Taux d’activité et durée du travail : des ajustements différenciés

par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

La plupart des pays européens ont, au cours de la crise, réduit plus ou moins fortement la durée effective de travail, via des dispositifs de chômage partiel, la réduction des heures supplémentaires ou le recours aux comptes épargne-temps, mais aussi via le développement du temps partiel (particulièrement en Italie et en Espagne), notamment le temps partiel subi. A contrario, l’évolution favorable du chômage américain s’explique en partie par une baisse importante du taux d’activité.

En supposant qu’une hausse d’un point du taux d’activité entraîne, à emploi constant, une hausse du taux de chômage, il est possible de mesurer l’impact de ces ajustements (durée du travail et taux d’activité) sur le chômage, en calculant un taux de chômage à emploi constant et contrôlé de ces ajustements. Excepté aux États-Unis, du fait entre autres des réformes des retraites menées, l’ensemble des pays étudiés ont connu une augmentation de leur population active (actifs occupés + chômeurs) plus importante que celle observée dans la population générale. Mécaniquement, sans création d’emploi, ce dynamisme démographique a pour effet d’accroître le taux de chômage des pays concernés.

Si le taux d’activité s’était maintenu à son niveau de 2007, le taux de chômage serait inférieur de 1,7 point en France, de 2,7 points en Italie et de 1,8 point au Royaume-Uni (Graphique). Par contre, sans la contraction importante de la population active américaine, le taux de chômage aurait été supérieur de plus de 3 points à celui observé en 2016. Il apparaît également que l’Allemagne a connu depuis la crise une baisse importante de son chômage (-5,1 points) alors même que son taux d’activité croissait de 2,2 points. À taux d’activité inchangé, le taux de chômage allemand serait de … 1,2%. Il reste que les évolutions des taux d’activité résultent aussi de facteurs démographiques structurels si bien que l’hypothèse d’un retour vers les taux de 2007 est arbitraire. Pour les États-Unis, une partie de la baisse du taux d’activité s’explique par l’évolution de la structure de la population. Aussi, le chiffre de sous-emploi peut être considéré comme surévalué.

Concernant la durée du travail, les enseignements semblent bien différents. Il apparaît ainsi que si la durée du travail avait été maintenue dans l’ensemble des pays à son niveau d’avant-crise, le taux de chômage aurait été supérieur de 3,9 points en Allemagne, de 3,4 points en Italie et de 0,8 point en France. En Espagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, le temps de travail n’a que très peu évolué depuis la crise. En contrôlant le temps de travail, le taux de chômage évolue donc comme celui observé dans ces trois pays.

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Il faut rappeler que la baisse de la durée du travail est tendancielle, ce qui se reflète dans les évolutions observées pendant la crise indépendamment des mesures spécifiques prises pour amortir le choc sur l’emploi par des mécanismes comme le chômage partiel ou l’utilisation de comptes épargne temps. Depuis la fin des années 1990, l’ensemble des pays étudiés ont fortement réduit leur temps de travail. En Allemagne, entre 1998 et 2008, cette baisse a été en moyenne de 0,6 % par trimestre. En France, le passage aux 35 heures a entraîné une baisse similaire sur la période. En Italie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, ces ajustements à la baisse de la durée moyenne du travail ont été respectivement de -0,3 %, -0,4 % et -0,3 % par trimestre. Au total, entre 1998 et 2008, la durée du travail a été réduite de 6 % en Allemagne et en France, de 4 % en Italie, de 3 % au Royaume-Uni et aux États-Unis et de 2 % en Espagne, de facto seul pays à avoir intensifié, durant la crise, la baisse du temps de travail entamée à la fin des années 1990.

 




Le travail aux Etats-Unis : plus longtemps, plus péniblement et … le week end !

par Elena Stancanelli, Ecole d’Economie de Paris, CNRS et Chercheure Associée à l’OFCE[1].

Désormais, les Américains travaillent plus longtemps que les Européens. Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli montrent, dans “Long Workweeks at Strange Hours”, que l’allongement de la durée hebdomadaire du travail aux Etats-Unis va de pair avec le fait que les Américains travaillent souvent la nuit et le weekend.

