États-Unis : en attendant la relance

par Christophe Blot

À
l’image des performances économiques de l’ensemble des pays industrialisés,
l’activité a fortement reculé au deuxième trimestre 2020 outre-Atlantique avant
un rebond tout aussi marqué le trimestre suivant. Aux États-Unis, la gestion de
la crise repose en grande partie sur les États et l’élection de Joe Biden ne
devrait pas modifier ce cadre puisqu’il déclarait le 19 novembre qu’il
n’ordonnerait pas de confinement global. Pour autant, la situation sanitaire
connaît une nouvelle dégradation avec plus de 200 000 nouvelles contaminations
par jour en moyenne depuis début décembre. De nombreux États adoptent en
conséquence des mesures prophylactiques plus contraignantes sans pour autant
revenir sur un confinement tel que celui observé au printemps. Cette situation
pourrait ternir la situation conjoncturelle en fin d’année et aussi le début du
mandat du nouveau Président élu en novembre dernier. Elle rend surtout encore
plus nécessaire la mise en œuvre d’un nouveau plan de relance retardé par la
période électorale.



Comme dans la zone euro, la reprise américaine s’est enclenchée dès la fin du confinement. Le PIB a progressé de 7,4 % au troisième trimestre alors qu’il avait chuté de 9 % au trimestre précédent. Comparativement au niveau d’activité de fin 2019, la perte d’activité s’élève à 3,5 points contre 4,4 points dans la zone euro. La situation sur le marché du travail s’est également rapidement améliorée avec une baisse de 8 points du taux de chômage, selon les données du Bureau of Labor Statistics de novembre, depuis le pic du mois d’avril à 14,7 %. Ces performances sont la conséquence logique de la levée des restrictions mais aussi des plans de relance massifs votés en mars et en avril et qui ont massivement permis d’absorber les pertes de revenu pour les ménages et dans une moindre mesure pour les entreprises américaines (voir ici). La reprise de la consommation reste toutefois marquée par le maintien de certaines restrictions, notamment dans les secteurs à fortes interactions sociales où les dépenses sont toujours inférieures de près de 25 % à ce qu’elles étaient au quatrième trimestre 2019 (graphique 1). Quant à la consommation de biens, elle a été beaucoup moins affectée par la crise et se retrouve à plus de 12 % de son niveau d’avant-crise pour les biens durables et 4,4 % pour les biens non durables. Toutefois, la plupart de ces mesures de soutien ont pris fin et les discussions entamées à la fin de l’été au Congrès n’ont pas permis d’aboutir à un accord entre Républicains et Démocrates. Or, en dépit du rebond, les conséquences sanitaires de l’épidémie et les conséquences économiques du confinement sur le marché du travail nécessitent une politique discrétionnaire dans un pays où les stabilisateurs automatiques sont généralement considérés comme plus faibles[1]. Ces nouvelles aides seraient d’autant plus nécessaires qu’un durcissement des mesures prophylactiques se profile et que la dynamique de reprise semble s’essouffler. Les premiers chiffres de la consommation pour le mois d’octobre indiquent en effet un tassement de la consommation de services et l’emploi s’est également stabilisé en novembre, restant bien inférieur à son niveau de la fin de l’année 2019.

Pourtant, après l’échec des discussions au Congrès, il faudra maintenant attendre le premier trimestre 2021 pour qu’un nouveau plan de soutien soit voté et pour une éventuelle ré-orientation de la politique budgétaire américaine après la victoire de Joe Biden. À l’automne, les Démocrates proposaient une enveloppe de 2 000 milliards de dollars (9,5 points de PIB), soit presque autant que les mesures adoptées en mars-avril 2020 qui s’élevaient à 2 400 milliards (10,6 points de PIB)[2]. L’aide permettrait notamment de soutenir le pouvoir d’achat des personnes au chômage par une allocation fédérale supplémentaire. Même si le chômage est bien inférieur à celui du deuxième trimestre, il reste supérieur à son niveau d’avant-crise et est aujourd’hui caractérisé par un accroissement du chômage de longue durée qui n’est généralement pas indemnisé. La part des chômeurs sans emploi depuis au moins 27 semaines s’élève à 37 % (soit 3,9 millions de personnes, graphique 2) en novembre et la durée médiane du chômage est passée de 9 semaines fin 2019 à près de 19 semaines en novembre 2020. Par ailleurs, les États dont les recettes fiscales ont diminué avec la crise pourraient bénéficier d’un transfert fédéral évitant des coupes dans les dépenses[3].

Pourtant, malgré la fin du suspense sur l’issue des élections présidentielles, l’incertitude politique et économique n’a pas été totalement levée. En effet, il faudra attendre début janvier pour savoir si les Démocrates bénéficieront également d’une majorité au Congrès. Ils ont certes conservé la Chambre des Représentants mais il faudra attendre début janvier pour le Sénat avec un de scrutin prévu en Géorgie qui déterminera la couleur politique des deux derniers sièges[4]. Les deux sièges sont aujourd’hui détenus par des sénateurs républicains. Toutefois, Joe Biden a gagné l’État de 0,2 points contre Donald Trump, première victoire en Géorgie pour un candidat démocrate depuis 1992. Les deux élections sénatoriales se jouant au scrutin direct dans l’intégralité de l’État, les résultats seront probablement serrés.  En cas de défaite de l’un des candidats démocrates, Joe Biden serait contraint de composer avec l’opposition. Or, comme le souligne Paul Krugman, les Républicains sont généralement plus enclins, une fois dans l’opposition, à promouvoir l’austérité. Les indicateurs d’incertitude de Bloom, Baker et Davies reflète bien cette situation puisqu’en novembre, l’incertitude de politique économique s’est accrue (graphique 3). Cette incertitude est certes plus faible qu’au printemps mais se maintient à un niveau plus élevé que celui observé entre 2016 et 2019. Pendant ce temps, la croissance risque de s’essouffler et après une reprise en fanfare la croissance pourrait être plus timide, ce qui se répercutera sur le marché du travail. Quels que soient les résultats, un plan sera sans doute voté au premier trimestre 2021 mais son adoption pourrait être plus longue si elle est conditionnée à un accord entre Républicains et Démocrates au Congrès. Ce temps risque cependant d’être long face à l’urgence de la crise sanitaire et sociale et plonger dans la pauvreté une fraction importante des plus fragiles.

Source :
Baker, Bloom & Davis.
https://www.policyuncertainty.com/index.html


[1] Voir par
exemple Dolls, M., Fuest, C. & Peichl, A., 2012, « Automatic stabilizers and economic crisis: US vs. Europe », Journal of Public
Economics
, 96(3-4), pp. 279-294.

[2]
Comparativement, les plans européens sont de plus faible ampleur allant de 2,6
points de PIB pour la France à 7,2 points pour le Royaume-Uni.

[3]
Rappelons en effet que les États se sont généralement dotés de règles
budgétaires limitant leur capacité à être en déficit.

[4] Sur les
100 sièges du Sénat, les Républicains en détiennent d’ores et déjà 50. En cas
d’égalité entre les deux partis, c’est la voix de la future vice-Présidente
Kamala Harris qui permettra de les départager. Une
seule victoire en Géorgie leur permettrait donc de conserver la majorité
.




Europe / Etats-Unis : comment les politiques budgétaires ont –elles soutenu les revenus ?

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La forte chute de l’activité et ses conséquences sociales brutales ont conduit les gouvernements et les banques centrales à prendre des mesures ambitieuses de soutien afin d’amortir le choc qui s’est traduit par une récession mondiale inédite au premier semestre 2020, analysée dans le Policy Brief n° 78. Face à une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire contemporaine, ayant nécessité des arrêts d’activité forcés pour freiner la propagation du virus, les gouvernements ont mis en place des mesures urgentes de soutien afin d’éviter l’enclenchement d’une crise incontrôlée susceptible d’altérer durablement la trajectoire économique[1]. Trois grands types de mesures ont été prises : certaines visent à maintenir le pouvoir d’achat des ménages malgré les arrêts d’activité ; d’autres à l’intention des entreprises tentent de préserver l’outil de production et enfin des mesures spécifiques au secteur de la santé. Les comptes nationaux trimestriels, disponibles à la fin du premier semestre, permettent de connaître à quel point le revenu disponible des agents privés a été préservé par la politique budgétaire à ce stade de la crise de la covid-19[2].



La politique
budgétaire fait exploser le revenu des ménages américains et préserve celui des
européens

Dans les principales économies avancées, la crise de la covid-19 a généré des pertes de revenu primaire (avant transferts monétaires) s’échelonnant de 81 milliards de livres sterling au Royaume-Uni à 458 milliards de dollars aux États-Unis (Tableau 1). Le choc initial de revenu fut plus important en Espagne et en Italie – respectivement 6,5 et 6,7 points de PIB – et de moindre ampleur en Allemagne (3,4 points de PIB) et aux États-Unis (2,1 points de PIB).

Le graphique 1 décompose la part du choc sur le revenu primaire (RP) encaissée par agent (première barre à gauche pour chaque pays, notée « RP »). En Espagne et en Italie, les ménages ont subi la majorité des pertes, à hauteur de respectivement 54 % et 60 % de la perte de revenu totale dans l’économie. En France et en Allemagne, ce sont les entreprises qui ont supporté la plus grosse part (48%) de la baisse de revenu. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les entreprises ont encaissé une perte respective de 50 milliards de livres et 275 milliards de dollars, représentant 62 et 60 % de la perte totale dans l’économie. Dans tous les pays, les administrations publiques (APU) subissent un moindre choc, qui s’explique par l’évolution spontané de certains stabilisateurs automatiques, et par une valeur ajoutée en valeur relativement épargnée par les restrictions d’activité pendant le confinement.

Si l’on se tourne maintenant sur
la décomposition des pertes de revenu disponible (RD), qui tient compte des
transferts monétaires, des cotisations sociales et des impôts sur les revenus,
l’histoire est toute autre. La mise en place des mesures d’urgence a permis
d’absorber une partie de ces pertes comme illustrée par la barre dénommée
« RD » dans le graphique 1.
La mise en place du chômage partiel dans les pays européens a ainsi reporté la
charge des salaires des entreprises vers les APU ce qui a permis de préserver
le revenu des ménages et d’éviter les ruptures des contrats de travail. De
même, les allègements de cotisations sociales, les réductions d’impôts sur les
revenus ou les profits ont transféré le coût de la crise des agents privés vers
les gouvernements. Face à un choc non prévisible, l’État aurait ainsi joué d’un
rôle d’assureur en dernier ressort des revenus des agents privés, bien que
d’ampleur différente selon les pays. Ainsi, alors que les APU espagnoles ont
absorbé 13,5 % du choc de revenu primaire, les mesures de soutien ont
porté cette part à 59 %, un niveau supérieur à celui de l’Italie
(55,3 %) et de la France (54,3 %) en termes de revenu disponible.
Comparativement, les mesures prises par le gouvernement allemand ont permis
d’absorber une part plus élevée du choc puisqu’elle s’élève 67 % de la
perte du revenu disponible contre 28 % de la baisse du revenu primaire.

