Comment verser de l’argent aux pauvres ? L’injonction au travail, au risque de la pauvreté

Guillaume Allègre

Comment aider les pauvres ? La question se pose depuis au moins les débuts de l’économie comme discipline. En 1798, le fameux Essai sur le principe de population de Malthus avait pour objectif initial « d’expliquer l’échec constant des efforts effectués par les classes plus élevées pour secourir les classes pauvres ».  En 1817, Ricardo défend dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt l’abolition de la loi élisabéthaine sur les pauvres (1601) qui déléguait aux paroisses l’aide aux pauvres. Pourquoi la pauvreté persiste-t-elle malgré l’accroissement des richesses ? Comment réformer les politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Ce sont deux questions classiques de l’économie politique, notamment chez les économistes britanniques. À l’époque, ce débat a eu un impact sur les politiques publiques. La Poor Law, critiquée à la fois par Malthus et Ricardo pour ses effets contreproductifs fut réformée en 1834 dans le sens d’un très fort durcissement : les pauvres devaient alors travailler dans des maisons de travail où les conditions de vie ne devaient pas être meilleures que celle du travailleur le plus pauvre en dehors de ces maisons. Comme on le sait aujourd’hui, cette réforme a beaucoup aggravé les conditions des plus pauvres, sans améliorer celles des moins pauvres (contrairement à ce qu’espéraient Malthus et Ricardo pour qui l’ancien système était contreproductif pour tous, même pour les plus pauvres). Les Poor Laws furent abolies en 1948 et remplacées par un système de protection sociale moderne d’assurance et d’assistance sociale.



La question de l’aide aux pauvres se pose toujours aujourd’hui et même parfois dans des termes qui peuvent résonner, par exemple lorsque l’on discute du renforcement de la conditionnalité de l’aide sociale en termes d’obligation de travail. Dans le document de travail Les nouvelles lois sur les pauvres (1989-2023) : l’injonction au travail, au risque de la pauvreté ?, j’analyse les politiques de lutte contre la pauvreté par l’emploi et les politiques de lutte contre la pauvreté des travailleurs de la mise en place du RMI en 1989 à aujourd’hui, ainsi que les justifications économiques avancées pour les défendre ou les analyser.

Aujourd’hui tous les pays européens versent une aide monétaire aux plus défavorisés, même aux actifs capables de travailler. La question « comment verser de l’argent aux pauvres ? » ne devrait donc pas être provocatrice : puisque tous les pays européens versent de l’argent aux pauvres, c’est bien qu’il existe un certain consensus sur la légitimité de verser de l’argent aux personnes sans ressources monétaires. De plus, dans tous les pays européens, les revenus minima sont versés selon trois caractéristiques : (1) de manière familialisée en tenant compte des revenus de tous les membres du foyer ; (2) sous conditions d’efforts d’insertion sociale et professionnelle ; (3) de façon dégressive selon le revenu. Du débat sur le revenu universel, les revenus minima n’ont ainsi retenu aucune des trois caractéristiques : (1) individuel ; (2) inconditionnel ; (3) universel. Pourquoi ? On peut défendre les caractéristiques actuelles des minima par leur cohérence avec la justification principale de l’aide : le droit à la dignité qui se traduit en un devoir d’assistance (Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale (PUF, 2024)). Cela justifie la dégressivité et la prise en compte des ressources familiales car les ressources propres ou familiales diminuent le besoin d’assistance. De plus, la justification par la dignité, dont le ressort est d’ordre relationnel (la dignité se juge dans le regard d’autrui), plaide pour un devoir de réciprocité minimal à l’image de la conditionnalité du RMI telle que mis en place en 1989.

Si l’on entend prendre l’objectif de lutte contre la pauvreté au sérieux, il faudrait revenir à l’esprit de 1989 pour lequel c’est le revenu qui insère (revenu minimum d’insertion). À l’époque, pour les législateurs, la trappe à pauvreté n’était pas la contre-productivité des politiques de lutte contre la pauvreté, comme chez Malthus et Ricardo mais la pauvreté elle-même. La pauvreté est à la fois définie comme le manque de ressources monétaires, et causée par un manque de ressources dans un sens plus large (compétences, capitaux divers, capacité d’investissement…). Ceci donne lieu à un cercle vicieux de la pauvreté documenté par les sciences sociales, la littérature et le cinéma. Dans ces conditions, lutter contre la pauvreté doit passer par l’apport de ressources monétaires et non monétaires (éducation, santé, mobilité) à ceux qui en manquent.

En théorie, l’accès au marché du travail peut représenter une ressource. En pratique, la lutte contre la pauvreté par l’emploi relève de la quadrature du cercle (Allègre et Périvier, 2005). Comme désincitation et redistribution ne sont que les deux faces de la même pièce, l’instrument redistributif a toujours un problème : ciblé sur les travailleurs pauvres, il réduit les incitations à sortir de la pauvreté laborieuse ; ciblé sur le Smic à temps-plein, il touche peu les pauvres en emploi précaire et à temps-partiel. Le débat est le même depuis la création de la prime pour l’emploi en 2001. La seule solution pour préserver les incitations pour tous est de diminuer la redistribution. C’est ce qui s’est passé depuis 1990 : le niveau du minimum social par rapport au Smic a été réduit (Graphique). Le discours sur l’incitation semble avoir eu comme conséquence de réduire le niveau relatif des revenus du chômage et de l’inactivité.

De plus, la loi plein-emploi récemment votée renforce la conditionnalité du RSA et prend ainsi le risque de l’augmentation du non-recours et donc d’accroitre davantage la pauvreté et son intensité (voir « Solidarité sous condition », 2023).  




Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




Les élections municipales influencent-elles la ségrégation des immigrés ?

par Gregory Verdugo

La ségrégation spatiale des immigrés a augmenté ces dernières décennies, que ce soit en France (Verdugo et Toma 2018) ou dans la plupart des pays de l’OCDE (Comandon et al. 2018)[1]. Si l’on explique le plus souvent la ségrégation par des modèles d’interactions sociales où elle naît de l’agrégation de choix individuels[2], des travaux plus récents suggèrent que la ségrégation peut également être influencée par les processus de choix collectifs, en particulier par le résultat des élections locales[3]. En effet, si les maires de gauche et de droite mettent en place des politiques systématiquement différentes, et que ces politiques incitent relativement plus les immigrés que les natifs à s’installer dans certaines municipalités, les résultats des élections municipales pourraient influencer la distribution des immigrés entre municipalités.



 Dans un article récemment publié (Schmutz et Verdugo 2023) et librement accessible en document de travail de l’OFCE, nous testons cette hypothèse en nous appuyant sur les données des municipalités françaises. Notre étude combine les résultats des élections municipales depuis 1983 dans plus de 800 communes de plus de 9 000 habitants avec les évolutions démographiques de la population de ces municipalités mesurées dans les recensements successifs. Ce long horizon temporel nous permet d’examiner non seulement si les élections changent la composition de la population à l’élection suivante, 6 ans après l’élection initiale, mais aussi à plus long terme, de 12 à 18 ans après, soit les années de la deuxième et troisième élection suivant l’élection initiale.

Pour isoler un effet causal du résultat des élections sur la composition de la population, il est a priori trompeur de comparer la progression de l’immigration entre les villes ayant élu des maires de gauche avec celles ayant élu des maires de droite car de telles comparaisons sont soumises à un biais de causalité inverse. En effet, il est possible que cela soit l’arrivée des immigrants qui favorise l’élection d’un maire de gauche. Par exemple, la part d’immigrés dans une municipalité de gauche peut progresser plus rapidement en raison de la présence de réseaux ethniques ou d’un important parc de logement sociaux (Verdugo 2016) et, compte tenu d’un fort clivage partisan face à l’immigration entre électeurs de gauche et de droite (Piketty, 2020), cette hausse peut favoriser l’arrivée d’habitants non-immigrés plus favorables à la gauche et ainsi plus susceptibles de voter pour un maire de gauche.

