La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty propose une analyse critique de la dynamique de l’accumulation du capital. Le livre est au niveau, très élevé, de son ambition : il traite d’un sujet essentiel, il s’appuie sur un très gros travail statistique qui apporte un éclairage nouveau sur la dynamique de la répartition, et avance des propositions de politiques publiques. Thomas Piketty combine ainsi l’approche des grands auteurs classiques (Smith, Ricardo, Marx, Walras) avec un travail empirique impressionnant qui n’était pas accessible à ses prédécesseurs illustres.

Thomas Piketty montre les mécanismes poussant à la convergence ou à la divergence dans la répartition des richesses et insiste sur une force de divergence qui est généralement sous-estimée : si le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g), ce qui a pratiquement toujours été le cas dans l’histoire, alors il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir ».

Le livre cherche ainsi des fondements macroéconomiques (r>g) aux inégalités alors que les explications habituelles sont d’ordre micro-économique. Dans un Document de travail de l’OFCE n°2014-06, nous soulignons que cette macro-fondation des inégalités n’est pas convaincante et que l’on peut interpréter les faits décrits selon une causalité différente où les inégalités découlent du fonctionnement (imparfait) des marchés, des rentes de rareté et de l’établissement des droits de propriété. Ce n’est pas r>g  qui a transformé les entrepreneurs en rentiers, mais la mise en place de mécanismes permettant l’extraction d’une rente perpétuelle qui explique la constance historique r>g.

Cette interprétation différente des mêmes phénomènes a des conséquences en termes de politique publique. L’imposition ex post du capital, si nécessaire, ne peut être qu’un choix de second rang : il faut d’abord lever les contraintes de rareté et se préoccuper de la définition des droits de propriété ainsi que des droits des propriétaires et des non-propriétaires. Les propriétaires immobiliers sont-ils libres de fixer un loyer à leur convenance ? Peuvent-ils limiter la construction autour de leur propriété ? Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils protégés par le droit du travail ? Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les décisions managériales à l’intérieur des entreprises ? Ce sont, il nous semble, les réponses apportées à ces questions qui déterminent le rapport entre croissance économique et rendement du capital, ainsi que le poids du capital dans l’économie. L’objectif est d’éviter que les détenteurs de capitaux exploitent un rapport de force en leur faveur. En cela, bien qu’il ait changé de support, le capital au XXIe siècle pourrait ressembler à celui de la fin du XIXe siècle. Contre cela il faudra plus qu’un impôt sur le capital.

Pour en savoir plus : « La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités », Document de travail de l’OFCE, n°2014-06.




L’obligation de résultat du pacte de responsabilité

Par Xavier Timbeau, @XTimbeau, OFCE

Ce texte a été publié dans la rubrique “Rebonds” de Libération du 28 février 2014.

Politique d’offre ou de demande ? Ce débat nous renvoie des décennies en arrière lorsque les tenants de la politique de l’offre, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, voulaient mettre au placard les pratiques keynésiennes. A propos du pacte de responsabilité, le débat est sans objet. Le diagnostic est bien que les entreprises souffrent d’un taux de marge si faible qu’il en compromet leur survie. Que les pertes depuis les années 2000 de parts de marché ne peuvent pas s’expliquer par le seul passage à une société post-industrielle. Vouloir par n’importe quel moyen rehausser les marges des entreprises est donc une priorité. Mais la restauration des marges des entreprises ne sera pas la condition suffisante pour qu’elles se remettent sur une trajectoire de productivité croissante, garantissant leur compétitivité dans le moyen terme. Se remettre sur cette trajectoire passe par de nombreuses réformes allant d’un meilleur système éducatif à une fiscalité stable et la plus neutre possible en passant sur le jeu des effets d’agglomération et de spécialisation. Coordonner les projets de chacun autour d’une stratégie globale, réalisant la transition énergétique est aussi un instrument puissant. Mais sur tout cela, le pacte de responsabilité restera silencieux.

Pour être clair, le pacte de responsabilité vise une amélioration de la situation des entreprises, qui permet de compenser en partie la chute de l’activité qui résulte de la crise de 2008 et des pertes de compétitivité que l’économie française enregistre face à ses partenaires en déflation (dont l’Espagne) ou par la hausse de l’euro. S’il est financé par des impôts ou des baisses de dépenses, ce sera une dévaluation fiscale, qui fera payer aux consommateurs, aux salariés ou aux bénéficiaires des prestations sociales la baisse des coûts des entreprises. Lorsque la baisse de coût des entreprises est plutôt ciblée sur les bas salaires on peut attendre de l’ordre de 130 000 emplois créés à 5 ans en prenant en compte le financement (voir par exemple l’article d’Heyer et Plane dans la revue de l’OFCE n°126).  Les contreparties, l’adhésion des syndicats ou du Medef, la mobilisation de tous autour d’un diagnostic sombre et commun ne feront pas la révolution que certains attendent, mais participent à la solution.

Bien sûr, une dévaluation fiscale alors que les pays d’Europe du Sud flirtent avec la déflation et où chacun court après l’équilibre de sa balance courante, y compris en freinant la demande interne, ne conduira pas la zone euro vers la sortie de la crise mais l’enfermera dans la stagnation longue. La dévaluation fiscale n’est pas la bonne politique pour l’Europe. Mais pour la France, tant que l’Europe n’a pas d’autre voie que le suicide collectif, la dévaluation fiscale est la réponse logique.

130 000 emplois, ce n’est pas suffisant pour inverser la courbe du chômage. C’est même dérisoire face à plus d’un million de chômeurs supplémentaires depuis 2008. Mais le pacte de responsabilité peut être autre chose qu’une dévaluation fiscale. L’obligation de résultat, à savoir réduire le chômage, ne laisse pas beaucoup de choix. Pour que le pacte de responsabilité s’accompagne d’une réduction significative du chômage, la clef est de ne pas le financer. Le marché à proposer à nos partenaires est celui d’un laxisme relatif sur notre trajectoire de déficit public en échange de réformes qui semblent structurelles à tout le monde. Réduction de la dépense publique, fiscalité favorable aux entreprises, priorité aux enjeux de compétitivité sont autant de gages qui libèrent une marge de manœuvre.

Les engagements budgétaires de la France auprès de Bruxelles sont de réduire le déficit structurel de 50 milliards. Si l’on applique cet effort budgétaire jusqu’en 2017, nous amputerons de presque 1 point la croissance chaque année et le chômage ne baissera pratiquement pas d’ici à 2017. En fait, seul le déficit public serait réduit, à 1,2 point de PIB, ouvrant une dynamique très favorable après 2017, puisque la dette publique baissera sans restriction budgétaire supplémentaire et donc sans entraver la baisse du chômage. Situation confortable s’il en est pour le successeur de François Hollande qui pourra même en profiter pour baisser les impôts des plus riches. En associant baisse des impôts, baisse du chômage et baisse de la dette publique, ce qui restera est que le ou la «  magicienne » aura succédé au « malhabile ».

En revanche, en utilisant la marge de manœuvre de 50 milliards d’euros, c’est-à-dire en renonçant à réduire de 50 milliards le déficit structurel, le résultat serait tout autre. A partir de simulations réalisées à l’OFCE, il apparaît que la baisse du chômage pourrait être d’ici à 2017 de presque 2 points. Certes, le déficit structurel serait inchangé, mais le déficit public, celui que l’on voit, serait sur une trajectoire de baisse : il arriverait en 2017 à un peu plus de 2 points de PIB (contre 4,2% à la fin de l’année 2013), mettant la dette publique dans la zone de diminution du ratio dette sur PIB. Le bilan à la veille de l’élection présidentielle serait plus avantageux et le scrutin plus ouvert.

Pour mobiliser cette marge de manœuvre, il faut convaincre nos partenaires (et la Commission européenne) de la radicalité de la situation. Les résultats des élections européennes seront probablement là pour le rappeler et rendre claire à tous l’obligation de résultat.

Reagan a eu la grande habilité de chercher du côté de la politique budgétaire le moteur de sa politique de l’offre. Il a créé ainsi une mythologie selon laquelle baisser l’impôt des plus riches est bon pour la croissance, avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui sur les inégalités. Thatcher a cru jusqu’au bout que la réduction de la dette publique était la bonne politique. Elle n’a fait que préparer le terrain à Tony Blair quelques années plus tard. C’est ainsi que les cycles politiques se font, sur les résultats. C’est ainsi aussi que les responsabilités s’engagent, sur les conséquences longues des choix que l’on fait.




L’austérité maniaco-dépressive, parlons-en !

