L’infinie maladresse du budget français

par Xavier Timbeau, @XTimbeau

C’est entendu, dans le projet de budget communiqué à la Commission européenne le 15 octobre 2014, la France ne respecte pas les règles de la gouvernance européenne et les engagements antérieurs négociés dans le cadre du Semestre européen. Alors que la France est en procédure de déficit excessif, la Commission européenne n’a pas a priori d’autre choix que de rejeter le budget français parce qu’elle  est la gardienne des traités. Si la Commission ne refusait pas le budget français, qui s’écarte très significativement, au moins en apparence, de nos engagements antérieurs, alors aucun budget ne pourrait jamais être rejeté.

Rappelons que la France, et son Président actuel, ont ratifié le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Croissance (« TSCG », entré en vigueur en octobre 2012), qui avait été adopté par les chefs d’Etats en mars 2012. Il avait été question pendant la campagne présidentielle de 2012 de le renégocier (ce qui avait suscité l’espoir des pays du sud de l’Europe), mais l’urgence de la crise des dettes souveraines en Europe, entre autres, en a décidé autrement. La France a implémenté les dispositions de ce traité dans la loi organique n°2012-1403, mettant en place par exemple le Haut Conseil des Finances Publiques et définissant un schéma pluriannuel de suivi de la trajectoire des finances publiques à partir des soldes structurels (c’est-à-dire corrigés des effets de la conjoncture).

Tout semble donc indiquer que la France a accepté le cadre très contraignant que le TSCG et le 2-pack renforcent et qui avait été établi par le 6-pack (5 règlements et une directive, datés de 2011, qui renforcent le Pacte de Stabilité et de Croissance et qui en précisent le calendrier et les paramètres). La bonne volonté de la France a d’ailleurs été manifeste lors de la communication, en octobre 2013, d’un projet de budget 2014 et d’un programme de stabilité en avril 2014 plus que conformes. C’est dans une conférence de presse en septembre 2014 que le gouvernement français a annoncé que l’objectif de réduction de déficit pour 2015 ne serait pas tenu. Faible croissance et très faible inflation sont les arguments avancés alors pour une sérieuse révision de la situation économique présentée comme un discours de vérité. Le même cas s’était présenté en 2013, l’objectif nominal d’alors ayant été fixé en sous-estimant les multiplicateurs budgétaires. Cependant le calendrier et l’ampleur des ajustements avaient été respectés et un délai, de fait, accordé.

Donc, jusqu’à la conférence de presse, la mécanique du traité n’était pas mise en difficulté majeure. Une des innovations du TSCG est en effet de ne plus viser un objectif nominal (3%) mais de s’attacher à l’effort structurel. Si la conjoncture est plus mauvaise que prévue, alors, l’objectif nominal de déficit n’est pas rempli (ce qui est le cas). Dans ce cas, l’objectif est l’effort structurel. Dans le programme de stabilité 2014-2017 d’avril 2014, l’effort structurel annoncé (page 13) est de 0,8 point de PIB en 2015 de réduction du déficit structurel après 0,8 en 2014. La procédure de déficit excessif (précisée également dans un vade-mecum de la Commission) exige au minimum un effort structurel de 0,5 point du PIB et demande une documentation précise des moyens d’y parvenir.

C’est ici que le projet de budget 2015 matérialise l’infraction au traité. L’effort en 2014 n’est plus que de 0,1 point et est annoncé à 0,2 point en 2015. Ces chiffres sont ainsi inacceptables par la Commission. Comment expliquer cette modification provocatrice ? Plusieurs éléments y concourent. Le premier est une modification de la norme de comptabilisation du CICE qui conduit à inscrire en 2015 les dépenses générées en 2015 et payées en 2016. Au moment où le CICE monte en charge, c’est 0,2 point de PIB en moins dans l’effort budgétaire français. Le second est une modification de l’hypothèse de croissance potentielle. Au lieu de 1,5% de croissance potentielle dans le programme de stabilité 2014-2017, celle-ci est supposée être de 1,2% sur la période 2014-2017. A méthode constante, l’effort en 2014 aurait été de 0,5 point du PIB et de 0,6 point en 2015. La différence avec le programme de stabilité d’avril 2014 s’explique par la révision à la baisse de l’inflation et par quelques modifications sur les mesures. La nouvelle présentation du même budget, avec une modification marginale du contexte économique, est celle d’une absence d’effort structurel. Non seulement l’objectif nominal ne sera pas atteint, mais en plus l’effort structurel de 2014 et de 2015 est abandonné. Et ce, à politique inchangée ! Pire, ce projet de budget laisse entendre que l’objectif nominal n’est pas atteint parce que l’effort structurel n’a pas été réalisé en 2014 et ne le sera pas en 2015.

