public dans les pays de la zone euro, concentrée sur les objectifs fixés par la stratégie Europe 2020, constituerait indéniablement une meilleure politique à celle qui est actuellement proposée. Elle serait plus équilibrée et permettrait de satisfaire à la fois les objectifs de court terme (baisse du chômage) et de long terme (hausse de l’investissement en R&D, lutte contre le réchauffement climatique, amélioration des infrastructures). L’introduction d’une règle d’or dans la gouvernance budgétaire européenne, permettant d’exclure du calcul du déficit les projets d’investissement public jugés utiles pour l’ensemble de la zone euro, permettrait de réaliser ce stimulus dans le respect des règles de la bonne gestion budgétaire et en préservant la soutenabilité des dettes publiques.

 


[1] Un indicateur construit sur le même principe est publié trimestriellement aux Etats-Unis par la Brookings Institution http://www.brookings.edu/research/interactives/2014/fiscal-barometer




Les effets redistributifs du QE de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Xavier Ragot

L’augmentation des inégalités de revenus et de patrimoine est devenue un sujet incontournable dans les discussions de politique économique, jusqu’à s’immiscer dans les évaluations des effets des politiques monétaires menées aux Etats-Unis et au Japon, précurseurs des politiques massives de Quantitative Easing (QE). La question se pose donc de savoir si la politique de QE de la BCE a eu ou aura des effets redistributifs.

Dans un document préparé pour le Parlement européen, Blot et al. (2015) rappellent que deux conclusions opposées se dégagent de la littérature empirique. Aux Etats-Unis, la baisse des taux directeurs par la Fed y réduirait les inégalités. A l’inverse, une politique expansionniste de type QE au Japon y augmenterait les inégalités. Mais qu’en est-il en Europe ?

A partir de données macroéconomiques agrégées pour l’ensemble de la zone euro, Blot et al. (2015) montrent que les politiques monétaires européennes, conventionnelles et non conventionnelles, ont eu un effet, certes, mais limité, sur le taux de chômage, le nombre d’heures travaillées et le taux d’inflation (voir graphiques). Ce résultat suggère donc que la politique monétaire expansionniste de la BCE a bien eu un effet de réduction sur les inégalités, mais mineur. Lorsque la BCE décidera d’en finir avec ses politiques expansionnistes, il faudra donc s’attendre à un effet faible mais à la hausse sur les inégalités. En raison de cet effet, aussi faible soit-il, Blot et al. (2015) suggèrent que la BCE ne devrait pas rendre des comptes uniquement sur la stabilité des prix ou sur la croissance économique, mais aussi sur les répercussions de ses politiques en termes d’inégalités et des moyens mis en œuvre pour en tenir compte.

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Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

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Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

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Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.

 




Baisse de l’euro et désinflation compétitive : quel pays en profitera le plus ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Pendant près de deux ans, entre le milieu de l’année 2012 et 2014, l’euro s’est apprécié face aux principales monnaies du monde. En s’établissant à 1,39 dollar en mai 2014, l’euro avait vu sa valeur augmenter depuis juillet 2012 de plus de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie européenne s’était appréciée de 44 % par rapport au yen et de plus de 3 % face à la livre sterling.

Depuis le mois de mai 2014, cette tendance s’est inversée : après s’être apprécié de près de 10 % entre mi-2012 et mi-2014, le taux de change effectif réel de l’euro, qui pondère les différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi déprécié de 5,2 % au cours du dernier semestre (graphique 1). De fait, en quelques mois, la monnaie européenne s’est dépréciée de près de 10 % par rapport au dollar, de plus de 3 % par rapport au yen et de 4 % par rapport à la monnaie britannique. Concernant le taux de change avec cette dernière, la baisse a débuté en août 2013 et s’élève à plus de 9 % aujourd’hui. Nous prévoyons par ailleurs la poursuite de la dépréciation de l’euro d’ici le début de l’année 2015, avec un taux de change de la monnaie unique qui se déprécierait pour atteindre 1,2 dollar dès le deuxième trimestre 2015.

