L’immatérialité de l’investissement des entreprises françaises

par Sarah Guillou

Dans le billet sur la singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France du 26 octobre 2018, il était mis en évidence l’importance des investissements dans les actifs immatériels des entreprises en France. En comparaison de ses partenaires, semblables en matière de spécialisation productive, l’économie française investit relativement plus dans la Recherche et Développement, les logiciels, les bases de données et autres éléments de la propriété intellectuelle. Sur un total de la Formation Brute de Capital Fixe (FBCF) hors construction, la part des investissements immatériels atteint 53% en 2015, alors que cette part est de 45% au Royaume-Uni, 41% aux Etats-Unis, 32% en Allemagne et 29% en Italie et en Espagne.

Ces résultats sont corroborés par des statistiques qui évaluent d’autres dimensions (base INTAN), hors comptabilité nationale, des investissements immatériels, tels que ceux dans l’organisation, la formation, le marketing. La France ne se laisse pas distancer par ses partenaires dans ce type d’actifs non plus (voir Guillou, Lallement et Mini, 2018).

De son côté, la comptabilité nationale recense deux actifs immatériels principaux : les dépenses en R&D et les dépenses en logiciels et bases de données. En matière de R&D, les performances d’investissement françaises sont cohérentes avec le niveau technologique et la structure de la spécialisation de la production. Si l’économie française avait un secteur manufacturier plus important, ses dépenses en R&D seraient encore bien plus importantes. Ce qui est moins cohérent, c’est l’ampleur et l’intensité de ses investissements en logiciels et bases de données, au point de se demander si la dimension immatérielle des investissements ne frôle pas l’irréel.

Le graphique 1 montre que la destination « Logiciels et bases de données » est plus importante en France que dans le reste des pays européens. Cette part reste cependant proche des parts observées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Bien évidemment, cette part est le miroir de la faiblesse d’autres destinations des investissements telles que les machines et équipements propres au secteur manufacturier (voir le précédent billet sur l’investissement).

Graphe1_postGuillouEn taux d’investissement, c’est-à-dire quand on rapporte la dépense d’investissement à la valeur ajoutée de l’économie marchande, le dynamisme de l’économie française en matière de logiciels et bases de données est confirmé : la France distance nettement ses partenaires.

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Cette distance interroge car elle révèle un écart de 2 points de pourcentage de la VA relativement aux Etats-Unis et de 3 points relativement à l’Allemagne. Les entreprises françaises investissent 33 milliards d’euros en plus en logiciels et base de données que ne le font les entreprises allemandes en 2015. Pour rappel, le total hors construction de la FBCF est de 285 milliards d’euros en Allemagne et 197 milliards d’euros en France en 2015. Par ailleurs, l’écart de taux d’investissement sur l’ensemble des types d’actifs en France est de 4 points de pourcentage vis-à-vis de l’Allemagne (voir Guillou, 2018, page 20).

Cette distance ne s’explique qu’aux conditions , (i) d’une part que la fonction de production de l’économie française utilise plus de logiciels et bases de données que ses partenaires, ou (ii) d’autre part que le poste de la FBCF en logiciels et bases de données soit artificiellement valorisé par rapport aux pratiques en cours chez ses partenaires, ce qui pourrait être le cas, soit parce que l’immobilisation des logiciels est plus importante en France (les entreprises peuvent choisir de porter la dépense en logiciels en dépenses courantes), soit parce que la valeur d’immobilisation est plus importante (ce qui est possible parce qu’une partie de cette valeur, celle des logiciels produits en interne, est à la discrétion des entreprises).

La compréhension de cette distance est un enjeu considérable car elle est déterminante pour poser le diagnostic sur l’état de l’investissement des entreprises françaises et sur l’état de sa numérisation (voir Gaglio et Guillou, 2018). La valeur agrégée macroéconomique de la FBCF inclut la FBCF en logiciels, si elle est surestimée, cela a des conséquences sur l’équilibre macroéconomique et la contribution de la FBCF à la croissance. La mesure de la productivité totale des facteurs serait aussi affectée car une surestimation du capital (alimenté par l’investissement) conduit à sous-estimer le progrès technique résiduel. Donc, non seulement on surestimerait l’effort d’investissement des entreprises françaises mais en outre on manquerait le diagnostic sur la nature de la croissance.

Or il existe des raisons de s’interroger sur la réalité de cette différence. Autrement dit ne faut-il pas comprendre l’immatérialité de la FBCF comme un défaut de réalité ?

D’une part, il n’est pas manifeste que la spécialisation productive française justifie un tel surinvestissement dans les logiciels et bases de données. Par exemple, la comparaison avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, les Etats-Unis et l’Espagne, montre une spécialisation assez proche à l’exception du secteur manufacturier beaucoup plus présent en Allemagne. La part du secteur « Information et Communication » dans lequel se situe les services numériques est bien corrélée avec la FBCF en logiciels, mais ce secteur n’est pas nettement plus présent en France. Il représente 6,5% de la valeur ajoutée de l’économie marchande contre 6% en Allemagne et 8% au Royaume-Uni (voir Guillou, 2018, page 30).

D’autre part, les données des tables input-output sur la consommation par branche de biens et services en provenance du secteur des éditions numériques (58) — secteur qui concentre la production de logiciels — ne corroborent pas la supériorité française. Les graphiques suivants montrent, qu’il s’agisse des consommations domestiques (graphique 3) ou importées (graphique 4), que les consommations intermédiaires en services numériques en France ne consacrent pas la domination française constatée pour la FBCF en logiciels et bases de données. Ces deux graphiques montrent, au contraire, que l’économie française n’est pas spécialement consommatrice d’inputs en provenance du secteur des éditions numériques et même que sa consommation domestique a diminué.

Si le recoupement entre « logiciels et bases de données » d’une part et « services des éditions numériques » d’autre part n’est pas parfaitement identique, il ne devrait pas y avoir de contradiction dans les tendances ni dans les hiérarchies entre pays. Sauf à ce que la dépense en logiciels soit principalement constituée de logiciels produits en interne et dans ce cas, elle sera inscrite en immobilisation mais pas en consommation d’inputs en provenance d’autres secteurs.

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En conséquence, l’investissement en logiciels et bases de données serait principalement le résultat de production en interne, dont la valeur d’immobilisation (qui les inscrit en FBCF) est déterminée par les entreprises elles-mêmes. Doit-on en conclure que la FBCF est survalorisée ? La question est légitime. Elle appelle de plus précises investigations par secteur investisseur et consommateur afin d’évaluer l’ampleur de la surévaluation relativement aux économies comparables à la France.

 

Références

Gaglio C. et Guillou S. , 2018, Le tissu productif numérique en France, Juillet Policy Brief 36, 12 Juillet, OFCE

Guillou S., 2018, En quoi la dépense des entreprises françaises est-elle énigmatique ?, Document de travail OFCE, 2018-42.

Guillou S., P. Lallement et C. Mini, 2018, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 octobre.




Les dilemmes du capitalisme immatériel

par Sarah Guillou

Revue  de : Jonathan Haskel et Stian Westlake, Capitalism Without Capital. The Rise of the Intangible Economy, Princeton University Press, 2017, 288 p.

Ce livre est à la croisée des débats sur la nature de la croissance contemporaine et future. La place grandissante des actifs intangibles est en effet au cœur des interrogations sur les gains de productivité, les emplois de demain, la croissance des inégalités, la fiscalité des entreprises et la source des revenus futurs.

Il ne s’agit pas du énième ouvrage sur la nouvelle économie ou sur les ruptures technologiques à venir, il s’agit plus fondamentalement d’un livre sur la rupture qu’opèrent des modes de production de moins en moins fondés sur le capital fixe ou matériel mais de plus en plus sur les actifs immatériels. Les digressions sur la société de l’immatériel ne sont pas nouvelles, mais l’intérêt de l’ouvrage est de lui donner un vrai contenu économique et de synthétiser l’ensemble des recherches qui montrent les bouleversements économiques que la montée de ce type de capital entraîne.

Jonathan Haskel et Stian Westlake décrivent les changements qu’induit la part grandissante des actifs immatériels dans l’économie du 21e siècle, qu’il s’agisse de la mesure de la croissance, de la dynamique des inégalités, de la façon de diriger une entreprise, de financer l’économie ou bien de définir les politiques publiques de croissance. Si les auteurs n’ont pas l’ambition de construire une nouvelle  théorie de la valeur, ils apportent néanmoins les preuves qu’elle est à reconstruire. Ces preuves se fondent notamment sur la construction d’une base de données – INTAN-invest – dans le cadre d’un programme financé par la Commission européenne, construction initiée par les travaux américains de Corrado, Hulten et Sichel (2005, 2009).

Qu’entend-t-on par actifs immatériels ? Il s’agit des éléments immatériels d’une activité économique qui génère de la valeur sur plus d’une période : une marque, un brevet, un droit d’auteur, un design, un mode d’organisation ou de production, un procédé de fabrication, un programme informatique ou algorithme qui crée de l’information, mais aussi une réputation ou une innovation marketing, voire la qualité et/ou la spécificité de la formation du personnel. Ce sont des actifs qui doivent augmenter positivement le bilan d’une entreprise ; ils peuvent se déprécier avec le temps ; ils résultent de la consommation de ressources et donc d’un investissement immatériel ou incorporel. Il existe un consensus large sur l’importance de ces actifs pour expliquer le prix des biens et services que nous consommons et pour déterminer la compétitivité hors-prix des produits. Ces actifs seraient les éléments déterminants de la « valeur ajoutée ».

Cependant, malgré ce consensus, la mesure des actifs immatériels est loin d’être à la hauteur de leur importance Or, une mauvaise mesure des actifs conduit à de nombreuses distorsions statistiques : d’une part de la mesure de la croissance – car les investissements augmentent le PIB –, d’autre part de la mesure de la productivité – car le capital et la valeur ajoutée sont mal mesurés –, enfin des profits et peut-être aussi du partage de la valeur ajoutée si le capital immatériel est inscrit en dépense et non en investissement. Plus particulièrement, les auteurs montrent que la montée des actifs des intangibles peut expliquer les quatre arguments qui sous-tendent la stagnation séculaire. Tout d’abord, le ralentissement de la productivité serait le résultat d’une valorisation incorrecte de la valeur ajoutée immatérielle. Par ailleurs, la distance entre profits et valeur comptable des entreprises pourrait s’expliquer par une comptabilité incomplète des actifs intangibles sous-estimant le capital, tout comme le ralentissement de l’investissement malgré des taux d’intérêt très bas. Enfin, l’augmentation des inégalités de productivité et de profits entre entreprises est le résultat des caractéristiques des actifs intangibles qui polarisent les profits et sont associés à d’importants rendements d’échelle.

La conscience du problème de mesure n’est pas récente. Les auteurs rappellent les événements majeurs qui ont réuni les experts pour progresser dans la mesure des actifs immatériels jusqu’à la dernière réforme des systèmes de comptabilité nationale qui enrichit la FBCF de la R&D, notamment SNA, 2008, en passant par l’écriture du Manuel de Frascati (1963, 2015) qui pose les bases de la comptabilité de l’activité de R&D. Mais, il n’est pas encore possible de comptabiliser tous les actifs immatériels. Cela tient en partie au fait que la comptabilité des entreprises marque une certaine réticence à l’intégration du capital immatériel dans la mesure où ce capital n’a pas de prix de marché. Ainsi, s’il est simple d’inscrire en actif l’achat d’un brevet, il est beaucoup plus compliqué de valoriser le développement d’un algorithme au sein de l’entreprise ou de donner une valeur à son mode d’organisation, ses procédés innovants de fabrication, voire ses efforts de formation interne du personnel. Seul ce qui s’échange sur un marché a une valeur externe que l’on peut inscrire, sans sourciller, à l’actif du bilan.

