Au royaume des aveugles, les Irlandais sont-ils les rois ?

par Christophe Blot

Le 15 décembre 2013, l’Irlande est sortie du plan d’aide de 85 milliards d’euros accordé en novembre 2010 par le FMI et l’Union européenne. Cette annonce a deux conséquences directes. D’une part, le gouvernement irlandais, ne recevant plus de financement de ces deux institutions, devra couvrir l’intégralité de ses besoins de financement sur les marchés financiers. La baisse significative des taux d’intérêt souverains, en particulier au regard des taux en vigueur sur les dettes portugaises, espagnoles ou italiennes (graphique 1), montre que cette sortie du plan de sauvetage se fera sans surcoût. En effet, le taux de marché est aujourd’hui équivalent à celui payé par le gouvernement en contrepartie des 85 milliards d’euros d’aide reçue. Le gouvernement irlandais n’avait d’ailleurs pas attendu la fin de l’aide internationale pour réaliser, avec succès, des émissions obligataires. D’autre part, le gouvernement sort de la tutelle de la troïka (UE, BCE et FMI) et retrouve ainsi des marges de manœuvre en matière budgétaire. Toutes les contraintes ne seront pas levées pour autant puisque l’Irlande est toujours tenue de respecter les règles budgétaires en vigueur dans l’Union européenne. La dette publique, qui dépasse 120% du PIB, devra être ramenée à 60% en 20 ans et le déficit budgétaire réduit à 3% d’ici 2015. L’austérité devra donc se poursuivre en 2014, 2015 et sans doute bien au-delà.

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Dans ces conditions, l’annonce sera finalement assez neutre du point de vue économique et social. Il reste que certains pourraient être tentés de voir dans l’exemple irlandais que le plan d’aide et surtout la cure d’austérité qui l’a accompagné peuvent être couronnés de succès. L’austérité aurait donc porté ses fruits chez l’ancien « tigre celtique », ce qui doit encourager la Grèce et le Portugal à poursuivre leurs efforts. Qu’en est-il réellement ? Il faut d’emblée souligner le caractère fallacieux de l’argument qui s’appuie uniquement sur un critère de performance économique indéniablement meilleure pour l’Irlande. Le taux de chômage, en baisse de 2 points depuis 2012, s’élève aujourd’hui à 12,9% contre 15,6% au Portugal et plus de 25% en Grèce ou en Espagne. Depuis la fin de l’année 2010, le PIB irlandais a progressé de 2,3% alors qu’il a reculé de 5,6% au Portugal et de 3% en Espagne.

L’efficacité d’une stratégie de politique économique peut être évaluée de deux manières, soit en la comparant à une stratégie alternative d’absence d’austérité ou de moindre austérité, soit en tentant d’évaluer les effets de cette politique « toutes choses égales par ailleurs », soit ici à politique monétaire inchangée, à niveau de compétitivité donnée, … L’économiste recourt alors généralement à une analyse économétrique. Une telle évaluation va bien au-delà de l’objectif que l’on peut attribuer à ce billet mais il n’en demeure pas moins que l’on peut tenter de préciser quelques éléments.