Au Royaume-Uni les mesures
d’urgence ont absorbé la totalité du choc. Alors que les entreprises et les
ménages enregistrent une perte de revenu primaire de 50 et 15 milliards de
livres respectivement, leur revenu disponible n’a baissé que de 4 et 2
milliards de livres. En termes de revenu disponible, les administrations
publiques absorbent ainsi 93,6 % du choc. Le contraste est encore plus
marqué en Allemagne et aux États-Unis puisque les mesures ont surcompensé le
choc initial de revenu primaire, notamment pour les ménages. Les chiffres
américains sont particulièrement impressionnants. Sur le semestre, la baisse de
revenu primaire est de 192 milliards tandis que le revenu disponible des
ménages a progressé de 576 milliards notamment du fait du versement d’un crédit
d’impôt et d’une allocation chômage fédérale exceptionnelle d’un montant de 600
dollars par semaine versée aux chômeurs quel que soit leur revenu initial[3].
Les différentes mesures fiscales et les subventions octroyées aux entreprises
ont réduit la perte de 210 milliards. Ainsi, le gouvernement américain a
absorbé 237 % du choc reflétant l’ampleur des mesures de soutien prises en
mars-avril.

Les destructions
d’emplois et l’incertitude sur l’avenir peuvent entraver la reprise
outre-Atlantique

Comme on l’a vu, la politique
budgétaire a été mobilisée massivement outre-Atlantique. Même si à ce stade, le
choc macroéconomique est plus faible aux États-Unis que dans l’UE[4],
l’impulsion budgétaire est bien plus importante. L’ensemble des transferts en
faveur des ménages dépassent, à l’issue du 1er semestre, le choc
immédiat sur leur revenu primaire. De cette façon le revenu disponible des
ménages américains a augmenté de 13 %, au moment où leur revenu primaire
baissait de 4 % en lien avec les destructions d’emplois. Cette situation
s’explique notamment par un crédit d’impôt versé aux ménages et une allocation
additionnelle et forfaitaire de 600 dollars par semaine versée par le
gouvernement fédéral à toute personne éligible au chômage. Entre le quatrième
trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, les transferts aux ménages ont
ainsi bondi de 80 % et représentaient 31 % du revenu disponible
contre 19 % en 2019.

Cette différence de gestion de la crise s’explique sans doute par l’absence de filets de protection sociale aux États-Unis réduisant de fait le rôle des stabilisateurs automatiques et limitant également les citoyens non ou peu couverts par une assurance maladie à faire face aux dépenses de soins en cas de baisse des revenus. La mise en œuvre de mesures contra-cycliques est alors d’autant plus importante, ce qui explique sans doute pourquoi les plans de relance sont plus conséquents, comme ils l’avaient été pendant la crise de 2008-2009 et que les mesures soutiennent directement et fortement les revenus des ménages. Par ailleurs, aux États-Unis, cette relance incombe à l’État fédéral alors que dans l’Union, l’essentiel des plans de soutien émanent des États.

La forte poussée du chômage observée outre-Atlantique – qui a atteint un pic à 14,7 % en avril – contraste avec la situation européenne, s’explique en partie par la stratégie différenciée de politique économique. Aux États-Unis, un transfert positif et conséquent de revenu a été fait aux ménages pour palier la baisse des rémunérations résultant des destructions d’emplois, ce qui a également permis d’atténuer le choc sur les marges des firmes. A contrario, dans les principales économies européennes, les relations contractuelles d’emploi ont été maintenues mais les revenus des ménages ont été un peu moins bien préservés – ils seraient en légère baisse sauf en Allemagne. Dans les principales économies européennes, le choix a été fait de mobiliser massivement les dispositifs d’activité partielle et aux États-Unis la réponse s’est faite par un envoi direct et immédiat de chèques aux ménages.

Le fait d’avoir préservé les
revenus, pendant une période où la consommation était empêchée par la fermeture
des commerces non essentiels, a permis d’accumuler 76 milliards d’euros
« d’épargne covid » en Allemagne (8 points de RDB), 62 milliards en
France (9 points de RDB) et 38 milliards en Espagne et en Italie
(respectivement 10 et 6 points de RDB). Dans les pays anglo-saxons « l’épargne
covid » est encore plus importante : 89 milliards de livres au
Royaume-Uni (12 points de RDB)) et la somme arrive à 961 milliards de dollars
aux États-Unis (12 points de RDB). L’évolution de l’épidémie et la mobilisation
de cette épargne seront les deux clés pour connaître l’ampleur du rebond de
l’activité à partir du second semestre 2020.

Or c’est précisément le moment où les différences d’approche peuvent créer une divergence des trajectoires économiques. Si on peut dire que la situation des ménages a été jusqu’ici mieux préservée outre-Atlantique, les contrats de travail ont été rompus. Dans ce contexte, la rembauche de la main d’œuvre peut prendre un certain délai, entravant le redéploiement rapide de l’appareil productif. Ceci risque de ralentir la vitesse de normalisation de l’activité, contribuant à maintenir les pertes d’emplois et limitant la restauration des bilans des entreprises. Dans le contexte des élections du 3 novembre, les négociations entre Démocrates et Républicains au Congrès sont bloquées. Si les mesures prises pendant la crise ne sont pas – au moins partiellement – reconduites, la situation des ménages américains risque de devenir plus critique dans la mesure où la faiblesse des filets de protection sociale ne permettra pas d’atténuer un choc qui serait durable. Ceci peut avoir des effets de second tour sur la génération des revenus primaires et de l’investissement[5]. A l’issue des élections, il est probable que de nouvelles mesures seront prises mais les délais pourraient longs notamment en cas de victoire de Joe Biden puisqu’il faudra alors attendre sa prise de fonction prévue en janvier 2021. Le maintien d’une forte incertitude sur l’ampleur de la reprise – accentuée par l’incertitude politique – peut encourager les ménages américains à ne pas dépenser « l’épargne covid » afin de garder une « épargne de précaution » pour faire face à une crise sanitaire, économique et sociale qui risque de durer.

Lexique

Revenu primaire : les revenus primaires comprennent les
revenus directement liés à une participation au processus de production. La
majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée des salaires et
des revenus de la propriété.

Revenu disponible brut : Revenu dont disposent les agents
pour consommer ou investir, après opérations de redistribution. Il comprend le
revenu primaire auquel on ajoute les prestations sociales en espèces et on en
retranche les cotisations sociales et les impôts versés.

*
* *


[1] Voir
« Evaluation
de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale 
», Revue de l’OFCE
n°166 pour une première analyse de ces différentes mesures de soutien
budgétaire et monétaire.

[2] Ces
résultats sont à prendre avec prudence. Si les comptes nationaux trimestriels
constituent le cadre cohérent le plus complet disponible avec les données
recueillies par les instituts statistiques officiels, ils restent provisoires.
Ces comptes sont soumis à des fortes révisions qui pourront modifier
sensiblement les résultats finaux lorsqu’ils intégreront des nouvelles données
(bilans des entreprises…) et qu’ils seront jugés définitifs dans un délai de
deux ans.

[3] Cette
allocation s’ajoute de surcroît à celle versée par les systèmes
d’assurance-chômage géré par les États.

[4] La perte
de PIB semestrielle est de 5 % aux US, contre 8,3 % dans l’UE.

[5] F. Buera, R. Fattal-Jaef, H.
Hopenhayn, A. Neumeyer, et J. Shin (2020), “The Economic Ripple Effects of
COVID-19”, Working Paper.




Quelle information tirer des chiffres du chômage américain sur la reprise ?

par Christophe Blot

Alors que certains craignaient
une envolée du chômage aux États-Unis et pronostiquaient un pic
au-delà de 20 %[1], les
chiffres communiqués par le Bureau of
Labor Statistics
pour le mois de mai ont surpris. Selon les données d’enquête,
le nombre de chômeurs a baissé de plus de 2 millions en un mois dans un
contexte marqué par la levée progressive des mesures restreignant l’activité et
la circulation des citoyens américains. Toutefois, les contraintes du
confinement ont également affecté la collecte d’information auprès des
entreprises et des ménages et potentiellement biaisé l’estimation du taux de
chômage. La baisse du chômage pourrait-elle être fallacieuse ? S’il ne
fait aucun doute que l’économie américaine est en récession[2], il n’en
demeure pas moins qu’il est crucial de savoir si le creux est passé ou si les États-Unis
continuent à s’enfoncer dans la crise économique.



Après la plus forte hausse du
chômage enregistré en un seul mois (+10,3 points, soit presque 16 millions de
chômeurs supplémentaires), les chiffres pour le mois de mai faisaient craindre
un nouveau record alors que les États n’assouplissaient que très
progressivement les mesures de confinement. Selon les données des chercheurs de
la Blavatnik School of Government de
l’Université d’Oxford, l’intensité du confinement aux États-Unis serait même sur un
plateau depuis fin mars. En l’absence de dispositif de chômage partiel et du
fait d’une grande flexibilité du marché du travail, l’ajustement de l’emploi à
l’activité se fait rapidement aux États-Unis. Les entreprises peuvent
facilement licencier ou réduire le nombre d’heures travaillées de leurs
salariés en cas de réduction de l’activité. Mais, la reprise se traduit
également par une remontée rapide des embauches, les entreprises pouvant
facilement rappeler les salariés licenciés.[3]  Les estimations publiées par le BLS le 5 juin indiquent une
amélioration de la situation avec une baisse de deux millions du nombre de
chômeurs et un nombre record de créations d’emplois en mai estimées à plus 2,5
millions. Le rebond de l’activité serait donc plus précoce et plus rapide
qu’anticipé même si le nombre de chômeurs restent à un niveau
exceptionnellement élevé, dépassant les 20 millions de personnes contre moins
de 6 millions en février. Néanmoins, les circonstances exceptionnelles ont
modifié les conditions dans lesquelles les enquêtes servant à établir
mensuellement la situation en termes d’emplois, de population active et de chômage,
ce qui perturbe la fiabilité des statistiques depuis le début de la crise. Le Bureau of Labor Statistics a
effectivement publié une mise en garde indiquant qu’en mai, le taux de réponse à
l’enquête auprès des ménages était inférieur de 15 points à son taux habituel et
qu’une partie des individus classés en emploi aurait probablement dû être
considérés comme chômeurs.  En effet,
certains individus auraient déclaré être en emploi mais ne pas travailler. En
l’absence de mécanisme de chômage partiel, ils auraient normalement dû être
considérés comme chômeurs, ce qui n’a semble-t-il pas été le cas. Selon le BLS,
ce problème de classification entre chômage et emploi pourrait représenter 3
points de taux de chômage supplémentaire. Notons cepend,ant que ce biais avait
déjà été signalé pour les deux mois précédents ce qui aurait alors conduit à
une sous-estimation du taux de chômage d’un point en mars
(5,4 % au lieu de 4,4 %) et de 5 points en avril
(19,7  % au lieu de 14,7 %).