Par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

A la suite d’échanges avec nos collègues de la Commission européenne[1], nous revenons sur les causes de la longue période de récession que traverse la zone euro depuis 2009. Nous persistons à penser que l’austérité budgétaire précoce a été une erreur majeure de politique économique et qu’une politique alternative aurait été possible. Les économistes de la Commission européenne continuent pour leur part de soutenir qu’il n’existait pas d’alternative à cette stratégie qu’ils ont préconisée. Ces avis divergents méritent qu’on s’y arrête.

Dans le rapport iAGS 2014 (mais aussi dans le rapport iAGS 2013 ou dans différentes publications de l’OFCE), nous avons développé l’analyse selon laquelle la forte austérité budgétaire entreprise depuis 2010 a prolongé la récession, contribué à la hausse du chômage dans les pays de la zone euro et  nous expose désormais au risque de déflation et à une augmentation de la pauvreté.

Amorcée en 2010 (principalement en Espagne, en Grèce, en Irlande ou au Portugal, l’impulsion budgétaire[2] a été pour la zone euro de -0,3 point de PIB cette année-là), puis accentuée et généralisée en 2011 (impulsion budgétaire de -1,2 point de PIB à l’échelle de la zone euro, voir tableau), renforcée en 2012 (-1,8 point de PIB) et poursuivie en 2013 (-0,9 point de PIB), l’austérité budgétaire devrait persister en 2014 (-0,4 point de PIB). A l’échelle de la zone euro, depuis le début de la crise financière internationale de 2008, et en comptabilisant les plans de relance de l’activité de 2008 et 2009, le cumul des impulsions budgétaires se résume à une politique restrictive de 2,6 points de PIB. Parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, une telle politique explique en (grande) partie la prolongation de la récession en zone euro.

Les multiplicateurs budgétaires synthétisent l’impact d’une politique budgétaire sur l’activité[3]. Ils dépendent de la nature de la politique budgétaire (selon qu’elle porte sur des hausses d’impôts, des baisses de dépenses, en distinguant les dépenses de transfert, de fonctionnement ou d’investissement), des politiques d’accompagnement (principalement de la capacité de la politique monétaire à baisser ses taux directeurs pendant les cures d’austérité), et de l’environnement macroéconomique et financier (notamment du taux de chômage, des politiques budgétaires menées par les partenaires commerciaux, de l’évolution du taux de change et de l’état du système financier).  En temps de crise, les multiplicateurs budgétaires sont beaucoup plus élevés, au moins 1,5 pour le multiplicateur de dépenses de transfert, contre presque 0 à long terme en temps normal. La raison en est assez simple : en temps de crise, la paralysie du secteur bancaire et son incapacité à fournir le crédit nécessaire aux agents économiques pour faire face à la chute de leurs revenus ou à la dégradation de leurs bilans oblige ces derniers à respecter leur contrainte budgétaire, non plus intertemporelle, mais instantanée. L’impossibilité de généraliser des taux d’intérêt nominaux négatifs (la fameuse « Zero Lower Bound ») empêche les banques centrales de stimuler les économies par des baisses supplémentaires de taux d’intérêt, ce qui renforce l’effet multiplicateur pendant une cure d’austérité.
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Si les multiplicateurs budgétaires sont plus élevés en temps de crise, la réduction raisonnée de la dette publique implique le report des politiques budgétaires restrictives. Il faut d’abord sortir de la situation qui provoque la hausse du multiplicateur, et dès que l’on est à nouveau dans une situation « normale », réduire la dette publique par une politique budgétaire restrictive. Ceci est d’autant plus important que la réduction d’activité induite par la politique budgétaire restrictive peut l’emporter sur l’effort budgétaire. Pour une valeur du multiplicateur supérieure à 2, le déficit budgétaire et la dette publique, au lieu de baisser, peuvent continuer de croître malgré l’austérité. Le cas de la Grèce est à ce titre édifiant : malgré des hausses effectives d’impôts et des baisses effectives de dépenses, et malgré une restructuration partielle de sa dette publique, l’Etat grec est confronté à un endettement public qui ne décroît pas, loin de là, au rythme des restrictions budgétaires imposées. La « faute » en revient à la chute abyssale du PIB.

Le débat sur la valeur des multiplicateurs est ancien et a été réactivé dès le début de la crise[4].  Il a connu à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013 une grande publicité puisque le FMI (par la voix d’O. Blanchard et D. Leigh) a interpellé la Commission européenne en montrant que ces deux institutions avaient, depuis 2008, systématiquement sous-estimé l’impact des politiques d’austérité sur les pays de la zone euro. La Commission européenne a recommandé des remèdes qui n’ont pas fonctionné et a appelé à les renforcer à chaque échec. C’est la raison pour laquelle les politiques budgétaires poursuivies en zone euro ont été une erreur d’appréciation considérable et sont la cause principale de la récession prolongée que nous traversons. L’ampleur de cette erreur peut être estimée à presque 3 points de PIB d’activité pour l’année 2013 (ou presque 3 points de chômage) : si l’austérité avait été reportée à des temps plus favorables, on aurait atteint le même ratio de dette par rapport au PIB à l’horizon imposé par les traités (en 2032), mais en bénéficiant d’un surcroît d’activité. Le coût de l’austérité depuis 2011 est ainsi de presque 500 milliards d’euros (le cumul de ce qui a été perdu en 2011, 2012 et 2013). Les presque 3 points de chômage supplémentaires en zone euro sont aujourd’hui ce qui nous expose au risque d’une déflation dont il sera très difficile de sortir.

Bien qu’elle suive ces débats sur la valeur du multiplicateur, la Commission européenne (et dans une certaine mesure le FMI) a développé une autre analyse pour justifier le choix de politique économique de la zone euro. Cette analyse conclut que les multiplicateurs budgétaires sont pour la zone euro et pour la zone euro seulement, négatifs en temps de crise. Suivant cette analyse, l’austérité aurait réduit le chômage. Pour aboutir à ce qui nous semble être un paradoxe, il faut accepter un contrefactuel particulier (ce qui se serait passé si l’on n’avait pas mené des politiques d’austérité). Par exemple, dans le cas de l’Espagne, sans efforts budgétaires précoces, les marchés financiers auraient menacé de ne plus prêter pour financer la dette publique espagnole. La hausse des taux d’intérêt exigés par les marchés financiers à l’Espagne aurait alors obligé son gouvernement à une restriction budgétaire brutale ; le secteur bancaire n’aurait pas résisté à l’effondrement de la valeur des actifs obligataires de l’Etat espagnol et le renchérissement du coût du crédit, dû à une fragmentation des marchés financiers en Europe, aurait provoqué en Espagne une crise sans commune mesure avec celle qu’elle a connue. Dans ce schéma d’analyse, l’austérité préconisée n’est pas le fruit d’un aveuglement dogmatique mais l’aveu d’une absence de choix. Il n’y aurait pas d’autre solution, et dans tous les cas, le report de l’austérité n’était pas une option crédible.

Accepter ce contrefactuel de la Commission européenne revient à accepter l’idée selon laquelle les multiplicateurs budgétaires sont négatifs. Cela revient aussi à accepter l’idée d’une domination de la finance sur l’économie ou, du moins, que le jugement sur la soutenabilité de la dette publique doit être confié aux marchés financiers. Toujours selon ce contrefactuel, une austérité précoce et franche permettrait de regagner la confiance des marchés et, en conséquence, éviterait la dépression profonde. En comparaison d’une situation de report de l’austérité, la récession induite par la restriction budgétaire précoce et franche donnerait lieu à moins de chômage et à plus d’activité. Cette thèse du contrefactuel nous a été ainsi opposée dans un séminaire de discussion du rapport iAGS 2014 organisé par la Commission européenne (DGECFIN), le 23 janvier 2014. Des simulations présentées à cette occasion illustraient le propos et concluaient que la politique d’austérité menée avait été profitable pour la zone euro, justifiant a posteriori la politique suivie. L’effort accompli a permis de mettre un terme à la crise des dettes souveraines en zone euro, condition préalable pour espérer sortir un jour de la dépression amorcée en 2008.