Sur le plan empirique, les analyses récentes montrent que l’effet de l’austérité sur l’activité économique est indubitablement négatif. Le multiplicateur, mesurant l’impact sur l’activité d’un point d’effort budgétaire[1], est surtout plus fort lorsque le niveau de chômage est élevé[2], lorsque la politique monétaire est contrainte par le niveau plancher au-delà duquel elle ne peut plus baisser les taux d’intérêt de court terme, et lorsque le système financier se trouve en situation de crise. Le niveau du chômage, la crise financière qui a secoué l’Irlande après l’éclatement de la bulle immobilière et les imperfections de la transmission de la politique monétaire unique sur les taux d’intérêt des pays de la zone euro en crise sont autant de facteurs qui semblent indiquer que l’effet multiplicateur des restrictions budgétaires mises en œuvre par le gouvernement irlandais est certainement élevé. S’il n’existe pas d’évaluation économétrique de l’austérité irlandaise, le graphique 2 montre qu’il y a bien une corrélation entre l’impulsion budgétaire cumulée de l’Irlande entre 2008 et 2013 et l’écart de production. Ce dernier, qui mesure la distance entre le niveau observé du PIB et son potentiel est estimé à plus de 9 points par l’OCDE pour l’année 2013. Si la politique budgétaire ne peut être tenue seule responsable de cette situation, l’austérité aura contribué à creuser cet écart de production depuis 2011. Comparativement à la Grèce, au Portugal ou à l’Espagne, il se pourrait que les conséquences soient moins fortes en Irlande. La meilleure position de l’économie irlandaise en termes de compétitivité, en particulier de compétitivité hors-prix, la fiscalité avantageuse pour les entreprises multinationales ou la moindre exposition relative de l’Irlande aux autres pays de la zone euro peuvent contribuer à expliquer cette situation. La crédibilité du gouvernement irlandais aux yeux des marchés a par ailleurs sans doute été plus forte comme en témoigne la moindre envolée des taux. D’une part, le déficit budgétaire irlandais résulte plus de la crise bancaire et immobilière, qui a provoqué une forte récession, que de l’inefficacité du système fiscal ou d’une mauvaise gestion des dépenses publiques. L’Irlande dégageait d’ailleurs des excédents budgétaires avant la crise. D’autre part, l’Irlande a déjà fait l’expérience d’un épisode de consolidation budgétaire au cours des années 1980, ce qui a pu convaincre les marchés de la crédibilité du gouvernement à stabiliser ses finances publiques. Pour autant ces arguments n’indiquent pas que l’épisode de consolidation aurait eu un effet positif ou même nul. De fait, l’Irlande a bien connu une nouvelle récession en fin d’année 2012.

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Par ailleurs, l’analyse, réalisée dans le second rapport iAGS (independant Annual Growth Survey), en variante d’une stratégie alternative d’austérité budgétaire, montre que l’Irlande gagnerait (ou aurait gagné) en moyenne 1,2 point de croissance par an entre 2011 et 2015 si le gouvernement avait choisi d’étaler l’austérité dès 2011, c’est-à-dire de limiter les impulsions budgétaires à 0,5 % du PIB. Dans ces conditions, l’Irlande aurait évité une deuxième récession. Il est donc indéniable que la stratégie d’austérité budgétaire, telle qu’elle a été mise en œuvre en Irlande, a été coûteuse en termes de croissance. Il faut toutefois souligner que dans un scénario alternatif d’étalement de l’austérité dès 2011, la dette publique n’aurait pas atteint le seuil de 60% en 2032, date à laquelle les dettes publiques devraient converger puisque les règles budgétaires soulignent la nécessité de converger vers ce seuil de 60 % du PIB au rythme de 1/20e par an. Il y a donc bien un arbitrage entre les objectifs de consolidation et l’objectif de croissance et de plein-emploi.

Certes, l’Irlande s’en sort mieux que d’autres pays de la zone euro. Mais, il faudrait sans doute être aveugle pour considérer que la sortie du plan d’aide témoigne du succès de la politique d’austérité budgétaire. Les perspectives de croissance sont plus favorables en Irlande qu’elles ne le sont au Portugal, en Grèce ou même en Espagne et en Italie (voir ici les prévisions de l’OFCE pour la zone euro). Pour autant, cet argument ne doit pas faire oublier que le PIB par tête de l’Irlande est aujourd’hui inférieur de 12 % à ce qu’il était avant la crise. Le taux de chômage dépasse 12 % et les inégalités se creusent.

 


[1] Voir Heyer (ici) pour une synthèse de cette littérature.

[2] Un niveau élevé de chômage accroît les contraintes de liquidité des ménages.