Selon James
Hamilton
, professeur à l’Université de Californie, d’autres biais
viendraient s’ajouter à ces estimations du chômage. Pour le mois de mai, il
avance un taux de chômage plutôt proche de 20 %. Il note qu’en plus d’une
mauvaise répartition des individus entre chômage et emploi, il se pourrait que certains
individus soient à tort considérés en dehors de la population active. C’est le
cas notamment lorsque les individus sans emploi déclarent ne pas avoir
entrepris de démarche pour trouver un emploi pendant la période de référence,
condition nécessaire pour être comptabilisé au chômage. Depuis le mois de
février, l’enquête indique une baisse de la population active de 4,7 millions
de personnes. Les conditions économiques ont probablement découragé une
fraction des individus sans emploi à rechercher activement un emploi[4]. Mais,
avec la fin du confinement, une partie d’entre eux pourrait à nouveau rechercher
activement un travail mais sans garantie d’en retrouver un à court terme si
l’activité économique reste inférieure à son niveau d’avant-crise pendant plusieurs
mois, voire plusieurs trimestres. La baisse de la population active pourrait
être moins importante conduisant mécaniquement à sous-estimer le taux de
chômage de 1,6 point[5]. Coibion,
Gorodnichenko et Weber
(2020) indiquent néanmoins qu’il y a une proportion
relativement plus élevée qu’en période normale d’individus déclarant ne pas
avoir recherché d’emploi pare qu’ils faisaient le choix de prendre leur
retraite.

Par ailleurs, Hamilton observe
généralement un biais dans les réponses aux enquêtes selon que les individus
sont ou non interrogés pour la première fois[6]. Le taux
de chômage des personne n’ayant jamais été interrogées est généralement plus élevé
mais serait probablement une meilleure estimation du chômage. Enfin, il
apparaît que le BLS n’a pu enquêter certains individus en mai. Or, il semble
que les personnes n’ayant pu être interrogées un certain mois (m) mais pouvant être interviewées le
mois suivant, ont un taux de chômage 1,7 fois plus élevé que celles ayant été
contactées deux mois consécutivement. Ces deux facteurs contribueraient pour
1,9 point de taux de chômage supplémentaire. La prise en compte de ces
différents éléments suggère donc un taux de chômage de 19,8 % au lieu de
13,3 %. Notons cependant que ces biais ont sans aucun doute également
affecté les estimations du taux de chômage pour les deux mois précédents. La
baisse du chômage ne serait donc pas nécessairement fallacieuse mais, dans tous
les cas, le niveau du chômage resterait à un niveau qui n’avait sans doute pas
été observé depuis la Grande Dépression.

Un autre indicateur conduit à
relativiser l’amélioration sur le marché du travail. Depuis le début de la
crise, une attention particulière a été portée aux nouvelles demandes
d’inscription au chômage qui avaient atteint des niveaux jamais observés.
Ainsi, dès les premières mesures de restriction de l’activité, la semaine du 21
mars, le Département du Travail a enregistré 3,3 millions de nouvelles demandes
d’indemnisation. Le pic a été atteint la semaine suivant avec 6,8 millions de
demandes supplémentaires. Ce chiffre a reculé depuis mais reste toujours à des
niveaux qui n’ont pas été observés même au plus fort de la récession de
2008-2009 (graphique 1). En moyenne, depuis le 2 mai 2019, ces demandes
d’indemnisation supplémentaires s’établissent à 2,1 millions contre moins de 220
000 sur la même période de 2019. Au plus fort de la récession de 2008-2009, la
moyenne s’élevait à 653 000. Ce chiffre ne permet pas de déduire le chiffre du
chômage puisqu’il s’agit uniquement de demandes d’indemnisation. Or, tous les
demandeurs ne seront pas forcément comptabilisés comme chômeurs et il se peut
par ailleurs que certaines personnes sortent aussi du chômage. Néanmoins, il
témoigne du fait que le marché du travail est loin d’un fonctionnement normal
ou même d’un fonctionnement caractéristique d’une récession aussi forte que
celle de 2008-2009 qui, jusqu’à la crise du coronavirus, était la récession la
plus forte depuis la Seconde Guerre mondiale. Si certains individus retrouvent leur
emploi, tout indique que d’autres sont encore nombreux à le perdre !

Notons toutefois qu’en dépit de
ces réserves, d’autres indicateurs conjoncturels suggèrent que le pire de la
crise pourrait être passé. D’une part, l’indice de production industrielle a
amorcé un rebond très léger en mai avec une hausse de 1,4 % (graphique 2).
Le niveau reste néanmoins plus de 15 points inférieur à celui de février. Si
reprise il y a, elle serait donc très modérée et le niveau de production est de
toute évidence bien inférieur au potentiel. Fortement impactées par la
fermeture des commerces non essentiels, les ventes de détail s’étaient repliées
de 14,8 % en avril après une première chute de plus de 8 % observée
dès le mois de mars. En levant progressivement ces restrictions, le rebond a
été direct et les ventes ont progressé de 17,7 % en mai, se situant
néanmoins 8 points en-dessous du niveau observé en janvier.  La reprise de l’emploi et la baisse du chômage
seraient donc cohérentes à l’aune de ces indicateurs.

La situation économique est donc
probablement ambivalente. Le pire de la crise est peut-être passé mais il est
encore prématuré pour en conclure qu’un rebond, même important, effacera
rapidement les effets de la crise. Aujourd’hui, ni le CBO (Congressional Budget Office), ni les membres du FOMC
(Federal Open Market Committee) ne
considèrent que les pertes de PIB seront totalement effacées en fin d’année
2021. Enfin, au-delà du rebond se pose la question des éventuelles cicatrices
de la crise qui pourraient durablement affecter le marché du travail et
probablement surtout les personnes les plus vulnérables.


[1] C’est le cas notamment de Jerome Powell, le président
de la banque centrale américaine : https://www.cnbc.com/2020/05/17/powell-says-jobless-rate-could-top-30percent-but-he-doesnt-see-another-depression.html.

[2] Selon le NBER, la crise de la Covid-19 aura mis fin à la plus
longue phase d’expansion enregistrée par l’économie américaine depuis 1857.

[3] Les enquêtes auprès des ménages font apparaître la
notion de « licenciement temporaire » lorsque les individus
considèrent qu’ils sont susceptibles d’être rappelés par leur employeur dans un
délai de six mois. Notons que même si une date de reprise éventuelle a pu être
communiquée par l’employeur, cette déclaration reste purement indicative et n’engage
ni l’employeur ni le salarié.

[4] En général, les individus déclarent ne pas être en
recherche active d’emploi parce qu’ils sont dans l’incapacité de travailler
pour raison de leur état de santé ou pour s’occuper d’un enfant ou parce qu’ils
partent en retraite ou n’ont pas besoin de travailler. Ils sont proportionnellement
peu nombreux à se déclarer explicitement découragés.

[5] Hamilton estime ce chiffre à 2,7 millions de
personnes. Il résulte du fait que d’une enquête à la suivante, des individus se
déclareraient initialement en dehors de la population active puis, le mois
suivant, avoir été en recherche d’emploi – et donc au chômage – depuis
plusieurs semaines.

[6] Ce phénomène d’attrition a également été identifié
pour la France par Davezies et d’Haultfœuille
(2011).




La crise du COVID-19 et le marché du travail américain : hausse des inégalités et de la précarité en perspective

par Christophe Blot

Aux États-Unis comme en France, la
crise du COVID-19 se traduit par de nombreuses mesures contraignant les
activités économiques afin de limiter la propagation du virus. Il en résultera
une chute du PIB, déjà entrevue au premier trimestre 2020 et qui sera fortement
amplifiée au deuxième trimestre. Dans un pays caractérisé par une faible
protection de l’emploi, cette récession inédite se répercute rapidement sur le
marché du travail comme le reflète l’augmentation du taux de chômage passé d’un
point bas à 3,5 % en février à 14,7 % en avril, soit un niveau qui
n’avait pas été observé depuis 1948. Comme l’ont récemment montré pour la
France Bruno
Ducoudré et Pierre Madec
, la crise en cours aux États-Unis devrait aussi se
traduire par des inégalités et une précarité accrue. Et lee choc sera d’autant
plus important que les filets de protection sociale sont moins développés aux États-Unis.



Aux États-Unis, les restrictions
n’ont pas été fixées au niveau de l’État fédéral mais par les États,
à des dates différentes. Pour autant, dans leur grande majorité, ces États
ont pris la décision de fermer les établissements scolaires, les commerces non
essentiels et d’inciter les individus à rester chez eux. Les premières mesures
de confinement ont ainsi été imposées par la Californie le 19 mars, suivie par
l’Illinois le 21 mars et l’État de New York le 22 mars alors que
cette décision n’a été prise qu’à partir du 6 avril pour la Caroline du Sud. Les
États
du Dakota du Nord, Dakota du Sud, de l’Arkansas, de l’Iowa et du Nebraska n’ont
pris aucune mesure et, dans trois autres États – l’Oklahoma, l’Utah et
le Wyoming –, les mesures ne s’appliquaient pas à l’ensemble de l’État
mais uniquement dans certains comtés. Néanmoins, une grande partie du pays
était confinée, avec sans doute un degré d’intensité variable, au début du mois
d’avril, ce qui concernait entre 92 et 97 % de la population[1].

