Pourquoi le chômage des jeunes résiste-t-il à des moyens inédits ?

Bruno Coquet

L’emploi des jeunes : une veille histoire

La France est depuis longtemps à la peine en matière d’emploi des jeunes[1]. Les jeunes sont relativement peu nombreux à sortir prématurément du système scolaire, donc à entrer très tôt sur le marché du travail. Mais ceux-là rencontrent de fortes difficultés d’insertion, si bien que leur taux de chômage est très élevé, et cela pèse durablement sur leur trajectoire professionnelle. La comparaison avec les autres pays est brouillée car les indicateurs usuels pour les tranches d’âge jusqu’à 24 ans (taux de chômage, taux d’emploi, etc.) dépendent beaucoup de la stratégie choisie, entre éduquer longtemps (comme en France) ou insérer dans l’emploi très tôt (Pays-Bas, etc.).



Les écarts avec les pays voisins s’amenuisent à mesure que l’on s’élève dans les tranches d’âge. Tous les jeunes finissant par entrer sur le marché du travail, la comparaison de leur situation dans la tranche d’âge 25-29 ans est alors bien plus significative. Ainsi avec 51,7% de diplômés de l’enseignement supérieur parmi les 25-29 ans, en progression de près de 10 points en 20 ans, la France pointe au 7e rang européen[2] ; le taux d’emploi de ces jeunes diplômés est toutefois un peu plus faible que chez nos voisins, notre pays se classant au 11e rang de l’UE. Mais surtout, les non-diplômés de cette tranche d’age demeurent mal insérés : 10 ans après leur sortie du système éducatif, moins d’un sur deux est en emploi, ce qui classe la France au 22e rang européen. Et finalement, le taux d’emploi tous diplômes confondus nous place désormais dans la seconde moitié de l’UE (15e, vs 11e en 2002) dans cette tranche d’âge des 25-29 ans, où la part des jeunes au chômage (9,7%) positionne notre pays au 21e rang de l’UE (15e en 2002).

C’est pourquoi l’UE comme les organisations internationales ont régulièrement pointé la France pour la faible efficacité des politiques d’emploi destinées aux jeunes, et que depuis 20 ans tous les gouvernements lancent régulièrement des plans pour les renforcer.

Le tournant de 2017

Les politiques de l’emploi envers les jeunes ont pris une nouvelle tournure à partir de 2017 : davantage d’accompagnement intensif, plus de cursus professionnalisants en alternance, moins de contrats non-marchands aidés peu propices à favoriser l’insertion en emploi[3]. La France a en cela suivi les recommandations maintes fois réitérées de l’Union européenne, et des organisations internationales, également reprises par la Cour des Comptes[4]. En 2020, le plan #1jeune1solution déployé pour prémunir les jeunes d’éventuelles conséquences de la crise sanitaire[5] a été doté de moyens inégalés, et poursuivi bien au-delà de ce que nécessitait l’objectif initial.

Dès 2020, on peut observer que les dispositifs de soutien à l’emploi des jeunes ont changé à la fois de nature et de dimension, avec des effets très nets sur le nombre de bénéficiaires et les budgets alloués. Si l’on additionne les dispositifs de contrats aidés, d’alternance et d’accompagnement renforcé, 900 000 jeunes bénéficiaient chaque année d’une mesure de soutien public au milieu de la dernière décennie, un peu plus de 1 million de 2017 à 2019, et plus de 1,4 million à partir de 2020 (Graphique 1). Fin 2024, le montant cumulé des dépenses engagées depuis 2020 atteindra environ 100 milliards d’euros.

Les résultats en termes d’emplois sont au rendez-vous : 612 000 créations d’emplois pour les jeunes de 15-24 ans depuis fin 2017, bien au-delà des 84 000 que la conjoncture aurait créées si la part des jeunes dans l’emploi était restée stable. Mais sur ce total, la hausse de 498 000 depuis fin 2019 s’explique presque exclusivement par la hausse du nombre d’apprentis (475 000). L’essentiel des créations d’emplois vient donc du soutien exceptionnel à l’apprentissage[6], avec cependant une forte incertitude quant à la réalité des créations nettes d’emplois car environ la moitié des contrats d’apprentissage se seraient substitués à d’autres formes de contrats, et que la pérennité de l’effet net sur l’emploi est incertaine si les subventions venaient à diminuer.