Pourtant l’enjeu de cette mesure est fondamental si l’on en croît la suite du livre. En effet, l’immatérialité croissante du capital a des conséquences sur les inégalités (chapitre 6), les institutions et les infrastructures (chapitre 7) le financement de l’économie (chapitre 8), la gouvernance privée (chapitre 9) et la gouvernance publique (chapitre 10).

Si l’enjeu est fondamental c’est parce que les actifs immatériels ont des caractéristiques spécifiques qui se résument aux « quatre S »  (chapitre 2): « scalable, sunkedness, spillovers et synergies ». Ce qui signifie d’une part que les actifs immatériels ont la particularité de pouvoir se déployer sur de grande échelle de production sans se déprécier (« scalable »). D’autre part, qu’ils sont associés à des dépenses irrécouvrables, c’est-à-dire qu’une fois l’investissement réalisé, l’entreprise peut difficilement envisager revendre l’actif sur un marché secondaire, il n’y a pas de retour en arrière possible (« sunkedness »). Ensuite, ils induisent des effets de diffusion, ou autrement dit, ces actifs rayonnent au-delà de leur propriétaire (« spillovers »). Enfin, ils se combinent aisément en créant des synergies qui en multiplient la rentabilité (« synergies »).

Ces caractéristiques impliquent une modification du fonctionnement du capitalisme dont tout le monde est déjà témoin : elles donnent une prime aux vainqueurs, elles exacerbent les différences entre les détenteurs d’actifs immatériels spécifiques et ceux qui évoluent dans des activités plus classiques, elles polarisent l’activité économique dans les grands centres urbains et elles survalorisent les talents des managers capables d’orchestrer les synergies entre actifs immatériels. En même temps, la prévalence de ces actifs exige des politiques publiques modifiées. La première relève de la protection des droits de propriété de ces actifs intangibles, par nature intellectuels, et dont la volatilité rend difficile leur complète appropriation. Le développement des droits de la propriété intellectuelle est ancien, mais aujourd’hui il fait face à deux défis : son universalité (bien des pays ne l’appliquent qu’avec parcimonie) et son équilibre (il ne doit pas conduire à créer des barrières complexes rendant impossible l’entrée de nouveaux innovateurs, tout en étant suffisamment protecteur pour permettre l’appropriation des fruits de l’investissement). De plus, il faut favoriser les effets de diffusion en assurant le développement équilibré des villes et les interactions entre les individus, mais aussi créer les incitations au financement des investissements immatériels. Le financement bancaire qui prend appui sur des garanties tangibles est peu adapté à la nouvelle économie immatérielle d’autant plus qu’il bénéficie d’avantages fiscaux par la déduction des intérêts du revenu imposable. Il importe donc de développer le financement par émission d’actions mais aussi de développer les co-financements publics. Plus généralement, la politique publique la plus adaptée à l’économie immatérielle consiste à créer de la certitude, de la stabilité et de la confiance, à mettre en vis-à-vis de l’incertitude intrinsèque des investissements immatériels risqués.

Il ressort de cette lecture une claire conscience de la nécessité de promouvoir le développement des investissements dans les actifs immatériels mais aussi une mise en évidence des forces inégalitaires que crée l’immatérialité croissance du capital. Cette dualité pourrait s’avérer problématique.

Plus précisément, on identifie trois dilemmes à résoudre. Le premier concerne le mode de financement des investissements immatériels. Le caractère fortement risqué des investissements immatériels – car irrécouvrables, sans collatéral et de rendement incertain – appelle un comportement de diversification et d’éparpillement de la part des investisseurs. Et pourtant, comme le montrent les auteurs, ce dont ont besoin les entreprises de cette nouvelle économie, ce sont des investisseurs qui détiennent de gros blocs d’actions, stables et impliqués dans le projet de l’entreprise. Le second dilemme concerne le soutien de l’Etat. Il se justifie parce que le rendement social des investissements immatériels dépasse le rendement privé et que face aux défauts de financement du privé, le financement public est nécessaire. Or, la fiscalité des entreprises ne s’est pas encore adaptée aux nouvelles sources de la création de richesse et les Etats font face à de croissantes difficultés à lever l’impôt et à identifier la base imposable. Sans compter que les Etats se font concurrence, par des dépenses fiscales ou des subventions, pour attirer les entreprises de la nouvelle économie. Le troisième dilemme est sans doute le plus fondamental. Il s’agit de l’opposition entre les inégalités, que ce soit sur le marché du travail (polarisation des emplois[1]), sur le marché des biens (concentration) ou sur le territoire (polarisation géographique), que suscite la croissance du capital immatériel d’une part, et la nécessité d’une forte cohésion sociale, d’un capital de confiance et de centres urbains humains qui sont des terreaux favorables au développement des synergies et des échanges dont se nourrissent les actifs immatériels, d’autre part. Autrement dit, les inégalités créées altèrent le capital social, ce qui est préjudiciable au développement futur des actifs immatériels.

C’est dans la résolution de ces dilemmes que ce nouveau capitalisme pourra s’accorder avec nos démocraties.

 

[1] Voir Gregory Verdugo : « Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise », blog OFCE.




Haro sur les investisseurs chinois !

Par Sarah Guillou

Dans son discours de vœux du 15 Janvier 2017, le ministre de l’Economie et des finances, Bruno Le Maire, parle « d’investissements de pillage » suspectant les investisseurs chinois de vouloir « piller » les technologies françaises. Ces déclarations inscrivent le ministre de l’Economie français dans la filiation du patriotisme économique de Colbert à Montebourg, mais cette fois, elles se situent dans un mouvement plus large de méfiance et de résistance aux investissements en provenance de Chine qui parcourt tous les pays occidentaux. Et si le gouvernement français projette d’élargir le champ du décret qui permet de contrôler les investissements étrangers, de nombreux pays en font de même.

La France n’est pas le seul pays à vouloir modifier sa législation pour renforcer les motifs de contrôle des investisseurs étrangers. L’entrée de capitaux étrangers était avant tout perçue comme un apport de moyens financiers et le signe de l’attractivité du territoire. La France a toujours été bien située dans les classements internationaux en termes de terre d’accueil. En 2015, la France se classait au onzième rang mondial au titre des entrées d’investissements directs de l’étranger pour un montant de 43 milliards de dollars en provenance principalement des pays développés (contre 31 milliards pour l’Allemagne et 20 milliards de dollars pour l’Italie). Et comme les investisseurs résidents français ont, eux, investis 38 milliards de dollars à l’étranger (l’Allemagne et l’Italie, 94 et 25 milliards de dollars respectivement), la balance est en faveur des entrées de capitaux productifs qui dépassent les sorties de capitaux.

Cependant, la France s’est toujours distinguée par une méfiance politique plus marquée à l’égard des prises de participation étrangères, surtout lorsqu’il s’agit de ses « fleurons » industriels. Mais voilà que cette méfiance rencontre un écho dans les pays occidentaux à l’égard des investisseurs chinois, et pas seulement outre-Atlantique où l’ensemble des acteurs politiques ont dû se mettre au diapason du patriotisme économique de l’administration Trump. Les investisseurs chinois sont aussi perçus comme des prédateurs par les Allemands, les Anglais, les Australiens, les Italiens pour ne citer qu’eux.

Il faut dire que la stratégie industrielle de la Chine est très volontariste et les stratégies de croissance externe des entreprises chinoises sont soutenues par une politique de montée en gamme et d’acquisition de technologies par tous les moyens. De plus la présence de l’Etat derrière les investisseurs – c’est le propre de la Chine d’avoir une imbrication forte des intérêts privés et publics et une forte présence de l’État dans l’économie en raison de son passé communiste – crée de potentiels conflits de souveraineté. Enfin, la Chine menace de plus en plus des secteurs dans lesquels les pays occidentaux croyaient détenir des avantages technologiques, ce qui inquiète les gouvernements (voir le Policy Brief de l’OFCE de S. Guillou (n° 31, 2018), « Faut-il s’inquiéter de la stratégie industrielle de la Chine ? »). Enfin, la Chine n’est de son côté pas exemplaire en matière de réception des investissements étrangers érigeant des barrières et des contraintes souvent associées à des transferts de technologie.

Les pays occidentaux réagissent donc en augmentant le champ du contrôle : aux questions de sécurité nationale et d’ordre public sont ajoutées les technologies stratégiques et la propriété des bases de données concernant les citoyens. En France, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a annoncé vouloir l’étendre au stockage de données numériques et à l’intelligence artificielle. En Allemagne, l’acquisition de Kuka, fabricant de robots industriels par le chinois Midea a conduit à renforcer le contrôle allemand et notamment au refus du rachat du fabricant de semi-conducteurs Aixtron.

Aux Etats-Unis, c’est bien au motif de l’acquisition de données bancaires que le rachat de MoneyGram par Ant Financial – une émanation d’Alibaba – a conduit le CFIUS (Committee on Foreign Investment of the United States) à émettre un avis négatif très récemment. Le projet européen de la création d’une commission identique au CFIUS n’a pas encore abouti et il ne suscite pas l’adhésion de tous les membres de l’UE tant certains accueillent avec bienveillance les investisseurs chinois.

Cette politique est, sinon coordonnée, au moins commune parmi les principaux récipiendaires des investissements chinois. La France n’est pas la seule à tenir cette position. Une telle unanimité du clan occidental est rare mais elle comporte aussi des risques.

Le premier est celui de l’isolationnisme : trop de barrières conduisent à renoncer à des opportunités de partenariats, en certains domaines, de plus en plus incontournables, et à des opportunités de renforcement des entreprises occidentales. Le second est le risque de contournement des interdictions de prises de participation par les investisseurs chinois. Les acquisitions ne sont pas toujours hostiles et les entreprises en voie d’acquisition sont souvent prêtes à des partenariats qui prendront d’autres formes. Ainsi l’échec du rapprochement d’Alibaba avec l’américain MoneyGram est contrebalancé par de nombreux accords que l’entreprise a scellé avec des partenaires européens ou américains pour faciliter les paiements des touristes chinois et notamment pour permettre d’utiliser la plateforme de paiement Alipay. Elle scellera certainement un partenariat de ce type avec MoneyGram. Ces partenariats conduisent à des transferts de technologie et des partages de compétences, voire de données, sans la contrepartie des apports de capitaux. Le troisième est le déversement des capitaux chinois en Asie et/ou en Afrique par exemple permettant la capture de marchés et de ressources qui handicaperont les acteurs occidentaux. Il faudra bien que le capital chinois disponible s’investisse. L’absence d’acteurs occidentaux partenaires impliquera une perte de contrôle et un isolement qui pourraient s’avérer préjudiciables.

Il faut donc revenir à un contrôle retenu bien qu’exigeant mais absent d’un raisonnement dichotomique qui a prévalu aux déclarations, sinon aux intentions du ministre. Tant que les technologies françaises seront attractives, il faudra s’en réjouir et mesurer les avantages et les inconvénients des alliances. Peu d’années s’écouleront avant que les technologies chinoises deviennent aussi attractives que les françaises. Et les Chinois ne manqueront pas de venir rappeler à Monsieur Le Maire sa position.




La politique de concurrence européenne ou l’extension du domaine de l’intégration

par Sarah Guillou

Le principe de la « loyauté dans la concurrence » est énoncé dans les principes généraux du Préambule du Traité des Communautés Européennes (TCE) de 1957 ainsi que l’engagement que les Etats mettront en œuvre les politiques pour assurer cette loyauté. La politique de la concurrence – assurée par la Direction de la concurrence – est la politique de référence en matière de régulation des marchés mais aussi de stratégies industrielles et assez récemment de régulation fiscale.