Qui sont les salariés les plus touchés par la crise ?

Selon une enquête réalisée par
le Bureau of Labor Statistics, près de 25 % des salariés auraient travaillé
chez eux en 2017-2018. Néanmoins, certains salariés déclaraient qu’ils auraient
pu rester chez eux pour travailler mais ne l’ont pas forcément fait sur la
période considérée. Avec la crise du COVID-19 et les incitations à modifier
l’organisation du travail, on peut donc considérer que près de 29 % des
salariés auront pu rester chez eux pendant le confinement[2]. Par
ailleurs, comme le souligne l’enquête réalisée pour la France, la mise en place
du télétravail est plus répandue parmi les salariés occupant un emploi dans
l’encadrement ou les salariés d’activités commerciales ou financières. En
2017-2018, 60 % d’entre eux auraient eu la possibilité de travailler chez
eux. Inversement, moins de 10 % des salariés agricoles, dans la construction, dans
les activités productives ou les services de transport auraient été en mesure
de télétravailler pendant la crise. Sans surprise, l’enquête montre également
que les salariés concernés par le télétravail sont également ceux qui se
situent en haut de l’échelle de la distribution des salaires. Pour le dernier
quartile, 61,5 % des salariés pourraient travailler à la maison contre
moins de 10 % pour les salariés du premier quartile.

En miroir de ces éléments, une étude
plus récente analyse quels sont les emplois qui seraient le plus touchés par le
confinement et en particulier par la fermeture des activités non essentielles[3]. Six
secteurs seraient particulièrement exposés. Sont logiquement concernés le
secteur des bars et de la restauration, du transport et des voyages, des
divertissements des services à la personne, du commerce de détail ainsi que
quelques industries manufacturières. Sur la base des données d’emploi pour
l’année 2019, ces secteurs représenteraient 20,4 % de l’emploi total. Avec
plus de 12 millions d’emplois, le secteur des bars et restaurants serait le
plus fortement touché. Cette enquête fait également ressortir que les salariés
les plus exposés perçoivent généralement des rémunérations inférieures à la
moyenne. Ils sont notamment concentrés sur les deux premiers déciles de salaire.
Par exemple, la masse salariale des travailleurs des bars et restaurants
représentent à peine 3 % de la masse salariale mais plus de 8 % de
l’emploi. Ces individus travaillent le plus souvent dans des entreprises de
moins de 10 salariés. Cette dimension est d’autant plus importante aux États-Unis
que l’accès à l’assurance maladie est souvent lié à l’employeur dont les
obligations à cet égard dépendent du nombre de salariés. Enfin, en croisant la
répartition par secteur et géographique, il ressort que le Nevada, Hawaï, et dans
une moindre mesure la Floride (23,7), concentrent une part plus importante des
secteurs, et donc des emplois, exposés[4].
Inversement, le Nebraska, l’Iowa et l’Arkansas font partie des États
où ces secteurs représentent une part plus faible de l’emploi[5]. Ces
trois États
n’ont de plus pas adopté de mesures de confinement et devraient donc être
relativement épargnés par la montée du chômage.

Les statistiques du chômage sur
les mois de mars et avril
confirment ces perspectives. En un an, le taux de chômage a augmenté de 4,8
points pour les personnes occupant un emploi dans l’encadrement ou les salariés
d’activités commerciales ou financières alors que, sur la même période, il a
grimpé de 23 points pour les emplois de services et de près de 15 points pour
les salariés des activités productives. Les disparités géographiques sont également
importantes. En Californie et dans l’Illinois, premiers États à décider du confinement,
le taux de chômage a augmenté respectivement de 11,3 et 12,2 points en un an.
Inversement, les États n’ayant pas adopté de mesures de confinement sont
ceux parmi lesquels le taux de chômage a le moins progressé en un an. La hausse
atteint par exemple 5,2 points pour le Nebraska, 6,7 points pour l’Arkansas et
7,5 points pour l’Iowa. La structure de l’emploi est cependant un facteur
essentiel pour déterminer les écarts de variation du chômage. Malgré une date
de début de confinement assez proche pour le Connecticut et le Michigan, le
taux de chômage n’a augmenté que de 4,2 points dans premier État
contre plus de 18 points dans l’État industriel du Michigan.
D’ailleurs, les statistiques confirment l’exposition au choc du Nevada et de l’État
de Hawaï qui ont tous les deux enregistré les plus fortes hausses : 24,2
et 19,6 points respectivement, tandis que le Minnesota, peu exposé, a vu son
taux de chômage progresser de 4,9 points, soit une des variations les moins
importantes depuis avril 2019. De même, le District of Columbia est moins
impacté avec une hausse du taux de chômage de 5,5 points.

La santé menacée ?

Cette dégradation de la situation
sur le marché du travail s’accompagnera d’une détérioration des conditions de
vie pour des millions d’Américains surtout si la fin du confinement n’est pas
synonyme d’un rebond rapide de l’activité comme le craint désormais Jerome
Powell, le Président de la Réserve fédérale. Il en résulterait alors une
pauvreté accrue pour les ménages ayant perdu leur emploi. Les analyses
précédentes indiquent que les salariés du bas de la distribution seront les
plus exposés surtout que malgré les mesures
prises pour étendre l’assurance-chômage
, la durée d’indemnisation reste
globalement plus courte aux États-Unis. Pour faire face à la crise,
Le gouvernement fédéral a consacré 268 milliards de dollars (soit 1,3 point de
PIB) à l’assurance-chômage afin d’étendre la durée et le montant de l’indemnisation.
Ce montant s’ajoute au crédit d’impôts pouvant atteindre 1 200 dollars
pour les ménages sans enfant[6]. Le
gouvernement fait donc le choix de soutenir temporairement les revenus mais
contrairement aux dispositifs de chômage partiel en vigueur en France et dans
de nombreux pays d’Europe, l’emploi n’est pas protégé[7]. La
flexibilité du marché du travail américain pourrait cependant être plus
avantageuse dès lors que la reprise est rapide et qu’elle est différente selon
les secteurs. Les salariés perdent effectivement peu en qualifications et
peuvent plus facilement trouver un emploi dans un autre secteur d’activité.
Mais une crise prolongée qui se traduit par un chômage durablement plus élevé accroît
fortement la pauvreté.

En outre, l’accès à l’assurance
maladie est également souvent lié à l’emploi. En effet, 66 % des assurés
sont couverts par leur employeur qui est contraint de proposer une telle
assurance dans les entreprises de plus de 50 salariés. Le corolaire est que de
nombreux salariés risquent de perdre leur couverture santé en même temps que
leur emploi s’ils ne peuvent pas payer la part du coût de l’assurance
auparavant prise en charge par l’employeur. Quant aux salariés des petites
entreprises, exposés au risque de fermeture et de chômage, il est fort probable
qu’ils n’auront plus les moyens de souscrire une police d’assurance privée par
leurs propres moyens. Déjà, début 2019, un peu plus de 9 % de la
population n’avait aucune couverture santé. Si ce taux a fortement baissé
depuis 2010 et la réforme « Obamacare », le rapport
annuel du Census Bureau publié en novembre 2019 estime que plus de 29 millions
de personnes n’avaient aucune couverture en 2019, un chiffre en augmentation
relativement depuis 2017. Les taux de couverture font également apparaître de
fortes disparités régionales qui s’expliquent par la structure démographique
des États.

Bien qu’une partie du plan de
soutien à l’économie soit consacrée à des aides alimentaires[8] et
certaines dépenses de santé, la crise du COVID-19 devrait de nouveau toucher
d’abord les populations les plus fragiles et renforcer des inégalités déjà
importantes et accrues par les récentes réformes fiscales de l’administration
Trump.


[1] En termes de PIB, la part des États ayant imposé des mesures de confinement se situe
dans les mêmes proportions.

[2] Notons que cette enquête ne fait pas apparaître un
écart important entre les hommes et les femmes, même si la possibilité de
télétravail est légèrement plus faible pour les femmes : 28,4 contre
29,2 % pour les hommes.

[3] Voir Matthew Dey et Mark A. Loewenstein, « How many workers are employed in sectors directly
affected by COVID-19 shutdowns, where do they work, and how much do they earn?

 », Monthly
Labor Review
, U.S. Bureau of Labor Statistics, April 2020.

[4] Dans le Nevada, les secteurs exposés représentent
34,3 % des emplois. Ce chiffre dépasse également 30 % à Hawaï et
23,7 % en Floride.

[5] C’est aussi le cas du District of Columbia en raison
de la forte présence d’employés de l’État fédéral.

[6] Ce
montant est octroyé pour les ménages percevant moins de 75 000 dollars
(150 000 pour un couple) par an. 500 dollars sont attribués par enfant. Le
montant du crédit d’impôt est dégressif et devient nul pour les ménages ayant
un revenu supérieur à 99 000 dollars.

[7] Voir ici
notre analyse des stratégies européenne et américaine pour faire face à la
crise.

[8] Le plan
voté le 18 mars (Families
First Coronavirus Response Act
) prévoit effectivement une aide de plus de
20 milliards à destination des plus pauvres.




Ce que révèlent les stratégies de relance budgétaire aux États-Unis et en Europe ?

par Christophe Blot et Xavier Timbeau

Parallèlement aux décisions de la Réserve
fédérale
et de la BCE,
les gouvernements multiplient les annonces de plans de relance pour tenter
d’amortir les conséquences économiques de la crise sanitaire du COVID19 qui a
déclenché une récession d’une ampleur et d’une vitesse inédites. Le confinement
de la population et la fermeture des commerces non essentiels induisent
respectivement une baisse des heures travaillées et un empêchement de la
consommation ou de l’investissement combinant un choc d’offre avec un choc de
demande.



Aux États-Unis comme en Europe, les réponses à la crise se
dévoilent au fur et à mesure du temps, mais les choix effectués des deux côtés
de l’Atlantique livrent déjà des enseignements sur les idéologies, les
caractéristiques fondamentales des économies et le fonctionnement de leurs
institutions.