Pourtant le gouvernement plaide les circonstances exceptionnelles. Pourquoi avoir modifié les hypothèses de croissance potentielle et n’avoir pas conservé la norme comptable antérieure pour présenter le projet de budget français 2015 ? Un effort de 0,6 point du PIB en 2015 au lieu d’un effort précédemment annoncé de 0,8 point du PIB n’aurait pas posé de problème à la Commission, qui aurait relevé des hypothèses trop hautes de croissance potentielle (comme d’ailleurs dans ses remarques sur le projet de budget 2014, que le Conseil n’a pas retenu en novembre 2013). Il aurait été simple de répondre que l’on ne change pas des hypothèses de croissance potentielle tous les 6 mois et que c’est d’ailleurs l’objet de ce concept et la raison de son introduction dans les traités et les règles européennes : éviter la pro-cyclicité des politiques budgétaires, éviter de faire plus de restriction budgétaire au moment où les mauvaises nouvelles s’amoncellent. Il aurait été acquis que la Commission a une appréciation plus basse que la France, mais la croissance potentielle est non observée et son évaluation repose sur de nombreuses hypothèses. Ainsi, il n’est pas précisé dans les traités ou les règlements si l’on considère une croissance potentielle à court terme ou à moyen terme. Or la Commission estime (dans le 2012 Ageing Report) que la croissance potentielle à moyen terme de la France est de 1,7% par an (en moyenne de 2010 à 2060) et de 1,4% en 2015. Et surtout, rien n’oblige la France à adopter l’hypothèse de la Commission. Le règlement EU 473/2011 demande que les hypothèses soient explicitées et qu’éventuellement des opinions extérieures soient demandées. La loi organique 2012-043 énonce que « Un rapport annexé au projet de Loi de programmation des finances publiques et donnant lieu à approbation du Parlement présente : (…) 9° Les modalités de calcul de l’effort structurel mentionné à l’article 1er, la répartition de cet effort entre chacun des sous-secteurs des administrations publiques et les éléments permettant d’établir la correspondance entre la notion d’effort structurel et celle de solde structurel ; 10° Les hypothèses de produit intérieur brut potentiel retenues pour la programmation des finances publiques. Le rapport présente et justifie les différences éventuelles par rapport aux estimations de la Commission européenne » ce qui donne bien la mainmise sur l’hypothèse de croissance potentielle au gouvernement et pose le parlement souverain en dernier juge.

Fallait-il faire une opération vérité sur la croissance potentielle et modifier significativement cette hypothèse cruciale dans la présentation du budget ? Fallait-il que l’opération vérité conduise à présenter comme presque neutre un budget dans lequel on effectue un choix lourd et coûteux de politique (financer la compétitivité des entreprises par la baisse des dépenses publiques et la hausse des prélèvements sur les ménages) ? L’hypothèse de la Commission est-elle plus pertinente parce qu’elle a été continûment révisée tous les 6 mois depuis maintenant 5 ans ? Ne pouvait-on pas expliquer que l’ambitieux programme de réformes structurelles du gouvernement français contribuerait lui-même à relever le potentiel dans le futur (à moins qu’il n’y croie pas) ? Le CICE et le pacte de responsabilité ne sont-ils pas le gage de la vitalité retrouvée d’un tissu productif au point que cela se traduise par plus de croissance potentielle ? Ne fallait-il pas plutôt suivre les avis des auteurs d’un rapport pour le CAE sur la croissance potentielle qui ne se sont pas risqués à en produire une nouvelle estimation ? N’est-ce pas sur le sujet de la croissance qu’il fallait engager le dialogue (constructif et technique, dans des cénacles discrets) avec la Commission plutôt que d’afficher une infraction manifeste aux règles européennes ? Dans le projet de Loi de finance 2015 il est écrit (page 5) : « la trajectoire retient, par prudence, une croissance potentielle révisée à la baisse par rapport à la précédente loi de programmation, en reprenant la dernière estimation de croissance potentielle de la Commission européenne (printemps 2014) ». Quelle est cette sorte de prudence qui ressemble à une bourde aux conséquences terribles ? Est-ce le désordre dans le gouvernement à la fin du mois d’août 2014 qui a permis les circonstances de cette infinie maladresse ?