Conséquence directe du projet du marché commun, la politique de la concurrence est incontournable en Europe et de nombreuses tentatives de politique industrielle se sont brisées sur l’autel des articles 81 à 89 du TCE (et à présent article 101 à 109 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne) qui instituent la concurrence en régime général. En pratique, les deux politiques sont clairement complémentaires dans l’Union européenne et l’espace accordé à la première se déploie grâce au régime d’exception de la seconde.

La concurrence érigée en régime général dans l’Union européenne

Fondement du marché commun, le respect et le contrôle de la concurrence des marchés est un principe général qui sous-tend toutes les politiques européennes. Plus fondamentalement, la concurrence est assimilable à un principe constitutionnel de l’Union européenne. Elle permet de définir l’espace européen, l’espace commun dont l’existence est conditionnée à un contrôle de la concurrence entre les Etats. Donc le droit de la concurrence européen se construit d’abord pour contrôler la concurrence économique entre les Etats. Il s’agit en effet d’empêcher que les Etats adoptent des politiques qui créent des avantages pour les entreprises de leur territoire qui seraient discriminants à l’égard des entreprises des autres Etats.

Au sein de la Commission européenne, la direction de la concurrence a donc une responsabilité et un poids importants. Le contrôle de la concurrence s’exerce à travers le contrôle des ententes et des fusions d’une part, le contrôle des aides d’Etat d’autre part. Concernant le contrôle des ententes ou autres abus de position dominante, le droit de la concurrence s’exerce ex-post afin de protéger consommateurs et concurrents de comportements prédateurs et de pratiques de prix abusives. Le contrôle des concentrations, lui, s’est surtout développé à partir de la deuxième moitié des années 1980 en parallèle avec l’augmentation de la taille des fusions et des opportunités de rapprochements européens, fruits de la réussite du marché unique. De plus en plus, les projets de fusion-acquisitions font l’objet de négociations entre l’entreprise et la Commission européenne et se concluent par des concessions d’activités. C’est ainsi que le rachat de la branche énergie d’Alstom par l’américain General Electric en 2015 s’est accompagné de cessions d’une partie des activités dans les turbines à gaz à l’italien Ansaldo Energia. La Commission a acquis par ce contrôle un rôle actif dans la structuration du marché, c’est un super pouvoir mais depuis les années 1990, moins de 1% des concentrations notifiées ont conduit à un veto de la Commission.

Le contrôle européen des aides est plus continu car il suppose un exercice permanent de surveillance de la « concurrence non faussée » dans l’espace européen. C’est un outil pour contrôler les distorsions de concurrence induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises et lutter contre une course au « plus-disant » en termes de subventions. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission si elles dépassent 200 000 € sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’UE. La majeure partie des aides examinées est autorisée (presque 95%). Concernant la France, le pourcentage d’aides refusées sur celles accordées est conforme à la moyenne européenne. Bien sûr, il y a eu quelques décisions retentissantes comme lorsque EDF s’est vu infligé le remboursement de 1,4 milliard d’euros en 2015 à la suite d’une aide fiscale remontant à 1997. Mais par ailleurs, la Commission a récemment accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA (2015). De même, la Commission a autorisé le partenariat public-privé qui sous-tend la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne.

Une évolution récente de l’usage de ce contrôle est à noter. La régulation des aides d’Etat a été mobilisée pour examiner les situations d’accords fiscaux négociés par des entreprises auprès de certains gouvernements comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Mettant en situation de privilège certaines entreprises au détriment de leurs concurrents, ces accords fiscaux créent non seulement des distorsions de concurrence mais également une concurrence entre les Etats pour attirer les profits et emplois des grands groupes multinationaux. C’est ainsi qu’en octobre 2016 la Commissaire à la concurrence, Margarethe Vespager, a qualifié, après investigation, d’aide d’Etat non autorisée, l’accord fiscal dont a bénéficié Apple en Irlande et en conséquence a exigé que le gouvernement irlandais récupère 13 milliards d’euros auprès de la société Apple. Cet usage de la régulation des aides publiques est un tournant de la politique de concurrence en ce qu’il rappelle que l’objet de la politique de concurrence est de veiller à contrôler la concurrence entre les Etats qui romprait l’idée du marché commun.

La politique industrielle s’exprime dans les exceptions de la politique de concurrence

Il faut reconnaître que si la politique de concurrence est bien définie au niveau européen, il existe beaucoup d’acceptions de la politique industrielle en Europe, presqu’autant qu’il y a de membres. Il est donc plus difficile de trouver les compromis politiques préalables à la définition d’une telle politique. De plus les logiques institutionnelles mais aussi économiques ne sont pas les mêmes. Comme on l’a dit, la politique de concurrence a un fort ancrage institutionnel, ce qui n’est pas le cas de la politique industrielle. Même si la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier a été à l’origine des Communautés européennes, la politique industrielle n’est pas au cœur du projet européen. De plus la logique économique est différente, la politique de concurrence se définit en référence à l’espace (le marché pertinent), alors que la politique industrielle ne se comprend qu’en intégrant le cycle de vie des entreprises et des industries et donc en référence à l’histoire industrielle de chaque pays. Dans une acception partagée, la politique industrielle se définit comme une politique qui vise à orienter la spécialisation sectorielle et/ou technologique de l’économie. Il est donc aisé de saisir la dépendance d’une telle politique aux préférences nationales. L’outil privilégié par les Etats pour exprimer cette politique sont les aides aux entreprises qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes.

Les aides d’Etat sont classées en fonction de 15 objectifs qui vont de la « conservation de l’héritage » aux aides à « la recherche et développement et à l’innovation ». Les 3 postes les plus alimentés en pourcentage de l’aide totale sont, pour l’ensemble de l’UE : la protection environnementale (dont les aides aux économies d’énergie), les aides régionales et les aides à la R&D et à l’innovation. Les montants mobilisés sont loin d’être négligeables, ils sont en 2014 par exemple de 15 milliards d’euros pour la France et de 39 milliards d’euros pour l’Allemagne. L’augmentation des aides en 2014 est largement due à l’augmentation des aides aux énergies renouvelables en conséquence de l’adoption de la révision des règles concernant ce type d’aide en 2014. L’Allemagne est le pays qui a le plus contribué à cette augmentation. Le soutien des énergies renouvelables est en effet le cœur de sa politique industrielle.

La politique industrielle européenne se déploie dans les dérogations à l’application du contrôle des aides et donc à la politique de concurrence. Ces dérogations sont énoncées dans le règlement général d’exemption par catégorie. Les blocs d’exemption sont nombreux et gravitent autour des cinq thèmes suivants : l’innovation et la R&D, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois, et la cohésion sociale et régionale. On voit là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression des choix politiques européens orientant les aides publiques et donc orientant les ressources publiques vers des utilisations en conformité avec ces choix. Ces choix sont le fruit d’un consensus relatif au futur de l’économie européenne qui dessine la politique industrielle. Les postes d’aides les plus alimentés sont principalement la Recherche & Développement et la protection environnementale. En deux mots, l’économie européenne sera technologique et durable. C’est une politique d’orientation et non une politique de moyens et qui se déploie dans le cadre du magistère de la politique de la concurrence.

Quel futur pour la politique de la concurrence européenne ?

Il apparaît qu’étant donné la primauté du principe de concurrence, pilier des fondements européens, la politique de concurrence est le chef d’orchestre des politiques microéconomiques. Elle a su, jusque là, faire preuve de capacité d’adaptation. Ainsi, dans le respect du projet européen, les contraintes économiques et les orientations sociétales ont fait évoluer la définition des dérogations au contrôle des aides qui permettent l’expression de la politique industrielle. De même s’est-elle emparé de l’hyper-différenciation fiscale entre certains Etats qui contrevenait fortement au projet d’intégration et de marché commun.

La politique de la concurrence ne saurait perdre en autorité et en dimension mais elle doit garder sa capacité d’adaptation tant aux orientations industrielles qu’aux déploiements des stratégies des Etats membres pour se faire concurrence. Elle est par ailleurs un contre-pouvoir essentiel au pouvoir grandissant des multinationales et il faut que les gouvernements la soutiennent en ce sens plutôt que de se faire le porte-voix de leurs champions nationaux.

 

 




Le CICE est-il le bon instrument pour améliorer la compétitivité française ?

par S. Guillou, T. Treibich, R. Sampognaro, L. Nesta

Le 29 septembre 2016, France Stratégie a remis son rapport d’évaluation des effets du CICE. Le rapport conclut à une absence d’effet de court terme sur les exportations, allant à l’encontre de l’effet attendu du CICE sur la compétitivité des entreprises françaises. Parallèlement, la dégradation du solde commercial français qui se poursuit en 2013 et 2014 ne contredit pas ce résultat.  Faut-il en conclure que le CICE n’est pas un bon outil pour améliorer la compétitivité et augmenter la valeur des exportations ? Nos résultats montrent qu’on devrait s’attendre à terme à un effet positif du CICE sur les exportations compris entre 1,5 et 5,0 milliards d’euros grâce à une baisse du coût du travail équivalente à la créance CICE de 2013, soit 1% de la valeur exportée ou 0,25% du PIB. Cet effet de moyen terme ne contredit pas les résultats des autres équipes évaluant le CICE (TEPP et LIEPP). Nous privilégions en effet la thèse de l’attentisme des entreprises face à cette mesure nouvelle pour expliquer les faibles effets de court terme.

 

Trois équipes de chercheurs (TEPP, LIEPP et OFCE) ont été mandatées par France Stratégie pour réaliser une étude sur données d’entreprises, avec pour mission d’identifier un changement de comportement des entreprises en réponse au CICE. Elles ont bénéficié pour ce faire d’un accès aux créances déclarées (le crédit d’impôt potentiel) et consommées (le crédit d’impôt effectivement reçu, dépendant du montant d’impôt dû par l’entreprise) par les entreprises françaises. L’équipe de l’OFCE s’est focalisée sur le volet « compétitivité » du crédit d’impôt. Précisément, l’objectif a été d’évaluer l’impact potentiel du CICE sur les exportations des entreprises.

Les mécanismes par lesquels le CICE peut améliorer la compétitivité reposent à court terme (i) sur la baisse des prix induite par une baisse du coût du travail, (ii) l’augmentation des moyens de financement pour faire face aux coûts d’entrée sur les marchés étrangers (par exemple, coûts de distribution, adaptation des produits), et à plus long terme (iii) sur l’impact des investissements d’amélioration de la qualité (compétitivité hors-prix) permis par l’augmentation des marges due au CICE. Ainsi, sur la période d’observation disponible – l’année la plus récente à ce jour étant 2014 – c’est-à-dire à court terme, seul le canal de la compétitivité-prix pouvait être attendu.

L’usage des données d’entreprises et de salariés pour réaliser cet exercice d’évaluation est exigé par l’hypothèse d’hétérogénéité des réponses. La meilleure réponse des exportateurs au CICE (baisse des prix ou hausse du taux de marge) peut être spécifique à chaque entreprise. Elle dépendra de l’élasticité-prix de sa demande extérieure, du degré de différenciation de son produit, ainsi que de la part du travail dans son coût de production. Utilisant les informations sur l’hétérogénéité des entreprises, notamment sur la distribution des salaires par entreprise, mais aussi sur les produits exportés, il est possible de solliciter plusieurs dimensions qui vont singulariser la réponse des entreprises à une variation exogène des coûts du travail, et déterminer la sensibilité de leurs exportations au coût du travail. Cette sensibilité – dite directe – est attendue négative (une baisse du coût du travail augmentant les exportations) mais elle peut être hétérogène parmi les entreprises exportatrices. Afin d’évaluer l’amélioration de la compétitivité-prix des entreprises induite par le CICE, nous avons exploré par ailleurs le canal dit indirect, c’est-à-dire le comportement de transmission des baisses de coût vers les prix des exportations.