Budget fédéral :
en avoir un ou pas

Après quelques jours de négociations entre Démocrates et
Républicains, le Congrès américain vient de voter un plan de soutien à
l’économie de 2 000 milliards de dollars (9,3 points de PIB)[1],
prévoyant notamment des transferts vers les ménages, des prêts pour les PME et
des mesures de soutien aux secteurs en difficulté sous forme de report
d’échéances. Du côté des Européens, la Commission a proposé de créer un fonds
doté de 37 milliards d’euros dans le cadre d’une initiative en faveur de
l’investissement.  L’Union réaffecterait
également un milliard d’euros « en garantie au Fonds européen
d’investissement pour encourager les banques à octroyer des liquidités aux PME
et aux petites entreprises de taille intermédiaire »[2].
À
l’échelle de l’Union, ces sommes représentent 0,2 point de PIB et peuvent
sembler d’autant plus dérisoires qu’il ne s’agit pas de débloquer des fonds
additionnels mais de réallouer des fonds au sein du budget.

Ces différences de taille rappellent en premier lieu que le
budget européen est limité par construction et qu’il ne permet pas de répondre
à un ralentissement économique touchant l’ensemble des États membres. Au sein de l’Union
européenne, les prérogatives budgétaires sont la compétence des États
membres, tout comme les principaux instruments régaliens de réponse aux crises.

Ce sont les budgets nationaux qui sont mobilisés pour soutenir
l’activité économique. Ainsi, en cumulant les annonces faites au niveau des 5
plus grands pays de l’Union, on atteint une somme dépassant 430 milliards d’euros
(3,3 % du PIB), à laquelle il faut ajouter les garanties qui pourraient
s’élever à plus de 2 700 milliards, soit plus de 20 points de PIB de
l’Union européenne[3]. Les
mesures prises aux États-Unis et par les pays européens sont donc d’un ordre
de grandeur comparable et se distinguent donc par l’échelon auquel elles sont
prises puis par la répartition des sommes allouées. Aux États-Unis, le budget fédéral représente
33 % du PIB, ce qui permet de mettre en œuvre une action commune et
centralisée, qui bénéficie à l’ensemble des ménages et des entreprises selon
les décisions votées par le Congrès et opère donc implicitement une
stabilisation entre les États.  En effet, les
impôts ou taxes versés par les ménages et les entreprises des États
les plus touchés diminueront relativement et ces mêmes États pourront aussi bénéficier
plus largement de certaines mesures fédérales. Surtout, le Congrès américain
peut voter un budget en déficit, ce qui permet de mettre en œuvre des mesures
de stabilisation intertemporelle[4].

À l’opposé, l’UE n’a pas la capacité de s’endetter et ce
sont les États
membres qui s’endettent. Cette capacité de stabilisation peut être contrainte
par la difficulté à se financer, induisant une hausse des taux d’intérêt dans
un premier temps ou un assèchement des marchés dans un second temps. Les
différents États
membres ne sont pas égaux devant les marchés, du fait de leur situation
macroéconomique ou du niveau de leur dette, comme l’Italie. Mais au-delà de ces
différences, c’est surtout parce que les épargnants, par l’intermédiaire des
marchés financiers, peuvent arbitrer entre des dettes de différents pays dans
un espace juridique (l’UE) qui garantit la libre circulation des capitaux que
les mouvements de taux d’intérêt peuvent amplifier de petites différences
macroéconomiques et alimenter des dynamiques autoréalisatrices. La crise des
dettes souveraines en 2012 a montré que la contagion par les taux souverains
entraînant, après la Grèce, l’Italie et l’Espagne dans la spirale du doute des
marchés financiers, pouvait induire des transferts considérables des pays en
difficulté vers les pays considérés comme vertueux. La contrepartie de
l’arbitrage avait été la baisse des taux pour l’Allemagne ou la France. Ces
transferts peuvent atteindre plusieurs points de PIB, au point qu’ils
engendrent un risque d’éclatement de la zone euro : il peut être
préférable de mettre fin à la libre circulation des capitaux, capturer
l’épargne nationale pour financer la dette publique (et donc monétiser le
déficit public) plutôt que laisser s’envoler la charge de la dette et devoir se
soumettre à un plan de redressement humiliant en échange de l’aide européenne.

L’envolée des taux souverains italiens, avant la
clarification de la communication de la BCE, a alors logiquement relancé le
débat sur la possibilité d’émettre des euro-bonds (appelés corona-bonds)
et qui permettraient de mutualiser une partie des dépenses budgétaires des États
de la zone euro et d’éviter cette spirale de l’arbitrage entre dettes
souveraines que rien ne justifie et dont les conséquences peuvent aller jusqu’à
l’éclatement de la zone euro.

Tant que ces titres de dette commune ne sont pas mis en
place ou que la Banque Centrale Européenne répugne à intervenir pour racheter
telle ou telle dette publique européenne, le rôle des institutions européennes
doit se situer à une autre échelle. Il s’agit d’abord de favoriser la
coordination des décisions prises par les États membres et d’inciter les
gouvernements à prendre des mesures fortes afin d’éviter des passagers
clandestins, qui attendraient des mesures prises par leurs voisins un effet
positif[5].
Ces effets risquent cependant d’être limités et on n’imagine pas vraiment qu’un
pays ne prenne pas les mesures nécessaires pour aider directement les ménages
et les entreprises à faire face au choc.

Plus que la coordination, il est essentiel d’assouplir les
règles budgétaires en vigueur comme annoncé afin de donner les marges de
manœuvre nécessaires aux États en faisant jouer la clause de circonstances
exceptionnelles. Mais au-delà d’une réponse à court terme, il importe que la
crise ne soit pas l’occasion d’exercer une pression vers plus de discipline
budgétaire. La légitimité des États membres dans la crise et la pertinence
de leurs réponses sera scrutée de près après la crise. L’Union européenne ne
doit pas s’engager sur un débat décalé qui ne ferait que compromettre
définitivement sa légitimité politique.

Puisqu’il n’existe aucun outil de dette mutualisée, la BCE
joue un rôle crucial pour maintenir un faible niveau de taux d’intérêt pour
l’ensemble des États de l’Union, aujourd’hui et demain.

Adapter les
plans au fonctionnement du marché du travail

Au-delà des sommes engagées et du niveau institutionnel
auquel les décisions sont prises, le contenu des plans rappelle que le
fonctionnement du marché du travail est bien différent de part et d’autre de
l’Atlantique. Les États membres de la zone euro ont privilégié le recours au
chômage partiel, ce qui permet de maintenir les salariés en emploi et de
socialiser la perte de revenu à la source. Le tissu productif est préservé
parce qu’il n’y a pas de rupture du contrat de travail et les États
offrent, selon les dispositifs en vigueur, de compléter partiellement les
pertes de salaire afin de maintenir le pouvoir d’achat des ménages. Ces
mécanismes, déjà largement répandus en Allemagne et en Italie, ont été
récemment amplifiés en France ou développés en Espagne. Ce faisant, une fois la
récession sera passée, la reprise de l’activité pourra se faire dans de
meilleures conditions puisque les entreprises disposent déjà de la main-d’œuvre
et évite ainsi les coûts de recrutement et de formation.

Aux États-Unis, ces mécanismes sont peu répandus et le marché
du travail américain est très flexible. Les délais pour licencier les salariés
sont très courts si bien que les entreprises ajustent rapidement leur demande
de travail. La chute de l’activité se traduira rapidement par une hausse du
taux de chômage comme semble l’indiquer les premières remontées du ministère fédéral
du travail (graphique). En deux semaines, le cumul d’inscription au chômage a
effectivement dépassé 10 millions, bien plus que ce qui a été observé après la
faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 ou après l’effondrement de la
bulle internet en 2000. Par ailleurs, la durée d’indemnisation des chômeurs,
définie au niveau des États[6],
est généralement plus courte, ce qui expose rapidement les ménages au risque de
perte de revenu. C’est pourquoi une part importante des mesures du plan d’aide
voté par le Congrès prévoit un soutien direct aux ménages par le biais de
transferts ou de baisses d’impôts selon le niveau de revenu. Les mesures
prévoient également l’extension des périodes d’indemnisation et une aide supplémentaire
aux salariés licenciés qui pourra s’ajouter aux indemnités perçues dans le
cadre de l’assurance-chômage standard. Mais au lieu de cibler directement ceux
qui perdent leur emploi, ces mesures ont un spectre large. Un plan de relance
vigoureux sera sans doute nécessaire après la crise sanitaire. Mais, là aussi, les
effets d’aubaine consommeront une large partie du stimulus et il coûtera très
cher de remettre l’économie sur les rails d’avant la crise.

À l’approche des élections, ces choix expliquent aussi sans doute pourquoi Donald Trump semble parfois réticent à prolonger le confinement des Américains arguant que la crise économique pourrait faire plus de dégâts que la crise sanitaire[7]. Mais en laissant se répandre le virus, le nombre de personnes infectées et présentant des formes graves risque d’exploser et d’exposer les États-Unis à une crise sanitaire de grande ampleur. Il n’est pas certain que le bilan du Président s’en trouve plus favorable et que la stratégie américaine s’avère plus efficace, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique.


[1] Ce plan
fait suite aux mesures précédentes dont le montant d’élevait à un peu plus de
100 milliards de dollars. Il inclut l’ensemble des mesures en faveur des
ménages et des entreprises (prêts et soutiens à la liquidité).

[2] Voir https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_20_459.

[3] Notons
de plus que certaines mesures ont été prises en fonction d’une durée supposée
du confinement et pourraient donc être recalibrées suivant l’évolution de la
situation.

[4] La
grande majorité des États ont par contre des contraintes en matière de déficit
ou de dette. Face à l’ampleur de la crise, certains d’entre eux débloquent
cependant également des dépenses qui peuvent donc s’ajuster au plan de soutien
fédéral.

[5] Si un
pays A décide d’augmenter ses dépenses, le pays B peut espérer en tirer partiellement
profit par la hausse induite des importations du pays A en provenance de B, et
particulièrement s’il est petit par rapport à A.

[6] Le
système d’assurance-chômage américain s’appuie sur un régime propre aux États.
L’État
fédéral intervient sur la gestion des coûts de l’ensemble du système. Voir
Stéphane Auray et David L. Fuller (2015) : « L’assurance
chômage aux Etats-Unis 
».

[7] Voir ici
pour une analyse des risques économiques et sanitaires.