Il est impossible de justifier la présentation faite : la Commission réprimandera la France, qui ne réagira pas, sûre de son droit (et comme l’a déjà annoncé son gouvernement). La Commission devra alors monter l’échelle des sanctions et il est peu probable que le Conseil l’arrête en route, d’autant que les décisions y seront prises à la majorité qualifiée inversée. Le French bashing prendra un nouveau tour et ceci ne fera apparaître que l’inutilité du processus, puisque la France ne changera rien à sa trajectoire de finances publiques. Cela dépréciera la parole et l’influence française au moment où s’élabore l’initiative d’un plan d’investissement de 300 milliards d’euros qui n’est voulu que par la France et la Pologne (d’après la rumeur), au risque de faire capoter une des rares initiatives qui pouvait nous faire sortir de la crise.

En laissant la fureur feutrée de la technocratie exprimer son mécontentement envers la France, c’est la fragilité de la « gouvernance européenne » qui sera révélée. Or celle-ci ne repose que sur la dénonciation de la France et la pression par les pairs qu’elle implique. La France peut être mise à l’amende, mais ni le Conseil ni la Commission ne disposent d’instruments pour « forcer » la France à satisfaire aux exigences du traité. C’est toute la faiblesse de cette « gouvernance européenne » puisqu’elle ne fonctionne que si les Etats membres se plient volontairement aux règles. Elle n’a donc de gouvernance que le nom, mais elle est pourtant la clef de voûte de la sortie de la crise des dettes souveraines. La Banque centrale européenne est intervenue, à l’été 2012, parce que la gouvernance renforcée des finances publiques devait résoudre le problème de passager clandestin. Les (nombreux) détracteurs de l’intervention de la Banque centrale européenne ont largement dénoncé l’hypocrisie du traité, qui ne garantit rien puisqu’il repose sur la discipline consentie des Etats membres. L’infraction française, l’impuissance de la Commission et du Conseil constitueront une démonstration de cette faiblesse, au point que l’on peut craindre que le château de cartes ne s’effondre.

La France pourrait revoir son projet de budget et ajouter des mesures, qui dans la nouvelle méthode comptable et avec une hypothèse plus basse de potentiel, lui permettent de tenir son engagement d’effort structurel d’avril 2014. Ce scénario est très improbable et c’est une bonne chose (voir le post d’Henri Sterdyniak). Improbable, parce que les presque 2 points de TVA à taux plein nécessaires pour arriver à un effort de 0,8% du PIB (et donc sans compenser le retard pris en 2014) ne seraient pas votés par le Parlement français. Bonne chose, parce qu’ils auraient induit une récession (ou un sérieux ralentissement) en France et une montée du chômage totalement inacceptables pour simplement sauver la face de la Commission et appliquer avec diligence les textes européens.

Il aurait été bien plus habile de s’en tenir aux hypothèses (et méthodes) du programme de stabilité 2014. Le Haut Conseil aurait protesté, la Commission aurait querellé mais les règles de la gouvernance européenne auraient été sauves. On dit que les statistiques sont la forme la plus avancée du mensonge. Entre deux mensonges, autant choisir le moins stupide.




Programme de stabilité : la ligne manquante

par Eric Heyer

Le 17 avril dernier, le gouvernement a présenté son Programme de stabilité à l’horizon 2017 pour l’économie française. Pour les deux prochaines années (2013-2014), le gouvernement s’est calé sur les prévisions de la Commission européenne en prévoyant une croissance de 0,1 % en 2013 et 1,2 % en 2014.  Notre propos ici n’est pas de revenir sur ces prévisions, qui nous semblent par ailleurs trop optimistes, mais de discuter de l’analyse et des perspectives explicites, mais aussi implicites, pour la France que recèle ce document pour la période 2015-2017.