Pour garantir que nos estimations reflètent l’effet du maire élu sur la composition de la population et non l’inverse, nous suivons l’approche proposée par Ferreira et Gyourko (2009) et initialement appliqué sur données américaines. Cette approche consiste à comparer l’évolution de la population entre mairies de gauche et de droite en se limitant aux municipalités où le maire a été élu lors d’une élection serrée. Un avantage crucial des élections serrées est qu’elles imitent les résultats d’une expérience naturelle où la couleur politique du maire élu serait attribuée de manière aléatoire, une hypothèse confirmée par les données. Ainsi, les résultats des élections serrées n’apparaissent pas liés aux caractéristiques de la municipalité avant l’élection, notamment la part d’immigrés dans la population ou sa progression entre deux élections, contrairement aux municipalités où la victoire a été plus large.

Les différences entre les municipalités où un maire de gauche a gagné de justesse relativement à celles gagnées de justesse par un maire de droite suggèrent des effets importants des élections municipales sur la population locale : selon nos estimations, six ans après les élections initiales, lors des élections suivantes, la part des immigrés dans la population municipale augmente ainsi de 1,5 p.p. plus rapidement dans les municipalités ayant élu un maire de gauche que dans celles qui ont élu un maire de droite. Nous trouvons également que ces différences s’accroissent après deux à trois cycles électoraux, ce qui est cohérent avec le fait que la probabilité de réélection du maire est élevée, même si, après trois élections, les effets apparaissent imprécis.

La plupart de l’augmentation relative de la part d’immigrés dans les villes de gauche provient de l’immigration hors-Union européenne. Les conséquences sur l’électorat sont ainsi initialement limitées car seule la moitié de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française et donc pouvant voter aux élections locales. Néanmoins, à plus long terme, les effets sur l’électorat sont plus importants car après trois élections, nous trouvons que la quasi-totalité de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française.

Nous examinons ensuite quelles différences systématiques de politiques municipales expliquent ces arrivées plus importantes d’immigrés dans les municipalités ayant élu un maire de gauche. Nous testons d’abord si cette hausse plus rapide reflète un impact des élections plus large sur les classes populaires, notamment les ouvriers, dont les immigrés ont plus de chance de faire partie. Les données contredisent néanmoins cette hypothèse car nous ne trouvons pas d’effet des élections sur l’évolution de la part des ouvriers ou employés non-immigrés dans la population. De plus, nous trouvons que les élections affectent la proportion d’immigrés dans tous les groupes professionnels, que ce soit les ouvriers et employés mais aussi les cadres.

 Nous examinons ensuite si ces arrivées sont liées à des différences systématiques d’évolution de la fiscalité locale entre la droite et la gauche, qui pourraient refléter des politiques sociales plus généreuses dans les villes de gauche. De manière surprenante mais conformément au résultat de Ferreira et Gyourko (2009) pour les Etats-Unis, nous ne trouvons pas que les élections affectent le niveau des taxes locales, que ce soit la taxe d’habitation ou la taxe foncière.

Nous trouvons, en revanche, que l’arrivée plus importante d’immigrés dans les mairies de gauche s’explique par des différences de construction et de composition de la population dans le logement social. Les nouvelles constructions de logement sociaux sont plus importantes après les élections dans les villes ayant élu un maire de de gauche. L’élection d’un maire de gauche est ainsi associée à une hausse de 2 p.p. plus rapide des ménages en logements sociaux dans la population 6 ans après l’élection initiale et de 4 p.p. après 12 ans. En raison de la plus forte présence d’immigrés dans les logements sociaux, qui reflète notamment le poids des discriminations subies dans le logement privé (Acolin, Bostic, et Painter 2016), ces nouvelles constructions contribuent pour un tiers à l’augmentation plus rapide de la part des immigrés dans le logement social de la commune. Enfin, si les maires de gauche tendent à construire relativement plus de logements sociaux, nous ne trouvons pas de différences significatives sur les constructions de logement privé. Les différences entre maires de gauche et de droite dans la construction de logement social semblent aussi s’être atténuées suite au passage de la loi SRU après 2001, même si ces résultats doivent être interprétés avec précaution car les élections serrées sont relativement rares dans les communes dont la part de logements sociaux est en dessous du seuil de la loi SRU.

Nos résultats s’expliquent également par le fait que la part d’immigrés dans les logements sociaux déjà construits augmente plus rapidement dans les villes de gauche. Ainsi, même si les logements sociaux ne représentent que 25% des logements dans notre échantillon, l’augmentation de la part des immigrés qui vivent dans les logements sociaux explique la moitié de l’effet des élections sur la part des immigrés dans la population.

Des telles différences entre maires de droites et de gauche sur le logement social confirment les travaux récents de Nadeau et al. (2018) qui démontrent que l’importance du parc social d’une municipalité permet de prédire sa trajectoire électorale au cours des dernières décennies. Comme eux, nous trouvons que l’arrivée d’immigrés n’apparaît pas défavorable au maire élu car les chances de réélection d’un maire de gauche semblent en moyenne plus favorables dans les municipalités possédant plus de logements sociaux et qui ont en conséquence accueilli plus d’immigrés.


[1] Le Haut Conseil à l’intégration définit les immigrés comme les individus nés à l’étranger de nationalité étrangère et résidant en France. Un immigré peut donc être soit de nationalité étrangère, soit être devenu français par acquisition.

[2] Dans ces modèles, proposés notamment par le Nobel d’économie Thomas Schelling, la ségrégation est la conséquence de choix de localisation influencés par des préférences portant sur la composition du voisinage. Au niveau d’un quartier, même si les habitants ont des préférences modérées pour tel ou tel groupe social, la mixité peut être un équilibre instable car une hausse, même faible, de la part de la population minoritaire peut faire basculer un quartier mixte en quartier ségrégué (Schelling 2006). Empiriquement, ce modèle explique bien l’évolution de certains quartiers des villes nord-américaines (Card, Mas, et Rothstein 2008) et en Europe (Aldén, Hammarstedt, et Neuman 2015).

[3] Glaeser et Shleifer (2005) ont montré comment certains maires aux Etats-Unis ont mis en place des politiques ayant eu pour conséquence de remodeler la population municipale dans un sens qui leur était électoralement favorable. Ils démontrent notamment comment les maires de Détroit ont stratégiquement encouragé dans les années 1970 l’installation de familles afro-américaines dans leur ville, ce qui leur a permis de s’assurer des réélections confortables, mais a eu pour conséquence d’augmenter la ségrégation dans cette métropole.




Quelle trajectoire financière pour l’assurance chômage ?

par Bruno Coquet

La négociation de la nouvelle convention d’assurance chômage 2024-2026 s’ouvre ce mardi 12 septembre. Début août, le gouvernement a adressé aux partenaires sociaux un document de cadrage qui liste les demandes, annonce de nouvelles ponctions financières et ferme la porte à d’éventuels retours en arrière concernant les points les plus polémiques des réformes précédentes (salaire de référence, contracyclicité, éligibilité, etc.). Dans ce parcours très balisé, la voie est extrêmement étroite pour trouver un accord.



Pourtant rien n’indique dans ce cadrage que la trajectoire financière de l’assurance chômage soit en péril en raison de la générosité des droits. Au-delà des prévisions que publie l’Unedic, le gouvernement ne précise pas cette trajectoire financière contrairement à ce que prévoit la loi[1].

