Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant

Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Depuis le déclenchement de la crise financière en 2008 et de la crise des dettes souveraines en 2010-2011, les pays de la zone euro ont mis en place des stratégies d’ajustement destinées à restaurer la confiance des marchés et à remettre les économies sur le chemin de la croissance. Les pays les plus frappés par la crise sont ceux qui présentaient une forte dépendance aux marchés financiers et des déficits courants très élevés (Espagne, Italie mais aussi Irlande, Portugal et Grèce). Aujourd’hui, les déficits sont largement résorbés mais la zone euro est plongée dans une situation de croissance molle, aux tendances déflationnistes qui pourraient s’accentuer si un changement n’est pas amorcé. A défaut d’un ajustement sur les taux de change, l’ajustement se fait sur l’emploi et les salaires. Les conséquences de cette dévaluation par les salaires, que nous résumons ici, sont plus largement décrites dans l’étude spéciale publiée dans le dossier des prévisions de l’OFCE (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014).

Un ajustement désormais tiré par une modération salariale croissante…

Face à la chute de la demande, les entreprises se sont ajustées en coupant massivement dans l’emploi afin de réduire leurs coûts, ce qui a conduit à une forte augmentation du chômage. En septembre 2014, la zone euro compte 7 millions de chômeurs de plus qu’en mars 2008. La situation est particulièrement dégradée dans certains pays comme la Grèce où le taux de chômage est de 26,9 %, l’Espagne (24,2 %), le Portugal (13,8 %) ou l’Italie (12,5 %). Seule l’Allemagne se distingue par le recul de son taux de chômage, jusqu’à 5,0 % de la population active.

Conformément à ce que suggère la courbe de Phillips, l’emballement du chômage a fini par peser sur les conditions de revalorisation salariale, notamment dans les pays les plus en crise (graphique 1). Si entre 2000 et 2009, l’évolution des salaires était plus dynamique dans les pays périphériques (+3,8 % en moyenne annuelle) que dans les pays au cœur de la zone euro[1] (+2,3 %), la situation s’est inversée après 2010. Les rémunérations nominales ont ralenti dans les pays périphériques (+0,8 %) mais ont gardé un rythme proche de celui de l’avant-crise (+2,6 %) dans les pays au cœur de la zone. Cette hétérogénéité s’explique par l’ampleur de la dégradation du chômage différente selon les pays. Selon Buti et Turrini (2012)[2] de la Commission européenne, le renversement dans la dynamique des salaires serait un des principaux moteurs du rééquilibrage des soldes courants en zone euro.

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En outre, l’analyse des données macroéconomiques masque l’ampleur de la modération salariale en cours, les effets de la crise étant concentrés sur les populations les plus fragiles (jeunes, salariés non-diplômés) à salaires plus faibles. Or, la déformation de la structure de l’emploi en faveur des plus qualifiés et des plus expérimentés (voir le post OFCE : ” De la difficulté des réformes structurelles dans un contexte de chômage élevé) pousse à la hausse les salaires moyens. Comme l’attestent plusieurs études fondées sur l’analyse de données microéconomiques[3], le dynamisme des salaires corrigés de ces effets de composition est inférieur à celui du salaire moyen.

… qui comprime la demande intérieure et s’avère peu efficace en termes de compétitivité

Derrière cette politique d’ajustement déflationniste par les salaires, l’enjeu pour les entreprises est d’améliorer leur compétitivité et de regagner des parts de marché. Ainsi, par rapport au début de l’année 2008, les coûts salariaux unitaires (CSU)[4] ont baissé dans les pays les plus en crise (Espagne, Portugal et Irlande), ralenti en Italie et ont continué leur progression haussière dans les pays au cœur de la zone euro, ceux les plus préservés des tensions financières (Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas).

L’ajustement le plus important a eu lieu en Espagne. Déflatés de l’inflation, les CSU y ont baissé de 14 % depuis 2008, dont 13 points s’expliquent par le redressement de la productivité, obtenu au prix de coupes massives dans l’emploi. Les salaires réels n’ont augmenté que de 1 % sur la période. A l’inverse, en Italie, l’ajustement a surtout porté sur les salaires dont le pouvoir d’achat a baissé de 5 %. Toutefois, cette baisse n’a pas été suffisante pour compenser la dégradation de la productivité, et donc empêcher la hausse des CSU réels. En Allemagne, après une année 2008 marquée par le renchérissement des CSU réels, les salaires réels ont continué de progresser mais moins que les gains de productivité. En France, depuis 2009, salaires réels et productivité augmentent de concert à un rythme modéré. Les CSU, déflatés de l’inflation, sont donc stables depuis 2009 mais restent dégradés par rapport à 2008.

Bien que destinée à redresser la compétitivité des entreprises, cette stratégie s’avère doublement perdante. Tout d’abord, parce qu’ils sont menés conjointement dans l’ensemble des pays de la zone euro, ces efforts finissent par se neutraliser les uns les autres. Au final, ce sont les pays qui vont le plus loin dans cette stratégie déflationniste qui gagnent la « prime ». Ainsi, parmi les grands pays de la zone euro, seule l’Espagne peut en bénéficier, en raison de la très forte réduction de ses CSU du fait de ses propres efforts mais aussi du maintien d’un certain dynamisme salarial chez ses principaux partenaires. La France et l’Italie n’enregistrent aucun gain et l’Allemagne connaît une dégradation de ses CSU d’environ 3 % entre 2008 et 2013. Par ailleurs, si la dévaluation salariale avait dû contribuer à améliorer l’activité, elle aurait dû le faire à travers le rebond des exportations. Or, il est difficile de trouver une corrélation entre exportations et ajustements salariaux au cours de la crise (graphique 2). Ces résultats ont déjà été soulignés par Gaulier et Vicard (2012). Même si les pays les plus en crise (Espagne, Grèce, Portugal) ont pu gagner des parts de marché, les volumes exportés par chacun d’eux restent à court-moyen terme peu sensibles aux évolutions des coûts salariaux. Cela pourrait s’expliquer notamment par la préférence des entreprises à la reconstitution de leurs marges plutôt qu’à la baisse des prix à l’exportation. Car même dans les pays où les CSU relatifs ont fortement baissé, les prix relatifs à l’exportation ont augmenté de façon non négligeable (6,2 % en Grèce, 3,2 % en Irlande depuis 2008…).

Enfin, en cherchant à améliorer leur compétitivité-coût, les entreprises réduisent leur masse salariale, que ce soit par l’emploi et/ou les salaires. La stratégie de désinflation compétitive se traduit par des pressions sur les revenus des ménages et donc sur leur demande de biens, ce qui freine la progression des importations. En effet, à l’inverse de ce que l’on observe sur les exportations, il existe une relation étroite et positive entre l’évolution des CSU relatifs et l’évolution des volumes importés sur la période 2008-2009 (Graphique 3). Autrement dit, plus l’effort d’ajustement sur les CSU a été élevé au regard des pays concurrents, plus la progression des volumes importés est faible.

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Cette stratégie non-coopérative de rééquilibrage des balances courantes peut affecter durablement la reprise de l’activité dans un contexte où la réduction de l’endettement des acteurs, privés comme publics, sera rendu encore plus difficile si les pressions déflationnistes venaient à s’installer durablement (du fait de l’augmentation des dettes et taux d’intérêt en termes réels). Dès lors, les déséquilibres des balances courantes dans les différents pays de la zone euro sont en passe d’être résorbés principalement par la contraction des importations. Ainsi, la correction de ces déséquilibres par la voie de la dévaluation salariale, telle qu’elle est menée depuis 2010-2011, est doublement coûteuse : faible impact sur la compétitivité, relativement aux pays concurrents, du fait de la concomitance de la stratégie adoptée dans les différents pays de la zone euro et des risques déflationnistes accrus, rendant les conditions du désendettement plus difficiles et alimentant la possibilité d’un scénario de stagnation séculaire dans la zone euro.

 


[1] L’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Quant aux  pays périphériques, ils incluent l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce.

[2] Buti et Turrini (2012), « Slow but steady ? Achievements and shortcomings of competitive disinflation within the Euro Area ».