Leurs résultats s’appuient sur l’exploitation d’une base de données originale, celle des emplois du temps d’individus américains et d’un panel d’individus européens, qui mesure de façon précise leur temps de travail (hebdomadaire, week-end, nuit) mais aussi tout un ensemble d’activités (loisirs, soins aux enfants, travaux domestiques, temps de repos, etc.) grâce à un « cahier journalier » [2]. Les individus sont interviewés tout au long d’une journée (24 heures) et par créneaux de dix minutes (144 créneaux de dix minutes sont renseignés pour chaque individu). Ces données sont collectées par les instituts nationaux de statistiques pour des échantillons représentatifs de la population à un rythme annuel aux Etats-Unis mais beaucoup moins fréquemment en Europe. Par exemple, en France, l’enquête Emploi du temps (EDT) n’est collectée par l’INSEE qu’une fois tous les douze ans. [3]

Aux Etats-Unis, plus de 30 % des salariés travaillent plus de 45 heures par semaine, soit beaucoup plus qu’en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). On constate une diminution importante des heures travaillées par personne au cours des deux dernières décennies dans presque tous les pays de l’OCDE. Seuls font exception les Etats-Unis où les heures travaillées n’ont baissé que de 2% de 1979 à 2012 contre, par exemple, une réduction de 18% en France (tableau 2). Il est donc assez peu surprenant qu’une personne sur trois y travaille le week-end contre moins d’une sur cinq en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). Le travail de nuit, défini comme le fait de travailler entre 22h00 et 6h00, est encore moins répandu en France puisqu’il ne concerne que 7 % des travailleurs contre plus de 25 % aux Etats-Unis et entre 10-15 % en Allemagne et aux Pays Bas (tableau 1). De plus, le travail du week-end est le plus souvent effectué par les individus les moins qualifiés, les immigrés et les femmes, c’est-à-dire par ceux dont le pouvoir de négociation est faible (Kostiuk, 1990 ; Shapiro, 1995). Cela confirmerait donc la pénibilité du travail du week-end et son caractère contraint. En revanche, les individus travaillant la nuit présentent des caractéristiques beaucoup plus variées. Les travailleurs les plus éduqués ont cependant tendance à moins travailler la nuit, ce qui, là encore, en suggèrerait la pénibilité.

Enfin, un exercice de simulation montre que même si on suppose que les Etats-Unis sont identiques aux pays européens en termes de caractéristiques démographiques, ainsi qu’en matière de structures d’emploi (secteur d’occupation, type d’emploi, heures travaillées)[4], on ne parvient pas à expliquer pourquoi les Américains travaillent autant et le week-end et la nuit (Hamermesh et Stancanelli, 2014). Comment expliquer cela ? Par le jeu de différences culturelles entre les Etats-Unis et l’Europe ? Par le jeu de différences institutionnelles ? Par une interaction complexe entre culture et institutions ? Vaste débat, encore non tranché.

Quoiqu’il en soit, l’un des résultats importants de l’étude est le caractère socialement non désirable du travail du week-end, en raison des nuisances qu’il peut occasionner dans les échanges familiaux (Jenkins et Osberg, 2005) et la vie sociale (Boulin et Lesnard, 2014). De quoi faire réfléchir nos parlementaires dans le cadre du vote de la loi Macron ?

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Bibliographie

Jean-Yves Boulinet Laurent Lesnard, 2014, The social costs of Sunday work, mimeo.

Jonathan Gershuny et Kimberly Fisher, 2014, “Multinational Time Use Study,” in Alex Michalos, ed., Encyclopedia of Quality of Life and Well-Being Research. New York: Springer Science.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, “Long Workweeks and Strange Hours”, Industrial and Labor Relations Review, à paraître.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, Long Workweeks and Strange Hours, NBER Working Paper No. 2044, et Document de Travail OFCE, No.27, December 2014 et VOX CEPR’s Policy Portal.

Kostiuk, Peter, 1990, “Compensating Differentials for Shift Work”, Journal of Political Economy 98(3): 1054-75.

Jenkins, Stephen, et Lars Osberg, 2005, “Nobody to Play With? The Implications of Leisure Coordination”, In Daniel Hamermesh et Gerard Pfann (Eds.), The Economics of Time Use, pp. 113-45. Amsterdam: Elsevier.

Shapiro, Matthew, 1995, Capital Utilization and the Premium for Work at Night. Unpublished paper, University of Michigan.

 


[1] L’auteur tient à remercier Sandrine Levasseur, rédactrice en chef du Blog de l’OFCE, pour ses commentaires très constructifs et ses précieuses suggestions.

[2] Les auteurs utilisent la version harmonisée des données, mise à disposition par un groupe de chercheurs de l’Université de Oxford (voir Gershuny et Fisher, 2014).

[3] Ces données reposent sur la moyenne des années 2010 pour les Etats-Unis et sur différentes années au début des années 2000 pour les pays européens, dont 1998-99 pour la France. Pour ce pays, nous avons décidé d’utiliser l’EDT 1998-99 car l’EDT plus récente, celle de 2009-10, tombe en pleine crise économique, ce qui risque d’avoir affecté les rythmes de travail. De plus, les enseignants y ont été visiblement sur-échantillonnés, ce qui fausserait ultérieurement toute comparaison internationale – les poids ne corrigeant pas parfaitement cette distorsion. Il semble peu probable que la différence entre les Etats-Unis et les pays européens se soit resserrée dans les années plus récentes.

