Où en est vraiment la transition écologique en France ?

par Eloi Laurent

Le Grand débat national s’est achevé le 8 avril dernier sur un bien maigre programme d’action pour la transition écologique : dans son discours de « restitution », le Premier ministre en est resté au stade du constat, en reconnaissant « l’exigence de l’urgence climatique ». C’est le 25 avril que le Président de la République annonce une méthode originale pour enfin avancer sur ce chantier crucial : la convention citoyenne.

Il est capital pour le succès de cette entreprise que les 150 citoyennes et citoyens tirés au sort dans les semaines qui viennent pour soumettre au Parlement et au Gouvernement des propositions concrètes de politique publique soient correctement informés sur l’état réel de la transition écologique en France. De ce point de vue, cela commence mal.

Lors de la séance des questions au gouvernement du 22 mai, le Premier ministre fait la réponse suivante à un député de son parti qui l’interroge sur les ambitions écologiques de l’exécutif :

La vérité… c’est que cette transition écologique, dont nous connaissons l’urgence et à laquelle nous avons, par des textes et par des objectifs, rappelé que nous étions attachés, nous y sommes engagés. Ainsi, selon l’université de Yale, qui porte un regard indépendant et totalement déconnecté de la politique nationale ou européenne, la France est, à l’échelle internationale, le deuxième pays en termes d’efficacité des politiques publiques menées pour accompagner la transition écologique.

Le Premier ministre fait ici référence au classement, assurément flatteur, de la France dans l’édition 2018 de l’Environmental Performance Index (EPI) publié conjointement par deux équipes de chercheurs de Yale et de Columbia. Mais la mobilisation de cette performance pose au moins trois problèmes.

Le premier est que cet indicateur ne mesure pas « l’efficacité des politiques publiques pour accompagner la transition écologique ». Il évalue, à travers un système de pondérations d’indices, la synthèse de deux dimensions : la « vitalité des écosystèmes » et la « santé environnementale ». Sur les 24 indicateurs utilisés, seuls trois reflètent partiellement une politique publique (en l’occurrence de protection de la biodiversité). Rien n’est dit par exemple du poids de la fiscalité environnementale, des dépenses publiques pour la protection de l’environnement, de l’importance des éco-activités, etc.

Plus fondamentalement encore, comme il est clairement indiqué dans les annexes techniques de l’indicateur 2018, les données les plus récentes incorporées datent de 2017, souvent de 2016, soit avant que les mesures de transition prises par le gouvernement actuel n’aient pu produire leurs effets.

L’examen de la « performance environnementale » de la France révèle en outre des bizarreries méthodologiques qui laissent sceptique sur la valeur d’ensemble de l’EPI. Le très bon score français s’explique notamment par le fait que le pays est classé deuxième en matière de « vitalité des écosystèmes », dimension qui compte pour 60% dans le score total (elle n’est que 11e en matière de « santé environnementale »[1]). Au sein de cette dimension, la France arrive deuxième en matière de « pollution de l’air », mesurée par les niveaux de SO2 (Dioxyde de souffre) et de NOx (Oxydes d’azote). Mais la France est classée 13e selon l’indicateur « qualité de l’air » qui prend en compte la pollution aux particules fines PM 2,5, particulièrement préoccupante dans les villes françaises (la France se classe en la matière autour du rang 90). La différence entre la « qualité de l’air » et la « pollution de l’air » tiendrait à la nature des polluants mesurés…

Comme expliqué récemment dans un Policy Brief de l’OFCE, la seule évaluation chiffrée existante de la stratégie écologique du gouvernement actuel, limitée à la transition énergétique-climatique (portée par la « Stratégie nationale bas carbone » et la « Programmation pluriannuelle de l’énergie »), montre que celle-ci est mal orientée : sur les neuf indicateurs principaux retenus pour le suivi de la transition énergétique par les pouvoirs publics, un seul est en 2017 conforme aux objectifs annoncés (avec des écarts pouvant atteindre plus de 20 %, comme dans le cas des émissions de gaz à effet de serre liées au secteur du bâtiment). Si l’on adopte une perspective plus large en prenant en compte les 28 indicateurs dont les données sont disponibles pour 2017 sur le site de l’Observatoire Climat-Énergie, on parvient à 70 % d’indicateurs mal orientés.