[3] Pour un comparatif de plusieurs pays de la zone euro en début de crise voir BCE (2012), « Euro Area Labor Markets and the Crisis ». Pour le cas espagnol, voir Puente et Galan (2014), « Un analisis de los efectos composición sobre la evolución de los salarios ». Enfin, pour le cas français, voir Verdugo (2013) « Les salaires réels ont-ils été affectés par les évolutions du chômage en France avant et pendant la crise ? » et Audenaert, Bardaji, Lardeux, Orand et Sicsic (2014), « Wage resilience in France since the Great Recession ».

[4] Les coûts salariaux unitaires sont définis comme le coût du travail par unité produite. Ils se calculent comme le rapport entre la rémunération par tête et la productivité moyenne du travail.




Baisse de l’euro et désinflation compétitive : quel pays en profitera le plus ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Pendant près de deux ans, entre le milieu de l’année 2012 et 2014, l’euro s’est apprécié face aux principales monnaies du monde. En s’établissant à 1,39 dollar en mai 2014, l’euro avait vu sa valeur augmenter depuis juillet 2012 de plus de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie européenne s’était appréciée de 44 % par rapport au yen et de plus de 3 % face à la livre sterling.

Depuis le mois de mai 2014, cette tendance s’est inversée : après s’être apprécié de près de 10 % entre mi-2012 et mi-2014, le taux de change effectif réel de l’euro, qui pondère les différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi déprécié de 5,2 % au cours du dernier semestre (graphique 1). De fait, en quelques mois, la monnaie européenne s’est dépréciée de près de 10 % par rapport au dollar, de plus de 3 % par rapport au yen et de 4 % par rapport à la monnaie britannique. Concernant le taux de change avec cette dernière, la baisse a débuté en août 2013 et s’élève à plus de 9 % aujourd’hui. Nous prévoyons par ailleurs la poursuite de la dépréciation de l’euro d’ici le début de l’année 2015, avec un taux de change de la monnaie unique qui se déprécierait pour atteindre 1,2 dollar dès le deuxième trimestre 2015.

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De nombreux acteurs et spécialistes du monde économique voient dans cette baisse de l’euro la possibilité de sortir du piège de la déflation qui menace aujourd’hui la zone euro. Face à une croissance atone en zone euro et à un taux d’inflation qui baisse dangereusement, l’annonce par la BCE d’un programme d’assouplissement quantitatif indique ainsi sa volonté de déprécier l’euro face aux autres monnaies pour soutenir la croissance européenne et atteindre son objectif d’inflation[1]. Le gouvernement français attend lui aussi beaucoup d’une dépréciation de l’euro[2]. La Direction Générale du Trésor[3] considère qu’une baisse de 10 % du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait la première année d’accroître notre PIB de 0,6 point, de créer 30 000 emplois, de réduire le déficit public de 0,2 point de PIB et d’augmenter les prix à la consommation de 0,5%.

La relance de la croissance à court terme en zone euro via une dépréciation du taux de change effectif de l’euro permettrait aussi de limiter les politiques non coopératives de désinflation compétitive menées dans le sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal). Alors que les pays européens commercent majoritairement les uns avec les autres et se concurrencent fortement sur les marchés d’exportation, la recherche de gains de compétitivité via une politique de désinflation ne peut qu’échouer en zone euro si tous les pays adoptent la même stratégie. C’est cependant cette stratégie qu’a choisi la Commission Européenne, en poussant les pays en crise à réformer leurs marchés du travail pour réduire les coûts salariaux. Dès lors, la dépréciation de l’euro est une condition nécessaire pour accompagner les réformes structurelles en Europe et soutenir la demande[4] alors que les politiques budgétaires d’austérité l’affaiblissent par ailleurs.

Dans une étude récente, nous avons tenté d’évaluer les effets à attendre de cette dépréciation de l’euro. Nous nous sommes intéressés non pas aux raisons des variations de l’euro (différentiel de performances, comportement des banques centrales) mais à ses incidences macroéconomiques (impact sur le PIB, sur les prix et sur l’emploi notamment). Afin d’évaluer la sensibilité des exportations à la compétitivité-prix pour six grands pays de l’OCDE (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Royaume-Uni), nous avons estimé de nouvelles équations du commerce extérieur en distinguant au sein de la zone euro le commerce intra-zone et le commerce extra-zone euro. Les élasticités obtenues sont cohérentes avec la littérature existante sur le sujet. L’estimation conjointe des équations de volumes et de prix d’exportations et d’importations s’avère nécessaire : elle permet d’obtenir un effet bouclé en équilibre partiel d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations. La prise en compte des comportements de marge des importateurs et des exportateurs tend en effet à limiter l’effet d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations lorsque ceux-ci ont un faible pouvoir de marché. Il ressort des simulations qu’au sein de la zone euro, l’Espagne aurait le plus à gagner d’une dépréciation du taux de change de l’euro face aux autres monnaies, mais aussi d’une politique de désinflation compétitive (cas où les prix d’exportation de l’Espagne croissent moins vite que les prix d’exportation de ses concurrents en zone euro)(tableau 1).

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Pour l’économie française, nous avons aussi effectué une analyse plus fine grâce à l’utilisation du modèle macroéconomique de l’OFCE emod.fr, l’objectif étant de comparer nos résultats à ceux obtenus par la DG Trésor à l’aide du modèle Mésange.

Nos résultats montrent qu’une dépréciation de 10 % l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de +0,2% la première année et de +0,5% au bout de trois ans. Hors effet dû à la modification de la compétitivité-prix, la hausse de demande adressée entraînée par le regain d’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 20 000 emplois la première année de 77 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’en trouverait amélioré de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans (tableau 2).

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Enfin, nous avons simulé l’effet d’une hausse de 10% des prix des concurrents de la zone euro sur l’ensemble des marchés à l’exportation de la France. Cette amélioration de 10% de la compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays de la zone euro aurait un effet positif sur l’activité via une hausse des exportations, de l’investissement et de l’emploi (tableau 3). L’effet sur l’activité serait de +0,4% la première année, et de +0,9% au bout de trois ans. Il serait nul au bout de 10 ans. Près de 130 000 emplois seraient créés à l’horizon de 3 ans et le déficit public s’allègerait de 0,5 point de PIB à cet horizon.

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[1] Voir C. Blot et F. Labondance, « Pourquoi un taux d’intérêt négatif ? », Blog de l’OFCE, 23 juin 2014.

[2]Voir le discours de F. Hollande le 5 février 2013 devant le Parlement Européen.

[3] Rapport Economique Social et Financier du PLF 2014.

[4] Voir le discours de M. Draghi « Unemployment in the euro area », Jackson Hole, 22 août 2014.




La compétitivité française, objet de la politique de l’offre

par Sarah Guillou

Le débat politique opposant ceux qui voudraient donner la priorité à une politique de la demande à ceux qui au contraire placent les conditions de l’offre comme l’objectif premier peut être éclairé par le récent rapport du World Economic Forum sur la compétitivité (The Global Competitiveness Report 2014-2015) [1]. Rappelons que la compétitivité est une dimension clé de la croissance future des économies matures spécialisées dans les hautes technologies ou les produits à forte valeur ajoutée[2].

La France se classe en 23e position au regard de l’indicateur de compétitivité globale calculé par l’organisation « World Economic Forum ». Dépassant la simple mesure traditionnelle des coûts de production relatifs, cet indicateur de compétitivité incorpore de nombreux sous-indicateurs (100 au total) qui couvrent de nombreuses dimensions du fonctionnement des marchés des produits, des marchés du travail, des institutions mais aussi des indicateurs relatifs au capital humain, aux infrastructures et au système d’innovation ainsi que des mesures qualitatives issues d’enquêtes d’opinion. Un ensemble de dimensions qui déterminent in fine le niveau de productivité. L’indicateur de compétitivité proposé est « global » d’une part par l’ampleur des dimensions incluses et d’autre part par le nombre de pays couverts.