Dans le rapport iAGS 2014, rendu public en novembre 2013, nous répondions (par anticipation) à cette objection à partir d’une analyse très différente : l’austérité massive n’a pas permis de sortir de la récession, contrairement à ce qui avait été anticipé par la Commission européenne à l’issue de ses différents exercices de prévision. L’annonce des plans d’austérité en 2009, leur mise en place en 2010 ou leur renforcement en 2011 n’ont jamais convaincu les marchés financiers et n’ont pas empêché l’Espagne ou l’Italie d’avoir à faire face à des taux souverains de plus en plus élevés. La Grèce, qui a effectué une restriction budgétaire sans précédent, a projeté son économie dans une dépression bien plus profonde que la Grande Dépression, sans rassurer qui que ce soit. Les acteurs des marchés financiers comme tous les autres observateurs avisés ont bien compris que le remède de cheval ne pouvait que tuer le malade avant de le guérir. La poursuite de déficits publics élevés est en grande partie due à un effondrement de l’activité. La panique des marchés financiers face à une dette incontrôlée accentue la spirale de l’effondrement en augmentant la charge d’intérêt.

La solution ne consiste pas à préconiser plus d’austérité, mais à briser le lien entre la dégradation de la situation budgétaire et la hausse des taux d’intérêt souverains. Il faut rassurer les épargnants sur le fait que le défaut de paiement n’aura pas lieu et que l’Etat est crédible quant au remboursement de sa dette. S’il faut pour cela reporter le remboursement de la dette à plus tard, et si l’Etat est crédible dans ce report, alors, le report est la meilleure solution.

Pour assurer cette crédibilité, l’intervention de la Banque centrale européenne durant l’été 2012, la mise en marche du projet d’union bancaire, l’annonce du dispositif d’intervention illimitée de la BCE sous l’appellation d’OMT (Creel et Timbeau (2012)), conditionnelle à un programme de stabilisation budgétaire, ont été cruciales. Ces éléments ont convaincu les marchés, presque immédiatement, malgré leur flou institutionnel (notamment sur l’union bancaire et la situation des banques espagnoles, ou sur le jugement de la Cour constitutionnelle allemande à propos du montage européen), et bien que l’OMT ne soit qu’une option n’ayant jamais été mise en œuvre (en particulier, on ne sait pas ce que serait un programme de stabilisation des finances publiques conditionnant l’intervention de la BCE). En outre, au cours de l’année 2013, la Commission européenne a négocié avec certains Etats membres (Cochard et Schweisguth (2013)) des reports de l’ajustement budgétaire. Ce premier pas timide vers les solutions proposées dans les deux rapports iAGS a rencontré l’assentiment des marchés financiers sous la forme d’une détente des écarts de taux souverains en zone euro.

Contrairement à notre analyse, le contrefactuel envisagé par la Commission européenne, qui nie la possibilité d’une alternative, s’inscrit dans un cadre institutionnel[5] inchangé. Pourquoi prétendre que la stratégie macroéconomique doit être strictement conditionnée aux contraintes institutionnelles ? S’il faut faire des compromis institutionnels pour permettre une meilleure orientation des politiques économiques et parvenir in fine à une meilleure solution en termes d’emploi et de croissance, alors il faut suivre cette stratégie. Parce qu’elle n’interroge pas les règles du jeu en termes politiques, la Commission ne peut que se soumettre aux impératifs de rigueur. Cette forme d’entêtement apolitique aura été une erreur et, sans le moment « politique » de la BCE, la Commission nous conduisait dans une impasse. La mutualisation implicite des dettes publiques, concrétisée par l’engagement de la BCE à prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir l’euro (le « Draghi put »), ont modifié le lien entre dette publique et taux d’intérêt souverains pour chaque pays de la zone euro. Il est toujours possible d’affirmer que la BCE n’aurait jamais pris cet engagement si les pays n’avaient pas engagé la consolidation à marche forcée. Mais un tel argument n’empêche pas de discuter du prix à payer pour que le compromis institutionnel soit mis en place. Les multiplicateurs budgétaires sont bien positifs (et largement) et la bonne politique était bien le report de l’austérité. Il y avait une alternative et la politique poursuivie a été une erreur. C’est peut-être l’ampleur de cette erreur qui la rend difficile à reconnaître.

 


[1] Nous tenons à remercier Marco Buti pour son invitation à présenter le rapport iAGS 2014, ainsi que pour ses suggestions, et Emmanuelle Maincent, Alessandro Turrini et Jan in’t Veld pour leurs commentaires.

[2] L’impulsion budgétaire mesure l’orientation restrictive ou expansionniste de la politique budgétaire. Elle est calculée comme la variation du solde structurel primaire.

[3] Ainsi, pour un multiplicateur de 1,5, une restriction budgétaire de 1 milliard d’euros réduit l’activité de 1,5 milliard d’euros.

[4] Voir Heyer (2012) pour une revue récente de la littérature.

[5] Le cadre institutionnel est ici entendu au sens-large. Il ne s’agit pas seulement des institutions en charge des décisions de politique économique mais également des règles adoptées par ces institutions. L’OMT est un exemple de changement de règle adopté par une institution. Le renforcement des règles budgétaires est un autre facteur de changement de cadre institutionnel.




Important changement de cap à l’Elysée. La priorité n’est plus accordée à l’austérité

par Xavier Timbeau, compte Twitter : @XTimbeau

(paru dans Le Monde daté du jeudi 16 janvier 2014, p. 17)

Dès son élection, François Hollande avait fait de la discipline budgétaire son objectif principal. La crise de 2008 n’avait pas fini de manifester ses conséquences sur les économies développées que se mettait en place en Europe, sur fond de crise des dettes souveraines, une austérité qui devait provoquer une seconde récession, un ” double dip ” pour employer la langue des économistes. Par exemple, lorsque François Hollande arrivait au pouvoir, la situation de la France paraissait désastreuse : déficit public à 5,2 %, plus de 600 milliards de dette publique en plus depuis 2008 mais également une hausse de 2 points du chômage (à 9,6 % de la population active). La pression était forte et, après la Grèce, le Portugal ou l’Irlande, le domino des Etats de la zone euro risquait d’entraîner l’Espagne ou l’Italie. Dans ce contexte, seule la discipline budgétaire semblait pouvoir aider l’Allemagne à soutenir une zone euro chancelante.

Pourtant le pire était à venir. En sous-estimant l’ampleur des multiplicateurs budgétaires (l’impact de la politique budgétaire sur l’activité), comme ont fini par le reconnaître le Fonds monétaire international (FMI) ou la Commission européenne, et comme nous le pointions en juillet 2012, on s’est mépris sur les conséquences d’un effort budgétaire sans précédent généralisé à toute l’Union européenne.

Ce qui devait, pour François Hollande, n’être qu’un redressement dans la douleur avant un rebond ouvrant à nouveau le champ des possibles, s’est révélé être un enlisement où la hausse du chômage faisait écho aux mauvaises nouvelles budgétaires. Lorsque le multiplicateur budgétaire est élevé, rien n’y fait. Les efforts budgétaires pèsent lourdement sur l’activité et les déficits publics ne se résorbent pas vraiment. Si ce fameux multiplicateur avait été faible, la stratégie de François Hollande – et celle de la zone euro – aurait fonctionné. Mais un multiplicateur ne se commande pas; il résulte d’une situation économique dans laquelle les bilans des agents sont dégradés, les banques étouffées et les anticipations délétères.

La seconde partie du quinquennat de François Hollande, que la conférence du 14 janvier 2014 pourrait avoir ouverte, est un exercice autrement plus compliqué que prévu. Au lieu de finances publiques rétablies, la dette est à peine stabilisée au prix d’un effort démesuré. Au lieu d’une reprise vigoureuse, on a, suivant la litote même de l’Insee, une ” reprise poussive “ qui se trouve être une récession qui continue : le chômage augmente encore et encore. Nos entreprises sont exsangues, et pour essayer de restaurer leurs marges, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), inspiré du rapport Gallois, ne parvient pas à nous sortir de l’impasse.

Pour baisser le coût du travail sans accroître le déficit public, il faut à nouveau ponctionner des ménages à bout de souffle. Le multiplicateur budgétaire est toujours élevé et la croissance comme l’inversion de la courbe du chômage sont remises à plus tard. Pire, les engagements de réduction de déficit public, pris auprès de Bruxelles (0,8 point d’effort structurel jusqu’à la fin du quinquennat, 50 milliards au total) reportaient la baisse du chômage à après 2017. Le malade risque bien de mourir guéri et, au mieux, c’est le successeur d’une élection en 2017 déjà perdue qui pourrait espérer tirer les fruits de cette politique qui a privilégié la baisse du déficit au plus mauvais moment.