Afin de clarifier les marges de manœuvre et les enjeux réels de la négociation, nous détaillons ici les principales composantes passées et à venir des trajectoires financières respectives de l’assurance chômage et de l’Unedic. Il apparaît clairement que le régime d’assurance chômage de droit commun est structurellement excédentaire et que ces excédents ne sont pas utilisés comme ils le devraient (indemniser correctement ou baisser les contributions), mais comme appoint budgétaire pour financer des dépenses publiques, toujours plus nombreuses et coûteuses, imputées de manière discutable à l’Unedic.

Imprécisions et lacunes de la gouvernance financière

Le gouvernement devrait publier « au plus tard le 15 octobre » de chaque année un rapport sur la gestion du régime d’assurance chômage (aucun ne l’a été depuis 10 ans[2]), organiser une concertation avec les partenaires sociaux et détailler la « trajectoire financière » du régime ainsi que les hypothèses macroéconomiques sur lesquelles elle s’appuie.

La loi prévoit qu’avant l’arrivée à échéance d’une convention d’assurance chômage, ou du décret de carence qui s’y substitue – comme c’est le cas depuis 2019 –, le gouvernement adresse aux partenaires sociaux de l’Unedic un document de cadrage pour la négociation de nouvelles règles. Le dernier a été publié début août 2023 pour une négociation de la convention couvrant les années 2024 à 2026, avec l’obligation d’aboutir au plus tard le 15 novembre 2023.

Pour autant, les prérequis sont loin d’être remplis. En théorie basé sur le Programme de Stabilité 2023-2027 (PSTAB) qui prévoit une baisse des « prestations chômage » de 1,2% du PIB en 2023 à 0,9% en 2026, soit une diminution de 25% de ce ratio, le document de cadrage indique que le nombre de chômeurs indemnisés « en équivalent temps plein » diminuerait de 10%. Aucun des deux documents ne s’accompagne d’une prévision précise des créations d’emplois ou du chômage.

On dispose bien sûr des prévisions de l’Unedic, mais d’une part celles-ci ne détaillent pas toutes les composantes de la trajectoire financière, d’autre part elles ne vont que jusqu’en 2025. En outre, la dernière prévision de juin de l’Unedic est significativement plus pessimiste pour la croissance du PIB en 2023 et 2024 (+0,6% et +0,9% respectivement) que celle du PSTAB (+1% et +1,6%), les deux organismes s’accordant sur la prévision 2025, à +1,6%.

L’Unedic : une caisse plus large que celle de l’assurance chômage

Le document de cadrage fourni par le gouvernement porte sur les règles du régime d’assurance de droit commun, tout en se référant à des éléments inclus dans le compte de l’Unedic mais qui ne sont pas des « prestations chômage », ou ne dépendent pas de la seule compétence des partenaires sociaux. Les principales dépenses contenues dans les comptes de l’Unedic sont les suivantes :

  • Le régime d’assurance chômage droit commun
  • Le régime des intermittents du spectacle
  • Le régime des travailleurs frontaliers
  • La charge du financement de Pôle Emploi
  • Les mesures décidées par le gouvernement durant la crise sanitaire
  • Les charges d’intérêt de la dette
  • Des ponctions discrétionnaires sur les recettes de l’Unedic

La négociation de la nouvelle convention d’assurance chômage 2024-2026 ne porte que sur les règles de droit commun, et sur aucun des autres postes de dépenses, alors que tous influent sur la trajectoire financière de l’Unedic. En conséquence, ce sont les règles de droit commun qui portent la charge de tous les ajustements demandés, même si la dérive des comptes ne provient pas de celles-ci.

Graphique 1 – Contributions des différents postes de dépenses au résultat de l’Unedic (2008-2026)

Sources : données Unedic, document de cadrage assurance chômage (AC), calculs de l’auteur.

Note : Le graphique représente des soldes (recettes-dépenses), ou seulement des dépenses lorsqu’il n’existe pas de recette en regard. La prévision des différents postes est celle de l’Unedic, excepté pour les intermittents et les frontaliers pour lesquels le solde de 2019 est maintenu à sa valeur nominale de 2019. Pour 2026, le solde de l’assurance chômage (AC) de droit commun est maintenu à sa valeur de 2025. Le solde de Pôle Emploi et les ponctions sur recettes sont calculés à partir des éléments contenus dans le document de cadrage AC. L’activité partielle financée en régime de croisière est agrégée avec les mesures crise sanitaire.

Les 7 trajectoires financières qui font celle de l’Unedic

La difficulté est qu’il n’existe pas de compte d’exploitation du régime d’assurance chômage droit commun cohérent avec la note de cadrage. Mais certaines données[3] –souvent parcellaires– permettent de reconstituer de manière assez robuste le résultat d’exploitation (recettes-dépenses) dégagé par chacun des autres postes de dépenses. En déduisant ces résultats du résultat d’exploitation global de l’Unedic, nous isolons par différence le résultat d’exploitation de l’assurance chômage de droit commun.

  1. La charge du financement de Pôle Emploi, est indépendante du nombre de chômeurs indemnisés et des dépenses d’indemnisation. L’Unedic finance plus de 70% du budget de l’opérateur en 2023[4], alors que ce dernier est pour l’essentiel constitué par une charge de service public qui devrait être financée par l’impôt. L’Unedic devrait être facturée au coût marginal des services supplémentaires qu’elle demande à Pôle Emploi en plus du service public que celui-ci offre à tous les actifs : sur cette base, la contribution annuelle de l’Unedic serait de 350 à 400 millions d’euros par an. Le reste de ce qui est versé à Pôle Emploi est donc un surcoût facturé aux chômeurs indemnisés pour financer le service public, dont le montant atteint 4 milliards par an en 2023. Depuis 2008, ce mode de financement de Pôle Emploi a engendré un besoin de financement total de 49,8 milliards d’euros. Les éléments contenus dans la note de cadrage suggèrent que la contribution de l’Unedic à France Travail augmenterait de 11% de ses recettes aujourd’hui, à 13% en 2026.
  2. Le régime des intermittents du spectacle. Ce régime est totalement différent du droit commun (conditions d’éligibilité, montant, durée et utilisation des droits, cotisations plus élevées). Le soutien aux industries culturelles et les caractéristiques très particulières de l’emploi dans le secteur justifient ce régime particulier, mais pas l’ampleur de son déficit. Les dépenses de ce régime représentent environ 4 fois celui des cotisations[5], mais dépassent ce peut justifier la « solidarité interprofessionnelle » au titre l’assurance chômage, si l’on s’en réfère à ce qui est appliqué aux autres types de contrats courts[6]. Au-delà, comme l’a récemment réaffirmé le gouvernement[7], il s’agit d’objectifs d’intérêt général poursuivis par l’État, que celui-ci devrait donc prendre en charge sur le budget du Ministère de la Culture. Les données disponibles ne permettent pas de calculer le montant de la solidarité interprofessionnelle dont bénéficient les contrats courts de droit commun, et donc d’estimer celle dont bénéficieraient les intermittents si les règles communes leur étaient appliquées, et donc le reste à charge pour l’État. En l’état actuel des choses, le besoin de financement de ce régime dépasse 1 milliard d’euros par an, que l’État devrait subventionner par un transfert vers l’Unedic. Sur la période 2008-2023, cette dépense surnuméraire, qui ne ressort pas du droit commun de l’assurance chômage, a engendré un besoin de financement de 17 milliards d’euros. Pour la projection des années 2023 à 2026, nous supposons ce déficit stable, à sa valeur nominale de 2019.
  3. Le régime des travailleurs frontaliers. En application du règlement européen, ce régime est identique au droit commun pour les allocations, mais en diffère du point de vue des contributions. Les spécificités de ce régime ne proviennent pas d’une décision des partenaires sociaux, mais d’un accord signé par l’État, qui devrait donc en assumer les conséquences financières.