La compétitivité est mesurée relativement à 143 pays. La pondération des sous-indicateurs est déduite de l’appartenance des pays à une catégorie de niveau de développement économique : phase 1, gouvernée par la disponibilité des facteurs ; phase 2,  en transition de la phase 1 à  la phase 3 ; phase 3,  gouvernée par l’efficacité des facteurs ; phase 4 en transition de la phase 3 à la phase 5 ; phase 5,  gouvernée par l’innovation. Selon la catégorie, l’importance accordée à chaque sous-indicateur pour la détermination du niveau de compétitivité diffère. Ce qui explique que le classement ne reflète pas tout à fait la hiérarchie traditionnelle des pays selon leur niveau de richesse économique. Par ailleurs, la diversité des indicateurs entrant en jeu peut conduire à rapprocher dans le classement des profils économiques très différents : ainsi la Russie talonne l’Italie classées respectivement aux 49e et 53e rangs ; les Emirats Arabes Unis suivent la Norvège classée 11e.

Au regard du débat sur l’arbitrage offre-demande, il est intéressant de remarquer que l’indicateur de compétitivité globale repose sur un ensemble de sous-indicateurs qui ne relèvent pas tous de réformes structurelles associées à l’offre et nombreux sont ceux qui résultent d’un soutien équilibré de la demande. Ainsi, par exemple, la disposition de capital humain de qualité (qualifié, en bonne santé…) ne nécessite pas seulement un environnement qui valorise le travail et la récompense au mérite, mais un niveau de sécurité et de protection sociale qui participent à la qualité de vie qui attire et retient le capital humain et donc un certain niveau de dépenses publiques. C’est aussi vrai des infrastructures. Plus généralement, l’indicateur de compétitivité est le résultat d’un équilibre entre niveau de dépenses publiques et réformes structurelles, dosage qui permet que les indicateurs se complémentent.

La première place tenue par la Suisse récompense la qualité de son environnement économique – infrastructure, capital humain, institutions, confiance, stabilité macroéconomique – qui compense la faiblesse de la taille du marché, du degré d’ouverture et de spécialisation dans les industries manufacturières de haute technologie[3]. Six pays européens sont dans le top 10, ce qui doit nous rassurer sur le modèle européen[4]. L’économie française stabilise sa position dans le classement relativement à l’année précédente après quatre années de recul – elle était classée 16e en 2008.

Parmi les 144 pays classés, la France doit sa place dans le premier quintile (les premiers 20%, soit les 28 premiers pays) à la qualité de ses infrastructures, la qualité de son système éducatif, son niveau technologique et sa culture entrepreneuriale[5]. La compétitivité est avant tout un concept relatif et dans une économie mondiale où de plus en plus de pays ambitionnent d’appartenir au top 10 des puissances économiques, le jugement sur l’économie française dépend fortement du groupe auquel elle aspire appartenir. Ce qui interroge, c’est que celle-ci a longtemps appartenu à ce top 10 et que ses principaux compagnons historiques y sont toujours (Allemagne, Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas, Etats-Unis). Relativement à ce premier quintile, qui regroupe entre autres 13 pays européens, les Etats-Unis, le Canada, le Japon et la Chine, sa place en queue de peloton n’est pas glorieuse et nécessite qu’on s’interroge sur les indicateurs qui placent l’économie française parmi les moins compétitives. Le fonctionnement du marché du travail, la position budgétaire de l’Etat, sa moindre performance relative en termes d’environnement favorable au travail et à l’investissement expliquent principalement cette position.

Plus précisément, l’analyse des sous-indicateurs – parmi les 100 – pour lesquels la France a une performance la plaçant dans le dernier tiers des 144 pays, avec donc un rang de classement entre la 96e place et la 144e, et en la comparant avec des pays proches (voir graphiques 1 à 3) permet de révéler les faits saillants suivants :

1)      Le poids des réglementations administratives, l’effet des taxes sur les incitations à investir, l’effet des taxes sur les incitations à travailler, la coopération dans les relations employés-employeurs, la pratique à l’embauche et au licenciement et le taux d’imposition en pourcentage des profits sont les dimensions les plus contrastées relativement à l’Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.

2)      La contre-performance française est souvent dépassée par la contre-performance italienne.

3)      Les indicateurs relatifs à la politique budgétaire sont problématiques mais pas de façon fortement distincte de ses partenaires.

Le fonctionnement du marché du travail, et plus généralement l’environnement réglementaire qui influence les incitations au travail et à l’investissement, ressortent donc comme les dimensions qui tirent l’indicateur de compétitivité globale vers le bas. Précisons que ces indicateurs sont établis à partir de mesures objectives (nombre de réglementations, niveau des taxes, données macroéconomiques par exemple) mais aussi essentiellement à partir des réponses à une enquête auprès des chefs d’entreprises. Ceux-ci doivent indiquer, sur une échelle de 1 à 7, leur appréciation de différents items sous-jacents aux indicateurs. Les indicateurs révèlent donc principalement une réalité ressentie. Pour la France, la faiblesse du classement dans les dimensions soulignées en 1) révèle la sévérité du jugement des entrepreneurs.

Les enseignements de politiques économiques sont les suivants. La marge de progression la plus large et la singularité de la position française se trouvent dans les dimensions soulignées en 1). Des réformes structurelles sont à mener en priorité sur la lourdeur des réglementations administratives, les incitations au travail et à l’investissement et sur la qualité des relations employés-employeurs. Mais quelles politiques pourraient bien y parvenir ?

La simplification administrative et le Pacte de responsabilité vont dans le bon sens mais on peut se demander si les mesures prises modifieront la perception qu’ont les entreprises des incitations économiques de leur environnement administrativo-légal. Par ailleurs, rien n’est entrepris en ce qui concerne l’amélioration des relations employés-employeurs. Enfin, il serait souhaitable que les gouvernements adoptent une position neutre et stable vis-à-vis des entreprises, position, qui, ni ne méprise leur rationalité économique, ni hypertrophie leur pouvoir sur l’avenir industriel. Et même si le divorce entre l’Etat et les entreprises est en partie « constitutionnel » comme le prétend Jean Peyrelevade[6], on ne peut pas renoncer à améliorer le dialogue social et à réconcilier les entreprises françaises avec leur habitat économique et le pouvoir réglementaire. C’est une des clés de la compétitivité française.

Au final, le triple enseignement de ce rapport est 1°) de rappeler que la compétitivité est la conjonction de nombreux éléments qui ne se résume pas simplement à faciliter l’exercice de l’activité économique (i. e. baisses d’impôt, flexibilité du marché du travail), 2°) que les économies les plus compétitives ne sont pas celles où la puissance publique s’est retirée car de nombreuses dimensions exigent un Etat qui investisse efficacement (dans l’éducation et les infrastructures) et qui oriente les capitaux (dans les énergies renouvelables par exemple) ; 3°) que la marge de progression de la compétitivité française se situe aujourd’hui, non pas dans les investissements publics, mais dans les incitations au dialogue social, à l’emploi, au travail et à l’investissement.

Ce classement procure donc un faisceau de preuves que les conditions de l’offre peuvent être grandement améliorées en France et que des réformes en ce sens sont impératives si l’objectif prioritaire est la compétitivité de l’économie française.

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[1]L‘exercice du calcul de la compétitivité par le World Economic Forum a commencé en 1979 et s’est progressivement élargi à plus de dimensions et plus de pays.

[2] Ces activités productives sont en effet associées à des rendements d’échelle croissants – en raison des coûts fixes d’entrée élevés, R&D notamment – qui impliquent une viabilité économique à grande échelle, c’est-à-dire à une échelle qui dépasse le seul marché domestique.

[3] De même, la transparence politique est plus valorisée que la transparence économique.

[4] Suisse, Finlande, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède.

[5] Précisément : « the country’s business culture is highly professional and sophisticated » (page 23).

[6] J. Peyrelevade, Histoire d’une névrose, la France et son économie, Albin Michel, 2014.