La Fed et le système financier : prévenir plutôt que guérir

par Christophe Blot, Emmanuelle Faure (stagiaire à l’OFCE et Université Paris Nanterre) et Paul Hubert

Au cours des 2 dernières
semaines, la Réserve fédérale a annoncé deux baisses de son taux directeur
ainsi que le déploiement d’une vaste panoplie d’outils afin de contrer les
retombées négatives du Covid-19 sur l’économie américaine. Les autorités
monétaires ont cherché, en priorité, à remplir leur rôle de prêteur en dernier
ressort du système financier en réactivant certains dispositifs utilisés en
2008-2009. Ces octrois de liquidités nécessaires ont pour but d’éviter que la
situation dégénère et provoque une crise financière systémique. La Fed agit
cette fois-ci de manière préventive et espère ne pas avoir à revivre un épisode
comme celui de la faillite de Lehman Brothers. Cette crise sanitaire malmène
les économies américaine et mondiale, et la Fed s’est dite prête à utiliser
tous les outils nécessaires[1] nous
rappelant, au passage, le « will do everything necessary[2] »
prononcé par Christine Lagarde la semaine dernière.



Un flux ininterrompu de mesures

Pas moins de 11 annonces ont été
faites par la Fed au cours des dernières semaines. Par ce rythme très
inhabituel pour une banque centrale, la Fed entend bien répondre à ses
principaux objectifs : maintenir la liquidité des institutions financières
et assurer la stabilité macroéconomique[3]. Les
conditions d’accès au crédit se sont massivement assouplies puisque le taux
directeur a été baissé de 1,5 point de pourcentage et s’établit désormais entre
0 et 0,25 %. Selon Jerome Powell, ce niveau sera maintenu jusqu’à la fin
de la crise sanitaire[4]. Il a
cependant rappelé sa volonté de ne pas franchir la barre des taux zéro comme
c’est déjà le cas dans la zone euro. La majorité des annonces s’est cependant
concentrée sur des mesures en direction des banques et des institutions
financières pour leur fournir des liquidités via l’extension de prêts en contrepartie de collatéraux
(« repo »), la création de lignes de swaps en coordination avec d’autres banques centrales, la mise en
place de trois lignes de crédit[5]  pour les différents acteurs financiers et d’un
programme de rachat de titres adossés aux prêts à la consommation ou via les cartes de crédit. À
ces mesures s’ajoute la décision de supprimer la contrainte de réserves
obligatoires.

Un nouveau plan d’assouplissement
quantitatif a été mis en place avec l’annonce du rachat d’au moins 700
milliards de dollars de titres (500 de bons du Trésor et 200 de titres
hypothécaires) auquel s’ajoute dorénavant l’achat d’obligations d’entreprises
privées[6]. La
politique d’achats d’actifs avait déjà été largement utilisée entre 2008 et
2015. En annonçant un montant minimal et sans préciser la durée de ce nouveau
plan, la Fed laisse ainsi entendre qu’elle peut ajuster cette politique d’achat
de titres, ce qui permettrait alors à celle-ci de contenir les éventuelles
hausses de taux liées au plan de relance budgétaire de 2 000 milliards de
dollars voté depuis par le Sénat.

Le syndrome post-traumatique de Lehman Brothers

Par ces annonces, les autorités
monétaires apportent leur soutien à l’économie réelle en garantissant l’accès à
la liquidité à un large éventail d’institutions financières afin d’éviter un
tarissement du crédit pour les ménages et les entreprises. Les mécanismes
mobilisés sont proches de ceux qui avaient été utilisés au moment de la crise
2008 pour pallier le gel des échanges sur le marché interbancaire. De fortes
tensions sur le marché de refinancement se font déjà ressentir ces derniers
jours alors que le spread entre le
taux à 3 mois des billets de trésorerie (commercial
papers
) et le taux directeur s’approchait dangereusement des valeurs
atteintes en 2008. En agissant rapidement, la Fed espère éviter une paralysie
du système financier, comme celle observée après la faillite de Lehman
Brothers. Les premières annonces se sont donc essentiellement tournées vers
l’extension des opérations de liquidités via
les « repo »[7]. Ces
nouvelles dispositions sont prévues sur des maturités plus longues – 1 mois et
3 mois – et pour un montant total de 1 000 milliards de dollars par semaine.

Au-delà du refinancement de
court-terme permis par les prêts « repo », des plans de facilités de
crédit datant de la crise de 2008 ont été remis à disposition des banques
commerciales et d’autres acteurs comme les fonds de pension et fonds communs de
placement pour les inciter à maintenir leur activité de financement. Ces
instruments[8]
permettent à la Fed de soutenir la liquidité puisqu’elle propose de racheter
des titres financiers adossés à certains collatéraux. La pluralité des plans
d’octroi de liquidité s’explique par le fait qu’aux Etats-Unis, les deux tiers
du financement intermédié passent par des institutions non-bancaires. Par
exemple, les négociants (primary dealers)
fournissent une grande partie des instruments financiers. Ils sont en
particulier des éléments clés de l’émission des bons du Trésor. La Fed a donc
conçu le programme PDCF spécifiquement pour ces acteurs et accepte une grande
variété de collatéral (incluant des actions) dans ses opérations de prêts afin
d’assurer leur pérennité. De même, le programme MMLF se focalise sur les fonds
du marché monétaire (money market funds) en
prêtant spécifiquement aux fonds qui achètent les billets de trésorerie des
banques ou autres fonds. Une évolution d’importance relativement à 2008 est que
ces deux dernières facilités de crédit bénéficient de la protection du Trésor
américain, ce qui implique une composante budgétaire explicite. Enfin, la Fed a
aussi ravivé le programme Term
Asset-Backed Securities Loan Facility
(TALF) de rachat de titres adossés
aux prêts à la consommation ou aux cartes de crédit.

De plus, la Fed lève la
contrainte des réserves obligatoires et annonce que son taux est fixé à 0 %
à partir du 26 mars[9]. Elle
souhaite ainsi que les banques réorientent leurs liquidités vers les ménages et
les entreprises au risque cependant de les fragiliser puisqu’elles sont
incitées à substituer ces actifs sûrs et liquides pour des crédits plus
risqués. La période semble rendre nécessaire ce type de mesure mais elle
interroge aussi sur la capacité des banques à résister à un choc durable si les
nouveaux crédits accordés à des acteurs par la crise se transforment en créance
douteuses.

Garantir la liquidité et diminuer le coût du financement au-delà de la
frontière 

Enfin, en concertation avec
d’autres banques centrales (Europe, Canada, Angleterre, Japon, Chine et Suisse)
des lignes de swap bilatérales ont
été mises en place pour maintenir la liquidité sur le marché interbancaire
international comme cela avait été le cas pour la crise financière de 2008[10].

Étant donné le rôle et
l’utilisation du dollar dans le système financier mondial, cette opération est
nécessaire pour garantir un accès aux liquidités en dollar pour les banques
étrangères qui n’ont pas accès au guichet de la FED et qui ne peuvent pas, en
temps normal, obtenir des refinancements auprès de leur banque centrale. Les
liquidités seront allouées à taux de 25 points de base au-dessus du taux au
jour le jour et sur une période de 84 jours. En passant par l’intermédiaire des
banques centrales étrangères − qui portent alors le risque de défaut

la Fed fournit indirectement du dollar aux banques commerciales étrangères
élargissant son rôle de prêteur en dernier ressort à l’international. En
faisant appel à ce mécanisme, les banquiers centraux renvoient un message fort
de soutien et d’entraide entre les différents pays qui se mobilisent ensemble
contre le risque financier.  

Si la crise sanitaire et son
impact économique devaient aboutir à une ou des faillites d’établissements
bancaires ou financiers aux États-Unis ou ailleurs dans le monde,
la crise financière engendrée annihilerait alors toute possibilité de rebond
économique une fois les périodes de confinement terminées. La Fed prend
aujourd’hui de façon préemptive le rôle de prêteur en dernier ressort du
système financier international pour limiter au maximum le risque d’un nouveau
Lehman Brothers. La critique selon laquelle les économies développées sont
entrées dans un cercle vicieux où chaque crise donne lieu au recours à la
planche à billets ne semble pas tenir compte du fait que la nature de cette
crise est très différente de celle de 2008 – le risque était à l’époque
endogène au système financier – et que l’effet pervers – l’aléa moral[11] créé
par de telles interventions – paraît faible en comparaison d’une crise de
liquidité liée à l’arrêt brutal d’une grande partie de l’activité économique.


[1] « The
Federal Reserve is prepared to use its full range of tools » (15 mars
2020) https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[2] « The
Governing Council will do everything necessary within its mandate » (18
mars 2020) faisant ainsi référence au « whatever it takes » de
Mario Draghi en 2012.

[3] « The Federal
Reserve’s role is guided by its mandate from Congress to promote maximum
employment and stable prices, along with its responsibilities to promote the
stability of the financial system. » (15
mars 2020)

https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[4] Par cette information Powell utilise un autre
instrument non-conventionnel de la politique monétaire, le Forward guidance, qui consiste à donner des informations concernant
l’orientation future de la politique monétaire.

[5] Commercial Paper Funding Facility (CPFF), Primary Dealer Credit Facility (PDCF) et Money Market Mutual Fund Liquidity Facility (MMLF).

[6] PMCCF et SMCCF.

[7] Un repo est une opération financière dans laquelle un
vendeur a besoin de liquidité à court terme et une banque (ou une banque
centrale) accepte de les prendre en pension contre un intérêt. À l’échéance, le vendeur rachète ses titres à la même
valeur. Si le vendeur est dans l’incapacité de racheter ses titres, l’acheteur
en devient pleinement propriétaire.

[8] CPFF, PDCF et MMLF.

[9] En temps normal, les banques sont tenues de laisser
une fraction minimale des dépôts collectés auprès des agents non financiers sur
leur compte à la Fed.

[10] Un swap de
devises est une opération par laquelle deux contreparties échangent des devises
pour une durée limitée et à un taux de change fixé à l’avance. L’opération est
dénouée à l’échéance du contrat. En cas de défaut d’une contrepartie, l’autre
garde les devises étrangères. Ainsi, la BCE peut emprunter des dollars contre
des euros auprès de la Fed à un prix fixé pour une période de plusieurs
semaines. A l’échéance du contrat, la Fed rachète ses dollars.

[11] L’aléa moral représente une situation où une entité
(ici une banque) adopte un comportement plus risqué sachant qu’elle n’aura pas
à subir les conséquences de ses décisions si elle est assurée ou garantie de
recevoir une aide.




Pourquoi la Fed n’a-t-elle pas réussi à rassurer les marchés ?