La difficulté de l’exercice d’évaluation (déjà souligné dans Guillou, 2015) tient en 1) la disponibilité des données d’observations, limitées à 2014, soit à peine deux ans après la mise en place de la politique ; 2) l’impossibilité d’établir un solide contrefactuel (ou groupe de contrôle), c’est-à-dire un groupe d’entreprises très semblables à celles recevant le CICE mais ne le recevant pas. En effet, la quasi-totalité des entreprises sont éligibles au CICE, et celles qui ne le reçoivent pas ont un profil très particulier puisqu’elles n’ont que des salariés au-dessus de 2,5 SMIC. Selon nos calculs, 96% des entreprises juridiquement éligibles sont concernées par le CICE et elles rassemblent 97% des salariés. Les entreprises non traitées – celles dont le salaire de l’ensemble des salariés est supérieur à 2,5 SMIC – sont plutôt une exception statistique dans le paysage français.

Face à ces difficultés, l’équipe de l’OFCE a choisi d’évaluer ex ante la sensibilité des exportations à des variations exogènes du coût du travail. Notre approche a consisté à estimer les élasticités des exportations à des variations exogènes du coût du travail unitaire (c’est-à-dire corrigé de la productivité du travail) à partir d’une relation d’équilibre issue d’un modèle de concurrence monopolistique. Le modèle théorique attend des exportations qu’elles varient de façon inverse au coût du travail. Il s’agit d’une relation d’équilibre, c’est-à-dire qu’elle devrait se produire une fois l’ensemble des ajustements réalisés, et n’est donc pas forcément une relation immédiate.

L’élasticité des exportations au coût du travail unitaire a été estimée sur la période 2009-2013 pour l’ensemble des exportateurs français. L’identification repose sur l’hétérogénéité des entreprises en termes des variations exogènes de leur coût du travail unitaire, en contrôlant des effets sectoriels et temporels, et des évolutions des exportations propres à l’entreprise. L’exogénéité des variations du coût du travail est obtenue en l’instrumentant par le coût du travail de la zone d’emploi de l’entreprise, à secteur donné.

En termes d’évaluation de l’amplitude de l’effet sur les exportations qu’on est en « droit » d’attendre du CICE, nous trouvons un effet non négligeable malgré de faibles élasticités. Comme décrit dans notre contribution, mise à disposition par France Stratégie en toute transparence, cet effet, non négligeable, repose sur l’hypothèse que la créance CICE se transmet intégralement à la baisse des coûts salariaux unitaires (CSU). Nos résultats montrent qu’on devrait s’attendre à un effet positif du CICE sur les exportations compris entre 1,5 et 5,0 milliards d’euros grâce à une baisse du coût du travail équivalente à la créance CICE de 2013, soit 1% de la valeur exportée ou 0,25% du PIB. Si la créance CICE de 2014 se transmet intégralement à la baisse des CSU, la hausse permise des exportations devrait s’établir, à terme, entre 2,9 et 7,6 milliards d’euros, soit 1,3% des exportations et 0,3% du PIB. Ces estimations constituent vraisemblablement les valeurs hautes de la fourchette de réponse. L’effet agrégé cache une hétérogénéité de réponses : la réaction de la marge intensive des exportateurs au CICE est d’autant plus importante que leur taux de marge est faible et/ou qu’elles sont plus exposées au CICE.

Il faut rappeler que nos résultats reposent sur l’hypothèse que le CICE constitue une baisse du coût du travail, et donc, toutes choses égales par ailleurs, du coût de production. Cependant, quel en a été l’usage ? A la suite de cette baisse du coût de production, l’entreprise peut décider de réduire ses prix, augmenter ses marges ou embaucher. Au-delà de l’évaluation globale sur les exportations, notre étude a donc eu pour objectif d’évaluer l’arbitrage prix-taux de marge choisi par les entreprises.

Assimiler le CICE à une baisse du coût du travail, est-ce une hypothèse valable ? Si le CICE est en pratique une baisse d’impôt, le calcul du CICE par l’entreprise ne dépend que de la masse salariale sous le seuil de 2,5 SMIC. Par conséquent, les instances qui régissent la comptabilité tant nationale (INSEE) que privée (Autorité des Normes Comptables) interprètent le CICE comme une baisse des charges d’exploitation associées au travail. Cette hypothèse serait contrariée si le CICE avait permis des augmentations de salaires à postes et qualifications constants, ce qui n’a pas été observé avec robustesse.

Ces résultats ne sont pas contraints par une hypothèse sur le montant de transmission de la variation du coût du travail vers les prix. En effet, cette baisse du coût du travail a pu se traduire par une transmission incomplète vers les prix, et par conséquent par une transmission vers les marges des entreprises ou leur trésorerie. Nos résultats montrent que la transmission de la variation des coûts du travail au prix est loin d’être complète. De fait notre second exercice d’estimation (le canal indirect décrit ci-dessus) indique qu’en moyenne seul un tiers d’une baisse des coûts se traduirait en baisse des prix. Cela laisse entendre que les marges ont automatiquement répercuté environ 70% du gain du CICE. Plus généralement, nos estimations révèlent que les exportations sont sensibles au coût du travail en raison d’une faible différenciation des produits en moyenne. L’absence d’effet constaté en 2013 et en 2014 par des évaluations en double différence (voir LIEPP) et correspondant à la conclusion générale du rapport de France Stratégie ne contredit pas forcément nos résultats. Notre travail permet notamment d’inférer sur les causes d’absence de réaction. Les exportations ne sont pas insensibles par nature à une baisse du coût du travail (l’élasticité estimée aurait alors été nulle). L’absence de réaction au CICE à court terme pourrait s’expliquer de trois manières : 1)    Si les entreprises ont augmenté les salaires, elles n’ont pas connu de baisse du coût du travail. Notre hypothèse de travail serait contredite (comme l’objectif de la politique) et les effets sur les exportations seraient plus faibles ;2)    Si les entreprises ont substitué du capital par du travail (afin d’augmenter leur créance CICE) et ainsi diminué leur productivité, alors leur coût du travail unitaire a pu être stable ou a pu augmenter[1] ;3)    Si les entreprises doutent de la pérennité de la mesure, elles peuvent avoir un comportement attentiste et réagiront en différé. Par exemple, elles ne vont pas changer leur catalogue de prix sans être sûres de pouvoir bénéficier durablement de la mesure dans les années suivantes. Cette phase d’attentisme pourrait expliquer l’absence de réaction des exportations à la variable CICE dans le court terme. Nous privilégions la dernière hypothèse, ce qui nous conduit à dire que dans le moyen terme, les exportations devraient répondre positivement au stimulus du CICE. Notre contribution montre qu’au-delà de la nécessaire évaluation empirique ex-post, il reste fondamental de comprendre les mécanismes théoriques par lesquels le CICE peut agir sur la trajectoire économique. En particulier, ceci permet de mieux appréhender pourquoi ses effets se sont matérialisés ou pas en 2013 et 2014.

 

[1] On rappelle que le coût du travail unitaire est défini comme le ratio du salaire horaire sur la productivité horaire du travail. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, si la productivité du travail diminue, le coût du travail unitaire augmente.




Le recul industriel trouve-t-il son explication dans la dynamique des services ?

Sarah Guillou

Le vendredi 8 avril 2016, l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques a ouvert une série de séminaires trimestriels relatifs à l’analyse du tissu productif. Sa vocation est d’être un lieu de rencontre entre chercheurs et de débat sur l’état, la diversité et l’hétérogénéité des entreprises de l’appareil productif français. Ce débat est aujourd’hui éclairé par l’usage croissant des données d’entreprises. Ce faisant, nous souhaitons enrichir le diagnostic sur les faiblesses et les atouts de la production française dans l’optique de guider l’élaboration de politiques publiques désireuses de renforcer l’appareil productif français.[1]

Le premier séminaire s’est  intéressé au rôle des services dans la désindustrialisation mesurée par le recul de l’emploi industriel dans l’emploi total. En France depuis 2000, l’industrie manufacturière a perdu plus du quart de sa force de travail, soit plus de 900 000 emplois. Une note récente de l’INSEE (Insee Première, No 1592) souligne que le poids de celle-ci dans l’économie a été divisé par deux de 1970 à aujourd’hui. Bien qu’ayant suscité une plus forte attention en France qu’ailleurs, sans doute en raison de la tradition interventionniste française et des difficultés du marché de l’emploi, la désindustrialisation est à l’œuvre dans toutes les économies développées. Ce qui alors interroge sur les tendances structurelles sous-jacentes communes à tous les pays.

Or le recul de l’emploi industriel s’accompagne de créations nettes d’emplois dans les services. On observe par ailleurs que la dynamique des services est en partie gouvernée par des changements des modes de production dans l’industrie. Les produits incorporent un contenu en services de plus en plus important et les entreprises augmentent leur portefeuille de produits de services. La fragmentation des processus de production – accentuée par les opportunités de la globalisation – isole les unités de fabrication à moindre valeur ajoutée des unités « serviciels » à forte valeur ajoutée.

Ces changements des modes de production méritent d’être analysés pour comprendre l’ampleur du phénomène. Il semble que les changements qui s’opèrent au sein de l’industrie soient tout autant les moteurs du déclin industriel que de la montée des services dans l’emploi. Autrement dit, on peut se demander dans quelle mesure la désindustrialisation ne trouve pas son image – sinon son explication – dans la dynamique des services.

Trois contributions ont permis d’apporter des éléments de réponses autour des interrogations suivantes : quelles entreprises manufacturières produisent des services  et avec quel impact sur leur performance ? Quel est le rôle des services dans l’évolution des chaînes de valeurs mondiales ? Les flux internationaux de services se substituent-ils aux flux de marchandises ? On retiendra trois principaux enseignements.

1 – « Servitisation » et recul des emplois manufacturiers sont clairement corrélés

Les produits manufacturés incorporent en effet une quantité de plus en plus importante de services. Cela peut s’observer à la fois par la plus grande part des entreprises qui produisent des services (Crozet et Millet, 2015) et en exportent (Castor et al., 2016) et par la croissance du contenu en services des exportations (Miroudot, 2016)[2].

La croissance de la valeur ajoutée « services » des entreprises peut ainsi faire basculer tout leur emploi dans les secteurs de services, y compris les emplois proprement manufacturiers, si la valeur ajoutée service devient dominante. Aujourd’hui 40% en moyenne de l’emploi manufacturier correspond à des activités de services. Par ailleurs, on observe une accentuation de la fragmentation du processus de production et de la répartition à l’échelle mondiale des activités ainsi externalisées en fonction des avantages comparatifs des localisations. Si l’entreprise garde un ancrage domestique, elle ne conserve le plus souvent sur le marché domestique que les emplois à plus forte valeur ajoutée, en cohérence avec le coût du travail relatif et les qualifications, emplois qui relèvent souvent des services.

Il faut reconnaître que ces changements des modes de production reflètent bien une moindre importance des fonctions de fabrication dans la valeur ajoutée d’un produit, ce qui est en soit un recul du manufacturier parmi les sources de la richesse des nations. Mais il importe de ne pas sous-estimer l’effet de la fragmentation des unités de production. Ainsi, des emplois relevant de fonction de services, autrefois attribués au secteur manufacturier, sont requalifiés en emplois de service alors que la tâche productive sous-jacente n’a pas changé et ceci indépendamment de la localisation à l’étranger.

Toutefois, cette requalification est d’autant plus probable que la « servitisation » s’accélère et s’impose aux entreprises comme un facteur de compétitivité.

2 – La « servitisation » du manufacturier est un facteur de compétitivité

Associé à l’amélioration qualitative des produits et plus généralement à la création de valeur dans le manufacturier, la « servitisation » est un levier de la compétitivité.