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De nombreux acteurs et spécialistes du monde économique voient dans cette baisse de l’euro la possibilité de sortir du piège de la déflation qui menace aujourd’hui la zone euro. Face à une croissance atone en zone euro et à un taux d’inflation qui baisse dangereusement, l’annonce par la BCE d’un programme d’assouplissement quantitatif indique ainsi sa volonté de déprécier l’euro face aux autres monnaies pour soutenir la croissance européenne et atteindre son objectif d’inflation[1]. Le gouvernement français attend lui aussi beaucoup d’une dépréciation de l’euro[2]. La Direction Générale du Trésor[3] considère qu’une baisse de 10 % du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait la première année d’accroître notre PIB de 0,6 point, de créer 30 000 emplois, de réduire le déficit public de 0,2 point de PIB et d’augmenter les prix à la consommation de 0,5%.

La relance de la croissance à court terme en zone euro via une dépréciation du taux de change effectif de l’euro permettrait aussi de limiter les politiques non coopératives de désinflation compétitive menées dans le sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal). Alors que les pays européens commercent majoritairement les uns avec les autres et se concurrencent fortement sur les marchés d’exportation, la recherche de gains de compétitivité via une politique de désinflation ne peut qu’échouer en zone euro si tous les pays adoptent la même stratégie. C’est cependant cette stratégie qu’a choisi la Commission Européenne, en poussant les pays en crise à réformer leurs marchés du travail pour réduire les coûts salariaux. Dès lors, la dépréciation de l’euro est une condition nécessaire pour accompagner les réformes structurelles en Europe et soutenir la demande[4] alors que les politiques budgétaires d’austérité l’affaiblissent par ailleurs.

Dans une étude récente, nous avons tenté d’évaluer les effets à attendre de cette dépréciation de l’euro. Nous nous sommes intéressés non pas aux raisons des variations de l’euro (différentiel de performances, comportement des banques centrales) mais à ses incidences macroéconomiques (impact sur le PIB, sur les prix et sur l’emploi notamment). Afin d’évaluer la sensibilité des exportations à la compétitivité-prix pour six grands pays de l’OCDE (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Royaume-Uni), nous avons estimé de nouvelles équations du commerce extérieur en distinguant au sein de la zone euro le commerce intra-zone et le commerce extra-zone euro. Les élasticités obtenues sont cohérentes avec la littérature existante sur le sujet. L’estimation conjointe des équations de volumes et de prix d’exportations et d’importations s’avère nécessaire : elle permet d’obtenir un effet bouclé en équilibre partiel d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations. La prise en compte des comportements de marge des importateurs et des exportateurs tend en effet à limiter l’effet d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations lorsque ceux-ci ont un faible pouvoir de marché. Il ressort des simulations qu’au sein de la zone euro, l’Espagne aurait le plus à gagner d’une dépréciation du taux de change de l’euro face aux autres monnaies, mais aussi d’une politique de désinflation compétitive (cas où les prix d’exportation de l’Espagne croissent moins vite que les prix d’exportation de ses concurrents en zone euro)(tableau 1).

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Pour l’économie française, nous avons aussi effectué une analyse plus fine grâce à l’utilisation du modèle macroéconomique de l’OFCE emod.fr, l’objectif étant de comparer nos résultats à ceux obtenus par la DG Trésor à l’aide du modèle Mésange.

Nos résultats montrent qu’une dépréciation de 10 % l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de +0,2% la première année et de +0,5% au bout de trois ans. Hors effet dû à la modification de la compétitivité-prix, la hausse de demande adressée entraînée par le regain d’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 20 000 emplois la première année de 77 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’en trouverait amélioré de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans (tableau 2).

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Enfin, nous avons simulé l’effet d’une hausse de 10% des prix des concurrents de la zone euro sur l’ensemble des marchés à l’exportation de la France. Cette amélioration de 10% de la compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays de la zone euro aurait un effet positif sur l’activité via une hausse des exportations, de l’investissement et de l’emploi (tableau 3). L’effet sur l’activité serait de +0,4% la première année, et de +0,9% au bout de trois ans. Il serait nul au bout de 10 ans. Près de 130 000 emplois seraient créés à l’horizon de 3 ans et le déficit public s’allègerait de 0,5 point de PIB à cet horizon.

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[1] Voir C. Blot et F. Labondance, « Pourquoi un taux d’intérêt négatif ? », Blog de l’OFCE, 23 juin 2014.

[2]Voir le discours de F. Hollande le 5 février 2013 devant le Parlement Européen.

[3] Rapport Economique Social et Financier du PLF 2014.