Sur le fond, le bilan réalisé par l’Unedic en 2021 illustre les effets d’aléa moral que l’on peut attendre d’incitations défaillantes : 80% de ces chômeurs frontaliers[8] sont concentrés aux frontières de la Suisse et du Luxembourg, et expliquent 87% des dépenses et du déficit ; leur nombre a crû de respectivement 78% et 39% entre 2011 et 2019[9] (contre une hausse de 16% pour les chômeurs indemnisés ayant travaillé en France), alors même que nos deux voisins ont un taux de chômage bien plus faible que le nôtre. Les allocations sont 1,6 fois (Luxembourg) et 2,7 fois (Suisse) plus élevées que l’allocation moyenne en France, et en hausse (+27% pour les frontaliers de la Suisse et +16% pour ceux du Luxembourg entre 2011 et 2019, contre -1,4% pour les chômeurs non-frontaliers). Ces allocations sont très supérieures aux salaires pratiqués en France dans les emplois auxquels pourraient postuler ces chômeurs, et les contrôles de la recherche d’emploi et de l’activité réduite sont certainement plus compliqués à effectuer.

Nul ne cherchant à maîtriser ces incitations (ce qui est possible), au motif qu’il s’agit de règles européennes, ce régime a couté près de 1 milliard d’euros en 2020 et engendré un besoin de financement total de près de 10 milliards d’euros entre 2008 et 2023. Pour la projection des années 2023 à 2026, nous supposons ce déficit stable, à sa valeur nominale de 2019.

4. Les dépenses liées à la crise sanitaire. Ces mesures décidées par l’État (principalement l’activité partielle) ont été imputées à l’Unedic au motif qu’elles évitaient des dépenses d’assurance chômage. Mais ce risque n’était pas assuré, l’Unedic n’ayant jamais perçu de contribution à ce titre, et, dans des situations symétriques (l’Unedic indemnise des chômeurs ce qui évite des dépenses publiques), l’État ne verse pas de subvention à l’assurance chômage. De plus, une fois ces dépenses incluses dans la dette de l’Unedic, il est sous optimal d’opérer des coupes dans les règles d’assurance chômage, au motif de leur générosité supposée, pour payer cette dette provenant d’une autre cause. Le besoin de financement engendré par cette dépense s’est monté au total à 18,1 milliards d’euros, principalement concentrés en 2020 et 2021[10] ; mais, outre que l’Unedic doit rembourser la dette ainsi engendrée, il en résulte une augmentation des charges d’intérêt, comme c’est le cas pour tous les autres postes de dépenses déficitaires détaillés ici.

5. Des ponctions discrétionnaires. Le document de cadrage du gouvernement « invite les partenaires sociaux à participer pleinement » au financement « des politiques visant au plein emploi » (compétences, apprentissage, etc.). « Pour permettre cet investissement, les recettes de l’UNEDIC seront réduites » de 11,5 milliards d’euros au total entre 2023 et 2026, qui s’ajoutent à tous les autres ajustements demandés. Il s’agit ni plus ni moins d’une taxe sur l’épargne de précaution des salariés, qui préempte les résultats des « politiques de plein emploi » aux effets incertains (et non documentés dans les documents budgétaires ou législatifs) sur les chômeurs indemnisés et les finances de l’Unedic. En outre, ces ponctions ont pour effet de dégrader plus avant la trajectoire financière ex-ante de l’Unedic. Si de telles politiques produisaient les effets annoncés du plein emploi (emplois disponibles, chômage en baisse, salaires en hausse, disparation du besoin de financement des politiques servant à atteindre le plein emploi, etc.), ce sont d’abord les contributions des assurés (salariés et employeurs) qui devraient baisser ex-post.

6. Les charges d’intérêt. Il est nécessaire de les isoler afin qu’en cohérence avec la comptabilité analytique ci-dessus, ces charges puissent être imputées aux postes de dépenses qui engendrent la dette.

7. L’assurance chômage de droit commun. En déduisant les soldes nets –tous déficitaires– des postes de dépenses ci-dessus de celui de l’Unedic, on peut observer le résultat d’exploitation de l’assurance chômage de droit commun. Celle-ci est excédentaire chaque année sur toute notre période d’observation ; aucun déficit n’est enregistré sur ce régime, y compris en 2020 avec la crise sanitaire, et l’excédent dépasse 10 milliards d’euros en 2022 et 2023. Sur l’ensemble de la période 2008-2023, les règles de droit commun ont dégagé une capacité de financement totale de 54,7 milliards d’euros, et celle-ci atteindrait près de 100 milliards d’euros en 2026 à l’horizon de la convention d’assurance chômage à négocier.

Graphique 2 – Unedic : Capacités de financement cumulées par type de dépenses (2008-2026)

Sources : données Unedic, document de cadrage assurance chômage, calculs de l’auteur.

Note : Le graphique cumule les soldes du graphique 1. L’activité partielle financée en régime de croisière est agrégée avec les mesures crise sanitaire.

Un nœud coulant budgétaire

Cette décomposition montre que si la trajectoire financière de l’assurance chômage de droit commun pose problème, c’est avant tout parce qu’elle dégage de manière ininterrompue des excédents structurels. Loin de justifier toujours plus de réductions de droits, cette situation laisse en réalité la place pour des dispositions assurantielles innovantes, adaptées aux besoins contemporains du marché du travail, des employeurs et des salariés, et en même temps pour diminuer les contributions.

La stratégie du gouvernement n’est pas nouvelle : elle se déploie avec constance et sans obstacle depuis le milieu des années 1990[11], surtout depuis 2018 avec la transformation des cotisations salariales en impôt (CSG), la mise à l’écart des partenaires sociaux, une gouvernance par décret particulièrement peu transparente. Elle consiste à pointer les règles d’assurance chômage comme trop généreuses, voire que le chômage est volontaire (deux assertions très populaires)[12], avec pour preuves principales le déficit et la dette de l’Unedic, sans jamais produire de bilan comptable, a fortiori une comptabilité analytique précise des dépenses du régime d’assurance de droit commun. In fine, ce sont toujours les règles de droits commun qui sont amputées sur l’autel de l’efficience et de la bonne gouvernance, rarement d’autres postes de dépenses.

Au lieu de cela, cette approche évasive sur le fond et purement budgétaire conduit à ce que l’assurance chômage perde progressivement sa cohérence, sa lisibilité, son sens. Confrontés à une taxation croissante, les assurés ne peuvent même pas réagir en augmentant leur épargne de précaution, puisque leurs contributions comme celles des employeurs ne diminuent pas, ce qui ne laisse pas de place pour l’augmentation de salaire net qui devrait venir compenser les réductions de droits, pour les assurés qui en ont les moyens.


[1] Code du travail art. L5422-25

[2] Cette disposition est inscrite dans la loi depuis 2014. On peut noter que le document de cadrage fait référence aux rapports à venir (donc possiblement le 15 octobre 2023 pour le prochain).

[3] Citées ici dans les notes en bas de page, ou les sources des graphiques. Ces données peuvent être issues de publications non-récurrentes, obtenues à partir d’un graphique, etc.

[4] Pour plus de détails sur la question du financement de Pôle Emploi voir « France Travail : à quel prix ? » Blog OFCE.

[5] Unedic (2022) L’indemnisation des intermittents du spectacle, Dossier de synthèse.