D’après le document fourni à Bruxelles, le gouvernement s’engage à maintenir sa stratégie de consolidation budgétaire tout au long du quinquennat. L’effort structurel s’atténuerait au fil des années pour ne représenter plus que 0,2 point de PIB en 2017, soit neuf fois moins que l’effort imposé aux citoyens et aux entreprises en 2013. Selon cette hypothèse, le gouvernement table sur un retour de la croissance de 2 % chaque année au cours de la période 2015-2017. Le déficit public continuerait à se résorber et atteindrait 0,7 point de PIB en 2017. Cet effort permettrait même d’arriver, pour la première fois depuis plus de 30 ans, à un excédent public structurel dès 2016 et qui atteindrait 0,5 point de PIB en 2017. De son côté, la dette publique franchirait un pic en 2014 (94,3 points de PIB) mais commencerait sa décrue à partir de 2015 pour s’établir en fin de quinquennat à 88,2 points de PIB, soit un niveau inférieur à celui qui prévalait à l’arrivée des socialistes au pouvoir (tableau 1). Il est à noter cependant que dans ce document officiel, rien n’est dit sur l’évolution prévue par le gouvernement du chômage induit par cette politique d’ici à la fin du quinquennat. Telle est la raison de notre introduction d’une ligne manquante dans le tableau 1.

En retenant des hypothèses similaires à celles du gouvernement sur la politique budgétaire ainsi que sur le potentiel de croissance et en partant d’un court terme identique, nous avons tenté de vérifier l’analyse fournie par le gouvernement et de la compléter en y intégrant l’évolution du chômage sous-jacente à ce programme.

Le tableau 2 résume ce travail : il indique que la croissance accélèrerait progressivement au cours de la période 2015-2017 pour dépasser les 2 % en 2017. Sur la période, la croissance serait en moyenne de 1,8 %, taux proche mais légèrement inférieur au 2 % prévu dans le programme de stabilité[1].

Fin 2017, le déficit public serait proche de la cible du gouvernement sans l’atteindre toutefois (1 point de PIB au lieu de 0,7 point de PIB). La dette publique baisserait également et reviendrait à un niveau comparable à celui de 2012.

Dans ce scénario, proche de celui du gouvernement, l’inversion de la courbe du chômage n’interviendrait pas avant 2016 et le taux de chômage s’établirait à la fin du quinquennat à 10,4 % de la population active, soit un niveau supérieur à celui qui prévalait au moment de l’arrivée de François Hollande au pouvoir.

Le scénario proposé par le gouvernement dans le Programme de stabilité apparaît optimiste à court terme et se trompe d’objectif à moyen terme. Sur ce dernier point, il paraît surprenant de vouloir maintenir une politique d’austérité après que l’économie soit revenue à l’équilibre structurel de ses finances publiques et alors que le taux de chômage grimpe au-dessus de son maximum historique.

Une stratégie plus équilibrée peut être envisagée : elle suppose que la zone euro adopte dès 2014 un plan d’austérité « raisonnable » visant à la fois un retour à l’équilibre structurel des finances publiques mais aussi la réduction du taux de chômage. Cette stratégie alternative consiste à revenir sur les impulsions budgétaires programmées et de les limiter, dans tous les pays de la zone euro, à 0,5 point de PIB[2]. Il s’agit-là d’un effort budgétaire qui pourrait s’inscrire dans la durée et permettre à la France, par exemple, d’annuler son déficit structurel en 2017. Par rapport aux plans actuels, il s’agit d’une marge de manœuvre plus importante qui permettrait de répartir le fardeau de l’ajustement de façon plus juste.

Le tableau 3 résume le résultat de la simulation de cette nouvelle stratégie. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays. Mais, notre simulation tient compte aussi des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. En 2017, dans le scénario « moins d’austérité », les finances publiques seraient dans la même situation que dans le scénario central, le supplément de croissance compensant la réduction de l’effort. En revanche, dans ce scénario, le chômage baisserait dès 2014 et se situerait en 2017 à un niveau comparable à celui de 2012.


[1] La différence de croissance peut provenir soit de la non prise en compte de l’impact via le commerce extérieur des plans d’austérité menés dans les autres pays partenaires, soit d’un multiplicateur budgétaire plus faible dans le Programme de Stabilité que dans notre simulation où il se situe aux alentours de 1. En effet, nous considérons que la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs).

[2] Cette stratégie a déjà été simulée dans des travaux antérieurs de l’OFCE comme celui de Heyer et Timbeau en mai 2012, de Heyer, Plane et Timbeau en juillet 2012 ou le rapport iAGS en novembre 2012.