[4] Voir le discours de M. Draghi « Unemployment in the euro area », Jackson Hole, 22 août 2014.




Les prévisions macroéconomiques des banques centrales sont-elles meilleures que celles des agents privés ?

par Paul Hubert

Les anticipations privées – d’inflation, de croissance ou de taux d’intérêt – sont un élément crucial de la plupart des modèles macroéconomiques récents, car elles déterminent les réalisations courantes et futures de ces mêmes variables. La prise en compte par les banquiers centraux et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les anticipations privées, via les décisions de taux ou leur communication, a ainsi pris de plus en plus de poids dans l’élaboration des politiques monétaires. La mise en place par les banques centrales de politiques d’orientation prospective, dites de « forward guidance », renforce d’autant plus l’importance des prévisions macroéconomiques de la banque centrale comme outil de la politique monétaire pour affecter ces prévisions privées.

Un article récent paru dans la Revue de l’OFCE (n° 137 – 2014) évalue la performance de prévision de la Réserve fédérale des Etats-Unis par rapport à celle des agents privés. Cette revue empirique de la littérature existante confirme que la Fed bénéficie d’une performance de prévision supérieure aux agents privés en ce qui concerne l’inflation, mais pas sur la croissance du PIB. En outre, plus l’horizon de prévision est lointain, plus l’avantage de la Fed est prononcé. Cette supériorité semble cependant diminuer dans la période la plus récente, mais reste importante. Cet article met en lumière les sources potentielles de cette supériorité et suggère qu’elle pourrait provenir d’une meilleure information sur les chocs affectant l’économie plutôt que d’un meilleur modèle de l’économie. La publication de ces prévisions macroéconomiques participe donc à la diffusion de l’information parmi les agents économiques et à l’efficacité de la politique monétaire en permettant aux agents privés d’en appréhender l’inclination et l’évolution future probable.

 




Les enjeux du triple mandat de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

La crise financière a initié un débat sur le rôle des banques centrales et la conduite de la politique monétaire avant, pendant et après les crises économiques. Le consensus qui prévalait sur le rôle des banques centrales s’est fissuré. L’objectif unique de stabilité des prix est remis en cause au profit d’un triple mandat incluant l’inflation, la croissance et la stabilité financière. C’est de facto l’orientation qui est donnée au rôle de la BCE. Nous évoquons cette situation dans l’un des articles d’un numéro de la revue de l’OFCE intitulé « Réformer l’Europe »[1], dans lequel nous discutons de la mise en œuvre de ces différents objectifs.

La poursuite du seul objectif de stabilité des prix est aujourd’hui insuffisante pour assurer la stabilité macroéconomique et financière[2]. Un nouveau paradigme émerge dans lequel les banques centrales doivent à la fois veiller à la stabilité des prix, à la croissance et à la stabilité financière. Les évolutions institutionnelles récentes de la BCE vont dans ce sens puisqu’elle se voit confier la surveillance micro-prudentielle[3]. En outre, la conduite de la politique monétaire dans la zone euro montre que la BCE est restée attentive à l’évolution de la croissance[4]. Mais si la BCE poursuit de fait un triple mandat, la question de la bonne articulation entre ces différentes missions continue de se poser.

La coordination entre les différents acteurs en charge de la politique monétaire, de la régulation financière et de la politique budgétaire est primordiale et fait défaut dans l’architecture actuelle. Par ailleurs, certaines pratiques doivent être clarifiées. La BCE a joué un rôle de prêteur en dernier ressort (des banques et dans une moindre mesure des Etats) sans que cette fonction ne lui soit précisément attribuée. Enfin, dans ce nouveau schéma où la BCE joue un rôle accru dans la détermination de l’équilibre macroéconomique et financier de la zone euro, il nous semble nécessaire de renforcer le contrôle démocratique de la BCE. La définition des objectifs de la BCE dans le Traité de Maastricht lui laisse en effet une forte autonomie d’interprétation (voir notamment la discussion de Christophe Blot, ici). Par ailleurs, si la BCE rend compte régulièrement de son action auprès du Parlement européen, ce dernier n’a pas la possibilité de l’orienter [5].