[6] En d’autres termes, un déficit cotisations / prestations est acceptable, mais devrait rester dans le même ordre de grandeur que celui de contrats courts comparables en durée et de caractéristiques voisines dans les autres secteurs d’activité.

[7] A l’occasion de la cérémonie des Molières (25 avril 2023), la Ministre a déclaré : « il y a un ministère de la Culture qui défend haut et fort l’exception culturelle française, qui défend le régime de l’intermittence qui est une fierté pour notre pays ».

[8] Les données Unedic font référence à des chômeurs « mandatés », c’est-à-dire en cours d’indemnisation dans l’année.

[9] Les hausses sont bien plus prononcées s’il l’on inclut 2020 (+54% pour le Luxembourg, +99% pour la Suisse), ce qui implique que l’Unedic a pris en charge une partie important du coût de la crise sanitaire dans ces deux pays.

[10] Unedic (2022) Assurance chômage Dossier de synthèse, collection références.

[11] Cf. B. Coquet (2016) « Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ? » Note de l’OFCE n°60.

[12] Il faut cependant souligner que la majorité des chômeurs ne sont pas indemnisés par l’Unedic, et que les règles d’assurance chômage ne sont donc pas la cause au fait que ces chômeurs ne retrouvent pas d’emploi.




Solidarité sous condition ?

(Illustration par Dall-E – Bing Open AI)

par Guillaume Allègre

La question de la conditionnalité de l’assistance aux pauvres valides est très ancienne. Elle était récurrente dès les lois anglaises dites « Poor Laws » (lois sur les indigents) en place entre le XVIe et le XXe siècle. La solution qui s’est imposée à partir des années 1830 est celle des Workhouses (maisons de travail) et de la règle dite de « less eligibility » : pour recevoir un revenu, les indigents en capacité doivent obligatoirement travailler dans des maisons de travail. Le travail consistait typiquement à démonter de vieilles cordes ou à broyer des os pour faire de l’engrais. Les conditions de vie dans ces workhouses ne pouvaient être meilleures, selon la loi, que celles prévalant pour les travailleurs en dehors de ces maisons afin d’inciter à prendre un emploi en dehors de celles-ci. Avec le recul, les conséquences sont faciles à deviner, d’autant plus que la fin du XIXe siècle est une époque de grande paupérisation des travailleurs dont le niveau de vie est souvent à peine au-dessus du niveau de subsistance. Dans ces conditions, maintenir coûte que coûte un écart entre assistance et travail marchand, en abaissant les conditions de vie des assistés, et non en augmentant celles des travailleurs, mène à des conditions indignes pour les « assistés ». Outre les conditions indignes pour les « travailleurs assistés », ce système pose aussi un problème d’efficacité dans le sens où le labeur peut faire concurrence au travail marchand.



Ce système de travail contre assistance a été abandonné dans les pays développés – en Angleterre, les workhouses ont été fermées en 1930 – pour des systèmes de revenus minima garantis, soit des allocations en espèces à destination des personnes valides d’âge actif. En France, le RMI fut instauré en 1989, remplacé par le RSA en juin 2009. Tous les pays de l’Union européenne ont aujourd’hui un revenu minimum garanti qui prend la forme d’une allocation dégressive selon les revenus du foyer, inférieure au seuil de pauvreté fixé à 60% du niveau de vie médian, et conditionnée à des efforts d’insertion sociale et professionnelle (de l’allocataire et selon les pays possiblement de son ou sa conjointe). Ces principes sont ainsi aujourd’hui adoptés de façon quasi-universelle dans les pays suffisamment riches. Cependant, le niveau du revenu varie fortement selon les pays et les compositions familiales (entre 15 à 60% du niveau de vie médian – OCDE), et les conditionnalités sont également hétérogènes entre pays (Commission européenne). Depuis une vingtaine d’années, la tendance va dans le sens d’un durcissement de la conditionnalité (récemment, Universal Credit au Royaume-Uni, RSA en France…). Ce durcissement peut concerner l’obligation de participer à des rendez-vous avec un conseiller, des formations ou des ateliers, de remplir des agendas d’activité, d’aller à des entretiens d’embauche, d’accepter des offres d’emploi jugées convenables.  Ces obligations sont assorties de sanctions plus ou moins importantes.  

Suivant cette tendance, le gouvernement entend proposer une loi traduisant la volonté d’Emmanuel Macron, formulée durant la campagne présidentielle et rappelée depuis, d’une obligation pour les allocataires du RSA « de consacrer 15 à 20 heures par semaine pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle, soit de formation en insertion, soit d’emploi et d’être mieux accompagné ». Selon le Ministre du Travail et la Première ministre, l’obligation en termes de durée d’activité ne serait pas inclue dans la loi mais dans les contrats d’engagement réciproque signés par les allocataires. Dans la lignée du rapport Guilluy, les deux ministres insistent sur la création de nouvelles sanctions graduelles et ainsi sur l’importance de ces sanctions pour faire respecter les devoirs des allocataires.

Il existe plusieurs justifications possibles à la conditionnalité et à la logique de sanctions, et il est important de ne pas les confondre.

Une première justification souligne que la conditionnalité bénéficie aux assistés eux-mêmes car elle augmente leur probabilité de trouver un emploi. C’est une justification paternaliste dans la mesure où il s’agit de faire le bien des assistés contre eux-mêmes. Autrement, pourquoi les obliger à des activités d’insertion s’ils cherchent leur propre bien, c’est-à-dire s’ils sont rationnels ? Une telle justification implique un défaut de rationalité qui peut être lié à la paresse, à une courte-vue ou à un manque d’information… Elle s’appuie de plus sur un principe d’efficacité : la situation des plus défavorisés est censée s’améliorer, ce qui est empiriquement testable, par exemple en regardant a minima si l’emploi des personnes concernées est plus élevé à moyen ou long-terme.

Une seconde justification ne prend pas le point de vue des « assistés » mais celui des non-assistés censés financer le dispositif d’assistance, et notamment celui des travailleurs pauvres. Selon cette justification, les assistés doivent contribuer sous forme de contrepartie au versement des aides sociales. C’est un principe de justice : il s’agit de justice contributive selon la règle aristotélicienne « à chacun son dû ». Le montant d’heures obligatoires d’activité d’insertion proposé par le Président (15 à 20h hebdomadaires) tend à confirmer cette impression de justice contributive puisque le montant du RSA pour une personne seule – 607 euros – correspond environ à un demi-Smic net à temps-plein – 1 383 euros. Mais l’histoire des workhouses rappelée en introduction souligne la contradiction à demander une contribution sous forme de travail à ceux à qui on verse une allocation parce qu’ils sont dans l’incapacité de… contribuer (selon la Constitution, « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Le risque est de demander aux assistés de casser des cailloux au bord d’une route afin de rassurer le contribuable – et/ou les travailleurs pauvres – quant à la pénibilité effective des conditions de vie des « assistés ».

Il existe une troisième justification à la conditionnalité des minima sociaux. Elle s’appuie sur l’application d’un principe de réciprocité. Pour faire très court[1], un revenu minimum garanti est justifié parce que, au sein d’une communauté politique, « on fait société ». Le revenu d’assistance ne peut donc financer des formes de séparatisme social ; selon les termes de Rawls, la société n’a pas à nourrir les surfeurs (voir notre discussion ici). La société est ainsi légitime à demander une réciprocité aux « assistés », sous la forme d’une obligation d’efforts d’insertion sociale et professionnelle. Cette demande de réciprocité est dans l’intérêt des bénéficiaires de minima sociaux dans la mesure où elle est la fondation d’un consentement social à un minimum social généreux.