Comme le montre Crozet et Millet (2015), la production de services des entreprises manufacturières est un élément qui augmente leurs performances. Les entreprises manufacturières françaises qui produisent des services sont en fait très nombreuses puisque 70% de celles-ci en produisent pour des tiers (chiffres 2007). La décision de produire des services est une rupture importante qui augmente clairement les performances. Ainsi les estimations des auteurs montrent que cette décision augmente la profitabilité, l’emploi, les ventes totales et les ventes de biens. Bien que des variantes sectorielles s’observent, l’effet positif sur les performances est constaté quels que soient les secteurs industriels.

Au niveau agrégé, la part des services importés dans les exportations de biens est également en croissance. Dans les exportations françaises, selon les secteurs, la part des services a atteint entre 30% et 50%. La fragmentation des processus de production conduit à l’externalisation de certaines fonctions de services et à l’approvisionnement en services importés. Cette dynamique va de pair avec l’insertion des économies dans les échanges internationaux, avec le bénéfice des opportunités de la globalisation et au final avec la compétitivité des économies (voir De Backer et Miroudot, 2013).

3 – Les exportations directes ou indirectes de services vont continuer de contribuer positivement au solde commercial

Les évolutions précédentes impactent directement le commerce de services. C’est en effet de plus en plus les services qui alimentent le commerce de produits intermédiaires, ce dernier étant estimé à près de 80% du commerce mondial. La digitalisation, tout comme la différenciation par les services,  entraînent une fragmentation de la production incluant de plus en plus de services.

Le commerce de services en France n’a pas accusé de recul depuis la crise de 2007. Bien que le solde des services décroisse légèrement depuis 2012, il est positif depuis le début du 21e siècle et la croissance des exportations de services est plus dynamique que celle des biens. Troisième exportateur mondial de services – notamment en raison du tourisme – la France va connaître une augmentation du poids des exportations des services dans sa balance commerciale. Certes, pour le moment, le volume des services exportés ne compense pas le solde négatif des biens, mais le développement des échanges intra-firmes en services et des services intermédiaires finira par renverser les poids respectifs.

Le commerce de services est encore plus concentré que le commerce de biens. Il est principalement le fait des entreprises multinationales françaises ou étrangères qui réalisent plus de 90% de ce commerce. Un peu plus de la moitié des échanges se font avec l’Union européenne (UE) mais celui-ci est déficitaire, alors qu’il est excédentaire en dehors de l’UE. Il est intéressant de noter que si le solde est positif quand les entreprises appartiennent à un groupe français, il est déficitaire pour les entreprises qui appartiennent à un groupe étranger (Castor et al., 2016).

En conclusion

Il apparaît que la dichotomie entre industrie et services devient de plus en plus inapte pour décrire la dynamique de l’emploi et la spécialisation productive des économies. Une approche en termes de fonctions productives qui déclinerait l’emploi selon qu’il relève des activités proprement de fabrication des autres activités comme les services de transport ou de logistique, les services administratifs de support ou encore les services de R&D, permettrait une meilleure appréhension des qualifications et des avantages comparatifs d’une nation.

Plus généralement, le dynamisme des services et leur prégnance croissante dans la production et les exportations leur confèrent une place de plus en plus centrale dans la croissance de l’économie. Le renforcement des statistiques relatives à la production et aux exportations de services ainsi qu’une amélioration de l’appréciation de la productivité dans les services sont des préalables à une meilleure compréhension du rôle des services dans la croissance et des leviers à activer.

 

[1] L’organisation du séminaire OFCE sur l’Analyse du Tissu Productif s’appuie sur un comité scientifique composé de : V. Aussilloux (France Stratégie), C. Cahn (BdF), V. Charlet (La Fabrique de l’Industrie), M. Crozet (Univ. Paris I, CEPII), S. Guillou (OFCE), E. Kremp (INSEE), F. Magnien (DGE), F. Mayneris (Univ. Louvain), L. Nesta (OFCE), X. Ragot (OFCE), R. Sampognaro (OFCE), et V. Touzé (OFCE).

[2] Miroudot S. (à paraître 2016), “Global Value Chains and Trade in Value-Added: An Initial Assessment of the Impact on Jobs and Productivity”, OECD Trade Policy Papers, n° 190, OECD Publishing.




L’acier peut-il réveiller la politique industrielle européenne ?

par Sarah Guillou

La question de la sidérurgie européenne était à l’ordre du jour du Conseil européen « Compétitivité » qui s’est tenu le lundi 29 février 2016. Une des conclusion de ce Conseil a été l’expression d’une demande de réduction de deux mois des enquêtes anti-dumping. Cette demande fait suite à la lettre adressée le 5 février par les ministres de 7 pays européens, dont la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni à la Commission européenne, l’exhortant de prendre des mesures de protection du secteur sidérurgique vis-à-vis de la concurrence jugée déloyale de la Chine et de la Russie.

La sidérurgie, successivement moteur du développement industriel en Europe,  moteur de la cohésion européenne avec la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) pour devenir ensuite le théâtre des vents violents de la globalisation puis symbole du recul industriel de l’Europe sera-t-elle le secteur du retour de la politique industrielle européenne ?

Rétrospectivement, on peut se demander si les difficultés de la sidérurgie européenne, à la fois soumise au contrôle tatillon de la Direction de la concurrence européenne et aux importations chinoises à bas coût, ne sont pas en partie le symptôme d’une politique industrielle européenne défaillante, coincée entre une politique de la concurrence très active et une politique commerciale timorée ?

De fait, l’histoire de la sidérurgie européenne retrace assez fidèlement l’histoire de la politique industrielle européenne : centrale et sectorielle à l’heure de la CECA, autorisant de nombreuses aides publiques au secteur à titre dérogatoire, elle devint ensuite principalement horizontale et subordonnée à la politique de concurrence. Finalement, elle n’a trouvé son exercice qu’aux moyens de la politique commerciale en réponse à l’intensification de la concurrence des pays émergents. Dans la sidérurgie, depuis les années 1980, aucune mesure d’alliances ou de regroupement européen n’a été envisagée, aucun plan européen de rationalisation des capacités de production n’a limité la diminution des emplois de la sidérurgie européenne. Cette diminution a été de concert avec l’évolution de la spécialisation du continent sur les produits d’acier à haute technicité. Mais même ces emplois-là sont aujourd’hui menacés. Une autre politique industrielle pourrait-elle les sauver ?

L’état du secteur en Europe

Le secteur de la sidérurgie rassemble aujourd’hui 360 000 emplois dans l’Union européenne. Le secteur européen a perdu près d’un quart de sa main-d’œuvre depuis 2009 et les suppressions d’emplois ont accéléré : 3 000 emplois supprimés au cours des 6 derniers mois.

En termes de production, la sidérurgie génère 180 milliards de chiffres d’affaires produisant 170 millions de tonnes sur 500 sites de production dans 23 Etats membres. Si on considère les pays européens pris isolément, l’Allemagne est à la 7e place, l’Italie à la 11e et la France à la 15e place dans le classement des producteurs d’acier. Le secteur est dépendant des importations de minerais de fer et d’alumine ainsi que du charbon. Fort heureusement, la baisse des prix de ces matières premières a accompagné la baisse du prix de l’acier. L’industrie est très capitalistique nécessitant des investissements importants. En même temps, le transport de bobines d’acier et de produits plats est peu onéreux, ce qui rend les importations plus aisées.

La crise économique de 2008 s’est répercutée en cascade sur le secteur, les produits de l’acier constituant des consommations intermédiaires de nombreux secteurs de l’industrie mais aussi de la construction.  Par ailleurs, les acteurs européens font face à des contraintes environnementales plus élevées qu’ailleurs. L’industrie sidérurgique étant très émettrice de CO2, elle est très sensible au prix du carbone et au changement de réglementation. La sidérurgie est un acteur clé du système d’échanges de quotas d’émissions de gaz à effet de serre européen et si la crise a permis au secteur d’engranger des bénéfices par la vente de surplus de droits d’émissions, les acteurs aujourd’hui en difficulté vis-à-vis de leurs concurrents non-européens seront très sensibles à la prochaine réforme du système pour la période 2020-2030.

Certaines entreprises sont aujourd’hui en grande difficulté. C’est le cas d’Arcelor Mittal qui a annoncé une perte record pour 2015 (près de 8 milliards d’euros), notamment en raison de la nécessité de déprécier ses mines et ses stocks d’acier. L’entreprise, qui est très endettée en raison de ses acquisitions nombreuses en Europe, envisage de fermer des usines. De son côté Tata Steel a fermé des sites britanniques. Au Japon, Nippon Steel qui vient de monter au capital du français Vallourec et s’apprête à racheter le japonais Nisshin Steel, résiste mieux.

Les difficultés du secteur qui a accumulé des capacités excédentaires depuis la crise se sont accentuées avec le retournement conjoncturel chinois. Ainsi, l’année 2015 aura été la première année de baisse (-3%) de la production mondiale (1 622 millions de tonnes) après 5 années de hausse. L’ajustement de la production globale à la baisse de la demande n’a pas été immédiat, les prix ont d’abord constitué la variable d’ajustement. La baisse de la production est le signal de fermetures de site, d’usines comme d’exploitation minière. Elle scelle un cycle de croissance de la production chinoise qui a fortement déstabilisé le marché.

La tornade chinoise

La production chinoise a doublé de volume entre 2000 et 2014 et représente à présent à elle seule plus de deux fois la production combinée des 4 autres plus grands pays producteurs que sont le Japon, l’Inde, la Russie et les Etats-Unis. Cette performance est le résultat d’un soutien massif des pouvoirs publics et du dynamisme de la construction, des investissements d’infrastructure, de la production de machines et d’automobiles du marché chinois et d’un accès privilégié au minerai de fer. La Chine produit près de 50 % de l’acier mondial, soit environ 800 millions de tonnes d’acier. Le deuxième producteur mondial est le Japon avec une centaine de millions de tonnes. La troisième place se dispute entre l’Inde et les Etats-Unis autour de 5%. Si on inclut l’Europe à 28 comme entité alors celle-ci prend la deuxième place avec 10% de la production mondiale (Source: World Steel  Association). Mais le ralentissement de l’économie chinoise et la forte inertie des capacités de production dans la sidérurgie ont créé de larges excédents de capacités que les autorités tentent aujourd’hui de réduire. Les besoins nationaux de la Chine sont de l’ordre de la moitié de sa production, donc elle en exporte l’autre moitié. Ces 400 millions de tonnes représentent deux fois la production européenne. Le prix de l’offre chinoise est, par conséquent, susceptible de bousculer fortement les équilibres des autres pays. Les excédents de capacité sont dirigés vers les marchés étrangers à bas prix pour être écoulés, les exportateurs chinois ne se privant pas de brader leurs produits sidérurgiques. Ainsi les exportations de la Chine en Europe sont passées de 45 millions de tonnes en 2014 à 97 millions de tonnes en 2015, plus que la production allemande de 43 millions de tonnes.

La Chine devrait subir aussi une importante baisse de ses effectifs et certains sites de production ont déjà fermé, submergés par un endettement colossal. Les aciéristes chinois perdent de l’argent et les faillites des petites unités vont se succéder. Toutefois les grosses unités, très souvent propriété publique, résistent (au prix d’un fort endettement) et deviennent d’agressifs prédateurs non seulement en termes de prix mais également en termes de capacités d’acquisition. Les faiblesses des entreprises européennes les rendent aussi vulnérables aux acquisitions étrangères. China Hebei Iron et Steel Group seraient ainsi sur le point d’acquérir un sidérurgiste serbe, ce qui serait encore un autre moyen d’entrer en Europe.