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Amis des acronymes, voici venu l’OMT

par Jérôme Creel et Xavier Timbeau

Il y avait eu OMD, et son Orchestral Manœuvre in the Dark, nous voici maintenant avec Orchestral Manœuvre in the [liquidity] Trap, ou, plus précisément « Outright Monetary Transactions » ce qui, sans conteste, est plus clair. L’OMT est un dispositif potentiellement efficace qui donne à la BCE le moyen d’intervenir massivement sur la crise des dettes dans la zone euro pour limiter les écarts de taux d’intérêt sur les obligations publiques dans la zone euro. La possibilité d’une sortie de la zone euro d’un pays qui serait en opposition avec ses pairs est toujours possible, mais dans le cas où la volonté de préserver l’euro est partagée, la BCE peut intervenir et jouer un rôle comparable aux banques centrales des autres grands Etats. Beaucoup d’espoirs sont donc autorisés par cette porte ouverte vers une sortie de la crise des dettes souveraines en zone euro. Pour autant, certains éléments, comme la conditionnalité, pourraient vite poser problème.

OMT est tout simplement un programme de rachat de titres publics par la Banque centrale européenne, comme le SMP 1.0 (Securities Markets Programme) qu’il remplace, mais limité aux Etats qui seront sous programme du FESF/MES (Fonds européen de stabilité financière/Mécanisme européen de stabilité), bénéficiant donc d’une aide conditionnelle européenne. Ainsi, pour que la BCE intervienne, le pays concerné devra, d’une part, négocier un plan d’ajustement macroéconomique avec la Commission européenne et le Conseil Européen et l’appliquer. La BCE, potentiellement des membres du Parlement européen, ou le FMI peuvent être de la partie (ces institutions – Commission, BCE et FMI – forment la Troïka des hommes en noir, célèbres et redoutés en Grèce). D’autre part, et surtout, ledit pays sera sous surveillance de la Troïka par la suite.

Aussi, si l’Italie et l’Espagne veulent bénéficier du rachat de leurs titres publics par la BCE, leurs gouvernements devront se soumettre à un plan d’ajustement du FESF ou du MES. Ceci n’impliquera pas nécessairement que le plan imposé sera plus drastique en termes d’austérité que celui que ces gouvernements avaient d’ores et déjà imaginé ou instauré (la pensée unique en matière de gestion des finances publiques est très contagieuse en Europe), mais obligera l’Italie et l’Espagne à se soumettre ex ante à un droit de regard extérieur sur le plan d’ajustement élaboré et ex post au contrôle de la Commission et du Conseil. Si les pays sous surveillance venaient à dévier ex post de l’application du plan d’ajustement, ils pourraient se soustraire au programme, certes, mais leurs obligations souveraines ne seraient plus absorbées dans le programme OMT. Ils perdraient le soutien de leurs pairs et devraient affronter les marchés financiers dans des conditions incertaines. Ce serait probablement le premier pas vers un défaut ou une sortie de l’euro.

Par ailleurs, la BCE ne s’est pas engagée à absorber toutes les obligations émises et dispose donc d’une réelle capacité de menace : si le pays fronde, il peut être obligé de faire face à des taux plus élevés. L’OMT introduit donc une carotte (faire baisser les taux) et un bâton (les laisser monter, vendre les obligations détenues en portefeuille par la BCE et donc pousser les taux à la hausse), et ce à chaque nouvelle émission. L’OMT s’apparente donc à une mise sous contrôle direct (la conditionnalité), avec sanction progressive et menace ultime (la sortie du programme).