Cette contre-performance, en toute logique, ne peut être exclusivement imputée au gouvernement actuel. Mais il est indispensable de commencer le long travail de la transition écologique française, aujourd’hui littéralement enlisée dans bien des domaines clés (pollutions de l’air, nouveaux indicateurs de bien-être, déploiement des énergies renouvelables, fiscalité écologique, etc.), par un examen attentif et lucide de la réalité, qui révèle l’ampleur du chemin à parcourir.

 

[1] Le cas de la Suisse, classée première de l’EPI 2018, laisse apparaître un écart encore plus grand entre sa première place en matière de vitalité des écosystèmes et son dix-huitième rang en matière de santé environnementale. Pour une décomposition du score global des pays les mieux classés selon ces deux dimensions, voir ici 




Justice climatique et transition sociale-écologique

par Éloi Laurent

Il y a quelque chose de profondément rassurant à voir l’ampleur grandissante des marches pour le climat dans plusieurs pays du globe. Une partie de la jeunesse prend conscience de l’injustice qu’elle subira de plein fouet du fait de choix sur lesquels elle n’a pas (encore) de prise. Mais la reconnaissance de cette inégalité intergénérationnelle se heurte au mur de l’inégalité intra-générationnelle : la mise en œuvre d’une véritable transition écologique ne pourra pas faire l’économie de la question sociale ici et maintenant et notamment de l’impératif de réduction des inégalités. Autrement dit, la transition écologique sera sociale-écologique ou ne sera pas. C’est le cas en France, où la stratégie écologique nationale, à 90% inefficace aujourd’hui, doit être revue de fond en comble, comme proposé dans le nouveau Policy Brief de l’OFCE (n° 52, 21 février 2019).

C’est aussi le cas aux États-Unis où une nouvelle génération rouge-verte de responsables engage un des combats politiques les plus décisifs de l’histoire du pays contre l’obscurantisme écologique d’un Président qui est à lui seul une catastrophe naturelle. Dans un texte concis, remarquable de précision, de clarté analytique et de lucidité politique, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez vient ainsi de proposer à ses concitoyen(ne)s une « Nouvelle donne écologique » (« Green New Deal »).

Le terme peut paraître mal choisi : le « New Deal » porté par Franklin Delano Roosevelt à partir de 1933 visait à relancer une économie dévastée par la Grande Dépression. Or l’économie américaine n’est-elle pas florissante ? Si on se fie aux indicateurs économiques du XXe siècle (taux de croissance, finance, profit), sans doute. Mais si on traverse ces apparences, on discerne la récession du bien-être qui mine le pays depuis trente ans et qui ne fera que s’aggraver avec les crises écologiques (l’espérance de vie recule désormais structurellement aux États-Unis). D’où le premier levier de la transition écologique : sortir de la croissance pour compter ce qui compte vraiment et améliorer le bien-être humain aujourd’hui et demain.

Deuxième levier : articuler réalités sociales et défis écologiques. La « Nouvelle donne écologique » identifie comme cause fondamentale du mal-être américain les « inégalités systémiques », sociales et écologiques. Réciproquement, elle entend mettre en œuvre une « transition juste et équitable » en priorité au bénéfice des « communautés exposées et vulnérables » (« frontline and vulnerable communities »), que l’on pourrait nommer les « sentinelles écologiques » (enfants, personnes âgées isolées, précaires énergétiques, etc.). Ce sont celles et ceux qui préfigurent notre devenir commun si nous laissons les crises écologiques dont nous sommes responsables se dégrader encore. C’est cette articulation sociale-écologique que l’on retrouve au cœur de la proposition de plusieurs milliers d’économistes d’instaurer des « dividendes carbone » (une idée initialement proposée par James Boyce, un des meilleurs spécialistes au monde de l’économie politique de l’environnement).

Troisième levier, justement : intéresser les citoyen(ne)s au lieu de les terroriser. Le Rapport détaillé publié par le think tank Data for Progress est redoutablement efficace à cet égard dans la séquence argumentaire qu’il déploie : la nouvelle donne écologique est nécessaire pour la préservation du bien-être humain, elle créera des emplois, elle est souhaitée par la communauté des citoyens, elle réduira les inégalités sociales et le pays a parfaitement les moyens financiers de la mettre en œuvre. Concret, cohérent, convaincant.

L’Europe et la France avaient en 1933 un demi-siècle d’avance sur les États-Unis en matière de « nouvelle donne ». C’est en Europe et en France qu’ont été inventées, développées et défendues les institutions de la justice sociale. C’est aux États-Unis que s’invente aujourd’hui la transition sociale-écologique. N’attendons pas trop longtemps pour nous en emparer.