La réponse politique

 Les pouvoirs publics ont longtemps été fortement impliqué dans le secteur sidérurgique. Secteur stratégique pour le développement économique d’après-guerre, le secteur est à l’origine de la construction économique européenne alors que la politique des « petits pas » de Robert Schuman conduisit à placer sous une autorité commune les productions de charbon et d’acier de la France et de l’Allemagne ensuite rejointes par d’autres pays. Le secteur a ensuite longtemps bénéficié de nombreuses subventions et aides publiques entretenant des surcapacités relativement à la demande, estimée aujourd’hui à 10-15 % de la production. Puis, s’émancipant progressivement de la puissance publique, le secteur fut exclut, au milieu des années 1990, de la liste des secteurs en difficulté éligibles aux aides à la restructuration et au sauvetage. Toutefois, les aides d’Etat n’ont jamais complètement disparu mais aujourd’hui, la Commission européenne, via la Direction de la concurrence, applique assez strictement le principe de l’investisseur du marché pour juger de la légalité de l’aide publique.

Traquant les distorsions de concurrence sur son propre marché, la Commission européenne a récemment ouvert une enquête sur les aides italiennes (de 2 milliards d’euros) au sidérurgiste Ilva et a exigé de la Belgique qu’elle rembourse 211 millions d’euros d’aides versées au sidérurgiste Duferco. La Commission avait ouvert une enquête en 2013 sur les aides versées par la « Belgian Foreign Strategic Investments Holding » (FSIH) qui est une instance créée en 2003 par la Société wallonne de gestion et de participations (SOGEPA) afin d’investir dans la sidérurgie. Ces aides versées entre 2006 et 2011 par le gouvernement wallon ont été jugées comme créant des distorsions de concurrence sur le marché européen. En effet, pour la Commission, des investisseurs privés n’auraient pas volontairement procédé à de tels investissements. Ces subventions du gouvernement wallon ont donc constitué une aide créant un désavantage pour les concurrents. La Commission reconnaît que la concurrence étrangère est très forte mais juge que le meilleur moyen d’y faire face est d’avoir des acteurs européens autonomes et solides. Elle fait remarquer qu’en dépit des aides du gouvernement, le groupe Duferco a supprimé toute son activité en Belgique, les aides n’ayant que reporter la sortie d’une entreprise qui n’était pas viable. Aujourd’hui la Commission soutient la reconversion des travailleurs de la région wallonne à travers le fonds « European Globalisation Adjustment Fund ». Il s’agit de combattre la course aux aides publiques en Europe qui serait au final préjudiciable au secteur.

En parallèle, des mesures de rétorsions commerciales dites anti-dumping ont été mises en place par la Commission européenne. Cette dernière a imposé des droits anti-dumping provisoires jusqu’à 25,2 % sur les importations de certains produits d’acier de la République de Chine et des droits jusqu’à 12 % sur les importations en provenance de Taïwan à la suite d’une plainte d’EUROFER (l’association européenne de l’acier) en mai 2014. L’enquête de la CE aura finalement conclu que la Chine et Taiwan vendaient à des prix de dumping. Plus récemment, Cecilia Malström, chargée de la politique commerciale à la Commission européenne, a écrit à son homologue chinois en le prévenant qu’elle allait lancer 3 investigations anti-dumping à l’égard des exportateurs chinois (février 2015) : dans le domaine des tuyaux sans soudure, des tôles lourdes et des aciers plats laminés à chaud. Des droits anti-dumping provisoires (entre 13 et 26%) ont été également décidés le 12 février 2016 (plainte de 2015) à l’égard de la Chine et de la Russie.

Une trentaine de mesures anti-dumping protègent la sidérurgie européenne, mais les Etats membres dont le secteur est particulièrement affecté par la concurrence chinoise appellent à une intensification des mesures. Les responsables politiques s’insurgent contre les exportations à perte de la Chine et réclament des mesures européennes. Ils envient les mesures américaines qui sont prises plus rapidement et qui ne lésinent pas sur les montants des droits : les Américains ont imposé des droits jusqu’à 236%. Or la nature de ces mesures dépendent du statut économique  accordé à la Chine. Les mesures anti-dumping ne se définissent pas de la même manière. Tant que la Chine n’est pas une économie de marché, on suppose qu’elle soutient fortement ses secteurs et donc que ses prix ne sont pas des prix de marché. L’Italie se bat en Europe pour empêcher qu’on accorde ce statut à la Chine, alors que le Royaume-Uni soutient la Chine à l’OMC (bien que son industrie soit également en difficulté). La Commission a reporté sa décision à l’été.

Quelle politique pour demain ?

Faut-il laisser disparaître la production d’acier en Europe ? C’est encore plus de 300 000 emplois en Europe, certes sur plus de 35 millions d’emplois dans l’industrie manufacturière en 2014. Secteur symbolique de l’industrie lourde, secteur fournisseur des industries du transport et de la défense mais aussi de la construction, sa disparition tournerait définitivement une nouvelle page de l’industrie européenne.

Doit-on reconnaître que, suivant la théorie des avantages comparatifs, il vaut mieux acheter de l’acier chinois moins cher et utiliser les revenus dégagés à d’autres usages qui rapporteront plus ? Ne faut-il pas, par exemple, utiliser ces revenus pour requalifier les employés ? En théorie oui, mais les revenus dégagés sont obtenus par les acheteurs d’acier, ce sont eux qui devraient alimenter le Fonds européen de reconversion. Faudrait-il alors taxer la consommation d’acier devenu alors moins cher ? La faille de raisonnement  apparaît quand on réalise que ce qui est vrai au niveau des équilibres macroéconomiques se réconcilie difficilement avec les déséquilibres microéconomiques : ceux qui perdent leurs emplois aujourd’hui ne sont pas les consommateurs qui gagnent. Au final, les articulations microéconomiques peuvent fausser les équilibres macroéconomiques.

La disparition des savoir-faire est bien l’enjeu principal car là est le véritable gaspillage des ressources. Tant que les qualifications sont un facteur de compétitivité, les difficultés liées à l’insuffisance de la demande doivent être considérées comme des difficultés transitoires qu’il faut gérer le mieux possible. Il ne faut exclure ni l’apport de capitaux étrangers ni les aides publiques. Ce qui justifie en effet ces investissements, ce sont les rendements espérés de l’usage du capital humain. Pour gérer ces difficultés, il faudrait aussi admettre que des alliances sur des segments de marché sans difficultés soient possibles même si elles confèrent des excès de pouvoir de marché, dès lors que la marge qu’elles permettent autorisent le maintien d’activité en difficulté conjoncturelle.

C’est pourquoi il faut ouvrir la politique de la concurrence à des incises de politique industrielle (qui s’inquiète des savoir faire) et de la politique commerciale (qui apprécie le  caractère conjoncturel et/ou déloyal de la concurrence).

Il faudrait mettre les acteurs européens autour d’une table – ils sont déjà regroupés dans Eurofer – et avec la Commission européenne envisager un plan européen de gestion des surcapacités et susciter des alliances. La Direction de la concurrence de la Commission européenne doit dépasser sa rigidité intellectuelle et adapter sa lecture de la concurrence à la nature de la globalisation contemporaine. Bien que reposant sur une logique non contestable au nom du marché unique, la logique de la Direction de la concurrence n’est parfois plus adaptée à la concurrence contemporaine qui se déploie sur la chaîne de valeurs mondiales et qui est sans équivalent avec le marché européen du 20e siècle. Qui peut croire que le pouvoir de marché issu d’une fusion européenne ne serait pas contesté très rapidement par des acteurs étrangers si la nouvelle entreprise se mettait à profiter de son pouvoir de marché ? Les limites au pouvoir du marché  sont bien plus fortes au 21e siècle, la faible inflation et la dépression des prix des matières premières en est une des illustrations. Le risque des abus de pouvoirs des multinationales est moins dans des excès de prix que dans des excès de captation de clientèle et des excès de détournement fiscal. Ce dernier point semble d’ailleurs avoir été bien compris par la Commission européenne. A cela s’ajoute la concurrence des nouveaux usages conduits par le digital auxquels les industriels ne peuvent se soustraire. Autrement dit, la concurrence n’est plus ce qu’elle était, les excès de pouvoir des firmes ne s’expriment plus guère dans les prix ou les restrictions de quantité.

Politique de concurrence, politique industrielle et politique commerciale doivent être élaborées de concert. Une Direction de la concurrence augmentée devrait inclure une dimension de politique industrielle et de politique commerciale. Si le contrôle très strict de la concurrence était une évidente priorité dans la phase de la construction du marché unique et alors que l’essentiel de la concurrence se faisait entre pays développés, il est aujourd’hui urgent de repenser l’articulation entre les trois politiques afin de consolider le futur de l’industrie européenne.

 




Faut-il aider les PME à embaucher ?

par Sarah Guillou

Dans un regain de mobilisation pour lutter contre le chômage, le gouvernement a annoncé, lundi 18 janvier 2016, de nouvelles mesures qui concernent l’apprentissage, la formation et les PME au sein d’un nouveau « plan emploi ». Concernant les PME –  les entreprises de moins de 250 salariés –, il est prévu le versement de 2 000 euros pour l’embauche d’un salarié payé entre 1 et 1,3 SMIC recruté en CDI ou en CDD de plus de 6 mois. Cette aide sera accordée pour 2 ans et sera relayée en 2018 par la transformation du Crédit Impôt compétitivité emploi (CICE) – pour le moment un crédit d’impôt de 6% de la masse salariale inférieure à 2,5 SMIC – en baisse de charges. Il s’agit ainsi de réduire à zéro les cotisations restant à la charge de l’employeur à proximité du salaire minimum. Bien que réduites à la fois par l’allègement général dit « Fillon » et par les dispositions du Pacte de responsabilité, les charges sociales patronales au niveau du SMIC s’élèvent à un peu moins de 200 euros mensuel (charges dues notamment au titre de l’assurance chômage, de la formation professionnelle, …). Cette disposition devrait donc assurer l’application du « zéro charge » pour les PME.

Cependant, l’aide à l’embauche aux PME risque fort de ne pas être interprétée comme un dispositif qui modifie l’environnement futur du coût du travail et se trouvera donc peu en phase avec la nature des freins à l’embauche (incertitude sur le futur) que ces entreprises rencontrent. En effet, présenter le caractère pérenne de l’aide à l’embauche aux PME en argumentant sur la transformation du CICE en baisse des charges à l’horizon de 2018 est une pirouette politique. Ou alors cela laisse entendre que le CICE sera requalifié en termes de cibles de salaires et de taille d’entreprises comme le montrent les éléments suivants, ce qui serait également un autre élément d’incertitude.

Les PME ne sont pas des grandes !

Selon le rapport de l’INSEE sur les entreprises en 2015, on recense 3,5 millions de PME (non financières et non agricoles) sur un total de 3,56 millions d’entreprises. Ce sont en grande majorité des microentreprises, c’est-à-dire des entreprises de moins de 10 salariés, voire sans salarié. On ne compte en effet que 138 000 PME non microentreprises, soit 4% des PME mais celles-ci emploient 28 % des salariés.

Plus généralement, les PME  sont toutes les entreprises françaises qui ne sont pas des grandes, ce qui représente plus de 95% des entreprises. Le plan est donc très général, il n’exclut en fait que quelques grandes entreprises mais aussi toutes les microentreprises qui n’ont pas de salariés. Avant la loi de modernisation de l’économie (LME), on trouvait parmi ces PME des entreprises qui, de fait, appartenaient à un groupe et dont le périmètre d’activité et de pouvoir économique et financier dépassait celui des PME indépendantes. A présent, la nouvelle définition retenue par l’INSEE exclut, en principe, une entreprise de la catégorie des PME, si elle appartient à un groupe.