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Face au risque croissant d’un fort coût économique de l’épidémie de coronavirus, la Réserve fédérale a décidé, le 3 mars, de baisser son taux directeur d’un demi-point. Cette décision a été prise lors d’une réunion extraordinaire du Comité de politique monétaire (FOMC). Au-delà de l’effet escompté sur les conditions de financement, la décision de la banque centrale envoie aux marchés le signal de sa détermination à mettre en œuvre tous les moyens dont elle dispose pour amortir la baisse prévisible de la croissance américaine. La Réserve fédérale espérait également sans doute calmer la tempête boursière ; l’indice Dow Jones ayant baissé de 13 % la semaine précédant la décision. Sous l’hypothèse que le prix des actifs financiers cotés reflète toute l’information disponible, la variation de l’indice Dow Jones, à la suite de l’annonce de la Réserve fédérale, nous renseigne sur l’interprétation que les marchés ont faite de cette annonce de baisse des taux.



En théorie, une baisse non anticipée par les marchés des taux d’intérêts devrait se traduire par une hausse des cours boursiers. En effet, des taux plus bas augmentent la valeur actualisée des flux de revenus futurs – dividendes – , ce qui accroît la valeur fondamentale des actions. Puisque la réunion du 3 mars n’était pas inscrite au planning des réunions de 2020, la décision prise par le FOMC était forcément non anticipée par les marchés[1].

De nombreuses analyses – qualifiées d’études d’événement – s’appuient sur l’information contenue dans l’évolution des prix de différents actifs après les annonces des banques centrales pour en déduire l’impact de la politique monétaire. L’information que l’on peut tirer de ces variations de prix est d’autant plus pertinente qu’il n’y a pas d’autres annonces économiques simultanément aux décisions de politique monétaire. Cette hypothèse est d’autant plus crédible que la fenêtre dans laquelle sont observées les fluctuations de prix est étroite[2]. Ainsi, sur la base d’une fenêtre de 30 minutes (allant de 10 minutes avant l’annonce à 20 minutes après) autour de l’annonce du 3 mars, on observe que l’indice Dow Jones a progressé de 0,4 % (graphique). Cette hausse fut néanmoins temporaire et l’indice est ensuite rapidement reparti à la baisse, si bien qu’en fin de séance le Dow Jones clôturait à un niveau inférieur à son cours d’ouverture (-3,2%). Bien que l’on ne puisse pas observer quelle aurait été l’évolution de l’indice sans cette décision, force est de constater que la Réserve fédérale n’est pas parvenue à atténuer la panique boursière.

Peut-on en déduire que la baisse du Dow Jones suggère que la politique monétaire serait inefficace pour enrayer le ralentissement ? Une interprétation est que les investisseurs ont fait une autre lecture de la décision de la Réserve fédérale. En convoquant une réunion d’urgence et en précipitant la décision de baisser son taux directeur, le FOMC envoie le signal que la situation économique est plus préoccupante que ce qu’anticipaient les marchés. Nakamura et Steinsson (2018) ont récemment mis en évidence ce canal de transmission à propos des décisions de politique monétaire de la Réserve fédérale[3]. Ainsi, les annonces des banques centrales informent les investisseurs sur l’orientation future de la politique monétaire et révèle aussi des signaux sur l’état de l’économie tel que perçu par la banque centrale[4]. Or si la baisse des taux conduit bien à faire monter le prix des actions, la dégradation de la situation macroéconomique réduit les perspectives de revenus futurs et donc leur prix. A la suite de la réunion du 3 mars, il semble donc que ce soit le deuxième effet qui ait finalement dominé. Il ne faut cependant pas en conclure que la baisse des taux est inutile car quelle que soit la réaction des marchés, les conditions de financement de l’économie ont bien été assouplies.

Les regards se portent maintenant sur l’annonce de la BCE qui aura lieu ce jeudi 12 mars. Cette réunion étant prévue de longue date et les conséquences économiques du coronavirus apparaissant de plus en plus évidentes, la réaction des marchés financiers devrait cette fois être davantage liée aux mesures qui seront prises.

Graphique. Évolution du Dow Jones durant la journée du mardi 3 mars 2020

[1] Notons cependant que les marchés avaient sans doute anticipé que la Réserve fédérale allait baisser son taux directeur lors de la réunion planifiée du 18-19 mars.

[2] Voir Gürkaynak, R. et J. Wright (2013). “Identification and inference using event studies”, The Manchester School, 81, 48-65.

[3] “High-frequency
identification of monetary non-neutrality: the information effect.” The Quarterly Journal of Economics,
133(3), 1283-1330.

[4]
Précisons qu’il ne s’agit pas ici de faire l’hypothèse que la Fed dispose de
plus d’information ou d’une meilleure information, mais seulement que ses
actions et annonces révèlent ou confirment quelles informations entrent dans sa
fonction de réaction.




Guerres commerciales : quels objectifs pour quels effets ?

par Stéphane Auray et  Aurélien Eyquem

Quelles sont les motivations
économiques derrière la politique commerciale menée par la présidence Trump aux
États-Unis ? La réaction des partenaires commerciaux, notamment la Chine,
est-elle rationnelle économiquement ? Quelles sont les conséquences
macroéconomiques à attendre de telles politiques ? Nous tentons d’apporter
quelques éléments de réponse dans ce billet.



Les déficits extérieurs
américains, que ce soit du compte courant ou de la balance commerciale, ne
datent pas d’hier, ni même d’avant-hier. Comme le montre le graphique
ci-dessous, la dégradation remonte à la fin des années 1970 et sa cause a été
largement discutée dans la littérature. Bien que le graphique semble montrer
que la cause première de ces déficits soit le creusement des déficits commerciaux,
l’analyse économique montre que le solde du compte courant est tout autant
déterminé par l’équilibre entre épargne nationale et investissement : le
creusement des déficits publics (qui absorbent l’épargne des ménages américains),
la place centrale des États-Unis dans la finance mondiale, la financiarisation
des économies dans les années 1980, le rôle spécifique du dollar (Gourinchas et
Rey, 2007), les excédents extérieurs d’autres pays cherchant à s’investir aux États-Unis
 (saving
glut
, Bernanke, 2005), la politique de change chinoise, les imperfections
financières dans d’autres pays (Gourinchas et Jeanne, 2009), notamment en
Chine, sont autant de facteurs additionnels permettant d’expliquer cette
dynamique jointe du compte courant et des échanges commerciaux.

Pour autant, l’administration
Trump n’a vu qu’un seul coupable dans cette situation : les échanges commerciaux
avec la Chine. En effet, si l’on regarde l’importance des balances commerciales
bilatérales – ce que beaucoup d’économistes ne conseillent cependant pas de
faire compte tenu de la nature multi-factorielle des déficits – on s’aperçoit
que les pays-cibles de l’administration Trump ne sont autres que les
principales sources d’importations des États-Unis.

Au regard de ces chiffres,
l’administration Trump a donc décidé d’appliquer un certain nombre de mesures,
tarifaires notamment, en vue d’essayer de réduire ces déficits bilatéraux, en
ciblant principalement la Chine, premier pays contributeur à ces déficits
commerciaux.

Cette idée est-elle saugrenue au
regard de la théorie économique ? Si l’on en croît l’analyse
traditionnelle proposée par les théories du commerce international, les droits
de douane, qui jouent le rôle de taxes à l’importation, représentent des
distorsions majeures qu’il convient d’éliminer pour permettre un développement
et une spécialisation des échanges, conduisant à une amélioration globale du
bien-être. Cependant, la baisse des droits de douane est souvent analysée de
manière symétrique, en se demandant si la situation est meilleure dans un monde
avec ou sans droits de douane. La réponse dominante à cette question n’a pas
véritablement changé : au niveau global, le monde se trouve dans une moins
bonne situation avec des droits de douane.

Cependant, un pays pris isolément
a-t-il intérêt à appliquer des droits de douane, en supposant que les autres
pays ne répliquent pas ? La réponse à cette question, au moins depuis Johnson
(1953), est oui : en appliquant des droits de douane de manière unilatérale,
un pays peut améliorer ses termes de l’échange et ainsi le bien-être des
ménages locaux au détriment du bien-être des ménages dans les autres pays. On
note que le bénéfice d’une telle mesure est une augmentation de la consommation
plus forte (ou une baisse moins forte) que celle de la production, conduisant
en théorie à un accroissement des
déficits commerciaux. Afin d’éviter une telle situation dans un monde où la
coopération internationale était un moyen de tourner le dos aux conflits armés
post-1945, le développement d’institutions telles que le GATT et l’OMC avaient
justement pour but de favoriser une coopération salutaire au niveau mondial,
bien qu’intuitivement contraire aux intérêts strictement nationaux. Ainsi, il
est possible de voir les accords commerciaux comme un instrument permettant
d’éviter une situation où tous les pays finissent par appliquer des droits de
douane et où tout le monde perd, en comprenant que chaque pays, s’il s’en tient
aux termes des accords signés, se trouve globalement gagnant.

L’administration Trump a décidé
de sortir de cette logique et d’augmenter les droits de douane sur les
importations chinoises, faisant fi des règles de l’OMC et initiant ainsi une
véritable guerre commerciale, conduisant à une série de réactions chinoises,
telles que décrites par Bown (2019). Les droits de douane sur les échanges
commerciaux de biens entre les États-Unis et la Chine sont donc passés
de 3% environ en 2017 à près de 26% fin 2019. Plus généralement, l’ensemble des
mesures prises par l’administration Trump ont touché pour près de 420 milliards
de dollars d’importations américaines. En représailles, les mesures
(principalement) chinoises ont touché près de 133 millions d’exportations
américaines (voir Fajgelbaum et al.,
2020).

Les effets de ces mesures tels
qu’évalués par plusieurs études récentes ont été les suivants. Tout d’abord, il
semble que les exportateurs chinois/importateurs américains aient répercuté
presqu’intégralement la hausse des droits de douane sur les prix de vente, de
sorte que les importateurs et consommateurs américains ont subi près de 114
milliards de dollars de pertes. Ensuite, les producteurs américains ont été
bénéficiaires de ces mesures. Cependant, l’ampleur de ces gains peut varier
selon (i) la réaction des consommateurs américains, qui achètent plus
volontiers localement, (ii) la hausse des coûts de production induite par la
hausse des intrants importés et (iii) la baisse des exportations liée aux
mesures de représailles, tarifaires ou non. Dans l’ensemble, Fajgelbaum et al. (2020) montrent que les
producteurs ont gagné 24 milliards de dollars. Enfin, le gouvernement américain
a vu augmenter ses recettes fiscales d’environ 65 milliards. Au total,
l’économie américaine aurait donc perdu 25 milliards de dollars annuellement,
soit environ 0,13% du PIB ou 0,22% de la consommation américaine. Au-delà de ce
chiffre, qui peut paraître faible, on voit que les hausses de droits de douane
donnent lieu à d’importants effets redistributifs entre type d’agents
économiques (producteurs, consommateurs, gouvernement), et certainement, à un
niveau plus microéconomique, à des redistributions entre producteurs (sectorielles
par exemple ou selon leur position dans les chaines de valeur) et entre
consommateurs, selon leurs expositions relatives aux mesures tarifaires.