Le pacte de responsabilité proposé par François Hollande dessine une voie différente, un autre choix. Au lieu de l’austérité, c’est une baisse du coût du travail financée non plus par l’impôt mais par la dépense fiscale, pour 1 point de PIB. Le pari est que la croissance ainsi stimulée apportera les recettes supplémentaires pour tenir les engagements de déficit public. Trente milliards d’euro de baisse de charges sont annoncés, se substituant à l’actuel CICE (20 milliards). Ce sont 10 milliards de plus qui peuvent être obtenus par les entreprises qui se lanceront dans les négociations collectives surveillées par l’observatoire des contreparties. Si cela ne simplifie pas le complexe CICE, cela poussera au dialogue social.

D’autre part, François Hollande a confirmé que l’objectif de baisse des dépenses publiques reste de 16 milliards d’euros en 2015, 18 en 2016 et 2017, soit 50 milliards d’euros au total, et n’est pas augmenté par rapport aux annonces précédentes. Le CICE a été partiellement financé par la hausse de la TVA (6 milliards d’euros à partir de 2014) et les taxes environnementales (4 milliards d’euros). En remplaçant le CICE par des baisses de cotisations sociales, il s’ajoute une finesse : si les entreprises profitent de la baisse du coût du travail pour accroître leurs bénéfices, alors la taxation de ces bénéfices réduira la facture pour l’Etat de 10 milliards d’euros (1/3 de 30 milliards). Si en revanche, elles accroissent l’emploi et les salaires, baissent leurs prix ou investissent, alors il y aura plus d’activité et le financement passera par la croissance.

Par rapport aux engagements budgétaires de la France notifiés à Bruxelles (0,8 point de réduction du déficit structurel par an), ce sont 20 milliards de stimulation budgétaire qui sont engagés sur la baisse du coût du travail d’ici à 2017. Ce point de PIB pourrait induire la création de 250 000 emplois d’ici à 2017 et permettre une baisse d’un point du chômage. C’est un changement de cap important par rapport à la priorité donnée jusqu’à maintenant à la réduction des déficits. Le choix a été fait de privilégier les entreprises en les poussant à la création d’activité ou d’emploi par un pacte. C’est un pas significatif mais il en reste d’autres à faire pour en finir avec l’austérité, en réparer les dommages sociaux et s’atteler radicalement à la réduction du chômage.




La crise sur un plateau

par Xavier Timbeau

Ce texte résume les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie mondiale.

Six années après le début de la crise financière et économique, l’accélération attendue de la croissance mondiale en 2014 (tableau 1) aurait pu laisser espérer la fin du marasme. Certes, la crise des dettes souveraines en zone euro est terminée, ce qui constitue une étape importante, mais, au-delà de quelques chiffres positifs, rien n’indique que la crise est finie. L’activité en zone euro a atteint un plateau et les mécanismes à l’origine de la crise des dettes souveraines dans la zone – la crainte du défaut sur les dettes publiques ou privées – peuvent faire replonger à tout instant les économies, des États-Unis comme de l’Europe, du Royaume-Uni comme celle du Japon.

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La crise est globale et présente des caractéristiques peu ou jamais observées dans le passé. Ainsi, les taux d’intérêt souverains sont exceptionnellement bas, sauf dans les pays dont les marchés financiers doutent, mais dont le poids dans la masse globale de dette publique est faible. Cela indique une situation de trappe à liquidité où la politique monétaire conventionnelle a atteint ses limites et où la capacité des institutions monétaires à énoncer un avenir auto-réalisateur est cruciale. Or, comme pendant la crise de 1929, le débat fait rage sur cette capacité et suscite beaucoup d’interrogations quant à la sortie de crise. La politique monétaire est au cœur de cette incertitude : les mesures extraordinaires mises en place retiennent-elles les économies au bord du gouffre ? Les retirer est-il opportun ? Ou bien n’a-t-on fait qu’improviser un pis-aller dont les conséquences inflationnistes seront la source d’une prochaine crise ?

L’activité économique, mesurée par le PIB de l’ensemble de la zone euro, ne se contracte plus. Pour autant, la situation de sous-activité ne se résorbe pas. Or, tant que les économies restent en situation de sous-activité, les effets de la crise persistent et se diffusent au cœur des sociétés. Que l’on observe le PIB par tête, les écarts de production ou le chômage, les indicateurs nous décrivent un plateau, largement en deçà de 2007. Ainsi, la persistance du chômage au-dessus de son niveau d’équilibre gonfle-t-elle les cohortes de chômeurs non-indemnisés ou de longue durée. Le niveau élevé du chômage pèse sur la cohésion sociale et menace les sociétés bâties sur l’intégration par le travail. Les chômeurs sont renvoyés vers les solidarités familiales ou vers les filets de protection sociale, eux-mêmes soumis à la consolidation budgétaire. Les jeunes entrant sur le marché du travail retardent leur accès à l’emploi et porteront longtemps les stigmates de ce chômage initial sur leurs salaires ou leurs carrières.

Mais le chômage a une incidence plus large. La peur de perdre son emploi, de voir son entreprise fermée ou délocalisée se diffuse à ceux qui ont un emploi et dont les salaires finissent par être affectés ou qui sont contraints d’accepter des conditions de travail dégradées. C’est ainsi que l’Europe du Sud s’engage dans la déflation salariale et, par le jeu de la concurrence, y entraînera les pays voisins.

Cette absence de reprise ne doit pas surprendre. Un programme généralisé et massif de consolidation budgétaire a été conduit dans les pays développés. Le cumul des impulsions de 2008 à 2013 permet de faire le bilan de la stimulation des économies pendant la récession de 2008/09 puis de la consolidation qui a suivi (tableau 2).

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Le débat sur les multiplicateurs budgétaires, à partir des analyses empiriques basées sur des modélisations structurelles ou l’examen systématique des épisodes historiques, valide la causalité allant des impulsions budgétaires vers les écarts de production. Une grande part de l’écart de production en 2013 résulte de la consolidation budgétaire. Il n’y a pas d’effet permanent de la crise sur l’activité, mais la conséquence d’une austérité budgétaire sans précédent.

Les pays développés se sont engagés dans cet effort de consolidation sous la pression des marchés financiers, relayée par les autorités européennes. La crainte de difficultés pour financer la dette publique (dont le renouvellement se fait dans des proportions importantes chaque année et dont la maturité  est de l’ordre de 10 ans dans les pays développés), voire la crainte de perte de l’accès au financement, s’est matérialisée par une hausse des taux souverains et n’a pas laissé beaucoup de possibilités aux États. Pour regagner du crédit, il fallait prouver sa capacité à réduire son déficit, quel qu’en soit le prix. La consolidation qui en a résulté n’a été faite que de façon préventive. Les exemples grec, mais aussi portugais, espagnol ou italien illustreraient le risque à ne pas avoir des finances publiques ordonnées. Pour certains, dont les économistes de la Commission européenne, c’est en fait la consolidation massive engagée dans les pays membres qui a permis de mettre fin à la crise de la zone euro. Il existe pourtant une explication alternative et lourde de sens quant à l’opportunité de la consolidation budgétaire : le rôle pris par la Banque centrale européenne et les engagements solidaires implicites des pays de la zone euro ont été plus convaincants que les politiques économiques qui ont prolongé et aggravé la récession.

Le désendettement public et privé des économies est la clef de la sortie de la crise. Il nécessite une stratégie claire et raisonnable combinant retour de l’activité et réduction du chômage, maintien des taux d’intérêt souverains à un niveau bas et consolidation budgétaire à un rythme bien tempéré. Cette stratégie demande une maîtrise du calendrier, une constance dans la politique suivie, une coordination entre États et entre agents économiques au sein des États. En zone euro, elle repose sur un engagement crédible des Etats membres vers l’assainissement budgétaire à moyen terme et un engagement de la Banque centrale européenne pour que les écarts de taux soient réduits au maximum. La discipline budgétaire par les marchés ne fonctionne pas, il faut lui opposer la volonté politique de la stabilité économique.




Jamais le dimanche ? *

Par Xavier Timbeau

* NDLR : Ce texte a été publié une première fois le 10 juin 2008 sur le site de l’OFCE dans la rubrique “Clair & net” lorsque la question du travail le dimanche était un sujet d’actualité brûlant. De nouveau objet de débats, il nous a semblé que  le texte de Xavier Timbeau n’avait pas perdu de sa pertinence, c’est pourquoi nous le republions.