Concernant le renforcement de la conditionnalité du RSA, le Président et le gouvernement alternent successivement entre ces justifications et parfois les confondent. Il n’est pas anodin que le Président commence son interview télévisée du 22 mars à ce sujet par l’argument suivant : « Beaucoup de travailleurs disent : « vous nous demandez des efforts (mais) il y a des gens qui ne travaillent jamais (et qui…) auront le minimum ». Le Président prend donc explicitement comme point de départ le point de vue des travailleurs, présumés en proie à une forme de lassitude de la solidarité, voire de ressentiment. Ce point de vue est une impasse car les efforts ou la contribution demandés aux allocataires ne sera jamais suffisante du point de vue des non-allocataires.

L’obligation est-elle efficace ?

Le discours défendant le renforcement de la conditionnalité confond également l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement. Le rapport Guilluy (2023) peut ainsi souligner « qu’il est grand temps d’investir significativement dans l’accompagnement de celles et ceux qui en ont besoin » tout en insistant sur les sanctions des allocataires qui ne satisferaient pas aux exigences de l’accompagnement (le terme sanction est mentionné 85 fois dans le rapport). Il y a un décalage inquiétant entre cette fixation sur les sanctions des allocataires et le constat fait par la Cour des comptes, et rappelé dans le rapport Guilluy, de manquements de la part des pouvoirs publics et « d’un défaut de substance » dans les parcours d’accompagnement : « La durée moyenne des contrats (d’engagement réciproque) est inférieure à une année, le nombre d’actions est très faible (souvent moins de deux actions par contrat), les actions proposées sont peu engageantes et ne présentent que rarement les caractéristiques d’une démarche susceptible d’aider le bénéficiaire de manière concrète. » Á la lecture de ce rapport, dans un souci d’efficacité, l’obligation d’activités d’insertion devrait avant tout peser sur les pouvoirs publics : si l’objectif est que les allocataires effectuent ces activités, avant de les contraindre, il faudrait déjà leur en proposer. Une posture de défiance a priori va à l’encontre du principe de réciprocité.

La justification du durcissement de la conditionnalité en termes de meilleure insertion est un principe d’efficacité qui peut être testé empiriquement : que disent les études économiques sur les effets d’un durcissement de la conditionnalité en termes d’obligation d’accompagnement ? Soulignons d’abord qu’il est difficile de parler de consensus académique à ce sujet : les études existantes ont été réalisées dans plusieurs pays, notamment de l’Union européenne, dans des contextes économiques différents, sur des minima sociaux qui varient en niveau et avec des types de conditionnalité qui diffèrent d’une étude à l’autre. Les sanctions sont de plus souvent pilotées localement et dépendent parfois de l’arbitraire des référents (arbitraire qui peut évoluer selon le discours politique ambiant et/ou les mesures réellement votées). Cela dit, on peut dire avec un niveau de confiance élevé que le durcissement de la conditionnalité a un impact potentiellement important sur … le non-recours aux minima sociaux. En effet un durcissement de la conditionnalité aggrave un nombre important de facteurs expliquant le non-recours : crainte de la stigmatisation, complexité des règles, contrôle des bénéficiaires, valeur morale de « non-dépendance » à l’égard de la société, crainte d’une sanction arbitraire, défiance vis-à-vis d’une personne détenant une autorité (DREES, 2022)…  Il n’est pas anodin que le non-recours soit estimé en France à 34% pour les éligibles au RSA un trimestre donné (20% de façon pérenne pour les foyers éligibles 3 trimestres consécutifs). À titre de comparaison, le non-recours aux allocations logement, qui concernent en partie le même public, est estimé à environ 5% et la différence s’explique en grande partie par le caractère conditionnel du RSA[2].

Quid des effets du durcissement de la conditionnalité du minimum social sur la situation professionnelle des allocataires ? Ces dispositifs augmentent-ils les chances pour ces publics à retrouver un emploi (stable et de qualité)? Sur ce point, le niveau de confiance dans les résultats empiriques (européens) est moins élevé en raison d’effets allant dans des directions opposées. Il y a des allocataires de minima sociaux pour lesquels l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement ont un effet bénéfique en termes d’information ou de motivation, ce qui se traduit par une sortie vers l’emploi plus rapide. Cette sortie peut se faire soit avec une qualité de l’emploi non dégradée[3] (effet 1, +[4]), soit vers un emploi de qualité dégradée. Une sortie vers un emploi « dégradé » peut être un tremplin vers un emploi de meilleure qualité (effet 2a, +), ou être un frein (effet 2b, -). Cette deuxième possibilité, souvent ignorée, ne doit pas être sous-estimée : l’emploi de mauvaise qualité est souvent une trappe car il réduit – par rapport au chômage – la recherche d’emploi de meilleure qualité en raison des risques et du coût (notamment en temps) à passer d’un emploi à l’autre. En allant plus rapidement vers l’emploi, certains allocataires du RSA vont dépasser d’autres chômeurs dans la file d’attente et ces derniers resteront plus longtemps au chômage (effet 3, -). Cet effet d’équilibre n’est pas toujours bien évalué dans les études. Enfin, pour certains allocataires du RSA, l’obligation d’accompagnement n’entraînera pas une sortie vers l’emploi mais au contraire une sortie vers le bas, c’est-à-dire vers le non-recours. Or, le non-recours augmente la vulnérabilité du public visé et donc à terme, sa probabilité de sortir vers l’emploi stable et de qualité (4, -) : la vraie trappe à pauvreté est ainsi la pauvreté elle-même. Tous ces effets s’additionnent et l’impact global est difficile à estimer. Il est de toute façon difficile à résumer avec un chiffre ou une moyenne. Par exemple, dans leur revue de littérature d’études publiées en anglais, Pattaro et al. (2022) soulignent que « … les études sur le marché du travail, couvrant les deux tiers de [leur] échantillon, rapportaient systématiquement des impacts positifs pour l’emploi mais négatifs sur la qualité et la stabilité de l’emploi à plus long terme ainsi que des transitions accrues vers le non-emploi ou l’inactivité économique ». L’impact serait donc : emploi (+), qualité emploi (-), précarité (+), inactivité (+).  Mais les auteurs signalent aussi des effets en termes de maltraitance des enfants et de dégradation du bien-être infantile ! Il ressort donc qu’à court-terme, les effets apparaissent positifs, alors qu’à long et très long-terme ils sont négatifs. La conditionnalité et les sanctions accroissent les inégalités parmi le public visé : le retour plus rapide à l’emploi concerne par construction ceux qui sont les plus proches de l’emploi tandis que la chute dans l’inactivité concerne ceux qui sont les plus éloignés.

Une politique efficace d’accompagnement vers l’emploi devrait viser à réduire ces inégalités, ce qui nécessite de mettre en place des politiques basées sur le volontariat, moins stigmatisantes, et non une obligation couplée à la sanction. Un accompagnement renforcé apparaît statistiquement plus efficace, en termes de retour à l’emploi, lorsqu’il bénéficie aux personnes les plus proches de l’emploi mais en termes d’intérêt général, il est probablement préférable de cibler au contraire les plus éloignés du marché du travail. De plus, le renforcement de la conditionnalité impliquerait d’accentuer la distinction, parmi les allocataires, entre ceux qui relèvent du parcours social et ceux qui relèvent du parcours professionnel. C’est un problème : quel que soit leur éloignement de l’emploi, un accompagnement utile pour chaque allocataire requiert l’accès à une large gamme d’interventions, sociales et professionnelles.

Les discours abstraits sur les « droits et devoirs » des « assistés » ne font que masquer la pauvreté de leurs droits (à un emploi, à un revenu convenable, à des politiques d’insertion). À viser un accompagnement intensif et obligatoire pour tous, mais à moindre coût, le risque est grand de mettre en place un système technocratique où les accompagnants font semblant d’accompagner des allocataires qui font semblant de se mobiliser.