Des effets décevants

Le tableau est beaucoup plus décevant du côté du chômage : -51 000 chômeurs de 15 à 24 ans au sens du BIT depuis 2017, dont -39 000 depuis fin 2019[7], soit à peine plus que ce que la conjoncture est à même d’expliquer. Et si le taux de chômage (le ratio chômeurs / actifs) a baissé, c’est surtout en raison de la hausse du dénominateur qui enregistre la transformation d’étudiants inactifs en apprentis, qui deviennent de ce fait actifs (cf. ci-dessous). Plus préoccupant : fin 2023 le nombre de NEETs[8] dépasse son niveau de fin 2019 alors que cette population est une priorité des politiques publiques, et le nombre de jeunes dans le halo du chômage augmente (Graphique 2).

Au-delà de la déception, ces résultats interrogent et sont inquiétants en termes d’efficience en regard de l’ampleur inédite des moyens mobilisés, surtout si l’on considère que la conjoncture du marché du travail était particulièrement favorable.

En toile de fond, la reconfiguration des politiques de soutien à l’emploi des jeunes peut être illustrée par la dynamique de trois grands groupes de dispositifs[9] :

  • L’apprentissage s’est développé de façon vertigineuse, au prix d’un coût par apprenti accru de 60 % (22 000€ en 2023) et d’un budget quadruplé depuis 2017. Depuis 2020, ces moyens sont concentrés sur les étudiants du supérieur, dont la probabilité d’insertion en emploi une fois diplômé est déjà excellente. En outre, les chômeurs profitent peu de ce boom, puisqu’ils représentent toujours moins de 6% des nouveaux apprentis en 2023.
  • L’accompagnement renforcé, appuyé d’abord sur la Garantie Jeunes (GJ), puis sur le Contrat d’Engagement Jeunes (CEJ) depuis 2022, ainsi que sur le Parcours PACEA mis en œuvre par les Missions Locales, a soutenu en moyenne 440 000 jeunes par an depuis 2018, là encore un niveau très supérieur à celui atteint au début de la décennie 2010 avec les dispositifs d’alors.
  • Enfin, si l’on excepte la parenthèse de la crise sanitaire, les contrats aidés classiques, destinés à des publics rencontrant d’importantes difficultés d’insertion sont descendus à leur plus bas niveau historique. On peut aussi noter que les deux seules années au cours desquelles le nombre de jeunes chômeurs au sens du BIT diminue significativement (2020 et 2021) sont contemporaines de l’Aide à l’Embauche des Jeunes[10] (Graphique 1).

Cette lecture descriptive ne constitue pas une évaluation de l’efficacité des dispositifs mais elle permet de formuler des hypothèses : d’un côté, les moyens de la politique de l’emploi ont été absorbés pour soutenir des publics très employables qui n’auraient pas pointé au chômage (apprentis de l’enseignement supérieur) surtout dans un marché du travail dynamique ; d’un autre côté, il est plausible que la substitution d’un accompagnement renforcé à des contrats aidés classiques n’ait pas porté les fruits espérés, et que la quasi absence des contrats aidés ait finalement pu être préjudiciable à l’insertion de certains jeunes.

Ces hypothèses permettraient d’expliquer à la fois le dynamisme de l’emploi, la très faible baisse du chômage des jeunes et un taux de NEETs supérieur à celui qui prévalait en 2019.

Une évaluation précise de chacun de ces dispositifs apparaît urgente, afin de pourvoir concentrer les moyens budgétaires qui se raréfient sur les mesures les plus efficientes, d’autant plus que la remontée du chômage risque fort de toucher plus rapidement les jeunes qui entrent sur le marché du travail.


[1] OCDE (2009) Des emplois pour les jeunes : France.

[2] Les données utilisées dans ce paragraphe proviennent d’EUROSTAT, sur la période 2002-2022.

[3] Voir par exemple : Audrey FARGES, Raphaël FROGER (2023) Comment l’insertion en emploi six mois après un contrat aidé non marchand évolue-t-elle depuis 2015 ? » Dares Analyses n°11 ; Damien EUZENAT (2023) « Estimation de l’effet d’aubaine des contrats aidés. Enseignements d’une expérience quasi naturelle en France » Dares, Document d’Études n°269.

[4] COUR DES COMPTES (2022) Rapport Public Annuel.

[5] Dossier du Presse du Plan #1Jeune1solution, p.3 (23 juillet 2020).