La dévaluation fiscale française ou quand l’Achille français s’évertue à rattraper la tortue allemande

par Sarah Guillou

Dans les années 1980, dans le cadre du mécanisme de change du SME, la France avait à plusieurs reprises procédé à des réalignements monétaires assimilables à des dévaluations – en 1981, en 1982, en 1983 puis en 1986. L’Allemagne de son côté adoptait une rigoureuse – déjà ! – stratégie de désinflation compétitive qui, disait-on alors, conduisait à discipliner ses entreprises qui ne pouvaient compter sur des avantages temporaires obtenus par la dévaluation monétaire rendant les produits exportés compétitifs. Elles étaient contraintes de procéder aux investissements qui construisaient leur compétitivité hors-prix future. Ce qu’elles ont fait …

La France, au même moment, récoltait de ses dévaluations une inflation importée et les entreprises connaissaient une moindre incitation à investir dans la compétitivité hors-prix. L’arrimage au deutsche mark puis l’Union monétaire furent alors présentés comme les moyens de sortir la France de cette stratégie sans fin de dévaluation inflationniste. Avec retard, la France finissait par se ranger à la stratégie de désinflation compétitive allemande et par renoncer à la dévaluation monétaire. Les années 1990 furent celles de la stratégie du franc fort.

Aujourd’hui, les termes du débat semblent inversés, bien que la position de la France soit toujours celle d’Achille qui court après la tortue allemande. Une nouvelle forme de dévaluation compétitive a la cote : pas celle du taux de change, car l’euro s’inscrit dans un mécanisme de marché qui détermine sa valeur, mais celle qui passe par une baisse du coût du travail supporté par les entreprises, financé en partie par une hausse de la TVA. On parle alors de dévaluation fiscale. Ainsi, P. Aghion, G. Cette et E. Cohen dans « Changer de Modèle » la défendent au motif qu’il faudrait « penser autrement »[1]. Le gouvernement s’y attache également à travers le Crédit Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et ses projets de diminution des cotisations sociales incluses dans le Pacte de stabilité 2015-2017.

En quoi une baisse du coût du travail est-elle assimilable à une dévaluation, dite « fiscale » ? Pour rappel, une dévaluation monétaire se traduit par une baisse des prix domestiques relativement aux prix étrangers parce que la valeur de la monnaie domestique est diminuée relativement à une unité de monnaie étrangère. Une dévaluation de l’euro, si elle était possible, ce serait un montant d’euros plus élevé pour acheter un dollar et donc, en conséquence, une voiture européenne à 10 000 euros verrait sa contrepartie en dollars plus faible et deviendrait plus attractive pour un acheteur américain détenant toujours la même somme en dollars dans son portefeuille. Plus généralement, une dévaluation assure que le coût de production des entreprises domestiques devient moins cher relativement à leurs concurrentes étrangères et les premières disposent alors d’un avantage de coût et d’un accroissement de compétitivité. D’où le terme de dévaluation compétitive.

En baissant le coût du travail à la charge des entreprises, on suppose que cela baissera les prix des produits exportés (et des produits et services incorporés) – et ceci alors même que le coût du travail ne couvre pas la totalité du coût de production. En augmentant la TVA sur l’ensemble des produits, le prix des produits importés de leur côté augmente. L’effet dévaluation – c’est-à-dire la baisse du prix domestique par rapport au prix étranger – ne se produira que si le prix du concurrent reste constant. Donc, à condition qu’il ne procède pas à la même politique au même moment ! Par ailleurs cela aura vraiment un impact sur la compétitivité si le différentiel de prix, préexistant à la politique de dévaluation fiscale,  est plus que compensé par la baisse du coût du travail.

À cela s’ajoutent deux interrogations. Tout d’abord, on ne connaît pas l’élasticité des prix au coût du travail. En d’autres termes, on ne sait pas dans quelle mesure les entreprises répercutent la baisse des charges patronales sur les prix. Ensuite, les études sur le marché du travail montrent que les salaires ont une élasticité positive au coût du travail. Autrement dit, à moyen terme et surtout pour les salaires élevés, la baisse des charges sociales pesant sur les salaires se traduira par une hausse des salaires.

Des effets de moyen terme sont alors mobilisés pour défendre la politique de dévaluation fiscale. La baisse des charges patronales redonne des marges de manœuvre dans un premier temps, ou plutôt de trésorerie, pour conduire les entreprises à investir, dans un second temps, justement grâce au rétablissement de leurs marges. Au passage, cet effet exclut le précédent – c’est-à-dire la baisse des prix – ou sera maximum si la baisse des prix ne se produit pas. Il est cependant possible que les marges dégagées soient un effet secondaire de la baisse des prix qui augmente les ventes, tout en augmentant le profit unitaire dans une structure de coût à rendements d’échelle croissants, même si cela ne concerne que peu d’entreprises. Supposons à présent que les marges dégagées se traduisent par des investissements. Cela peut améliorer leur compétitivité hors-prix (la qualité intrinsèque des produits) dans le futur. Ce second aspect de la dévaluation fiscale est souvent mis en avant en parallèle avec le constat que les entreprises françaises, et l’industrie manufacturière en particulier, souffrent de conditions fiscale et réglementaire handicapantes dans la concurrence internationale et souffrent d’un déficit de qualité de leurs produits. Mais ici les analyses macroéconomiques ne peuvent plus être mobilisées et on connaît beaucoup moins bien les ressorts microéconomiques en termes de compétitivité hors-prix de l’impact de la baisse des charges.

Terminons à présent avec ses effets attendus à plus long terme. Comme le soulignent en note de bas de page Aghion et alii page 58, les effets de la dévaluation fiscale sont temporaires. En effet, comme la dévaluation monétaire, la dévaluation fiscale conduira à une augmentation des salaires en raison du mécanisme précisé plus haut. Par ailleurs, si le financement de cette baisse des charges se traduit par une baisse du pouvoir d’achat des ménages en raison de la hausse de la TVA, ceux-ci pourraient également exiger une hausse de leurs salaires nominaux. La baisse des prix relatifs gagnée dans un premier temps sera annulée à long terme par la hausse des salaires. Les auteurs pourraient argumenter de la quasi-déflation européenne pour évincer cet effet collatéral de la dévaluation. Ils défendent plutôt l’intervalle qui redonnera du souffle aux entreprises. En fait, les auteurs défendent ce qui ne relève pas de l’effet direct de la dévaluation mais de son effet indirect sur le niveau d’investissement grâce à l’augmentation des marges.

Or, c’est d’ailleurs sans doute l’objectif du CICE puisqu’il vise l’impôt et non les charges patronales directement, au contraire du pacte de responsabilité dont l’objectif est prioritairement l’emploi. En accordant un crédit d’impôt, le CICE cherche à dégager des marges pour l’investissement afin de conquérir une compétitivité hors-prix. Le problème est que l’amélioration de la compétitivité n’a rien d’assurée (voir Guillou et Treibich, Note de l’OFCE, n° 41 du 19 juin 2014 sur le CICE et la compétitivité) et que le double objectif de ce crédit d’impôt (emploi et compétitivité) compliquera la décision des entreprises.

Pour reprendre la suggestion faite par Aghion et alii, le souvenir des dévaluations compétitives françaises des années 1980 peut nous conduire à « penser vraiment autrement », c’est-à-dire à cesser d’appliquer des politiques que les autres ont déjà appliquées. Penser autrement consisterait à anticiper la concurrence du futur plutôt qu’à répliquer une politique que les autres pays ont engagée, ce qui n’est évidemment pas si simple. Et l’intérêt de l’ouvrage de Aghion et alii est d’embrasser un ensemble de réformes qui, simultanément, pourraient bien engager la France dans une autre trajectoire. Mais entamer une dévaluation fiscale alors que tous les pays européens vont potentiellement le faire ou l’ont déjà fait sera largement insuffisant, voire dangereux si elle génère une course au « moins-disant social ». Elle ne se justifie que parce que l’intégration européenne exige un certain alignement des conditions de coût des entreprises, donc en raison de la concurrence fiscale. Un train de retard fiscal dans un marché européen intégré est très coûteux, certes, mais l’Achille français ne rattrapera pas la tortue allemande partie en avance sur le terrain de la compétitivité avec l’arme de la dévaluation fiscale.

Une meilleure stratégie serait de prendre un train d’avance. Il faut anticiper, à défaut de pouvoir harmoniser les conditions fiscales des entreprises. L’Allemagne a anticipé la concurrence des pays émergents et a procédé à la TVA sociale ou dévaluation fiscale. Une politique qui changerait de « modèle » devrait anticiper la concurrence de demain en Europe et dans le monde. Or, cette concurrence ne se fera pas sur le coût du travail. Preuve en sont les orientations des pays à faible coût relatif du travail qui substituent de plus en plus de capital au travail. Ainsi la Chine est devenue déjà le plus gros acheteur mondial de robots industriels (Financial Times, 1er Juin 2014). La concurrence future se construira autour de la poursuite de deux tendances déjà en place : la division des processus de production accélérée par les possibilités technologiques et le remplacement du travail par la technologie. L’essentiel de la valeur ajoutée se concentrera en amont de la production, dans la conception et/ou en aval dans les services associés. Autrement dit, il faut aussi que le gouvernement s’intéresse au coût du capital, notamment en termes de coût d’opportunité de l’investissement.