Source: Rapport Guilluy

Que faire ? Le pari de la réciprocité

À l’inverse, suivant une logique de réciprocité, il faudrait revenir aux principes qui guidaient le Revenu minimum d’insertion créé en 1989. À l‘époque, c’était le revenu lui-même qui insérait (revenu d’insertion)[5] ; le devoir d’effort d’insertion pesait d’abord sur les pouvoirs publics[6] et la réciprocité était présumé ex-ante : le bénéficiaire des minima sociaux n’avait pas à faire preuve d’efforts avant de recevoir la prestation, mais celle-ci pouvait être suspendue dans quelques cas exceptionnels, en cas de manquement manifeste[7]. La réciprocité est toujours un pari et implique un certain niveau de confiance ; elle ne doit pas être confondue ni avec la logique rétributive, ni avec la logique paternaliste et punitive. 


[1] Pour une argumentation complète, voir Rawls, Théorie de la Justice.

[2] Il existe tout de même deux autres différences importantes. Premièrement, les allocations logement peuvent être perçues comme une subvention, ce qui est moins stigmatisant qu’un revenu d’assistance. Deuxièmement, le calcul d’éligibilité était réalisé sur une base annuelle, ce qui permet un lissage des revenus. Il est préférable de comparer le non-recours de 5% au 20% du RSA qui ne recourent pas de façon pérenne. En effet, d’autres ont droit au RSA de façon ponctuelle sur 1 trimestre mais n’y recourent pas par manque d’information ou pour limiter le coût administratif ou parce qu’ils considèrent ne pas en avoir besoin.

[3] Par rapport aux emplois qui auraient été repris sans conditionnalité renforcée.

[4] On indique par « + » ou « – » si les effets de l’accompagnement sur l’emploi et sa qualité sont positifs ou négatifs.

[5] « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition de leur réinsertion sociale » François Mitterrand, 1988, Lettre aux Français.

[6] Le titre 3 de la loi de 1989 commence à décrire le dispositif départemental d’insertion et les obligations qui incombent au Conseil départemental (chapitre 1), puis le dispositif local d’insertion (chapitre 2) puis enfin le contrat d’insertion et la nature des ‘engagements réciproques’ (chapitre 3). L’article 42-5 prévoit que : « L’insertion proposée aux bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion et définie avec eux peut, notamment, prendre une ou plusieurs des formes suivantes ».

[7] Par dérogation aux articles 13 et 14, le représentant de l’État suspend le versement de l’allocation dans les cas suivants :

  1. Lorsque l’intéressé ne s’engage pas dans la démarche d’insertion, notamment en vue de signer le contrat d’insertion, ou son renouvellement, ou encore ne s’engage pas dans sa mise en œuvre ; l’absence à deux convocations consécutives sans motif grave entraîne la suspension de l’allocation ;
  2. Lorsque des éléments ou informations font apparaître que les revenus déclarés sont inexacts ou que l’intéressé exerce une activité professionnelle.



La stabilité des régimes d’États-providence : les résultats d’un modèle de justice sociale

par Gilles Le Garrec

    En tant qu’ensemble d’institutions visant à protéger les citoyens contre les effets indésirables du marché et à promouvoir l’équité dans la répartition des richesses, les États-providence sont généralement regroupés en trois régimes identifiables selon l’étude fondamentale d’Esping-Andersen menée en 1990. Dans le régime libéral de protection sociale, archétype des pays anglo-saxons, les politiques redistributives ciblent les pauvres, ceux  qui ne peuvent pas générer un revenu jugé suffisant sur le marché du travail. Les prestations forfaitaires y sont faibles et disponibles pour tous ceux qui remplissent les critères d’éligibilité. En revanche, dans le régime de protection sociale-démocrate, archétype des pays nordiques, les prestations sont universelles (disponibles pour tous les citoyens) et établies à un niveau assez élevé. Par conséquent, les États-providence sociaux-démocrates pratiquent une redistribution des revenus beaucoup plus importante que les États-providence libéraux. Enfin, dans le régime de protection sociale corporatiste, archétype de l’Europe continentale, les prestations sont également élevées mais liées à l’effort contributif et ne sont donc pas forfaitaires. Dès lors, comme les pays les plus forts contributeurs ont aussi des prestations plus élevées, ce régime peut être classé comme intermédiaire en termes de redistribution des revenus. En tant que regroupement canonique des régimes d’État-providence en sciences sociales, il a été largement débattu, critiqué et étendu. Critiqué, par exemple, pour sa volonté de mettre trop de spécificités institutionnelles et culturelles dans trop peu de catégories (des régimes d’État-providence supplémentaires ont été proposés pour représenter, par exemple, les pays d’Europe du Sud et d’Asie de l’Est). Dans une étude statistique de 2022 de Péligry et Ragot, le regroupement des États-providence en trois régimes pour l’année 2018 a reçu un certain soutien. Conformément à Esping-Andersen (1990), ils trouvent que le groupe à faible taxation est composé principalement de pays anglo-saxons tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande et le Canada. Cependant, ils montrent également que la plupart des pays européens continentaux (France, Italie, Allemagne, Belgique, Autriche) – associés au régime corporatiste dans Esping-Andersen (1990) – sont classés dans le groupe à forte imposition, rejoignant la Suède, le Danemark et la Finlande. Ces résultats pourraient suggérer que les États-providence de ces pays ont évolué au cours des trente années qui ont suivi la publication des travaux d’Esping-Andersen pour devenir actuellement plus proches du régime d’État-providence à forte redistribution. De plus, la Norvège semble maintenant appartenir au régime intermédiaire, et non au régime social-démocrate. Cela remet donc en question la stabilité à long terme des régimes d’État-providence à taxation intermédiaire et forte, tandis que l’État-providence à faible imposition semble plus stable.



    Pour donner un sens à ces résultats, il est nécessaire de comprendre les motivations qui sous-tendent la construction et le soutien de l’institution de l’État-providence, principalement dans sa capacité à redistribuer les revenus. À la suite de solides preuves empiriques indiquant que le sens de l’équité (encadré 1) et la culture (encadré 2) sont deux composantes importantes des attitudes face à la redistribution, nous avons élaboré un modèle présenté en document de travail OFCE (Le Garrec, 2023) qui fusionne l’approche d’équité d’Angeletos et Alesina (2005) et le mécanisme de transmission culturelle de la force de la norme morale proposé par Le Garrec (2018). Il en résulte une dynamique de la redistribution qui se traduit par celle du taux de taxation. Ce dernier combine le taux préféré par l’électeur pivot s’il n’était guidé que par son propre intérêt, et un taux universellement considéré comme équitable. Comme détaillé dans Angeletos et Alesina (2005), partant du principe qu’une forte imposition aura tendance à réduire l’intensité de l’effort au travail (taxation distorsive), cette imposition augmentera la part de la chance dans la détermination des revenus. De ce fait, l’injustice perçue dans la distribution des revenus a tendance à croître avec le niveau de l’imposition (voir encadré 1), accroissant ainsi le taux perçu comme équitable. De plus, comme spécifié dans Le Garrec (2008), plus l’environnement social dans lequel les jeunes sont socialisés est injuste, moins leur préoccupation pour l’équité est élevée (voir encadré 2). En d’autres termes, le coût moral de ne pas soutenir une taxation équitable est réduit lorsqu’on observe à quel point la génération précédente a collectivement échoué à mettre en place une institution équitable.