Du point de vue des déficits
commerciaux américains, les effets ont été presque négligeables, la baisse des
importations en provenance de Chine étant compensée par la hausse des
importations en provenance d’autres pays (parfois limitrophes de la Chine, certains
producteurs ayant délocalisé leur production pour contourner la hausse des
droits de douane). D’un point de vue monétaire, l’augmentation des droits de
douane aux États-Unis doit en théorie également, si les changes sont flexibles,
conduire à une appréciation relative du dollar et à une dépréciation relative
de la monnaie chinoise. Ce faisant, les effets positifs pour les États-Unis de
telles mesures seraient atténués puisqu’une appréciation réduit la
compétitivité des biens produits aux États-Unis et renforce celle des produits
chinois. Jeanne (2020) montre que les mesures américaines de 2018 n’ont eu
presque aucun effet sur le dollar mais ont généré une dépréciation d’environ 5,5 %,
réduisant d’autant les effets négatifs des mesures unilatérales sur la balance
commerciale chinoise en permettant à la Chine d’accroître ses exportations vers
d’autres marchés.

Pour finir, nous proposons une
évaluation propre des raisons et effets d’une augmentation des droits de douane
(Auray, Devereux et Eyquem, 2020). Nous montrons que l’on peut considérer un modèle
à deux pays avec commerce de biens intermédiaires et fixation réaliste des prix
(sujets à rigidités et fixés dans la monnaie de l’acheteur (pricing-to-market), dans lequel existe
un équilibre non-coopératif de fixation endogène des droits de douane. Ce
dernier équilibre permet de quantifier les gains unilatéraux qui existent à
appliquer des droits de douane et les pertes associées à une guerre commerciale
totale (de représailles) si ces droits de douane devaient augmenter. Il établit
un niveau positif, empiriquement réaliste et endogène de droits de douane. Le
modèle est ensuite utilisé pour comprendre les possibles motivations et effets
agrégés d’une augmentation des droits de douane. Nous montrons qu’une augmentation
du degré d’impatience d’un des deux législateurs suffit à produire une
augmentation des droits de douane dans
les deux pays
, et ce de manière endogène. Nous simulons enfin les effets
d’une telle situation en adaptant les mesures prises par les États-Unis (cas
asymétrique) et conjointement par les États-Unis et la Chine (cas symétrique) au
modèle, ce qui correspond (dans le modèle) à une augmentation des droits de
douane comprise respectivement de 65 % et 100 % en 4 ans. Les droits
de douane passent donc de 4,65% initialement à 7,66% et 9,9% respectivement. Le
modèle prédit une baisse du PIB américain à long terme respectivement de 0,4% et
0,8%, soit un effet modéré de 0,1 (0,2) point de croissance par an sur la
période dans le cas asymétrique (symétrique). La consommation des ménages à
long terme baisse respectivement de 0,14% et 0,42%. Ces chiffres sur les effets
subis par les consommateurs sont identiques à ceux avancés par Fajgelbaum et al. (2020). Lorsqu’elles sont
unilatérales (appliquées aux États-Unis uniquement), les augmentations de
droits de douane tendent à apprécier le dollar en termes réels (de seulement 0,6%)
et ont un effet négligeable sur la balance commerciale (voir graphique 2).

Selon toutes les études
disponibles, on voit donc que l’objectif de rééquilibrage des balances
commerciales bilatérales et plus généralement de la balance commerciale des États-Unis
n’est pas atteint à la suite d’une augmentati on des droits de douane. Les
gains, si toutefois ils existent, sont faibles et liés à une possible amélioration
des termes de l’échange, qui tend toutefois à dégrader plutôt qu’à améliorer le
solde de la balance commerciale. Néanmoins, afin que ces (faibles) gains potentiels
se matérialisent, il convient que les partenaires commerciaux ne répliquent pas
eux-mêmes pas le biais d’augmentations de droits de douane ou d’autres mesures
non-tarifaires, ce qui n’est pas le cas en pratique. Si l’on devait finalement faire
le bilan de tous les coûts associés à ces guerres (en ajoutant par exemple le
temps passé par les services administratifs à discuter de telle ou telle mesure
ou encore des coûts de mise en application) il est presque certain qu’ils sont
supérieurs aux éventuels gains. Les guerres commerciales ont donc semble-t-il
peu d’intérêt du point de vue de la politique économique, surtout si leur
principal objectif est de réduire les déficits commerciaux bilatéraux.

Références

Auray Stéphane, Devereux Michael B. et Aurélien Eyquem, 2020,
« The Demand for Trade Protection over the Business Cycle », http://aeyq.free.fr/pdf/DFP_ADE.pdf

Bown Chad,
2019, « US-China Trade War: The Guns of August », https://www.piie.com/blogs/trade-and-investment-policy-watch/us-china-trade-war-guns-august

Fajgelbaum
Pablo D., Goldberg Pinelopi K., Kennedy Patrick J. et Amit K. Khandelwal, 2020,
« The Return to Protectionism », The
Quarterly Journal of Economics
, Volume 135, Numéro 1, Pages 1-55, https://doi.org/10.1093/qje/qjz036

Gourinchas Pierre-Olivier et Olivier Jeanne, 2013, « Capital
Flows to Developing Countries: The Allocation Puzzle », Review of Economic Studies, Volume 80,
Numéro 4, Pages 1484-1515, https://academic.oup.com/restud/article/80/4/1484/1578456

Gourinchas Pierre-Olivier et Hélène Rey, 2007, « From
world banker to world venture capitalist: US external adjustment and the
exorbitant privilege » in G7 Current
Account Imbalances: Sustainability and Adjustment
, University of Chicago
Press. Pages 11-66.

Jeanne
Olivier, 2020, « To What Extent Are Tariffs Offset by Exchange
Rates? », PIIE Working Paper,
20-1, https://www.piie.com/system/files/documents/wp20-1.pdf

Johnson Harry
G., 1953, « Optimum Taris and Retaliation », Review of Economic Studies, Volume 21, Numéro 2, Pages 142-153.




Au-delà du taux de chômage …

Par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage une partie des individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique présente pour les années 2008, 2012 et 2017 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus situation de temps partiel subi et d’autre part les personnes âgées de 15 ans et plus, sans emploi, et ne recherchant pas activement un emploi mais qui désirent travailler et sont disponibles pour prendre un emploi. De plus elles ont recherché un emploi au cours de 12 derniers mois. Ces dernières sont définies par l’OCDE comme ayant « un lien marginal à l’emploi ».

En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2012, mais surtout entre 2012 et 2017, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2017, 25%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2012 et 2017, le sous-emploi a augmenté de 2,2 points quand le chômage au sens strict diminuait de 0,1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période, le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+2,7 point). En 2017, le taux de chômage BIT était en Espagne de 6,2 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 10 points.

Graphe_post03-07

 




La Réserve fédérale hausse le ton

par Christophe Blot

Lors de sa réunion du 13 juin, la Réserve fédérale a annoncé une augmentation du taux directeur de la politique monétaire, qui se situe désormais dans une fourchette de 1,75 à 2 %. Jérôme Powell, le nouveau Président de l’institution depuis février justifie cette décision par la situation favorable sur le marché du travail et par l’évolution récente de l’inflation, proche de 2 % lorsqu’on l’on ne tient pas compte des prix alimentaires et de l’énergie[1]. Dans ces conditions, la banque centrale serait en passe de satisfaire ses objectifs, à savoir un emploi maximum et la stabilité des prix, ce qui justifie la poursuite de la normalisation de la politique monétaire américaine.

Alors qu’en fin d’année 2017, les observateurs de la Réserve fédérale pariaient plutôt sur trois hausses des taux en 2018, l’annonce du 13 juin plaide désormais pour une légère accélération du rythme de resserrement monétaire. En ligne avec nos prévisions d’avril, la Réserve fédérale augmenterait encore ses taux à deux reprises en 2018 pour les porter à 2,5 %. Ce changement résulte en grande partie de prévisions de croissance plus optimistes en 2018, soutenue par une politique budgétaire fortement expansionniste. Le PIB augmenterait alors de 2,9 % et le chômage poursuivrait sa baisse pour atteindre 3,6 % en fin d’année 2018, soit un niveau inférieur à celui observé lors des précédents creux observés en 2000 et 2006 où il avait atteint respectivement 3,9 % et 4,5 %. Néanmoins, l’évolution d’autres indicateurs sur le marché du travail – taux d’emploi et taux d’activité – conduisent à nuancer le diagnostic d’une situation économique qui aurait été définitivement rétablie dix ans après le début de la Grande Récession. Le taux d’emploi et le taux d’activité restent en effet inférieurs aux niveaux observés lors du pic de la fin des années 2000, ce qui pourrait contribuer à expliquer l’absence de tensions inflationnistes aux États-Unis malgré un taux de chômage aussi bas.

Pour autant, la politique monétaire américaine restera expansionniste cette année. De fait, le taux directeur en fin d’année 2018 resterait inférieur à celui atteint lors des deux précédents pics d’activité. En 2000 et 2006, la Réserve fédérale avait monté son taux jusqu’à 6,5 % et 5,25 % respectivement. C’est aussi ce que suggère le taux issu d’une règle de Taylor qui permet de déterminer une valeur de référence pour le taux d’intérêt si la banque centrale appliquait une règle systématique où le taux d’intérêt directeur dépend de l’écart de croissance[2] et de l’écart de l’inflation à une cible de 2 %. En fin d’année, le taux simulé issu de la règle de Taylor serait de 4,1 % suggérant que la Réserve fédérale se montre toujours aussi prudente dans sa phase de normalisation de la politique monétaire.

Graphe_post14-06

 

 

[1] L’inflation totale s’élevait à 2,4 % en avril.

[2] L’écart de croissance en prévision est calculé à partir de l’évolution de la croissance potentielle du CBO (Congress Budget Office) et des prévisions OFCE du PIB américain.