[6] Bruno COQUET (2023) « Apprentissage un bilan des années folles », OFCE Policy Brief n°117.

[7] -80 000 DEFM (Demandeurs d’emploi en fin de mois) catégories ABC de moins de 25 ans depuis 2017, dont seulement -30 000 pour la période 2020-2023

[8] Jeunes ni scolarisés, ni en emploi, ni en formation (Not in Education, Employment or Training en anglais).

[9] Les données d’emploi et de chômage portent sur la tranche d’âge 15-24 ans tandis que les données relatives aux dispositifs de politique de l’emploi portent sur la tranche 15-25 ans. De petits écarts comptables sont donc possibles entre les deux périmètres, qui n’influent qu’à la marge sur le diagnostic formulé ici.

[10] Cette aide n’était pas ciblée sur des jeunes en difficulté contrairement aux contrats aidés classiques.




Emplois aidés : les mains liées

Par Bruno Coquet

Depuis 2019, les emplois aidés[1] ont atteint des niveaux inédits, leur part grimpant jusqu’à près de 8% de l’emploi total, au-delà du record historique de 1997. Malgré un reflux en 2022 et 2023, leur niveau reste historiquement élevé, comparable à celui atteint dans la première moitié de la décennie 2010. Pourtant la situation du marché du travail est profondément différente : le chômage n’a cessé de baisser jusqu’à atteindre 7,3% en 2022 (enfonçant même un record vieux de 40 ans, à 7,1% au premier trimestre 2023) alors que dans les pics antérieurs d’emplois aidés il était au plus haut, au-delà de 10% (graphique 1).



Les économies annoncées se sont transformées en hausse de dépenses

Le cadrage budgétaire présenté au début de l’été prévoyait une baisse des crédits du ministère du Travail de 800 millions d’euros en 2024. Pour expliquer cette baisse, une économie de 1 milliard d’euros sur les emplois aidés était évoquée, récemment ramenée à 800 puis 350 millions. Finalement, le budget des emplois aidés devrait augmenter de 101 millions d’euros hors apprentissage (+3,8%), l’ajustement portant essentiellement sur le budget alloué à l’apprentissage :

  • D’une part, les contrats aidés qui devaient être ciblés par la réduction budgétaire (Parcours Emploi Compétences-PEC, Contrat Initiative Emploi-CIE, Emplois francs) sont à l’étiage, ce qui est cohérent avec la conjoncture actuelle du marché du travail. Les économies tirées de ce gisement sont donc faibles (-106 millions d’euros) ;
  • D’autre part, le soutien à l’apprentissage reste fort, mais les crédits sont en baisse (-126 millions d’euros, -1,5%). En effet, si toutes les dépenses associées à ce dispositif sont en hausse, notamment la dotation d’équilibre à France Compétences (+820 millions d’euros), la réduction de l’aide aux employeurs d’apprentis[2] depuis le début 2023 produit l’essentiel de ses effets en 2024, générant 1,1 milliard d’euros d’économies.

La réduction conjoncturelle des moyens alloués aux emplois aidés en 2024 ne pouvait guère être plus marquée parce que l’objectif du million d’entrées annuelles en apprentissage ôte toute marge de manœuvre au gouvernement. Et encore, la comptabilité budgétaire brouille la réalité de la dépense nationale pour l’apprentissage : l’objectif de 901 000 nouveaux apprentis visé pour 2024 devrait coûter près de 23 milliards d’euros, mais seuls les crédits de la « Mission Travail et Emploi » (8,1 milliards d’euros) sont consignés dans le PLF ; si les dépenses de France Compétences (12 milliards d’euros) et les exonérations générales de cotisations sociales des apprentis (4,5 milliards) étaient incluses, le budget total des emplois aidés, y compris l’alternance, apparaîtrait alors près de trois fois plus élevé et en forte hausse[3].

Contraction des emplois aidés hors alternance en 2023

Historiquement, l’essentiel des budgets d’intervention du ministère du Travail allait vers des « contrats aidés », souvent dans le secteur non-marchand, prioritairement destinés à des publics jeunes, peu qualifiés, à fort risque de chômage. Depuis 2020, l’apprentissage est devenu la principale composante des emplois aidés mais bénéficie pour l’essentiel à des étudiants préparant un diplôme de l’enseignement supérieur, sans difficulté particulière d’insertion en emploi.