La question du coût du travail est le problème de l’emploi des moins qualifiés (évidemment absolument important en soi), mais n’est pas au cœur de la question de la compétitivité. A s’efforcer de régler les problèmes du présent, le coût du travail, on risque de manquer les investissements qui assureront le futur. La France cessera-t-elle d’être l’Achille qui court après la tortue allemande ? Une des façons de résoudre le paradoxe de Xénon serait d’inventer un gouvernement qui s’inscrive dans la continuité. A défaut, il nous faut rompre avec une stratégie de rattrapage et opter pour un « modèle » plus conquérant.

 


[1] C’est précisément le titre du premier chapitre du livre de P. Aghion, G. Cette et E. Cohen, Changer de modèle, Ed. Odile Jacob, 2014.




Pourquoi pas le dimanche : mais à quels prix ?

par Gérard Cornilleau

A propos de l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche, un aspect de la question n’a jamais été évoqué. Il concerne pourtant la majorité des clients qui font leurs achats en semaine, dans la journée. Si les magasins ouvrent leurs portes tardivement et en dehors des jours traditionnellement ouvrés, cela entraîne un surcoût salarial et une baisse des coûts de structure. Le surcoût est lié à la compensation salariale qui doit être accordée aux salariés qui acceptent de travailler en dehors des heures habituelles. Il n’y a aujourd’hui plus aucun doute sur cette nécessaire compensation. Les discussions en cours entre les syndicats et les enseignes déboucheront certainement sur une hausse de cette compensation avec sans doute un salaire double pour les travailleurs du dimanche. Ceux du soir, après 21 heures, seront également compensés. Sans cela il est vraisemblable que le nombre de « volontaires » se réduirait drastiquement. Personne ne songe d’autre part à contester qu’il s’agit d’une compensation « juste »[1]. La baisse des coûts de structure (liée en particulier à l’allongement de la durée d’utilisation du capital) devrait s’accompagner d’une redistribution de l’activité entre les commerces de proximité et les grandes surfaces : comme il n’est pas raisonnable de tabler sur une hausse du volume des ventes[2], l’extension des horaires devrait renforcer le mouvement de concentration commerciale avec moins de magasins ouverts plus longtemps. Du point de vue du bien-être, cette évolution serait favorable à ceux qui souhaitent et qui peuvent s’approvisionner en dehors des heures et jours habituels et défavorable à tous ceux qui préfèrent – ou qui ont du mal, comme les plus âgés – à se passer d’un service de proximité à taille humaine.

La question de la compensation des clients « perdants », ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures traditionnelles et dans des magasins plus éloignés, se pose donc. Il n’est pas acceptable que faute de discrimination par les prix, ceux-ci subventionnent les clients qui exigent d’être servis la nuit ou le dimanche. Une telle situation de subvention implicite n’est d’ailleurs pas justifiée du strict point de vue économique : pour que les choix des consommateurs ne soient pas biaisés, ils doivent supporter le coût du service qu’ils demandent. Autrement dit les consommateurs du dimanche et de la nuit doivent payer le juste prix du service qu’ils utilisent. Celui-ci ne doit pas être porté à la charge des autres consommateurs[3]. Heureusement, il existe une solution simple à ce problème : majorer d’un coefficient fixe obligatoire toutes les factures des achats réalisés après 21 heures ou le dimanche[4]. Dès lors les consommateurs pourront choisir librement d’acheter aux heures habituelles au tarif courant ou en dehors de ces heures au tarif majoré. Pour déterminer le montant de la majoration, des travaux statistiques fins sont nécessaires, mais il est possible de fournir un ordre de grandeur : les marges commerciales étant voisines de 1/3 et la masse salariale représentant environ 60 % du coût du service commercial, une majoration minimale de l’ordre de 15 % est nécessaire pour tenir compte du doublement des salaires le dimanche et après 21h. En outre, pour compenser la perte de bien-être potentielle liée à l’impact des achats hors heures habituelles sur les structures commerciales, un coefficient de 20 % semble raisonnable. Dès lors que les clients des magasins payent le service supplémentaire qu’ils demandent en achetant le dimanche ou le soir, il serait possible d’accepter le libre choix de l’ouverture par les commerçants, sous la même condition qu’aujourd’hui de compensation salariale et de vérification du caractère « volontaire » du travail hors normes horaires habituelles. Selon la réaction de la clientèle à cette discrimination par les prix, les magasins choisiront d’ouvrir ou pas sur une base rationnelle, sans pénaliser ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures habituelles.

Cette solution est extrêmement facile à appliquer puisqu’il suffit d’une très légère modification du code des programmes de caisse des magasins. La vérification de son application est également très simple. Elle est compatible avec une plus grande liberté du commerce et une juste compensation pour les salariés. Il reste que l’on pourra toujours lui opposer qu’elle va dans le sens d’une cassure des temps sociaux qui ne peut être évitée que par une réglementation contraignante. Il me semble qu’elle pourrait cependant être expérimentée pour mesurer précisément le besoin d’ouverture des commerces en dehors des heures « normales » : si avec une facture majorée de 20 %, les clients sont toujours aussi nombreux, c’est que le besoin d’élargissement des plages horaires est important. Dans le cas contraire, on en reviendra sans doute à une situation plus satisfaisante dans laquelle quelques magasins (ou parties de magasins) pourront ouvrir pour satisfaire une demande marginale, l’essentiel du commerce, et donc du temps de travail, restant concentré sur la semaine et dans les plages horaires habituelles.

 


[1] De nombreuses professions appliquent des tarifs majorés le dimanche sans que personne ne conteste la légitimité de cette pratique. C’est le cas en particulier des professions médicales. Si à l’avenir le dimanche devenait un jour « banal », les majorations de tarif du dimanche pourraient être remises en cause y compris pour ces professions. Par contre les majorations pour le travail de nuit continueraient à être justifiées par l’effet très négatif sur la santé.

[2]Voir la contribution de Xavier Timbeau (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/jamais-le-dimanche/)

[3] D’ores et déjà les magasins ouverts le dimanche et la nuit, comme les épiciers dépanneurs de quartier, pratiquent des prix très supérieurs à la moyenne, ce qui permet d’éviter une trop forte subvention des clients « hors normes ». Les prix supérieurs de ces commerces sont facilement acceptés parce qu’ils correspondent à un service particulier. Mais dans l’hypothèse d’une levée générale de la réglementation des horaires d’ouverture, il est peu probable que les magasins des circuits traditionnels introduisent spontanément une discrimination par les prix.

[4] Cette majoration n’est pas un impôt. La recette associée constituerait un revenu pour le magasin qui serait fortement incité par la concurrence à baisser l’ensemble de ses prix.




Important changement de cap à l’Elysée. La priorité n’est plus accordée à l’austérité

par Xavier Timbeau, compte Twitter : @XTimbeau

(paru dans Le Monde daté du jeudi 16 janvier 2014, p. 17)

Dès son élection, François Hollande avait fait de la discipline budgétaire son objectif principal. La crise de 2008 n’avait pas fini de manifester ses conséquences sur les économies développées que se mettait en place en Europe, sur fond de crise des dettes souveraines, une austérité qui devait provoquer une seconde récession, un ” double dip ” pour employer la langue des économistes. Par exemple, lorsque François Hollande arrivait au pouvoir, la situation de la France paraissait désastreuse : déficit public à 5,2 %, plus de 600 milliards de dette publique en plus depuis 2008 mais également une hausse de 2 points du chômage (à 9,6 % de la population active). La pression était forte et, après la Grèce, le Portugal ou l’Irlande, le domino des Etats de la zone euro risquait d’entraîner l’Espagne ou l’Italie. Dans ce contexte, seule la discipline budgétaire semblait pouvoir aider l’Allemagne à soutenir une zone euro chancelante.