En termes de nombre, la répartition des PME par secteur marchand (hors activités agricoles) est donnée dans le tableau 1. Les PME françaises de plus de 9 salariés se concentrent – en ordre décroissant – dans le commerce, la construction, le secteur hébergement et restauration, le secteur des activités scientifiques et techniques (dont les professions libérales) et le secteur manufacturier. La cible des PME est donc très large mais entraîne cependant un coût budgétaire moindre que si la mesure était généralisée à toutes les tailles d’entreprises.

Les aides aux PME

De nombreux dispositifs existent. Certains sont liés à l’âge des entreprises – comme celui des jeunes entreprises innovantes ou les exonérations de charges sociales associées aux premières années d’existence d’une entreprise – car naturellement les plus jeunes entreprises sont d’abord des PME. De nombreuses aides existent également au niveau local.

Ce soutien de l’Etat aux PME est compatible avec la réglementation européenne concernant les aides publiques puisqu’il s’agit d’un domaine qui bénéficie du régime d’exemption d’obligation déclarative des aides à la Commission européenne. Ce qui signifie que si les aides publiques aux entreprises sont, en régime général, prohibées par les traités européens, les aides aux PME bénéficient d’un régime d’exemption. Comparativement, la France est bien devant l’Allemagne en matière de soutien aux PME en pourcentage du total des aides publiques dites « horizontales » (non sectorielles). Les statistiques des aides publiques aux entreprises reportées par la Commission européenne montrent que, pour un montant total d’aides comparables entre la France (9,726 milliards d’euros) et l’Allemagne (9,395 milliards d’euros) en 2013, les aides aux PME représentent 12% en France et 3% en Allemagne (EU Scoreboard). Si on retient les statistiques européennes comme une bonne mesure de l’échelle des aides aux entreprises, on conclura que plus d’un dixième des aides horizontales françaises concernent des dispositifs d’aides aux PME.

Quelles sont les caractéristiques salariales particulières des PME ?

Dans les microentreprises, 61% des salariés ont des salaires inférieurs ou égaux à 1,3 SMIC, c’est 48% dans les PME de plus de 9 salariés et 42% dans les grandes entreprises.

Comme le montre le graphe ci-dessous, qui présente la distribution des salaires pour chaque taille d’entreprise, plus la taille des entreprises est grande et plus la distribution des salaires s’écarte du salaire minimum. Les entreprises de plus de 250 salariés ont donc une proportion de salariés au SMIC bien plus faible. On observe également que le gros des salariés des entreprises de plus de 250 salariés se situe autour de 1,3 SMIC, ce qui montre que cette limite inférieure exclut de fait de nombreux salariés des entreprises de taille intermédiaire (entre 250 et 4 999 salariés) et des grandes entreprises.

Mais il ne faut pas en conclure que les inclure dans le dispositif n’aurait pas modifié fondamentalement la dépense budgétaire. Car sur le total des salariés dont les salaires sont inférieurs à 1,3 SMIC (ceux ciblés), 50% se trouvent dans les grandes entreprises. Cela tient à la distribution inégale du poids économique selon la taille des entreprises. Les grandes entreprises sont bien moins nombreuses mais elles rassemblent 56% des salariés tous niveaux de salaires confondus.  De leur côté, les PME concentrent 50% des salariés ciblés dont 13% dans les microentreprises.

 

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Par ailleurs, les données par secteur du tableau 1 montre que c’est effectivement là où se concentrent les PME que l’on trouve un fort pourcentage de salariés payés en-dessous de 1,3 SMIC (à l’exception des services scientifiques et techniques) et que le salaire horaire moyen est le plus faible. Sur l’ensemble de l’économie marchande, les salariés payés en dessous de 1,3 SMIC représentent 46% des salariés, dont environ 13% sont payés au SMIC.

 

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La répartition sectorielle de la capture du CICE montre que les secteurs qui en bénéficient le plus ne sont pas forcément ceux les plus à même d’utiliser (étant donné la structure antérieure de leur emploi) la prime à l’embauche. Cela tient au fait que le CICE concerne les salaires au-delà de 1,3 SMIC et jusqu’à 2,5 et concerne toutes les entreprises. Les deux « aides » vont de toute façon se cumuler pour une année jusqu’en 2018. Il est évident que les deux dispositifs ne sont ni complémentaires et ni substituables. Autrement dit, présenter le caractère pérenne de l’aide à l’embauche aux PME en argumentant sur la transformation du CICE en baisse des charges à l’horizon de 2018 est une pirouette politique. Ou bien cela laisse entendre que le CICE sera requalifié en termes de cible de salaires et de taille d’entreprises.

L’aide à l’embauche aux PME risque fort de ne pas être interprétée comme un dispositif qui dessine l’environnement futur du coût du travail et se trouve donc peu en phase avec la nature des freins à l’embauche qu’elles rencontrent. Ces freins sont fortement associés à l’incertitude sur leurs carnets de commandes futurs. Alors que les entreprises réclament l’assouplissement des règles contractuelles afin de concilier cette incertitude et l’ajustement à leur besoin conjoncturel, une prime dont la pérennité n’est absolument pas assurée ne répond pas à cette demande. Une suppression complète des charges sociales qui pèsent encore sur le SMIC aurait été interprétée comme une mesure plus pérenne et satisfaisant à la gestion de l’incertitude qui paralyse la création d’emploi. Cette suppression, compensant les effets négatifs du SMIC sur l’emploi des moins qualifiés, aurait pu restaurer la compétitivité-coût au niveau des bas salaires vis-à-vis de l’Allemagne dont le salaire minimum a été mis en place depuis 2015.

Il y a une forte probabilité que cette obole ne soit en fait qu’une belle aubaine, autrement dit que le soutien à l’embauche ne soit saisi que par les entreprises sur le point d’embaucher.




Le CICE : entre convictions et incertitudes

par Sarah Guillou[1]

Toute politique publique mériterait d’être évaluée afin de parfaire le jeu démocratique, apprécier la crédibilité et l’efficacité des programmes politiques, et améliorer les outils de politique économique. C’est bien l’ambition louable du Comité de suivi des aides publiques de France Stratégie, l’agence gouvernementale de conseil et d’évaluation des politiques publiques. Cette dernière vient de remettre son troisième rapport sur l’évaluation du CICE, le crédit d’impôt Compétitivité Emploi, instauré en 2013 d’un montant égal à 4 puis 6% (à partir de 2014) des salaires bruts inférieurs à 2,5 fois le SMIC. Ce troisième rapport donne des informations très utiles sur la réception de la politique et ses effets attendus, mais pour l’évaluation au sens strict il faudra être encore un peu patient.

Reconnaissons que l’évaluation des politiques économiques est un exercice délicat. Pour être convaincant, l’évaluateur doit pouvoir démontrer que l’effet qu’il constate est bien le résultat de la politique, tout en sachant qu’une politique économique n’est pas une simple force exercée sur un corps inerte dans un espace sans frottement. Le corps social est en effet tout sauf inerte et l’environnement économique est un champ de forces contradictoires qui donne une résonance contextuelle à toute politique économique. Dit autrement, les conditions de l’expérience de science physique sont loin de se rencontrer en économie et en sciences humaines en général.

Il faut donc, par divers moyens de contrôle statistique, isoler l’effet de la politique en question sur la variable d’intérêt de tous les autres déterminants de cette variable qui ont pu jouer sur elle au même moment. Ainsi par exemple, si on cherche à connaître l’effet du CICE sur l’emploi, il faut connaître l’ensemble des déterminants de l’emploi autre que le CICE qui ont pu jouer au même moment. Idéalement, il nous faudrait connaître ce qu’auraient fait les entreprises sur la même période si elles n’avaient pas bénéficié du CICE. Mais comme nous ne pouvons cloner ni les individus, ni les entreprises, on ne saura jamais quelles décisions d’emploi les entreprises auraient prises si la politique du CICE n’avait pas été mise en place. On peut envisager alors de comparer un groupe d’entreprises qui a reçu le CICE et un autre groupe d’entreprises en tous points semblables aux précédentes sauf en ce qui concerne la perception du CICE (méthode statistiques d’appariement). Au-delà de la difficulté statistique de constituer ces deux groupes d’entreprises semblables et dont on s’attend à des décisions comparables, le problème propre au CICE est que quasiment toutes les entreprises sont éligibles au CICE (voir Guillou et Treibich, 2015) et celles qui n’ont pas réclamé le CICE en 2013 peuvent difficilement être considérées comme semblables aux autres dans la mesure où le non recours n’est absolument pas aléatoire. A défaut, il faudra donc trouver des parades statistiques de contrôle.

Idéalement, les économètres souhaiteraient que les décideurs politiques mettent en place des politiques de manière expérimentale dans des sous-groupes de population dont les caractéristiques ne sont a priori guère différentes de la population non-soumise à la politique (par exemple dans une région géographique) et qui plus est, que cette politique ne soit pas annoncée à l’avance pour qu’elle ne soit pas anticipée par les acteurs, ce qui fausserait l’analyse de leurs réactions.

Mais le temps des élections et donc des politiques n’est absolument pas celui des économètres. Et l’impatience des électeurs relayée par les médias reflète les contraintes temporelles de la décision politique et se fait l’écho de l’ampleur des enjeux des promesses politiques. A cette impatience s’oppose le lent et méticuleux processus de collecte des données statistiques dont a besoin l’évaluateur. Le traitement des données de comptabilité d’entreprises prend du temps en relation avec l’exigence qualitative des enregistrements statistiques. Ce qui recule d’autant l’exercice d’évaluation aussi imparfait soit-il.

L’évaluation est-elle donc un exercice impossible ? A tout le moins, l’évaluation à l’échelle du temps politique est souvent une gageure. Avec des données statistiques disponibles deux-trois ans plus tard, l’addition du temps d’exécution de l’exercice conduit la sortie des premiers résultats à la fin du mandat du gouvernement qui a mis en place la politique entrée en vigueur au mieux un an après le début de mandature (le cas du CICE). Et c’est sans compter l’étalement des effets dans le futur. Mais malgré cela, cette évaluation reste nécessaire, pour la démocratie bien sûr, pour l’amélioration des outils de politiques économiques et la compréhension des comportements des agents économiques. C’est grâce aux enseignements de cette évaluation qu’on affinera les prochains instruments de politique économique.

En attendant cependant, il est impératif d’utiliser tous les moyens à la disposition des observateurs et analystes pour apprécier et anticiper, à défaut de pouvoir évaluer immédiatement, les effets de la politique. Ce sont les moyens mobilisés par le Comité de suivi du CICE de France Stratégie et qui ont donné lieu au rapport paru en Septembre 2015 dont on peut tirer un début d’appréciation du dispositif.

En premier, il importe de quantifier la mesure, de caractériser les populations concernées, les canaux de transmission espérés, et clarifier les effets de court terme et de long terme, voire les effets pervers possibles. Ce travail a été réalisé dans les deux premiers rapports du Comité de suivi et a été complété dans le troisième par une estimation plus précise du coût réel de la mesure et des entreprises qui y ont été sensibles. La créance fiscale CICE déclarée sur les salaires de 2013 qui correspond donc à la dépense budgétaire a atteint un peu plus de 11 milliards d’euros. Concernant les salaires de 2014 et se basant sur un taux de 6%, la créance fiscale atteint, pour le moment et dans l’attente des déclarations issues de comptabilités qui seront clôturées plus tard, un montant de plus de 14 milliards d’euros. Le CICE concerne plus d’un million d’entreprises pour 75% desquelles la créance fiscale représente entre 4 et 6% de leur masse salariale brute (en régime 2014). Une analyse fine des caractéristiques des entreprises concernées par le CICE montre que les entreprises qui devraient être les plus grandes bénéficiaires du CICE (en pourcentage de leur masse salariale) sont plutôt celles qui ont les taux de marge les plus faibles et sont plus souvent non exportatrices ou faiblement exportatrice (voir Rapport page 101-103).