[4] Pour les Etats-Unis, on inclut aussi dans les régressions des effets fixes pour les différents Etats, afin de capturer les différences institutionnelles d’un Etat à l’autre.




Quelle politique de l’emploi dans la crise ?

par Marion Cochard

(Point de vue paru sur le site lemonde.fr, ici)

Après une accalmie d’une année seulement, les chiffres du chômage sont repartis à la hausse depuis avril 2011. On voit se remettre en place l’enchaînement récessif de 2008 : gel des embauches, non-reconduction des contrats d’intérim et des CDD, puis licenciements économiques en fin d’année. En cause bien sûr, le retournement conjoncturel en cours, qui intervient alors que les marges des entreprises françaises sont encore dégradées par le choc de 2008-2009, et particulièrement dans l’industrie. Les entreprises fragilisées n’ont plus aujourd’hui la capacité d’amortir cette rechute comme elles l’avaient fait il y a 4 ans. L’économie française devrait retomber en récession dès le quatrième trimestre 2011, et nous prévoyons une chute de l’activité de 0,2% en 2012. Quand on sait qu’une croissance annuelle de 1,1% est nécessaire pour commencer à créer des emplois, la reprise des destructions d’emplois paraît inévitable. Si l’on ajoute à ce sombre constat une population active toujours dynamique, le nombre de chômeurs franchirait la barre des 3 millions d’ici la fin de l’année.

A l’aube d’un sommet social sous tension, quelles sont donc les options qui permettraient d’amortir l’impact de crise sur le marché du travail ? Dans l’urgence de la crise, le gouvernement dispose de deux principaux leviers très réactifs et peu coûteux : le chômage partiel et les emplois aidés dans le secteur non marchand.

Le chômage partiel, d’abord, permet d’amortir les difficultés conjoncturelles rencontrées par les entreprises et de conserver les compétences au sein de l’entreprise. Il existe des marges importantes pour élargir le dispositif. A titre de comparaison, la durée maximale d’indemnisation au titre du chômage partiel a été portée à 24 mois en 2009 en Allemagne, contre 12 mois en France. En outre, la prise en charge de l’Etat, nettement supérieure en Allemagne, explique en partie le large usage qui y en a été fait : le chômage partiel y a touché 1,5 millions de personnes au pire de la crise, contre 266 000 en France. Une telle orientation pèserait par ailleurs très peu sur les finances publiques, car aux 610 millions d’euros déboursés par l’Etats au titre du chômage partiel en 2009, on peut opposer les indemnités chômage économisées, et la préservation du capital humain.

Mais le chômage partiel profite avant tout aux emplois industriels stables. Or, les premières victimes de la crise sont précisément les emplois précaires et les jeunes. C’est à ces catégories de population que s’adressent les emplois aidés. Là aussi, le gouvernement dispose de marges de manœuvre puisque depuis fin 2010, 70 000 contrats aidés non-marchands ont été détruits –et 300 000 depuis le début des années 2000- et que le dispositif n’est pas très coûteux. La création de 200 000 emplois aidés coûterait ainsi 1 milliard d’euros à l’Etat, à comparer au manque à gagner de 4,5 milliards lié à la défiscalisation des heures supplémentaires, en contradiction avec la logique du chômage partiel. Ciblés sur les catégories de chômeurs les plus éloignées de l’emploi – chômeurs de longue durée, peu qualifiés… – ces dispositifs permettraient de réduire le risque d’éloignement du marché du travail.

Pour autant, si ces outils doivent être mobilisés dans l’immédiat, ils n’en demeurent pas moins des dispositifs de court terme. Le chômage partiel reste circonscrit aux secteurs industriels à 80%, et pour des recours de courte durée. Si la situation économique demeure dégradée, on sait que le dispositif ne fait que retarder les licenciements. De même, les emplois aidés n’ont pas vocation à être pérennisés. Ce sont des emplois faiblement rémunérés, à temps partiel, qui visent la réinsertion sur le marché du travail mais ne doivent pas constituer une perspective durable.

L’enjeu majeur est donc celui du diagnostic de la situation économique actuelle. En concentrant les négociations sur la question du chômage partiel et de l’emploi aidé, le gouvernement semble faire le pari d’une reprise rapide. Pourtant, c’est bien la conjonction des plans de rigueur à l’échelle européenne qui pèsera sur la croissance dans les années à venir. Et cette politique de réduction des déficits publics, qui coûtera 1,4 point de croissance à la France en 2012, devrait perdurer au moins en 2013. Difficile, dans ces conditions, d’espérer sortir assez rapidement de l’enlisement pour éviter la catastrophe sociale qui s’annonce. A moins d’envisager une nouvelle baisse pérenne du temps de travail et des créations d’emplois publics, la meilleure politique de l’emploi reste l’activité. C’est donc avant tout la question de la gouvernance macro-économique qui se pose aujourd’hui, en France comme dans l’ensemble de la zone euro.