Dans le film culte de Jules Dassin, Ilya, prostituée œuvrant sur le port d’Athènes ne travaillait jamais le dimanche. Aujourd’hui, d’après l’Enquête emploi, près d’un tiers des salariés français déclarent travailler le dimanche occasionnellement et près d’un Français actif sur 6 le fait régulièrement. Comme dans la plupart des pays, le travail du dimanche est encadré par des législations complexes et contraignantes (voir ici), limité à certains secteurs (en France, le commerce alimentaire, les métiers de l’hôtellerie et de la restauration, l’industrie à feu continu, les services de santé ou de sécurité, les transports, à certaines zones (touristiques) ou soumis à une autorisation municipale ou préfectorale pour un nombre limité de jours dans l’année. Régulièrement cette législation plus que centenaire, mais déjà largement amendée aux réalités et aux nécessités de l’époque, est remise en cause.

Pour les promoteurs du travail du dimanche, plus d’activité, plus d’emplois et plus de bien-être sont à attendre. L’expérience du terrain indique que le chiffre d’affaire augmente pour les enseignes qui ouvrent le dimanche. Conforama, Ikéa, Leroy Merlin ou les commerçants de la zone Plan de Campagne dans les Bouches du Rhône sont unanimes. Jusqu’à 25% de leur chiffre d’affaire serait ainsi  réalisé le dimanche, un peu moins que le samedi. Pour ces commerces, on pourrait donc conclure qu’ouvrir le dimanche procurerait un gain substantiel d’activité. Qui dit activité dit emploi, et comme les gains pour des consommateurs qui arrivent à des magasins moins fréquentés par des routes moins embouteillées sont également importants,  on aurait là une mesure « gagnant-gagnant » que quelques « archéos » combattraient pour le principe.

Il faut pourtant refroidir les illusions de ces commerçants. Ouvrir un jour de plus apporte plus d’activité uniquement si les concurrents sont fermés au même moment. Il en va pour les meubles, les livres, les CD ou les vêtements comme pour les baguettes. Si tous les magasins qui vendent des meubles ou de l’électroménager sont ouverts tous les jours de la semaine, ils vendront autant que s’ils sont ouverts 6 jours par semaine. Si un seul d’entre eux est ouvert le dimanche et ses concurrents sont fermés, alors il capte une part importante du marché. Les achats de machines à laver, téléviseurs ou meubles sont plus faciles à faire le dimanche que les jours de la semaine. Celui qui ouvre en solitaire en profite largement. Mais au bout du compte, les consommateurs achètent des chambres d’enfants en fonction du nombre de leurs enfants, de leur âge ou de la taille de leur logement. Ils n’achètent pas davantage parce qu’ils peuvent faire leurs emplettes le dimanche. Ce sera leur revenu qui aura le dernier mot.

A la marge, il est possible que l’on vende un peu plus de livres ou de meubles, achetés impulsivement le dimanche, si les grandes surfaces spécialisées dans ces articles sont ouvertes. Mais les budgets des consommateurs n’étant pas extensibles, les dépenses faites ici seront compensées par des dépenses réduites ailleurs. Année après année, de nouveaux produits, de nouveaux motifs de dépense, de nouvelles stimulations commerciales ou de nouvelles formes de distribution émergent. Ces bouleversements ne modifient pas les contraintes ou les choix des consommateurs.

Dans le cas du commerce aux touristes étrangers, de passage sur notre territoire, l’ouverture le dimanche peut jouer en accroissant les ventes. Les touristes dépenseront moins dans un autre pays ou de retour chez eux. Cet effet positif est largement pris en compte par les dérogations existantes.

En 2003, la législation allemande qui encadrait strictement les plages d’ouverture du commerce de détail a été assouplie. Cela n’a rien changé dans la consommation ou l’épargne  des Allemands (graphique 1). La valeur ajoutée, l’emploi ou la masse salariale du commerce de détail sont restés sur une trajectoire identique (rapporté à l’ensemble de l’économie sur le graphique 2). Ouvrir plus longtemps ne fait pas consommer plus.

La question de l’ouverture du dimanche est une question de temps sociaux et de leur synchronisation, de confort du consommateur et de liberté réelle du salarié dans ses choix d’activité. Le travail du dimanche concerne de nombreux actifs, son extension est un choix de société, pas une affaire d’efficacité économique.

Enfin, la complexité de la législation sur l’ouverture le dimanche et son instabilité permettent aux acteurs économiques des stratégies de contournement. Par exemple, Louis Vuitton, pour pouvoir ouvrir le dimanche, a installé une librairie (de voyage !) au 5e étage de son magasin des Champs Elysées (les autres magasins parisiens de Louis Vuitton sont fermés le dimanche). Par cette habileté, vendre des sacs de luxe est une activité culturelle. Des grandes surfaces alimentaires (et donc qui peuvent ouvrir le dimanche matin), vendent du textile ou de l’électroménager, justifiant d’autres détournements par des commerces non alimentaires qui y voient une concurrence déloyale. Ces contournements rendent la législation injuste et faussent le jeu concurrentiel en le doublant d’un bluff juridique.

Toute modification de la législation devrait poursuivre l’objectif de la clarification et non introduire de nouvelles brèches (comme l’amendement récent (12/2007) à la loi Chatel du 3 janvier 2008 étendant au commerce de détail de meubles les dérogations antérieures).

Homère, Américain cultivé en voyage à Athènes, entrepris d’extraire Ilya de sa vile condition en l’initiant aux arts et aux lettres. Mais Homère agissait pour le compte d’un proxénète du port d’Athènes qui voulait mettre un terme à l’influence subversive d’Ilya-la-libre sur les autres prostituées. Lorsqu’Ilya l’apprit, elle retourna à son commerce : se donner pour de l’argent. Sa dignité était de ne jamais le faire le dimanche.

Graphique 1:  Allemagne – Taux d’épargne

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  Graphique 2:  Allemagne – Commerce de détail

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Source : Comptes annuels, Statistisches Bundesamt Deutchland. Le taux d’épargne est l’épargne brute rapportée au revenu disponible brut. Le commerce de détail dans la nomenclature allemande est le secteur WZ-52. Calculs de l’auteur.




Le commencement de la déflation

par Xavier Timbeau

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La crise économique et financière mondiale, amorcée à la fin de l’année 2008, entre maintenant dans sa cinquième année. Et 2012 aura été pour l’Union Européenne une nouvelle année de récession, ce qui montre à quel point la perspective d’une sortie de crise, maintes fois annoncée, aura été démentie par les enchaînements économiques. Nos prévisions pour les années 2013 et 2014 peuvent se résumer assez sinistrement : les pays développés vont rester englués dans le cercle vicieux d’une hausse du chômage, d’une récession qui se prolonge et de doutes croissants quant à la soutenabilité des finances publiques.

De 2010 à 2012, les efforts budgétaires réalisés et annoncés ont été sans précédent pour les pays de la zone euro (-4,6% du PIB), le Royaume-Uni (-6% du PIB) ou les Etats-Unis (-4,7% du PIB). L’ajustement budgétaire longtemps reporté aux Etats-Unis, mais précipité par l’absence de consensus politique entre les démocrates et les républicains va se reproduire en 2013 et 2014. En 2014, l’austérité en zone euro s’atténuerait, quoiqu’elle se poursuivrait très intensément dans les pays encore en déficit, qui sont également ceux dans lesquels les multiplicateurs budgétaires sont les plus élevés.

Dans un contexte de multiplicateurs élevés, l’effort budgétaire a un coût en termes d’activité. Cette expression, reprise de Marco Buti, économiste en chef de la Commission européenne, sonne à la fois comme un aveu et comme un euphémisme. Un aveu parce que la prise de conscience de la valeur élevée des multiplicateurs budgétaires a été tardive et a été trop longtemps négligée ; Olivier Blanchard et David Leigh rappellent que cette méprise se traduit dans les erreurs systématiques de prévision et que ces erreurs ont été d’autant plus grandes que la situation des pays était dégradée et que les efforts de réduction des déficits étaient importants.

Mais cette méprise a également conduit à ce que les espoirs de réduction des déficits publics soient déçus. L’impact plus fort que « prévu » des plans d’austérité sur l’activité implique des recettes fiscales moins importantes, donc une réduction moins grande du déficit public. Mais, en voulant coûte que coûte respecter des objectifs nominaux de déficits, les Etats n’ont fait qu’accentuer l’effort budgétaire.

L’aveu pourrait laisser penser que l’erreur était inévitable et que la leçon en a été tirée. Il n’en est rien. D’une part, depuis 2009, de nombreuses voix se sont élevées pour prévenir que les multiplicateurs pouvaient être plus élevés qu’en « temps normal », que la possibilité d’une consolidation expansive telle que décrite et documentée par Alberto Alesina était un leurre fondé sur une mauvaise interprétation des données, et que le risque de négliger l’impact de la consolidation sur l’activité était réel.