En 2023, les budgets hors alternance ont déjà été réduits, passant de 2,67 milliards de crédits effectivement consommés en 2022 à 2,40 milliards d’euros (-270 millions, -10,2%). Fin juillet 2023, le cumul depuis le début d’année des entrées en PEC et en CIE était en baisse (respectivement, -26,5% et -46,9%), en-deçà du plan de marche découlant de l’évolution des budgets. Dans ces conditions, les stocks de bénéficiaires des trois « contrats aidés » classiques PEC, CIE et Emplois francs diminueraient fortement, avec un effet négatif sur l’emploi en 2023 (-9 400 postes). Les stocks de bénéficiaires d’aides à l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) évolueraient peu du fait d’un budget stable tandis que le nombre de bénéficiaires de l’Aide à la Reprise et à la Création d’Entreprise (ARCE) devrait progresser en raison de la dynamique des microentreprises, avec à la clé un possible dépassement budgétaire.

En contrepoint, la dynamique des entrées de 2022 profite encore au stock d’apprentis qui a continué d’augmenter (+11,1% en glissement annuel fin juillet) et avec lui, l’ensemble des budgets associés à ce dispositif. Le stock de bénéficiaires serait encore en légère hausse, avec à la clé la création d’environ 40 000 nouveaux emplois en 2023. On ne peut exclure que l’aide unique soit encore trop attractive pour les entreprises, induisant des incitations intenses difficiles à prévoir, même si depuis le début de l’année les entrées donnent quelques signes de stabilisation (-1% en cumulé de janvier à juillet 2023). Il serait prématuré d’y voir l’influence de la réduction de l’aide exceptionnelle, même si tous les moteurs de l’apprentissage baissent de régime (embauches d’apprentis corrélées à l’emploi marchand qui ralentit, crédits 2023 insuffisants pour simplement maintenir le rythme actuel des entrées, réserve démographique qui s’amenuise dans cette tranche d’âge).

2024 : peu d’effets budgétaires sans revoir l’apprentissage

Dans le contexte inflationniste actuel, des budgets nominaux stables sont en réalité en baisse en termes réels, car le coût unitaire des aides à l’emploi est souvent indexé sur le SMIC, donc encore plus dynamique que l’inflation. Dans ces conditions, à budget constant les dispositifs dits « à guichet fermé » accueillent moins de bénéficiaires prévus tandis que les dispositifs dits « à guichet ouvert » dérivent sous le double effet d’un nombre de bénéficiaires non-contraint et de coûts unitaires en hausse.

Finalement, le PLF 2024 ne propose pas la baisse annoncée des crédits aux emplois aidés mais une hausse de 101 millions hors apprentissage (+3,8%). La cible également annoncée de 82 000 entrées en « contrats aidés » pour l’année 2024 concerne seulement l’ensemble PEC et CIE[4], soit une baisse de -26% par rapport à la LFI 2023 et une économie de 49 millions d’euros (-11%). Cette réduction aurait un effet minime sur l’emploi (-1 300) et le chômage (+1 100). L’objectif de 25 000 entrées en Emplois francs, stable par rapport à 2023, apparaît peu compatible avec la baisse de -35% des crédits alloués à ce dispositif. Les budgets consacrés à l’IAE sont à l’opposé en nette augmentation : +186 millions d’euros (+14%), possiblement en raison de la sensibilité politique particulière de ce secteur dans le contexte inflationniste actuel : les effets sur l’emploi et le chômage seraient significatifs en 2024 (respectivement +12 300 et -9 800). Les crédits dédiés à la création d’entreprise (ARCE) sont en baisse mais, compte tenu de la dynamique observée dans les dernières statistiques, il est difficile d’anticiper moins que la stabilité du stock de bénéficiaires ; en retenant cette dernière hypothèse, ce dispositif serait cette année sans effet sur l’emploi mais son coût budgétaire serait tout de même supérieur aux crédits inscrits dans le PLF.