Les enquêtes sont la première modalité d’appréciation qualitative de la perception des agents et de l’orientation de leurs décisions. Ces perceptions conditionnent les décisions en réponse à la politique. On retiendra de ces enquêtes réalisées pour le Comité de suivi qu’une majorité d’entreprises déclarent utiliser le CICE pour améliorer leur résultat d’exploitation (leurs marges) et investir ; que l’emploi est le deuxième motif le plus fréquent avec la formation des salariés ; que la diminution des prix, quand elle est envisagée, est une stratégie privilégiée par l’industrie (secteurs exposés) mais pas par les services ; alors qu’au contraire l’emploi est un objectif plus fréquemment évoqué par les entreprises des services que de l’industrie ; enfin que l’utilisation du CICE pour augmenter les salaires n’est avancée que par une faible proportion des entreprises. Si les enquêtes de conjoncture de l’INSEE (investissement dans l’industrie et enquête de conjoncture dans les services) couvrent des échantillons d’entreprises conséquents, les enquêtes souffrent généralement de deux limites : la difficulté de généralisation et le biais du caractère déclaratif (différence entre ce qu’on annonce et ce qu’on fait réellement). De plus, c’est rarement par le biais des enquêtes qu’on peut déduire une quantification des effets puisqu’on affecte des poids équivalents aux réponses d’entreprises dont le poids dans l’économie est très différent.

Une deuxième modalité consiste à observer l’évolution des variables d’intérêt – l’emploi, l’investissement, les marges, les exportations ou les salaires – et à identifier si cette évolution pourrait être causée par la politique. Il s’agit d’extrapoler à partir des corrélations observées. Par exemple à court terme, le CICE aurait pu être utilisé pour augmenter les salaires, ce qui serait un effet non souhaité du crédit d’impôt. Si les résultats des enquêtes sont contradictoires, l’analyse de la corrélation entre la part du CICE par secteur et les taux de croissance des salaires observés ne suggère pas que le CICE ait été utilisé à augmenter les salaires : « Les secteurs qui bénéficient le plus du CICE sont ceux qui ont enregistré les plus faibles progressions salariales. » Pour aller plus loin, il faudra attendre plus de données sur les distributions des salaires par entreprise pour analyser si les augmentations de salaire observées ont été causées par le versement du CICE.

Une troisième modalité consiste à simuler les effets de la politique. La théorie économique permet d’appréhender ex ante les canaux de transmission de la politique. La modélisation des comportements économiques permet d’anticiper et de prévoir les effets du CICE. La difficulté du CICE est que les canaux de transmission vers les décisions économiques de l’entreprise sont potentiellement multiples (Guillou & Treibich, 2014). Il faut donc faire des hypothèses sur ces canaux et sur les valeurs des élasticités – c’est-à-dire de combien on s’attend à ce que varie une variable (l’emploi par exemple) en réponse à une variation d’une autre variable (le coût du travail) (voir pour ce type de simulation, Plane, 2012) . Il faut aussi intégrer le fait que les élasticités au coût du travail ne sont pas les mêmes selon les secteurs, les qualifications des travailleurs et le mode de détermination des salaires qui prévaut. De même, la contrainte de compétitivité-prix est variable selon le degré de concurrence du marché de l’entreprise et le degré de différenciation ou la qualité des produits.

Plus on aura de données microéconomiques et plus les simulations se fonderont sur des hypothèses de comportement réalistes même si on n’échappera pas à l’hypothèse forte de l’invariance temporelle des comportements. La simulation sera plus juste si on connaît réellement le montant du CICE et sa traduction en termes de baisse du coût du travail ou de baisse d’impôt pour l’entreprise. Cette modalité d’évaluation n’est pas encore possible.

A ce stade, les conclusions quant à l’impact du CICE invitent donc à la prudence et à la patience. Les certitudes énoncées ici et là s’accompagnent forcément de présupposés fondés sur la théorie économique mais aussi sur les convictions individuelles. Or les enseignements du rapport conduisent à raisonnablement admettre que l’incertitude domine encore quant aux effets du CICE sur l’emploi et la compétitivité et invitent à la patience. A cette incertitude il importe cependant que les pouvoirs publics ne répondent pas par de l’instabilité et de la fébrilité institutionnelle. Cela pourrait remettre en cause l’adhésion des entreprises concernées et la projection de leurs décisions futures sur la base d’une politique qu’elles jugent pérenne. On peut revenir sur une politique jugée erronée mais pas avant de l’avoir démontré, sauf à admettre qu’on s’y était engagé à la légère.

 


[1] L’auteur dirige l’équipe de l’OFCE qui collabore avec France Stratégie pour l’évaluation du CICE à partir de données d’entreprises.




Areva, Flamanville et Fessenheim, acteurs du tournant nucléaire français

par Sarah Guillou

La récente loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte » promulguée le 17 août 2015 prévoit de faire chuter de 75 à 50 % la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2025. Elle plafonne par ailleurs à 63,2 GW la puissance du parc nucléaire. Cette limite correspond à la puissance actuelle et implique que toute nouvelle mise en route de réacteur (Flamanville par exemple) devra se traduire par l’arrêt d’un réacteur de puissance équivalente. La décision du report de la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim y est associée et s’inscrit aujourd’hui dans cet équilibre énergétique. Ce conditionnement de la fermeture de Fessenheim provoque le mécontentement de ceux qui croyaient en la promesse inconditionnelle du candidat François Hollande.

Cette décision s’inscrit cependant dans une nouvelle cohérence de la politique électronucléaire française et un contexte international et technologique qui fait renoncer l’Etat français au « tout nucléaire ». Areva, Flamanville et Fessenheim sont les acteurs de ce tournant.

L’acte I démarre avec la mise au jour des pertes d’Areva. Début 2015, l’annonce d’une perte de près de 5 milliards d’euros pour l’exercice 2014 fait basculer l’entreprise du statut de première classe à celui d’entreprise en difficulté, au même titre qu’Alstom dont le rachat de la branche énergie par General Electric se finalise en cet automne 2015. Le chiffre d’affaires du groupe Areva est d’un peu plus de 8 milliards d’euros en 2014. Les difficultés du groupe tiennent à l’occurrence simultanée de « mauvais états de la nature » de son environnement, qu’il s’agisse de l’évolution du marché, de la réglementation, des contraintes technologiques ou de l’évolution de la concurrence (voir « Areva, vaincue à la croisée des risques », Note de l’OFCE, n° 52, septembre 2015). La gouvernance privée et publique n’ayant pas été en mesure de prendre à temps les décisions adaptées à ces évolutions défavorables, l’heure de la restructuration s’est imposée. Areva a aujourd’hui besoin de 7 milliards de financement pour la période 2015-2017 (pour couvrir les pertes et les échéances d’endettement sans inclure d’éventuelles provisions concernant le chantier TVO). L’accord envisagé avec EDF et présenté fin juillet porte sur Areva NP.

Areva NP est déjà une filiale commune d’Areva et d’EDF qui comprend la construction des réacteurs, l’assemblage des combustibles et les services à la base installée et qui représente la moitié du chiffre d’affaires d’Areva. Fin juillet 2015, il a donc été acquis qu’EDF monterait au capital d’Areva NP en apportant 2 milliards d’euros pour détenir entre 52 % et 75 % du capital selon les apports d’autres investisseurs et 400 millions pour l’acquisition d’autres actifs. Il a par ailleurs été convenu que les surcoûts liés au réacteur finlandais OL3 d’Olkiluoto construit par Areva ne seraient pas supportés par EDF mais par l’Etat et Areva. Il reste une incertitude sur la prise en charge du risque lié au réacteur de Flamanville. EDF conditionne ses engagements à la levée de ce risque.

Des capitaux étrangers pourraient participer au renflouement des fonds propres par des rachats d’actifs. Les entreprises chinoises déjà partenaires d’EDF (CNNC et CGNPC) ou encore Mitsubishi qui a des partenariats avec Areva (voir supra) sont les candidats les plus probables à côté du français Engie (GDF-Suez). L’Etat français ne serait prêt à renflouer l’entreprise qu’à hauteur de 2 milliards d’euros.

Le modèle intégré d’Areva est donc bien ébranlé. Moins de 15 ans après la naissance d’Areva, sa cohérence industrielle est remise en question. L’entreprise est contrainte d’admettre la participation de partenaires du secteur à son capital et à son vaste champ de compétences. Son activité sera à présent concentrée sur le cycle du combustible (extraction, enrichissement et retraitement de l’uranium) avec un plan de charge assuré à près d’un tiers par son client EDF et sur les services de maintenance et de démantèlement.

La stratégie de recentrage, l’évolution des marchés et les préférences inscrites dans les politiques énergétiques sont cohérentes entre elles. Le marché du nucléaire va se concentrer sur les besoins de maintien en condition opérationnelle et de démantèlement. Un peu moins de 500 réacteurs sont répertoriés dans le monde, il y a donc un vaste marché de maintenance puis de démantèlement. C’est en effet dans ce domaine qu’Areva a plutôt gagné des contrats ces dernières années.

Pour l’acte II, Flamanville et Fessenheim se retrouvent liés par la nouvelle loi de transition énergétique et illustrent les difficultés technologiques d’une part et les contraintes budgétaires de l’autre. L’achèvement de la construction de la centrale de Flamanville rencontre d’importants obstacles techniques soulevés par l’Autorité de sûreté nucléaire. Son ouverture est donc fortement conditionnée pour le moment. En même temps, le report de son ouverture implique que le plan de charge de production électrique prévu va devoir se passer d’elle. La fermeture de la centrale de Fessenheim, promise pour 2016, se voit donc retardée pour éviter une transition en termes de puissance électrique produite qu’il faudra d’une façon ou d’une autre combler. A défaut de pouvoir, à court terme, remplacer ce manque en KWh nucléaire par des KWh d’énergies renouvelables, la substitution devrait se faire avec des centrales à charbon – à contre-courant des objectifs de réduction des émissions de CO2 – ou des importations d’électricité – défavorables à notre balance commerciale et pouvant augmenter le prix de l’électricité. Le report de la fermeture de Fessenheim s’est imposé et le gouvernement ne manquera pas de saisir l’opportunité politique du décalage entre l’annonce de la fermeture et sa réalité pratique.

Ajoutons à ces éléments une potentielle indemnisation – estimée à 5 milliards d’euros – qui serait demandée par EDF pour la fermeture anticipée de Fessenheim, il est assez logique que le gouvernement temporise au maximum pour se prononcer sur la date de la fermeture.

Au final, on ne sait pas encore à ce jour à quelle hauteur l’Etat va recapitaliser Areva. Le gouvernement a clairement indiqué qu’il minimiserait le plus possible cette somme mais surtout il semble prêt à laisser entrer des acteurs étrangers. Donc, concomitamment, la loi sur la transition énergétique impose une diminution de la part du nucléaire et l’Etat annonce qu’il ne peut plus financer le secteur comme il avait usage de le faire. Plus généralement, la globalisation du secteur, l’accroissement du coût technologique et des exigences de sécurité ainsi que le déplacement des préférences de l’électeur médian vers moins de nucléaire participent conjointement à une redéfinition de l’engagement de l’Etat à l’égard de l’énergie nucléaire.

L’Etat se voit donc contraint politiquement et économiquement de se retirer du « tout-nucléaire » et d’admettre la fin du total « made in France ». Les décisions finales qui seront prises sur l’avenir d’Areva et le devenir des centrales de Fessenheim (qui fermera sans aucun doute à court terme) et de Flamanville (dont l’ouverture est compromise mais financièrement obligatoire) vont donc marquer un changement d’ère de la politique nucléaire, et ce, même si la dernière loi de transition énergétique était modifiée par l’alternance politique.