En octobre 2010, le FMI, sous l’impulsion déjà d’Olivier Blanchard, décrivait les risques à poursuivre une consolidation trop brutale. Ainsi, la prise de conscience générale du début de l’année 2013 semble céder à l’accumulation d’éléments empiriques tellement importants que la thèse opposée est indéfendable. Mais le dommage a été fait.

La leçon n’en a pas été tirée non plus. Selon la Commission européenne, les multiplicateurs étaient élevés[1]. L’utilisation du temps passé révèle la nouvelle position de la Commission européenne : si les multiplicateurs étaient élevés, ils sont désormais revenus à leur valeur d’avant la crise.  Cela signifie que selon la Commission européenne, la zone euro est à nouveau dans une situation de « conjoncture normale ». L’argument est ici théorique et non empirique. En temps normal, les agents économiques seraient « ricardiens », au sens que Robert Barro a donné à ce terme. Ils pourraient donc lisser leurs choix de consommation ou d’investissement et ne seraient pas contraints par leur revenu à court terme. Les multiplicateurs seraient donc bas, voire nuls. La consolidation budgétaire (qui est le nom donné à ces efforts budgétaires sans précédent conduits depuis 2010 en zone euro) pourrait donc continuer, cette fois-ci sans les désagréments observés précédemment. Cet argument est sans aucun doute pertinent en théorie mais son utilisation en pratique, aujourd’hui, laisse songeur. C’est en effet bien vite oublier que nous sommes dans une situation de chômage élevé, que le chômage de longue durée s’accroît, que les bilans d’entreprises sont encore dévastés par la chute d’activité amorcée en 2008, jamais récupérée, sauf en Allemagne, que les banques elles-mêmes peinent à afficher une situation conforme aux règles comptables et que la directrice générale du FMI, Madame Christine Lagarde, exhorte à la fermeture de quelques-unes d’entre elles. C’est donc oublier que ce fameux crédit supposé lisser la consommation ou l’investissement s’effondre, credit crunch rampant mais puissant. C’est oublier que dans cette époque où l’injonction de préférer le secteur privé au secteur public se fait plus forte que jamais, la panique sur les marchés financiers conduit les détenteurs d’épargne et les décideurs des placements à choisir la dette souveraine d’Etats et à accepter une rémunération inférieure à 2 % à 10 ans. Et ce malgré les dégradations par les agences de notation, parce que ces Etats sont perçus (et « pricés » pour suivre le dialecte des salles de marché) comme présentant le risque le plus faible. Paradoxe d’une époque où l’on se soumet volontairement à la taxation en acceptant un taux réel négatif sur ses placements et en payant chèrement une assurance contre le défaut.

Si donc l’aveu paraît tardif et sans grande conséquence sur le dogme pour sortir de la crise, il procède également par euphémisme. Car que sont ces coûts auxquels Marco Buti fait référence ? Le prix à payer pour une situation budgétaire inextricable ? Un mauvais moment à passer avant d’en revenir à un futur assaini ? C’est bien en ne voulant pas se lancer dans l’analyse détaillée de ce que l’on risque à poursuivre cette stratégie économique, dont on a finalement reconnu qu’elle avait été mal calibrée, que l’on passe à côté du plus important. En poursuivant un objectif à court terme de consolidation, alors que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, on maintient ou renforce les conditions qui font que les multiplicateurs budgétaires sont élevés. On prolonge ainsi la période de chômage et de sous-emploi des capacités. On empêche le désendettement privé, point de départ de la crise et on induit la continuation de la crise.

L’effort budgétaire est donc décevant à court terme, puisque la conséquence d’un multiplicateur élevé est que le déficit public se réduit moins qu’espéré, voire ne se réduit pas. La dette publique quant à elle augmente, l’effet du dénominateur l’emportant sur le ralentissement de la hausse du numérateur (voir le rapport iAGS pour une discussion et une formalisation simple). Les exemples sont nombreux, le plus récent en date étant la France, le plus spectaculaire l’Espagne. Mais, la déception n’est pas qu’à court terme. La persistance d’une croissance nulle, de la récession, modifie les anticipations de croissance future : ce qui était analysé il y a quelques trimestres comme un déficit public conjoncturel est considéré aujourd’hui comme structurel. Mais la déception modifie aussi le potentiel futur. Les effets d’hystérèse sur le marché du travail, de moindre R&D, de retard pris dans les infrastructures, voire, comme on l’observe maintenant dans les pays d’Europe du Sud, les coupes dans l’éducation, dans la lutte contre la pauvreté ou dans l’insertion des populations immigrées obscurcissent les perspectives de long terme.

En 2013 puis en 2014, l’ensemble des pays développés continuera l’effort de consolidation budgétaire. Pour certains pays, ce sera la répétition et donc l’accumulation d’un effort sans précédent pendant 5 années consécutives. L’Espagne s’engagerait ainsi dans un effort budgétaire cumulé de plus de 8 points de PIB ! À quelques exceptions près le chômage continuera d’augmenter dans les pays développés, jusqu’à produire une situation de chômage involontaire dépassant la capacité des systèmes nationaux d’assurance chômage à remplacer les revenus salariaux perdus, d’autant qu’ils sont sous la pression des coupes budgétaires. Dans ce contexte, la déflation salariale commence par les pays les plus touchés. Mais, puisque la zone euro est un espace de changes fixes, cette déflation salariale ne pourra que se transmettre aux autres pays. Il y aura là un nouveau levier par lequel la crise se prolongera. Lorsque les salaires décroissent, l’accès au système financier pour lisser les choix des agents économiques devient impossible. Les dettes que l’on cherche à réduire depuis le début de la crise vont s’apprécier en termes réels. La déflation par la dette deviendra le nouveau vecteur du piège de la crise.

Il existe, face à cette situation, un argument particulièrement spécieux pour en justifier le déroulement. Il est qu’il n’y avait pas d’alternative. Que l’histoire avait été écrite avant 2008 et que les erreurs de politique économique commises avant la crise rendaient celle-ci inévitable. Que surtout, tout autre choix, comme reporter la consolidation des finances publiques à une conjoncture où les multiplicateurs budgétaires sont plus bas n’était tout simplement pas possible. La pression des marchés, la nécessité de restaurer la crédibilité perdue avant 2008, obligeait à une action prompte. Que si cette action n’avait pas été menée telle qu’elle a été menée, alors, le pire se serait produit. Eclatement de l’euro, défaut sur les dettes publiques ou privées auraient plongé la zone euro dans une dépression comparable à celle des années 1930, voire pire. Ainsi, l’effort considérable qui a été accompli a permis d’éviter un désastre et le résultat de cet effort est, somme toute, très encourageant.

Mais cet argument oublie les risques qui sont pris aujourd’hui. La déflation, la prolongation du chômage de masse, la désagrégation des Etats sociaux, le discrédit de leurs politiques, la diminution du consentement à l’impôt portent en eux des menaces sourdes dont nous ne faisons qu’entrevoir les conséquences. Et surtout, il écarte l’alternative qui aurait été pour la zone euro d’exercer sa souveraineté et d’afficher sa solidarité. Il repose sur l’idée que la discipline budgétaire des Etats doit se régler par l’accès au marché. Il occulte que la dette publique et la monnaie sont indissociables. Cette alternative existe ; elle passe par une mutualisation des dettes publiques en zone euro ; elle demande un saut vers un transfert de souveraineté ; elle demande de compléter le projet européen.

 


[1] « With fiscal multipliers higher than in normal times, the consolidation efforts have been costly in terms of output and employment. » Marco Buti et Karl Pichelmann, ECFIN Economic Brief Issue 19, février 2013, European prosperity reloaded: an optimistic glance at EMU@20.

 




iAGS, un rapport annuel indépendant

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Xavier Timbeau

L’austérité budgétaire dans la zone euro est un échec retentissant. Après deux années successives de restrictions budgétaires, la zone euro se prépare à engager, en 2013, une nouvelle phase d’austérité. Sur la base d’un travail collectif ayant abouti à la publication du premier rapport iAGS 2013, les instituts économiques ECLM au Danemark, IMK en Allemagne et l’OFCE montrent que cette stratégie mène à une situation dramatique : la zone euro sera en récession en 2013, comme en 2012, et le chômage va continuer d’augmenter, pour atteindre près de 27 millions d’Européens résidant dans la zone euro à la fin 2013.