La BCE indique que ses interventions couvriront principalement des titres à moyen terme (maturité entre 1 et 3 ans), sans pour autant exclure des maturités plus longues, et sans limite quantitative. Notons que les émissions de court/moyen terme représentent habituellement une proportion faible des émissions totales, qui se font plutôt à 10 ans. Cependant, en cas de crise, l’intervention sur des maturités courtes constitue une bouffée d’oxygène, d’autant que les titres à 10 ans arrivant à échéance peuvent être refinancés par des titres à 3 ans. Cela donne des moyens de pression supplémentaires à la Troïka en termes de conditionnalité : l’engagement de l’OMT sur les titres n’est que de 3 ans et doit être éventuellement renouvelé au bout de 3 ans. Le soulagement financier pour les pays sous programme peut être appréciable à court terme. A titre d’exemple, l’Espagne, qui n’a pas encore franchi ce pas, aura émis en 2012 autour de 180 milliards d’euros de dette. Si l’OMT lui avait permis de réduire tout au long de l’année 2012 les taux souverains auxquels elle emprunte, le gain aurait été entre 7 et 9 milliards pour l’année 2012 (et aurait pu se répéter en 2013 et 2014 au moins). Ceci parce qu’au lieu d’emprunter à 10 ans au taux de 7%, l’Espagne aurait pu bénéficier des 2% auxquels la France emprunte à 10 ans ou, au lieu de 4,3% à 3 ans, l’Espagne aurait emprunté à 0,3% (le taux souverain de la France à 3 ans). C’est le gain maximal que l’on peut espérer de ce programme, mais il est conséquent : c’est approximativement l’équivalent de l’impact budgétaire de la récente hausse de TVA en Espagne (soit un peu moins d’un point de PIB espagnol). Cela ne changerait pas définitivement la situation budgétaire de l’Espagne mais cela mettrait fin à une absurdité complète qui conduit les Espagnols à devoir payer beaucoup plus cher leur dette pour compenser leurs créanciers d’un défaut qu’ils s’échinent à ne pas déclencher.

On peut même espérer (ce qui apparaît dans la détente des taux souverains espagnols de presqu’un point qui a suivi  l’annonce de la BCE jeudi 6 septembre 2012, ou de celle de presque un demi point pour les taux italiens) que l’existence du dispositif, même si l’Espagne ou l’Italie n’y recourent pas (et ne se soumettent donc pas au contrôle) suffira à rassurer les marchés, à les convaincre qu’il n’y aura ni défaut ni sortie de l’euro et que rien ne justifie donc une prime de risque.

La BCE a annoncé qu’elle allait mettre fin à son statut de créancier privilégié sur les titres publics. Cette disposition, censée réduire le risque pesant sur la BCE, conduisait à dégrader la qualité des titres détenus en dehors de la BCE et donc à réduire l’impact des interventions de la BCE sur les taux. En acquérant une obligation publique, la BCE reportait le risque sur les obligations détenues par le secteur privé, puisqu’en cas de défaut, elle était un créancier prioritaire passant avant les détenteurs privés d’obligations du même type.

La BCE précise que ses opérations dans le cadre de l’OMT seront intégralement stérilisées (l’impact sur la liquidité en circulation sera neutre), ce qui impliquerait, si cela était pris au mot, que d’autres types d’opérations (achats de titres privés, crédits aux banques) en soient réduits d’autant. Qu’en sera-t-il ? L’exemple du SMP 1.0 peut être mobilisé à ce sujet. Le SMP 1.0 était en effet lui aussi assorti d’une stérilisation. Cette stérilisation passait par des dépôts à court terme (1 semaine, au passif de la BCE), alloués pour un montant égal aux sommes engagées dans le SMP (209 milliards d’euros à ce jour, à l’actif de la BCE). Chaque semaine, la BCE collecte donc des dépôts à terme fixe mais court pour 209 milliards d’euros. Il s’agit donc d’une partie des dépôts des banques que la BCE affecte à l’instrument de stérilisation, sans que pour autant il y ait stérilisation  stricto sensu (parce que cela n’empêche ni la hausse de la taille du bilan de la BCE ni ne réduit en soi la liquidité potentielle en circulation). La mention de la stérilisation dans l’OMT apparaît comme un effort de présentation pour tenter de convaincre certains Etats, tels l’Allemagne, que la politique monétaire ne sera pas inflationniste, et donc contraire au mandat que le Traité d’Union européenne lui a imposé. Actuellement, et parce que la crise reste entière, les banques privées ont des dépôts importants auprès de la BCE (par peur de confier ces dépôts à d’autres institutions financières), ce qui lui confère une marge de manœuvre appréciable pour éviter que la stérilisation annoncée modifie la liquidité en circulation (il y a un peu plus de 300 milliards d’euros de dépôts auprès de la BCE qui ne sont pas mobilisés pour la stérilisation). Ensuite, la BCE peut probablement utiliser les comptes courants (en les bloquant pour une semaine), ce qui ne pose pas de difficulté puisque la BCE prête aux banques à guichet ouvert par le LTRO, sa politique de refinancement des banques à long terme. Au pire, la BCE perdrait de l’argent dans l’opération de stérilisation en cas d’écart de rémunération entre les dépôts à terme et les prêts consentis aux banques. La stérilisation pourrait donc conduire à cette comptabilité absurde, mais n’avoir, dans une situation de crise monétaire et financière aucune incidence sur la liquidité. En revanche, si la situation se normalise, la contrainte de stérilisation pèsera plus lourdement. Nous n’en sommes pas encore là mais quand nous y serons, la BCE devra limiter les crédits à l’économie ou accepter une hausse de la liquidité si l’OMT continue d’être mis en œuvre pour certains Etats membres de la zone euro.