Pourtant le pire était à venir. En sous-estimant l’ampleur des multiplicateurs budgétaires (l’impact de la politique budgétaire sur l’activité), comme ont fini par le reconnaître le Fonds monétaire international (FMI) ou la Commission européenne, et comme nous le pointions en juillet 2012, on s’est mépris sur les conséquences d’un effort budgétaire sans précédent généralisé à toute l’Union européenne.

Ce qui devait, pour François Hollande, n’être qu’un redressement dans la douleur avant un rebond ouvrant à nouveau le champ des possibles, s’est révélé être un enlisement où la hausse du chômage faisait écho aux mauvaises nouvelles budgétaires. Lorsque le multiplicateur budgétaire est élevé, rien n’y fait. Les efforts budgétaires pèsent lourdement sur l’activité et les déficits publics ne se résorbent pas vraiment. Si ce fameux multiplicateur avait été faible, la stratégie de François Hollande – et celle de la zone euro – aurait fonctionné. Mais un multiplicateur ne se commande pas; il résulte d’une situation économique dans laquelle les bilans des agents sont dégradés, les banques étouffées et les anticipations délétères.

La seconde partie du quinquennat de François Hollande, que la conférence du 14 janvier 2014 pourrait avoir ouverte, est un exercice autrement plus compliqué que prévu. Au lieu de finances publiques rétablies, la dette est à peine stabilisée au prix d’un effort démesuré. Au lieu d’une reprise vigoureuse, on a, suivant la litote même de l’Insee, une ” reprise poussive “ qui se trouve être une récession qui continue : le chômage augmente encore et encore. Nos entreprises sont exsangues, et pour essayer de restaurer leurs marges, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), inspiré du rapport Gallois, ne parvient pas à nous sortir de l’impasse.

Pour baisser le coût du travail sans accroître le déficit public, il faut à nouveau ponctionner des ménages à bout de souffle. Le multiplicateur budgétaire est toujours élevé et la croissance comme l’inversion de la courbe du chômage sont remises à plus tard. Pire, les engagements de réduction de déficit public, pris auprès de Bruxelles (0,8 point d’effort structurel jusqu’à la fin du quinquennat, 50 milliards au total) reportaient la baisse du chômage à après 2017. Le malade risque bien de mourir guéri et, au mieux, c’est le successeur d’une élection en 2017 déjà perdue qui pourrait espérer tirer les fruits de cette politique qui a privilégié la baisse du déficit au plus mauvais moment.

Le pacte de responsabilité proposé par François Hollande dessine une voie différente, un autre choix. Au lieu de l’austérité, c’est une baisse du coût du travail financée non plus par l’impôt mais par la dépense fiscale, pour 1 point de PIB. Le pari est que la croissance ainsi stimulée apportera les recettes supplémentaires pour tenir les engagements de déficit public. Trente milliards d’euro de baisse de charges sont annoncés, se substituant à l’actuel CICE (20 milliards). Ce sont 10 milliards de plus qui peuvent être obtenus par les entreprises qui se lanceront dans les négociations collectives surveillées par l’observatoire des contreparties. Si cela ne simplifie pas le complexe CICE, cela poussera au dialogue social.

D’autre part, François Hollande a confirmé que l’objectif de baisse des dépenses publiques reste de 16 milliards d’euros en 2015, 18 en 2016 et 2017, soit 50 milliards d’euros au total, et n’est pas augmenté par rapport aux annonces précédentes. Le CICE a été partiellement financé par la hausse de la TVA (6 milliards d’euros à partir de 2014) et les taxes environnementales (4 milliards d’euros). En remplaçant le CICE par des baisses de cotisations sociales, il s’ajoute une finesse : si les entreprises profitent de la baisse du coût du travail pour accroître leurs bénéfices, alors la taxation de ces bénéfices réduira la facture pour l’Etat de 10 milliards d’euros (1/3 de 30 milliards). Si en revanche, elles accroissent l’emploi et les salaires, baissent leurs prix ou investissent, alors il y aura plus d’activité et le financement passera par la croissance.

Par rapport aux engagements budgétaires de la France notifiés à Bruxelles (0,8 point de réduction du déficit structurel par an), ce sont 20 milliards de stimulation budgétaire qui sont engagés sur la baisse du coût du travail d’ici à 2017. Ce point de PIB pourrait induire la création de 250 000 emplois d’ici à 2017 et permettre une baisse d’un point du chômage. C’est un changement de cap important par rapport à la priorité donnée jusqu’à maintenant à la réduction des déficits. Le choix a été fait de privilégier les entreprises en les poussant à la création d’activité ou d’emploi par un pacte. C’est un pas significatif mais il en reste d’autres à faire pour en finir avec l’austérité, en réparer les dommages sociaux et s’atteler radicalement à la réduction du chômage.




Guerre des taxis contre les VTC : chacun a ses raisons

par Guillaume Allègre

 « Le plus terrible dans ce monde c’est que chacun a ses raisons »

 Jean Renoir, La Règle du jeu

Dans la guerre entre taxis et voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), chacun a ses raisons. Nous avons souligné dans un précédent billet que le discours sur l’innovation masquait un conflit classique de répartition entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris aux heures de pointe. Ceci se double d’un non moins classique conflit entre les détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et les nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché.  

Dans ce conflit, la régulation actuelle est absurde. La limitation du nombre de licences de taxis avait pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent. Toutefois les autorités ont commis deux erreurs. Tout d’abord, en permettant de céder les licences, ils ont transféré l’avantage du contingentement des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences : aujourd’hui un chauffeur de taxi doit soit louer sa licence soit l’acheter à un prix reflétant sa valeur de rareté (230 000 euros à Paris en 2012) ! La situation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants (qui pourront par la suite louer ces licences) !

Ensuite, deuxième erreur, les pouvoirs publics ont laissé gonfler la bulle sur les licences de taxi. Le prix élevé des licences reflète à l’évidence une offre trop faible par rapport à la demande. Mais il serait maintenant injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple, en augmentant massivement le nombre de licences : pourquoi les acquéreurs récents devraient payer pour les atermoiements du régulateur ?

Quelle solution ?

Il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale de licences attribuées gratuitement. Racheter toutes les licences à leur prix de marché serait coûteux et aurait pour conséquence un enrichissement sans cause de ceux ayant reçu une licence à titre gratuit.

Une solution, proposée dans le précédent billet, consiste à racheter les licences actuelles au fil de l’eau (lorsque les chauffeurs de taxis prennent leur retraite), non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts et à attribuer de nouvelles licences gratuites mais non cessibles. Ce système permettrait d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement sans cause de ceux qui ont obtenu une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permettrait la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépendraient de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Certes, ce système est complexe mais il permettrait de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Pour en savoir plus : Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l’innovation ?

Pour contacter l’auteur : guillaume.allegre@sciencespo.fr

Pour suivre l’auteur sur Twitter : @g_allegre




Retour de la croissance au Royaume-Uni en 2013 : effets en trompe-l’oeil

Par Catherine Mathieu

La dernière estimation des comptes nationaux britanniques, publiée le 27 novembre, a confirmé une croissance du PIB de 0,8 % au troisième trimestre 2013, après 0,7 % au deuxième trimestre et 0,4 % au premier trimestre. C’est une belle performance pour l’économie britannique, notamment en comparaison de la zone euro. Ainsi, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre 2013 au Royaume-Uni, contre -0,4% dans la zone euro, 0,2 % en France et 0,6 % en Allemagne. Le retour de la croissance au Royaume-Uni serait la preuve, selon certains, que l’austérité budgétaire ne nuit pas à la croissance…au contraire. Mais l’argument nous semble pour le moins discutable.

Regardons les chiffres d’un peu plus près. Certes, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre, mais il n’avait augmenté que de 0,1 % en 2012 et reste encore 2,5 points en dessous de son niveau d’avant-crise : tout cela ne constitue pas un grand succès. Plus frappant encore est l’évolution du PIB depuis le début de la crise : le PIB a initialement chuté de 7 points, entre le premier trimestre 2008 et le deuxième trimestre 2009 ; puis la reprise s’est amorcée, permettant au PIB de regagner 2 points au troisième trimestre 2010, avant de baisser à nouveau. Le profil du PIB depuis le troisième trimestre 2010 est tout à fait inhabituel au regard des sorties de crise précédentes (graphique 1).