Cette situation n’est pas soutenable, socialement et économiquement, et elle ne l’est pas non plus du point de vue des finances publiques : les cures d’austérité ont des effets réels si néfastes que les déficits et les dettes publics ne peuvent pas durablement baisser. La stratégie européenne doit donc être discutée et une alternative proposée. Celle-ci consiste, en respectant les traités européens en vigueur, à atténuer dès 2013 l’effort d’austérité budgétaire : il faut passer d’une baisse programmée du déficit corrigé de la conjoncture de 1,4% du PIB pour l’ensemble de la zone euro à une baisse de 0,5% du PIB. Et en invoquant les circonstances exceptionnelles que traverse la zone euro – qui prétendra qu’une troisième année de récession anticipée, après celles déjà bien effectives de 2009 et 2012, n’est pas exceptionnelle ? -, il faudrait même décaler dans le temps les efforts d’ajustement. Le rapport iAGS montre que cette stratégie permettrait effectivement de converger vers un ratio de dette publique conforme aux traités européens et à l’horizon de 20 ans qu’imposent ces mêmes traités, tout en limitant considérablement les coûts sur l’emploi et la croissance.




Que valent les multiplicateurs budgétaires aujourd’hui ?

par Xavier Timbeau

Nous avons hérité de la crise des déficits publics plus élevés et des dettes publiques largement augmentées (tableau 1). Pour résorber ces déficits et dettes publics issus de la crise, un effort budgétaire important s’impose. Mais un effort trop brutal et trop rapide aura un effet dépressif sur l’activité et prolongera la crise, ce qui compromettra à la fois le redressement budgétaire mais également enfermera les économies dans une spirale récessive. La valeur du multiplicateur budgétaire (le lien entre la politique budgétaire et l’activité) tant dans le court terme que dans le long terme est un paramètre critique tant pour la stabilisation des finances publiques que pour le retour au plein emploi.

Déficits et dettes publics 2007-2012

 

Lorsque le multiplicateur (à court terme) est supérieur à approximativement 2 (en fait  1/a, a étant la sensibilité du solde public à la conjoncture et valant à peu près 0,5 dans les pays développés), alors une restriction produit une baisse de l’activité telle que le déficit public à court terme s’accroît avec la restriction budgétaire. Lorsque le multiplicateur est supérieur à approximativement 0,7 (en fait, 1/(a+d), d étant le ratio dette sur PIB), une restriction budgétaire augmente à court terme le ratio dette sur PIB.  A plus long terme, les choses se compliquent et seule une modélisation détaillée peut aider à comprendre dans quel cas une restriction budgétaire aujourd’hui conduit durablement à une réduction du ratio dette sur PIB. La valeur du multiplicateur à moyen terme est bien sûr décisive (elle est généralement supposée nulle, mais dans le cas d’investissement public profitable, cette hypothèse ne tient pas), mais les effets d’hystérèse tout comme les évolutions des anticipations d’inflation ou celles des taux d’intérêt souverains (et donc de l’écart critique) interagissent avec l’évolution de la dette et du PIB.

Jusqu’à peu, la plupart des économistes considéraient que la valeur du multiplicateur dépendait de la composition de la stimulation budgétaire (impôts, dépenses, nature des impôts ou des dépenses), de la taille de l’économie et de son degré d’ouverture (plus l’économie est ouverte moins le multiplicateur y est grand) et du caractère anticipé ou non du choc budgétaire (anticipé, un choc aurait peu d’effet, dans le long terme, il n’en aurait aucun, seul un choc inattendu aurait un effet temporaire)[1]. Une littérature récente (depuis 2009) s’est intéressée à la valeur du multiplicateur budgétaire à court terme en temps de crise. Deux conclusions principales s’en dégagent :

  1. Le multiplicateur est plus élevé en « temps de crise » (à court terme ou tant que dure la crise…). En « temps de crise » signifie un chômage élevé ou un écart de production très creusé. Un autre symptôme peut être une situation où les taux d’intérêt long sûrs sont très bas (i.e. négatifs en termes réels), suggérant une fuite vers la sécurité (incertitude radicale) ou encore une trappe à liquidité (anticipation de déflation). Deux interprétations théoriques sont compatibles avec ces manifestations de la crise. Soit, les anticipations de prix s’orientent vers la déflation ou l’incertitude radicale rend impossible la formation d’anticipation ; ce qui est cohérent avec des taux sûrs très bas et induit la paralysie de la politique monétaire. Soit, de plus en plus d’agents économiques (ménages, entreprises) sont soumis à une contrainte de liquidité à très court terme ; ce qui entretient la spirale récessive et empêche la politique monétaire de fonctionner. Dans un cas comme dans l’autre, les multiplicateurs budgétaires sont plus élevés qu’en temps normal parce que la politique budgétaire expansionniste (resp. restrictive) force les agents économique à s’endetter (resp. se désendetter) collectivement au lieu d’individuellement. En « temps de crise » le multiplicateur joue y compris lorsqu’il est anticipé et son effet persiste jusqu’au retour au plein emploi.
  2. Le multiplicateur est plus élevé pour les dépenses qu’il ne l’est pour les prélèvements obligatoires. L’argument en temps normal est que la hausse des prélèvements obligatoires a des effets désincitatifs alors que la baisse des dépenses a des effets incitatifs sur l’offre de travail. Dans une petite économie ouverte, lorsque la politique monétaire induit de plus une dépréciation réelle de la monnaie, une restriction budgétaire peut accroître l’activité, résultat qui a longtemps permis de promettre aux tenants de la discipline budgétaire des merveilles. Mais en temps de crise, outre des multiplicateurs plus élevés, la logique de temps normal s’inverse. La désincitation par les impôts comme l’incitation à l’offre de travail par la baisse des dépenses ne jouent pas dans une économie dominée par le chômage involontaire ou les surcapacités. Ce sont en fait les anticipations de récession ou de déflation qui sont désincitatives et c’est une raison supplémentaire pour justifier des multiplicateurs élevés.

Les estimations économétriques (en se basant sur les expériences passées de « temps de crise ») conduisent à retenir un multiplicateur budgétaire de l’ordre de 1,5 (pour un mix moyen entre dépenses et prélèvements obligatoires).

Le cumul de l’année 2011 et 2012, pour lequel une très forte impulsion budgétaire a été réalisée, confirme cette évaluation économétrique. En mettant en rapport d’un côté l’évolution de l’écart de production de fin 2010 à 2012 (output gap ou gap) en abscisse et de l’autre l’impulsion budgétaire cumulée pour les années 2011 et 2012, on obtient l’impact à court terme de la restriction budgétaire. Le graphique 1 représente cette relation, en faisant apparaître un lien étroit entre restriction budgétaire et restriction budgétaire.

 

 

Pour la plupart des pays, le multiplicateur « apparent » est inférieur à 1 (les rayons reliant chacune des bulles sont en dessous de la bissectrice, le multiplicateur « apparent » est l’inverse de la pente de ces rayons). Le graphique 2 affine l’évaluation. Les variations de l’écart de production sont en effet corrigées de la dynamique « autonome » de fermeture de l’écart de production (s’il n’y avait pas eu d’impulsion, il y aurait eu une fermeture de l’écart de production, évaluée comme se produisant à la même vitesse que par le passé) et de l’impact des restrictions budgétaires de chacun des pays sur les autres par le canal du commerce extérieur. Les bulles en orange se substituent donc aux bulles bleues intégrant ces deux effets de sens contraire, évalués ici en cherchant à minorer la valeur des multiplicateurs. En particulier, parce que les écarts de production n’ont jamais été aussi creusés, il est envisageable que les écarts de production se referment plus vite que ce qui a été observé dans les trente ou quarante dernières années, ce qui justifierait un contrefactuel plus dynamique et donc des multiplicateurs budgétaires plus élevés.

L‘Autriche et l’Allemagne font figure d’exception. Bénéficiant d’une conjoncture plus favorable (chômage plus bas, meilleure situation des entreprises), il n’est pas surprenant que le multiplicateur soit plus faible dans ces deux pays. Cela étant, le multiplicateur « apparent corrigé » est négatif, Ce qui découle soit d’effets paradoxaux d’incitation, soit plus probablement du fait que la politique monétaire est plus efficace et que ces deux pays sont sortis de la trappe à liquidité. Or la correction apportée ici ne tient pas compte de la stimulation par la politique monétaire.

Aux Etats-Unis, le multiplicateur « apparent corrigé 2011-2012 » ressort à 1. Ce multiplicateur « apparent corrigé » est très élevé en Grèce (~2), en Espagne (~1,3) ou au Portugal (~1,2), ce qui est cohérent avec la hiérarchie énoncée au point 1. Cela suggère également que si la conjoncture se dégradait encore, la valeur des multiplicateurs pourrait augmenter, accentuant le cercle vicieux de l’austérité.