A la suite de ces constats, nous évoquons plusieurs propositions afin d’articuler plus efficacement les trois objectifs poursuivis dorénavant par la BCE :

1 – Sans modification des traités en vigueur, il est important que les dirigeants de la BCE soient plus explicites dans les différents objectifs poursuivis[6]. La priorité annoncée à l’objectif de stabilité des prix ne semble désormais plus correspondre à la pratique de la politique monétaire : l’objectif d’écart de croissance semble primordial, tout comme celui de stabilité financière. Plus de transparence rendrait la politique monétaire plus crédible et certainement plus efficace à prévenir une autre crise bancaire et financière. Le recours à une politique de change[7] ne devrait plus être négligé car elle peut participer à la résorption des déséquilibres macroéconomiques dans la zone euro.

2 – En l’absence d’une telle clarification, l’indépendance extensive de la BCE devrait être remise en cause afin de mieux correspondre aux standards internationaux en la matière. Les banques centrales disposent très rarement de l’indépendance d’objectif : à titre d’exemple, la Réserve fédérale poursuit un double mandat explicite, tandis que la Banque d’Angleterre inscrit son action dans un ciblage d’inflation institutionnalisé. Un triple mandat explicite pourrait être imposé à la BCE par les gouvernements, à charge pour les dirigeants de la BCE d’arbitrer efficacement entre ces objectifs.

3 – La question de l’arbitrage devient effectivement plus délicate au gré de l’élévation du nombre des objectifs poursuivis. Elle l’est d’autant plus que la BCE s’est lancée de facto dans une politique de gestion de la dette publique qui l’expose désormais à la question de la soutenabilité des finances publiques européennes. Le mandat de la BCE devrait donc mentionner de jure son rôle de prêteur en dernier ressort, tâche usuelle des banques centrales, ce qui clarifierait la nécessité d’une coordination plus étroite entre gouvernements et BCE.

4 – Plutôt qu’à une remise en cause totale de l’indépendance de la BCE, qui n’obtiendrait jamais l’unanimité des Etats membres, nous appelons à la création ex nihilo d’un « organe de contrôle » de la BCE, qui pourrait être une émanation du Parlement européen, chargé de discuter et d’analyser la pertinence des politiques monétaires mises en place au regard des objectifs élargis de la BCE : stabilité des prix, croissance, stabilité financière et soutenabilité des finances publiques.  La BCE serait alors non seulement invitée à rendre compte de sa politique – ce qu’elle fait déjà auprès du Parlement ou au travers du débat public – mais pourrait aussi voir ses objectifs ponctuellement redéfinis. Cet « organe de contrôle » pourrait par exemple proposer une quantification de la cible d’inflation ou d’un objectif de chômage.

 


[1] « Réformer l’Europe », sous la direction de Christophe Blot, Olivier Rozenberg, Francesco Saraceno et Imola Streho, Revue de l’OFCE, n° 134, mai 2014. Le numéro est disponible en version française et anglaise et a fait l’objet d’un post de blog.

[2] Le lien entre stabilité des prix et stabilité financière est analysé dans Assessing the Link between Price and Financial Stability(2014),  Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Francesco Saraceno, Document de travail de l’OFCE 2014-2.

[3] La mise en œuvre de l’union bancaire confie à la BCE un rôle en matière de régulation financière (décision du Conseil de l’Union européenne du 15 octobre 2013). Elle est désormais en charge de la supervision bancaire (plus particulièrement des institutions de crédit dites « significatives ») dans le cadre du SSM (Single supervisory mechanism). A compter de l’automne 2014, la BCE sera en charge de la politique micro-prudentielle, en étroite coopération avec les organismes et institutions nationales. Voir également, l’article de Jean-Paul Pollin « Au-delà de l’Union bancaire » dans la Revue de l’OFCE (« Réformer l’Europe »).

[4] Castro (2011) « Can central banks’ monetary policy be described by a linear (augmented) Taylor rule or by a nonlinear rule ? », Journal of Financial Stability vol.7(4), p. 228-246. Ce papier montre, au travers de l’estimation de règles de Taylor entre 1999:1 et 2007:12, que la BCE a réagi significativement à l’inflation et à l’écart de production.

[5] Aux Etats-Unis, le mandat de la Réserve fédérale est défini par le Congrès qui exerce ensuite un droit de surveillance pouvant ainsi modifier ses statuts et son mandat.

[6] Au-delà de l’explicitation des objectifs en termes d’inflation ou de croissance, l’objectif fondamental de la banque centrale est de garantir la confiance en la monnaie.

[7] Cette question est en partie évoquée dans un post récent.