    En fonction des conditions initiales, la dynamique obtenue peut être à la fois dépendante de l’histoire et des croyances, ou seulement dépendante de l’histoire. Par exemple, si initialement la redistribution est faible, les gens sont socialisés dans un environnement où les pratiques et les institutions sont trop éloignées de ce qui est perçu comme équitable. De ce fait, la préoccupation pour l’équité est faible. Dans ce cas de figure, l’institution redistributive et la préoccupation pour l’équité co-évoluent et se renforcent mutuellement de sorte que le niveau d’imposition converge vers un niveau de redistribution faible. Le processus décrit dans ce cas dépend uniquement de l’histoire et le régime d’État-providence ainsi obtenu est parfaitement stable.

    En revanche, si la redistribution initiale est suffisamment proche de ce qui est perçu comme juste, on montre alors (si l’injustice perçue dans la distribution des revenus n’est pas trop forte, voir Le Garrec, 2023) que deux croyances sont compatibles quant au futur niveau de redistribution. Si les individus croient que le niveau de taxation va rester proche d’un niveau intermédiaire, alors le processus décrit ci-dessus est inversé et la préoccupation pour l’équité et le niveau de redistribution (ainsi que celui perçu comme équitable) augmentent dans le temps pour se stabiliser vers les niveaux caractérisant le régime d’État-providence à redistribution intermédiaire. Dans le cas inverse, en croyant que le niveau de taxation va fortement augmenter (pour des raisons qui ne sont pas expliquer par le modèle), les individus vont modifier leurs comportements en conséquence, ce qui va engendrer les conditions pour qu’il augmente effectivement (croyance autoréalisatrice), pour ensuite possiblement engendrer un processus de convergence vers l’État-providence à forte redistribution.

    Cependant, cela ne signifie pas qu’à terme, en un temps fini, le regroupement des institutions se terminerait par seulement deux régimes, à savoir les régimes de faible et de forte redistribution. En effet, si le régime intermédiaire peut converger vers le régime de forte redistribution à la suite d’un choc de croyance, l’inverse est également possible. Le regroupement en trois régimes semble stable à long terme, même si les ensembles de pays composant les régimes intermédiaire et de forte redistribution peuvent changer. Cette caractéristique souligne la proximité en termes qualitatif des deux derniers régimes, tous deux mettant en œuvre une redistribution des revenus plus proche du niveau équitable que dans le modèle libéral, car les citoyens qui les composent ont une aversion plus forte pour l’injustice. Cela illustre également la possibilité que l’État-providence de pays similaires puisse converger vers l’un des trois régimes en fonction de choix collectifs qui ne dépendent pas exclusivement de l’histoire et sont donc difficiles à prévoir.

    En se concentrant sur les caractéristiques fiscales, ce modèle permet ainsi de donner sens (plutôt que d’expliquer formellement) au fait que la plupart des pays européens continentaux appartiendraient actuellement au régime de l’État-providence social-démocrate (Péligry et Ragot, 2022), alors qu’ils appartenaient au régime intermédiaire il y a 30 ans (Esping-Andersen, 1990), et inversement pourquoi la Norvège est désormais regroupée dans le régime intermédiaire de l’État-providence. Il permet également de comprendre l’apparente plus grande stabilité des régimes d’État-providence à faible redistribution, caractéristiques des pays anglo-saxons. Enfin, il prédit qu’en toute probabilité, une augmentation substantielle des inégalités de revenu aurait tendance à déstabiliser l’État-providence à redistribution intermédiaire, qui verrait alors les pays associés converger vers l’État-providence libéral à faible redistribution.

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    Encadré 1. Redistribution et sens de l’équité

    En rupture avec l’approche traditionnelle en économie, les données d’enquêtes ainsi qu’un grand nombre d’études expérimentales montrent, quels que soient les pays étudiés, que les individus ne se comportent pas toujours de manière égoïste, et que les motivations altruistes et morales sont importantes en particulier pour expliquer les attitudes en matière de redistribution. Plus précisément, elles soulignent que les gens ont tendance à soutenir une plus grande redistribution s’ils croient que la pauvreté est causée par des facteurs qui échappent au contrôle individuel, tels que la chance. Ainsi, l’équité semble jouer un rôle-clé dans l’explication des politiques redistributives. Dans leur échantillon de la population suisse, Fehr et al. (2021) évaluent que le soutien individuel à la redistribution révèle que la moitié des individus sont dotés de préférences sociales entièrement fondées sur le principe méritocratique, ou en partie pour plus d’un tiers des autres (conforme au trade-off équité/efficacité). Seuls 15% des individus y apparaissent purement égoïstes. De plus, en constatant que les croyances selon lesquelles la chance plutôt que l’effort détermine les revenus, sont des prédicteurs forts du niveau national de redistribution, contrairement à l’inégalité des revenus, Alesina, Glaeser et Sacerdote (2001) montrent que les motifs d’équité identifiés au niveau individuel sont importants pour expliquer les politiques redistributives effectivement mises en place (à partir des données de l’enquête World Values Survey, ils soulignent que 54% des Européens contre 30% des Américains croient que la chance plutôt que l’effort détermine les revenus).

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    Encadré 2. Redistribution et attitudes culturellement modelées

    Pour évaluer la composante culturelle du comportement humain, des études récentes ont souligné les différences significatives et persistantes entre les comportements des immigrants et des autochtones, ou ont utilisé les différentes expériences vécues par les individus comme des expériences naturelles. Quelle que soit la stratégie utilisée, les données montrent que l’environnement culturel et politique dans lequel les individus grandissent influence leurs préférences et croyances en matière de redistribution. Dans Luttmer et Singhal (2011), par exemple, après avoir contrôlé les caractéristiques individuelles, il est montré que les immigrants originaires de pays préférant une plus grande redistribution continuent à soutenir une redistribution plus élevée dans leur pays d’accueil. Ainsi, les préférences en matière de redistribution semblent être en partie influencées par la culture dès le plus jeune âge, généralement appelé les années impressionnables, et à cesser de changer à l’âge adulte. De plus, Roth et Wohlfart (2018) montrent que les personnes ayant connu des niveaux plus élevés d’inégalité des revenus pendant leurs années impressionnables soutiennent moins la redistribution plus tard. Les résultats de Roth et Wohlfart (2018), ainsi que ceux de Luttmer et Singhal (2011), montrent alors que l’exposition de longue durée à l’inégalité pendant la jeunesse laisse une marque permanente sur les croyances et préférences pour la redistribution à l’âge adulte, même si l’exposition à l’inégalité peut être amenée à changer ultérieurement.

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Bibliographie

Alesina A., Glaeser E. et Sacerdote B., 2001, « Why doesn’t the US have a European-style welfare system?», Brookings Papers on Economic Activity, 2, pp. 187-277.

Alesina A. et Angeletos G.-M., 2005, « Fairness and redistribution: US versus Europe », American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.

Fehr E., Epper T. et Senn J., 2021, « Other-regarding preferences and redistributive politics », University of Zurich Working Paper, décembre.

Le Garrec G., 2018, « Fairness, social norms and the cultural demand for redistribution », Social Choice and Welfare, 50(2), pp. 191-212.

Le Garrec G., 2023, « Accounting for the long-term stability of the welfare-state regimes in a model with distributive preferences and social norms », Sciences Po OFCE Working Paper, n°01/2023.

Luttmer E. et Singhal M., 2011, « Culture, context, and the taste for redistribution », American Economic Journal: Economic Policy, 3(1), pp. 157-179.

Péligry P. et Ragot X., 2022, « Evolution of fiscal systems: convergence or divergence? », Sciences Po OFCE Working Paper, n°3/2022.

Roth C. et Wohlfart J., 2018, « Experienced inequality and preferences for redistribution », Journal of Public Economics, 167, pp. 251-262.