Du côté de l’alternance, le cadrage budgétaire précisait que « le budget du ministère du Travail continuera de financer la montée en charge de l’apprentissage, dans le but d’atteindre un million d’entrées par an d’ici 2027 ». La légère baisse du budget apprentissage prévue dans le PLF 2024 (-126 millions d’euros, -1,5%) provient de l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique aux employeurs d’apprentis intervenue début 2023 (-1,1 milliard d’euros) : les 3,4 milliards d’euros budgétés pour 2024 sont compatibles avec 800 000 à 900 000 entrées[5]. Le « coup de rabot » de 500 millions d’euros sur les niveaux de prise en charge des contrats d’apprentissage permet de contenir la subvention d’équilibre à France Compétences (2,5 milliards d’euros) ; mais cela est loin de compenser la dynamique des dépenses liée aux nombreuses entrées nouvelles, si bien que le déficit résiduel de l’opérateur serait proche de 6 milliards d’euros en 2024.

Au total, le PLF 2024 sous-estime fortement les crédits nécessaires pour financer les entrées affichées. Il faudrait donc soit retenir le nombre d’entrées prévues sachant qu’elles ne sont pas financées, soit retenir le budget prévu et réduire le nombre d’entrées. La décision ne pouvant être justifiée de manière suffisamment robuste, d’autant que les incertitudes déjà mentionnées pour établir la prévision de fin d’année 2023 persistent en 2024, l’hypothèse technique d’un nombre d’entrées identique à 2022 et 2023 (829 000) est la moins mauvaise solution. Dans ces conditions l’apprentissage aurait un impact neutre sur l’emploi, mais le déficit budgétaire apparaît sous-estimé d’environ 0,2 point de PIB.

Enfin, le budget dédié aux contrats de professionnalisation connaît une hausse significative (+41 millions, +17,6%). En l’absence de changement des règles, nous faisons l’hypothèse d’une dynamique stable, neutre sur la création d’emplois, si bien que les crédits seraient sous-consommés (auquel cas ces crédits pourraient être transférés vers l’apprentissage, bien plus dynamique mais sous-doté).


[1] Le concept d’« emplois aidés » est celui retenu par l’Insee qui englobe tous les dispositifs commentés ici. L’appellation « contrats aidés » souvent employée dans le débat public est ici réservée aux dispositifs suivants : Parcours Emploi Compétences (PEC), Contrat Initiative Emploi (CIE) et Emplois francs.

[2] L’aide a été réduite de 8 000€ à 6 000€ au 1er janvier 2023 ; à cette occasion elle a repris l’appellation d’ « aide unique », bien que son champ et sa durée soient très différents de l’aide unique créée par la réforme de 2018.

[3] Sur ce point cf. Coquet (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles » OFCE Policy Brief, n°117.

[4] Les Emplois francs étaient donc exclus de l’annonce ministérielle indiquant fin août « -15 000 contrats aidés ».

[5] Une incertitude irréductible provient de la répartition des entrées tout au long de l’année.




APPRENTISSAGE : UN BILAN DES ANNÉES FOLLES

par Bruno Coquet

Les principaux indicateurs du marché du travail n’ont plus été aussi positifs depuis fort longtemps. Mais quelques indices invitent à rester prudent quant aux ressorts de cette santé retrouvée : d’une part, en niveau comme en dynamique, le marché du travail français reste dans la queue du peloton européen[1], et il a même à nouveau perdu un peu de terrain dans l’après-crise sanitaire ; d’autre part, comme nous l’avons récemment souligné dans un billet de Blog (« La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire »), les emplois aidés n’ont jamais été aussi nombreux que ces dernières années, constat peu cohérent avec l’évidence selon laquelle un marché du travail qui se porte bien ne devrait pas avoir besoin d’être soutenu par des aides publiques, en particulier avec un tel coût budgétaire.



L’apprentissage est une des clés de cette rémission du marché du travail et la principale composante du soutien apporté au marché du travail par les emplois aidés. Il est également un des leviers majeurs sur lequel mise le gouvernement pour atteindre le plein emploi, grâce à un objectif placé à 1 million de nouveaux contrats par an, soit trois fois plus qu’une très bonne année d’entrées en apprentissage jusqu’à il y a à peine 5 ans (Graphique 1).

Cette politique a toutefois un coût qui demeure assez flou car les dernières données publiées interrogent : le ministère du Travail chiffrait les dépenses publiques en faveur de l’apprentissage à 11 Md€ en 2021, cependant que France Compétences les estimait à 21 Md€ pour cette même année.

Le Policy Brief « Apprentissage : un bilan des années folles » revient sur les raisons du succès spectaculaire de ce dispositif auprès des jeunes, des employeurs, des organismes de formation ; il fournit une évaluation comptable détaillée de son coût et interroge son efficience et sa soutenabilité pour les finances publiques.