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En 2008, le Royaume-Uni été l’un des premiers pays industrialisés à mettre en place un plan de relance. Gordon Brown, chancelier de l’Echiquier du gouvernement de Tony Blair, a fait baisser le taux normal de TVA de 2,5 points en décembre 2008, afin de soutenir la consommation des ménages. La mesure était annoncée comme temporaire et s’est arrêtée fin 2009. En 2009, la politique budgétaire a ainsi été fortement expansionniste, soit une impulsion budgétaire de 2,8 points de PIB après 0,6 point en 2008 (tableau 1). Le déficit public s’est creusé sous le double effet de la récession et de la politique budgétaire, la dette publique a augmenté.

En mai 2010, les Conservateurs ont remporté les élections sur un programme axé sur la réduction de la dette et des déficits publics. Celui-ci était supposé garantir la confiance des marchés, conserver le triple A de la dette publique britannique et ainsi maintenir le taux d’intérêt sur la dette à un niveau faible. A cela s’est ajoutée une politique monétaire extrêmement active, la Banque d’Angleterre maintenant son taux directeur à 0,5 %, achetant des titres publics et déployant de grands efforts pour faciliter le refinancement des banques et relancer le crédit aux entreprises et aux ménages. Le redémarrage de la croissance était supposé venir de l’investissement des entreprises et des exportations.

La politique budgétaire mise en place par le gouvernement de David Cameron a donc été fortement restrictive. Dans un premier temps, les mesures ont porté principalement sur la hausse des recettes, via un relèvement des taux de TVA, puis sur la baisse des dépenses, notamment des prestations sociales. La reprise de la croissance s’est interrompue. La politique budgétaire est aussi devenue restrictive ailleurs en Europe, l’activité a ralenti chez les principaux partenaires commerciaux du Royaume-Uni. En 2012, l’austérité budgétaire a été fortement atténuée (tableau 1). Les chiffres de croissance dans la période récente sont loin de montrer un succès de l’austérité.

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Il est aussi important de noter que David Cameron a dès le départ exclu les dépenses de santé du plan de réduction des dépenses. Les Britanniques sont attachés à leur système public de santé et, pour les Conservateurs nouvellement élus, il s’agissait de ne pas répéter en 2010 l’erreur commise dans les années 1980 lorsque Margaret Thatcher était à la tête du gouvernement. Ainsi, l’austérité budgétaire ne frappe pas le secteur de la santé. Le résultat est clair en termes d’activité : la valeur ajoutée (en volume) du secteur de la santé est aujourd’hui 15 points au-dessus de son niveau d’avant-crise, autrement dit, elle a continué à croître à un rythme annuel moyen de près de 3 % (graphique 2). Le deuxième secteur où l’activité est restée soutenue depuis 2008, et accélère depuis la fin de 2012, est celui de l’immobilier. Au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier avaient fortement augmenté avant la crise, conduisant à un endettement record des ménages, et n’ont que peu baissé ensuite. Ils sont restés historiquement élevés et ont même recommencé à augmenter à partir de 2012 (à un rythme annuel d’environ 5 %). Mais les autres secteurs d’activité restent à la traîne. Ainsi, la plupart des services ont seulement rejoint leur niveau de production d’avant-crise, et pour certains d’entre eux restent très en deçà de ce niveau : – 9 % pour les services financiers et d’assurance, soit un chiffre comparable à celui de l’industrie manufacturière, alors que la perte de production reste de 13 % dans le bâtiment.

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Depuis 2008, la croissance britannique est donc impulsée en partie par un service public épargné par l’austérité budgétaire et par des services immobiliers soutenus par la politique monétaire ultra-active… Aussi la reprise britannique pourrait-elle donner naissance à une nouvelle bulle immobilière. La consommation des ménages est aujourd’hui le principal moteur de la croissance (tableau 2). L’absence de reprise de l’investissement est l’un des principaux échecs de la politique d’offre mise en place depuis 2010 par le gouvernement. Ce dernier souhaite que le système fiscal britannique devienne le plus compétitif du G20 et, dans ce but, a diminué le taux d’imposition des sociétés pour en faire le plus faible du G20 (le taux, abaissé à 23 % cette année, serait de seulement 20 % en 2015). Mais l’investissement des entreprises ne redémarre pas pour autant. Le gouvernement compte aussi sur les exportations pour tirer la croissance, mais ceci est peu réaliste vu la situation conjoncturelle sur les principaux marchés extérieurs britanniques, avant tout dans la zone euro. Après avoir soutenu la croissance au cours des trimestres précédents, grâce au dynamisme des ventes hors Union européenne jusqu’à l’été, les exportations ont contribué à faire baisser fortement la croissance au troisième trimestre (-0,8 point de PIB). Alors que le gouvernement britannique s’apprête à présenter son budget le 5 décembre, un soutien de la politique budgétaire serait bienvenu pour maintenir l’économie britannique sur le chemin de la reprise au cours des prochains mois…

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Les 35 heures ont-elles réellement “plombé” l’économie française ?

par Eric Heyer

Les lois Aubry, dites « 35 heures », mises en place en France entre 1998 et 2002, ont-elles, comme le laisse entendre le dernier rapport de l’OCDE, réellement détérioré la compétitivité des entreprises françaises et engendré des destructions d’emplois ? La France a-t-elle enregistré depuis cette réforme un recul de ses performances économiques par rapport à ses partenaires européens ? Les finances publiques ont-elles été « plombées » par ces lois ?

L’examen de notre histoire macroéconomique récente, couplé à des comparaisons internationales, fournit assurément quelques éléments de réponse à ces questions.

Des performances macroéconomiques record dans le secteur privé entre 1998 et 2002…

Au cours des trente dernières années, en excluant de l’analyse la Grande Récession récente, l’activité dans le secteur privé en France a crû en moyenne de 2,1 % par an. Depuis la mise en place des 35 heures, loin de s’effondrer, la croissance d’activité dans ce secteur s’est au contraire fortement accélérée, passant de 1,8 % avant 1997 à 2,6 % après, connaissant même un pic au cours de la période de mise en place et d’instauration des 35 heures (2,9 % en moyenne annuelle, tableau 1). Par ailleurs, il est à noter que dans le top 5 des meilleures années enregistrées par le secteur marchand français au cours des 30 dernières années, 3 se situent dans la période 1998-2002 si l’on retient comme critère la croissance du PIB et 4 si le critère retenu est celui des créations d’emplois.

Le contexte économique mondial explique une partie de ces bonnes performances, mais une partie seulement : la demande étrangère adressée à la France a certes été plus dynamique après 1997 qu’avant, mais cette accélération ne s’est pas démentie après 2002 et, par conséquent, ne peut être un élément explicatif des meilleures performances enregistrées entre 1998 et 2002 (tableau 1).

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… et supérieures à celles de nos partenaires européens

Depuis la mise en place des 35 heures, les performances françaises sont supérieures à celles enregistrées dans le reste de la zone euro et notamment chez nos deux principaux partenaires, l’Allemagne et l’Italie, Ainsi, durant la décennie 1998-2007, en moyenne annuelle, la croissance française a été supérieure de 1 point à celle de l’Italie et de 0,8 point à celle de l’Allemagne (tableau 2).

Au cours de cette période, les entreprises et les ménages français ont dépensé plus que leurs homologues allemands ou italiens. En progressant de 0,8 % en moyenne annuelle, les dépenses d’investissement des entreprises ont été plus dynamiques en France qu’en Allemagne (0,3 %) et en Italie (0,5 %). Quant aux ménages, leur consommation a progressé en moyenne annuelle de 1,4 % en France contre respectivement 0,4 % en Allemagne et 0,9 % en Italie. De plus, il est à noter que le maintien d’une plus forte consommation en France ne résulte pas du comportement d’épargne des ménages. Le taux d’épargne y est non seulement plus élevé qu’ailleurs en Europe mais il a également plus augmenté depuis 1998, Cette bonne tenue de la consommation française résulte d’un plus fort dynamisme des créations d’emplois au cours de cette période dans l’hexagone et notamment lorsqu’on les compare à celles enregistrées outre-Rhin (tableau 2).