Pour la zone euro dans son ensemble, le multiplicateur « apparent corrigé » résulte de l’agrégation de « petites économies ouvertes ». Il est donc plus élevé que le multiplicateur de chaque pays, parce  qu’il rapporte l’impact de la politique budgétaire d’un pays sur l’ensemble de la zone et non plus seulement sur le pays concerné. Le multiplicateur agrégé de la zone euro dépend également de la composition de la restriction budgétaire mais surtout de l’endroit où cette restriction est conduite. Or, les plus grandes impulsions budgétaires sont effectuées là où les multiplicateurs sont les plus élevés ou encore dans les pays les plus en crise. Il en ressort que le multiplicateur agrégé de la zone euro est de 1,3, sensiblement plus important que celui qui ressort de l’expérience américaine.

La confrontation des plans budgétaires de 2011 et de 2012 à la conjoncture de ces mêmes années donne une estimation élevée des multiplicateurs budgétaires. Cela entérine la dépendance du multiplicateur au cycle et constitue un sérieux argument contre la politique d’austérité qui devrait se continuer en 2013. Tout indique que nous sommes dans le cas où l’austérité conduit au désastre.


[1] Un intense débat existait quant à la validité théorique et surtout quant à la validation empirique de ces assertions (voir Creel, Heyer et Plane 2011 et Creel, Ducoudré, Mathieu et Sterdyniak 2005). Les travaux empiriques récents menés par exemple au FMI ont contredit des analyses faites au début des années 2000 qui concluaient que les effets anti-keynésiens dominaient les effets keynésiens. Ainsi, au moins en ce qui concerne le court terme, avant la crise et en « temps normal », le diagnostic est aujourd’hui que les multiplicateurs budgétaires sont positifs. L’endogénéité de la mesure de l’impulsion budgétaire par la simple variation du déficit structurel parasitait les analyses empiriques. L’utilisation d’impulsions narratives résout cette question et modifie sensiblement les estimations des multiplicateurs. Dans la plupart des modèles macroéconomiques (y compris les DSGE), les multiplicateurs budgétaires sont également positifs à court terme (de l’ordre de 0,5 pour un choc pur budgétaire en « temps normal »).  Concernant le long terme, l’analyse empirique ne nous apprend pas grand-chose, le bruit noyant toute possibilité de mesure. Le long terme reflète donc principalement un a priori théorique qui reste largement dominé par l’idée que la politique budgétaire ne peut avoir d’effet à long terme. Cependant, dans le cas de l’investissement public ou lorsque de l’hystérèse peut se produire, l’hypothèse de non nullité à long terme paraît plus réaliste.

 




Pigeons : comment imposer le revenu des entrepreneurs ? (2/2)

Par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Après avoir proposé dans le projet de loi de finances 2013 d’imposer les gains de cession de valeurs mobilières au barème progressif de l’IR,  et non plus à un taux proportionnel de 19%, le gouvernement a promis de corriger sa copie, sous la pression d’un groupe d’entrepreneurs qui s’est mobilisé sur le web sous le hashtag #geonpi (pigeons). Un amendement proposé par le gouvernement prévoit une dérogation à l’imposition au barème sous condition de durée de détention (2 ans), de pourcentage de détention des titres (10% des droits de vote) et d’activité salariée ou dirigeante. Les entrepreneurs resteraient ainsi soumis à l’imposition au taux proportionnel de 19%. Dans un premier billet, nous avons décrit comment les plus-values devaient être imposées de manière à respecter l’équité avec les revenus du travail. En quoi la situation des entrepreneurs et des personnes possédant une part significative du capital d’une entreprise justifie-t-elle une prise en compte particulière des gains de cession de valeurs mobilières ?

A première vue, l’imposition conjointe des revenus du capital et du travail est particulièrement pertinente pour les entrepreneurs qui peuvent choisir de se rémunérer soit sous forme de salaires, soit, de façon différée sous forme de plus-values de cession. Dans ce contexte, la neutralité de l’impôt est équitable et efficace dans la mesure où elle ne distord pas le choix de l’entrepreneur.

Les défenseurs d’un traitement spécifique de l’entreprenariat avancent plusieurs arguments.  (1) L’entreprenariat apporte une forte externalité positive en termes d’innovation, de croissance et l’emploi. (2) Les entrepreneurs sont méritants (ils travaillent dur et prennent des risques). (3) Le risque pris par les entrepreneurs est non-diversifiable. Ils ne peuvent pas compenser leurs moins-values et plus-values, l’imposition des plus-values seules réduit le rendement ex-ante de l’entreprenariat, et donc le nombre d’entrepreneurs, la croissance et l’emploi.

Les contre-arguments à ces arguments sont :

(1)   L’impôt sur le revenu est un mauvais instrument pour prendre en compte les externalités : à ce jeu-là, les chercheurs, les professeurs, les travailleurs sociaux, les médecins, et en général toutes les professions dans les activités produisant des externalités (santé, éducation, culture, etc.) pourraient prétendre à un avantage fiscal (les journalistes ont réussi à conserver le leur) ; il est donc à craindre, dans ce contexte, que l’avantage fiscal reflète plus le pouvoir d’influence que l’externalité économique.

(2)   Du point de vue de l’équité, il n’y a pas de raison de traiter différemment le revenu risqué des entrepreneurs et les revenus du travail. Un jeune sans réseau qui s’engage dans des études longues prend également un risque : comme l’entrepreneur, il renonce à un salaire immédiat pour un revenu futur incertain (il peut échouer dans ces études, choisir une filière peu porteuse…). Le revenu de l’entrepreneur tient déjà compte du risque et de l’effort : c’est parce que l’entreprenariat est une activité risquée et demandant des efforts qu’elle est potentiellement rémunératrice. Les pouvoirs publics ne peuvent pas – et ne devraient pas – distinguer la part de revenu (du travail ou du capital) qui provient du risque, de l’effort, du talent, de celle qui provient du hasard, du réseau social, et des circonstances. Enfin, tenir compte du risque, en récompensant ceux qui ont la chance de sortir gagnants (ceux qui ont des plus-values) relève d’une vision particulière de l’équité : en présence de hasard, l’équité préconise de compenser les perdants, plutôt que d’abonder la récompense des gagnants.

(3)   En termes d’efficacité, en présence d’un aléa, compenser les perdants agit comme une assurance, ce qui incite à la prise de risque. Domar et Musgrave (1944) soulignaient déjà que l’imposition proportionnelle des revenus de l’entreprise encourageait à la prise du risque entrepreneurial. Ce résultat repose sur l’hypothèse d’un impôt négatif lorsqu’il y a des pertes, de sorte que l’Etat se comporte comme un partenaire solidaire. Si cette hypothèse est justifiée pour les grands groupes qui peuvent consolider les gains et les pertes de leurs filiales et/ou reporter en avant certaines pertes, elle est moins légitime pour les entrepreneurs qui ne peuvent pas diversifier les risques qu’ils prennent. La société à responsabilité limitée, la limitation des biens que l’entrepreneur peut gager, la possibilité de pouvoir refuser un héritage et donc que les dettes éventuelles (y compris fiscales et sociales) des entrepreneurs confrontés à l’échec peuvent alors être effacées (alors que les éventuels actifs, en cas de succès, peuvent être transmis) sont autant de dispositifs favorisant la prise de risque individuelle. Un régime plus favorable d’imputation et de report en avant des déficits et moins-values de cession pour les entrepreneurs et individus détenteurs d’une part significative d’une entreprise pourrait renforcer ces possibilités et accroître les incitations à entreprendre.

Les entrepreneurs doivent pouvoir bénéficier d’un environnement juridique et administratif simple et accessible. Les pouvoirs publics peuvent renforcer l’écosystème entrepreneurial  en rapprochant entrepreneurs, financiers (notamment la Banque publique d’investissement), incubateurs et laboratoires de recherches.

Ex-post, du point de vue de l’équité comme de l’efficacité, ce sont les entrepreneurs qui échouent, et non ceux qui réussissent, qu’il faut aider via des lois sur la faillite personnelle, l’indemnisation chômage, et  des régimes favorables de déductibilité et report en avant des déficits. Les subventions implicites à ceux qui réussissent, via l’impôt sur le revenu, alors que les récompenses sont déjà potentiellement extrêmement importantes, relèvent au contraire d’une forme de darwinisme social.