Un dispositif assaini et relancé par une bonne réforme en 2018

L’apprentissage est un dispositif très efficace pour l’insertion professionnelle des jeunes, en particulier s’ils sont peu qualifiés, sortis prématurément du système scolaire. C’est pourquoi ces contrats ne sont soumis à aucun prélèvement social (employeur et salarié), ni fiscal (CSG, CRDS, impôt sur le revenu) et qu’en outre, certains publics, ceux rencontrant des difficultés d’insertion dans l’emploi ou des employeurs (petites entreprises) bénéficient d’aides supplémentaires à l’embauche.

Depuis trente ans, les gouvernements ont vainement visé l’objectif devenu symbolique des 500 000 apprentis, accumulant les réformes à intervalles de plus en plus courts. Ces réformes ont eu pour principal effet d’empiler les aides, les exonérations, de multiplier les cibles visées, nourrissant une grande complexité réglementaire et des incitations confuses. Seule la loi de cohésion sociale de 2005 semble avoir eu un effet significatif sur le recours à l’apprentissage, portant la proportion d’apprentis de 2,0% à 2,3% de l’emploi salarié marchand (graphique 1). En contrepoint, la réforme de 2014 fut suivie d’une rechute du recours à l’apprentissage que la nouvelle réforme de 2016 a enrayée, mais sans parvenir à retrouver les niveaux atteints dix ans plus tôt. Globalement, les résultats sont au mieux demeurés mitigés, les entrées en apprentissage ne parvenant jamais à crever durablement le plafond de 300 000 nouveaux contrats par an.

L’envolée récente des entrées en apprentissage, dans le sillage de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui a remis à plat le dispositif en 2018, est donc remarquable : 367 000 nouveaux contrats sont comptabilisés dès 2019 – record historique absolu, contre 321 000 en 2018. L’ascension est ensuite vertigineuse ; 532 000 nouveaux contrats en 2020, 736 000 en 2021 et 837 000 en 2022. Même si ce résultat est en partie obtenu aux dépens des Contrats de professionnalisation jeunes, il n’en est pas moins net, bien au-delà de la hausse annuelle de 3% des entrées attendue par le législateur.

Au total, le soutien apporté par ce dispositif à la hausse de l’emploi, en particulier de l’emploi des jeunes, a été considérable : plus d’un tiers des emplois salariés créés depuis 2017 sont des contrats d’apprentissage (et même environ 45% si l’on se restreint à la période 2019-2022).

La hausse des entrées vient principalement des apprentis préparant un diplôme de l’enseignement supérieur : cette tendance de long terme s’est encore notablement accélérée car ceux-ci représentent aujourd’hui 62% des entrées, deux fois plus qu’il y a dix ans, cinq fois plus qu’en 2003. Cette évolution suggère un ciblage contestable du dispositif sur sa partie la plus dynamique, la plus coûteuse, mais qui est aussi celle pour laquelle l’efficience de l’apprentissage sur l’insertion en emploi est moindre, car décroissante à mesure que le niveau de diplôme préparé est élevé.

L’aide exceptionnelle dans le cadre du plan de relance de 2020 : des effets exceptionnels

La réforme de 2018 n’est cependant pas le seul ressort de ces succès : l’aide exceptionnelle très généreuse et non-ciblée créée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance, et reconduite sans lien avec les conséquences de la crise sanitaire qui l’avaient initialement justifiée, apparaît depuis sa création comme le principal moteur de la hausse des entrées.

Cette aide, qui s’ajoute aux exonérations sociales et fiscales pratiquement complètes dont peut bénéficier tout contrat d’apprentissage, a permis de couvrir 100% du coût du travail de la plupart des apprentis, y compris ceux préparant un diplôme de l’enseignement supérieur. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau, notamment pour un public aussi large et en particulier dans le secteur marchand où les effets d’aubaine et de substitution sont très importants en présence de ce type de subventions. En rendant ces emplois d’apprentis pratiquement gratuits la première année, l’aide exceptionnelle ne pouvait que séduire les employeurs.