Le marché qui est maintenant sur la table place aujourd’hui les pays de la zone euro dans un dilemme redoutable. D’un côté, l’acceptation du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG) conditionne l’éligibilité au FESF et au MES[1] et elle conditionne donc désormais l’éligibilité au programme OMT. Refuser de signer le traité budgétaire, c’est refuser par avance l’intervention potentielle de la BCE et donc accepter que la crise se prolonge jusqu’à l’éclatement de la zone euro ou jusqu’à un défaut dévastateur sur une dette souveraine. D’un autre côté, signer le traité, c’est accepter le principe d’une stratégie budgétaire restrictive sans discernement (la règle de réduction de la dette publique inscrite dans le TSCG sera dévastatrice) qui va enclencher en zone euro une récession en 2012 et peut-être en 2013.

Signer le traité, c’est aussi relâcher la pression des marchés, mais pour s’en remettre uniquement à la Troïka et à la conviction infondée que les multiplicateurs budgétaires sont faibles, que les ménages européens sont ricardiens ou que la dette publique pèse toujours sur la croissance. Or, abaisser les taux d’intérêt souverains, et en particulier ceux de l’Italie ou de l’Espagne, procure une relative bulle d’oxygène. Mais le gain principal à abaisser ces taux consisterait à étaler la consolidation budgétaire sur une période de temps plus grande. Les taux d’intérêt donnent une valeur au temps et les baisser, c’est se donner plus de temps. Les dettes contractées à des taux réels négatifs ne sont pas des dettes ordinaires et ne sont pas les fardeaux que sont des dettes émises à des taux prohibitifs.

Trouver une nouvelle marge de manœuvre (l’OMT) pour se lier immédiatement les mains (le TSCG et l’aveuglement de la Troïka sur la stratégie budgétaire) serait un gâchis formidable. Seul un revirement dans la stratégie budgétaire permettrait d’exploiter la porte ouverte par la BCE. Bref, sauver l’euro ne servira à rien si on ne sauve pas d’abord l’Union européenne des conséquences sociales désastreuses de l’aveuglement budgétaire.


[1] Le paragraphe 5 du préambule au traité instituant le Mécanisme européen de stabilité précise : « Le présent traité et le TSCG sont complémentaires dans la promotion de la responsabilité budgétaire et de la solidarité au sein de l’Union économique et monétaire. Il est reconnu et convenu que l’octroi d’une assistance financière dans le cadre des nouveaux programmes en vertu du MES sera conditionné, à partir du 1er mars 2013, par la ratification du TSCG par l’État membre concerné et, à l’expiration de la période de transition visée à l’article 3, paragraphe 2, du TSCG, par le respect des exigences dudit article. »