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Des coûts salariaux unitaires[1] maîtrisés

La France est, parmi les grands pays, celui qui a le plus réduit ses coûts salariaux unitaires horaires dans le secteur de l’industrie manufacturière au cours de la période 1997-2002 (graphique 1). Au regard du coût salarial pour l’ensemble de l’économie, seule l’Allemagne fait mieux que la France au cours de cette période.

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La mise en place des lois Aubry n’a donc pas engendré de baisse de la compétitivité de l’économie française. Les éléments explicatifs sont maintenant bien connus : l’augmentation du salaire horaire lié au passage aux 35 heures a été compensée par une modération salariale, une organisation temporelle plus flexible permettant une amélioration de la productivité horaire du travail (tableau 1), une suppression du paiement d’heures supplémentaires et, enfin, une aide de l’Etat sous la forme de baisse des cotisations sociales.

Entre 1997 et 2002, en maîtrisant mieux ses coûts salariaux que la plupart des pays européens et anglo-saxons, la France a amélioré sa compétitivité-prix et par là ses parts de marché dans le commerce mondial (graphique 2). La part des exportations françaises dans le commerce mondial, soutenue par la faiblesse de l’euro et la modération salariale, a atteint un point haut en 2001.

Depuis 2002 la France a connu une lourde chute de ses parts de marché, principalement pour deux raisons : d’abord la perte de compétitivité-prix des exportations françaises consécutive à l’appréciation du taux de change effectif nominal de la France comparable à celle observée au début des années 1990, et ensuite, l’engagement d’une politique de réduction drastique des coûts de production par l’Allemagne. Ainsi, engagée depuis 2002 dans une thérapie visant l’amélioration de l’offre par la restriction des revenus et des transferts sociaux (réformes Hartz, TVA sociale), l’Allemagne a vu ses coûts salariaux unitaires diminuer en niveau absolu mais aussi relativement à ses autres partenaires européens, dont la France. Cette politique expliquerait 30 % des pertes de parts de marché françaises enregistrées au cours de la période 2002-2007.

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Ces pertes de parts de marché ne sont pas une spécificité française. La politique menée en Allemagne lui permet de gagner des parts de marché sur les pays qui lui sont géographiquement et structurellement proches, autrement dit les grands pays européens. Et, à cet égard, la France n’est pas le seul pays qui a souffert de cette stratégie. L’Italie a également connu au cours de cette période des pertes de parts de marché[2].

Au total, depuis la mise en place des 35 heures, l’Italie a même perdu davantage de parts de marché que l’économie française (-27 % pour l’Italie contre -20 % pour la France).

 

Un coût limité sur les finances publiques

Depuis la mise en place des lois Aubry, les allègements de charges sur les bas salaires coûtent, en moyenne annuelle, près de 22 milliards d’euros aux administrations publiques (APU). Mais ce montant n’est pas le seul fait des lois Aubry puisqu’avant celles-ci des dispositifs existaient, instaurés par les gouvernements Balladur, puis Juppé, au début des années 1990. Le supplément d’allègement engendré par les lois Aubry, pérennisé par le dispositif « Fillon », s’élève à près 12,5 milliards d’euros par an. Mais ce montant ne représente pas le coût réellement supporté par les APU. En effet, puisque les lois Aubry ont créé des emplois (350 000 au cours de la période 1997-2002 selon le bilan officiel effectué par la DARES et repris par l’INSEE), le coût pour les finances publiques est moindre : ces créations d’emplois engendrent quatre milliards d’euros de cotisations sociales supplémentaires ; elles permettent de diminuer le nombre de chômeurs et par ce biais de réduire les prestations chômage de 1,8 milliard d’euros ; enfin elles stimulent le revenu des ménages et donc leur consommation engendre alors un surcroît de recettes fiscales (TVA, IRPP…) d’un montant de 3,7 milliards d’euros. En somme, une fois le bouclage macroéconomique pris en compte, le surcoût de ces allègements s’élève à trois milliards d’euros annuels soit 0,15 point de PIB.

L’examen de notre histoire macroéconomique ne permet donc pas de corroborer la thèse selon laquelle les 35 heures auraient « plombé » l’économie française : la croissance de l’activité et les créations d’emplois ont été supérieures au cours de la période 1997-2007 à celles du reste de la zone euro et la compétitivité de l’économie française, mesurée par les coûts salariaux unitaires, s’est moins dégradée que dans le reste de la zone euro, à l’exception de l’Allemagne. A cet égard, il apparaît que la stratégie menée en Allemagne à partir de 2002 (réforme Hartz et TVA sociale) explique davantage les pertes de parts de marché de l’économie française, comme celles d’ailleurs perdues chez nos autres partenaires européens. En revanche, c’est davantage dans la fonction publique, et notamment hospitalière, que la mise ne place des 35 heures a été inefficace.

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  Les différentes mesures d’assouplissement des 35 heures

I – La loi Fillon de 2003

La loi du 17 janvier 2003 comporte deux principaux volets :

          (1) Le régime des heures supplémentaires

En augmentant le contingent d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures, cette loi permet aux entreprises d’avoir recours à des heures supplémentaires structurelles, En disposant de 4 heures supplémentaires par semaine sur toute l’année, cela permet aux entreprises de rester à 39 heures si elles le souhaitent, Les branches ont par ailleurs la capacité de négocier un contingent supérieur. Le décret du 9 décembre 2004 a porté le contingent réglementaire d’heures supplémentaires à 220 heures par an.

Dans le même temps, cette loi réduit le coût des heures supplémentaires. Pour les entreprises de 20 salariés et moins, elles ne sont comptabilisées qu’à partir de la 37e heure et le taux de majoration n’est que de 10 %. Pour les autres, il pourra être négocié entre 10 et 25 % par un accord de branche.

          (2) Le régime d’allégement des cotisations sociales

Les dispositifs d’allégement des cotisations sociales employeurs introduits par les lois « Aubry » sont désormais déconnectés de la durée du travail. L’ensemble des entreprises, qu’elles soient passées à 35 heures ou non, en bénéficie. L’aide structurelle au-delà de 1,6 Smic est supprimée.

II – La défiscalisation des heures supplémentaires en 2007

La mesure comporte plusieurs volets :

           (1) Réduction forfaitaire des charges patronales

Cette mesure introduit une réduction forfaitaire des charges patronales de 1,5 euro par heure supplémentaire effectuée par les entreprises de moins de 20 salariés et de 0,5 euro dans les entreprises de plus de 20 salariés.

          (2) Alignement de la majoration des heures supplémentaires

Cette mesure propose l’alignement des heures supplémentaires sur le taux minimal de 25 % dans toutes les entreprises.

          (3) Exonération d’impôt sur le revenu

Cette mesure permet aux salariés de voir leurs rémunérations, versées au titre des heures supplémentaires effectuées dans la seule limite d’une majoration de 25 %, exonérées de l’impôt sur le revenu.

          (4) Exonération des charges salariales

Cette mesure comporte également une réduction des charges salariales égale au montant de la CSG, CRDS ainsi que de toutes les cotisations légales et conventionnelles.

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Pour en savoir plus :

Philippe Askenazy, Catherine Bloch-London et Muriel Roger, 2004, « La réduction du temps de travail 1997-2003 : dynamique de construction des lois « Aubry » et premières évaluations », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel, 2013, « Eurozone external imbalances », Economic Policy, 28 (73), pp. 102-142.

DARES, 2003, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, Collection Repères, Editions La Découverte.

Guillaume Duval, 2008, Sommes-nous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, Editions du Seuil.

Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron, 2004, «Les effets de la RTT sur l’emploi : des simulations ex-ante aux évaluations ex-post », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2000, « 35 heures : réduction réduite », Revue de l’OFCE, n° 74 juillet.

 


[1] Le coût salarial unitaire rapporte le coût horaire de la main-d’œuvre à la productivité horaire du travail.

[2] Bien sûr d’autres facteurs peuvent expliquer les meilleures performances allemandes comme par exemple l’émergence de la Chine. Pour une version récente de cette idée, voir Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel (2013).