Fin 2022 on dénombrait 540 000 apprentis[2] de plus qu’en 2018 : nous estimons que la réforme de 2018 aurait contribué à hauteur de 15% à cette hausse (+80 000) mais que l’essentiel des embauches d’apprentis (+460 000) se rattache à l’aide exceptionnelle qui aurait engendré des effets emploi et des effets de substitution extrêmement importants (graphique 2). L’effet emploi postérieur à l’introduction de l’aide exceptionnelle en 2020 est de l’ordre de 250 000, c’est à-dire 250 000 créations d’emplois qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de l’aide (cf. Heyer, 2023 ; Labau & Lagouge, 2023). On peut considérer ce soutien du marché du travail, comme artificiel et coûteux, qui plus est dans une période où ce n’était pas nécessaire, en particulier envers des publics diplômés qui s’insèrent très bien en emploi sans subvention spécifique. Les 210 000 autres créations d’emplois sous forme d’apprentissage auraient existé en l’absence de l’aide mais sous un autre statut (en particulier en contrat de professionnalisation, mais aussi des emplois de droit commun) mais auraient éventuellement bénéficié à d’autres profils d’actifs.

Le succès au prix fort

Cette politique se déploie à bourse déliée, sans débat sur son efficience. L’évaluation de son coût allant du simple au double dans les comptes publics, nous reconstituons une comptabilité précise depuis 2017, qui chiffre à près de 16 Md€ en 2021 et 20 Md€ en 2022 les dépenses publiques affectées à l’apprentissage (tableau 1).

Outre la forte hausse du coût unitaire (l’aide est plus élevée qu’à l’origine, les apprentis post-bac sont plus âgés, donc leur salaire et les allégements de cotisations sociales sont plus élevés, et les formations qu’ils suivent plus coûteuses), les dépenses induites par l’aide exceptionnelle posent question : en effet, 5 Md€ auraient pu être économisés en 2021 et près de 8 Md€ en 2022 (40% des dépenses) en retenant un ciblage efficace de l’aide (apprentis de niveau bac ou moins, petites entreprises), sans nuire à l’insertion dans l’emploi.

À ce total, il faudrait ajouter les droits sociaux attachés gratuitement aux contrats d’apprentissage (prime d’activité, assurance chômage, retraites, etc.) dont l’échéance en partie lointaine ne doit pas occulter le coût (12 Md€ pour les seuls droits à la retraite).

La contre-réforme, et la nécessité d’en sortir

L’aide exceptionnelle a formellement disparu en 2023, mais elle a en réalité été fusionnée avec une aide unique revisitée, dans le but d’atteindre l’objectif fixé par le Président de la République : 1 million d’entrées en apprentissage chaque année.

Cette évolution induit une si profonde mutation du dispositif qu’elle s’apparente à une contre-réforme. En effet, l’aide unique instituée par la loi de 2018 qui avait réformé le dispositif, visait les jeunes préparant un diplôme de niveau bac ou moins, les entreprises de moins de 250 salariés, et était étalée sur 3 ans pour favoriser les formations longues. Or les modalités de l’aide unique telle que reformulée par décret en 2023 vont en sens opposé : concentrée sur la première année de contrat, pour les diplômes jusqu’à bac+5, et sans limite de taille de l’entreprise qui embauche (à ce stade jusqu’en fin d’année 2023 seulement, et avec quelques conditions pour les plus grosses).

Finalement, les publics les plus aidés ne sont plus ceux pour lesquels l’apprentissage a la plus grande efficacité pour l’insertion dans l’emploi ; pour ces derniers, l’aide est même en baisse par rapport à son niveau de 2018.

L’inflation des dépenses ayant bénéficié à tous les acteurs, apprentis, employeurs, centres de formation, gouvernement, à l’exception du contribuable, il sera politiquement délicat de sortir d’une telle addiction, même si cela apparaît absolument indispensable. Sur le plan technique la solution est en revanche très simple : restaurer la réforme 2018 dans son esprit et sa lettre, notamment une aide ciblée sur les petites entreprises et les jeunes pour lesquels un passage par la voie de l’apprentissage est le plus efficace. Ce retour à la normale aurait probablement des conséquences inverses de celles engendrées par le soutien exceptionnel que les subventions à l’apprentissage ont apporté ces deux dernières années à l’emploi et à la baisse du chômage, des jeunes en particulier.


[1] La France pointe au 22e rang parmi les 27 pour le taux de chômage et le taux d’emploi des 20-64 ans.

[2] Pour plus de clarté les résultats sont ici arrondi à la dizaine de milliers. Les données précises figurent dans le Policy Brief de l’OFCE, n°117.