L’immatérialité de l’investissement des entreprises françaises

par Sarah Guillou

Dans le billet sur la singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France du 26 octobre 2018, il était mis en évidence l’importance des investissements dans les actifs immatériels des entreprises en France. En comparaison de ses partenaires, semblables en matière de spécialisation productive, l’économie française investit relativement plus dans la Recherche et Développement, les logiciels, les bases de données et autres éléments de la propriété intellectuelle. Sur un total de la Formation Brute de Capital Fixe (FBCF) hors construction, la part des investissements immatériels atteint 53% en 2015, alors que cette part est de 45% au Royaume-Uni, 41% aux Etats-Unis, 32% en Allemagne et 29% en Italie et en Espagne.

Ces résultats sont corroborés par des statistiques qui évaluent d’autres dimensions (base INTAN), hors comptabilité nationale, des investissements immatériels, tels que ceux dans l’organisation, la formation, le marketing. La France ne se laisse pas distancer par ses partenaires dans ce type d’actifs non plus (voir Guillou, Lallement et Mini, 2018).

De son côté, la comptabilité nationale recense deux actifs immatériels principaux : les dépenses en R&D et les dépenses en logiciels et bases de données. En matière de R&D, les performances d’investissement françaises sont cohérentes avec le niveau technologique et la structure de la spécialisation de la production. Si l’économie française avait un secteur manufacturier plus important, ses dépenses en R&D seraient encore bien plus importantes. Ce qui est moins cohérent, c’est l’ampleur et l’intensité de ses investissements en logiciels et bases de données, au point de se demander si la dimension immatérielle des investissements ne frôle pas l’irréel.

Le graphique 1 montre que la destination « Logiciels et bases de données » est plus importante en France que dans le reste des pays européens. Cette part reste cependant proche des parts observées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Bien évidemment, cette part est le miroir de la faiblesse d’autres destinations des investissements telles que les machines et équipements propres au secteur manufacturier (voir le précédent billet sur l’investissement).

Graphe1_postGuillouEn taux d’investissement, c’est-à-dire quand on rapporte la dépense d’investissement à la valeur ajoutée de l’économie marchande, le dynamisme de l’économie française en matière de logiciels et bases de données est confirmé : la France distance nettement ses partenaires.

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Cette distance interroge car elle révèle un écart de 2 points de pourcentage de la VA relativement aux Etats-Unis et de 3 points relativement à l’Allemagne. Les entreprises françaises investissent 33 milliards d’euros en plus en logiciels et base de données que ne le font les entreprises allemandes en 2015. Pour rappel, le total hors construction de la FBCF est de 285 milliards d’euros en Allemagne et 197 milliards d’euros en France en 2015. Par ailleurs, l’écart de taux d’investissement sur l’ensemble des types d’actifs en France est de 4 points de pourcentage vis-à-vis de l’Allemagne (voir Guillou, 2018, page 20).

Cette distance ne s’explique qu’aux conditions , (i) d’une part que la fonction de production de l’économie française utilise plus de logiciels et bases de données que ses partenaires, ou (ii) d’autre part que le poste de la FBCF en logiciels et bases de données soit artificiellement valorisé par rapport aux pratiques en cours chez ses partenaires, ce qui pourrait être le cas, soit parce que l’immobilisation des logiciels est plus importante en France (les entreprises peuvent choisir de porter la dépense en logiciels en dépenses courantes), soit parce que la valeur d’immobilisation est plus importante (ce qui est possible parce qu’une partie de cette valeur, celle des logiciels produits en interne, est à la discrétion des entreprises).

La compréhension de cette distance est un enjeu considérable car elle est déterminante pour poser le diagnostic sur l’état de l’investissement des entreprises françaises et sur l’état de sa numérisation (voir Gaglio et Guillou, 2018). La valeur agrégée macroéconomique de la FBCF inclut la FBCF en logiciels, si elle est surestimée, cela a des conséquences sur l’équilibre macroéconomique et la contribution de la FBCF à la croissance. La mesure de la productivité totale des facteurs serait aussi affectée car une surestimation du capital (alimenté par l’investissement) conduit à sous-estimer le progrès technique résiduel. Donc, non seulement on surestimerait l’effort d’investissement des entreprises françaises mais en outre on manquerait le diagnostic sur la nature de la croissance.

Or il existe des raisons de s’interroger sur la réalité de cette différence. Autrement dit ne faut-il pas comprendre l’immatérialité de la FBCF comme un défaut de réalité ?

D’une part, il n’est pas manifeste que la spécialisation productive française justifie un tel surinvestissement dans les logiciels et bases de données. Par exemple, la comparaison avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, les Etats-Unis et l’Espagne, montre une spécialisation assez proche à l’exception du secteur manufacturier beaucoup plus présent en Allemagne. La part du secteur « Information et Communication » dans lequel se situe les services numériques est bien corrélée avec la FBCF en logiciels, mais ce secteur n’est pas nettement plus présent en France. Il représente 6,5% de la valeur ajoutée de l’économie marchande contre 6% en Allemagne et 8% au Royaume-Uni (voir Guillou, 2018, page 30).

D’autre part, les données des tables input-output sur la consommation par branche de biens et services en provenance du secteur des éditions numériques (58) — secteur qui concentre la production de logiciels — ne corroborent pas la supériorité française. Les graphiques suivants montrent, qu’il s’agisse des consommations domestiques (graphique 3) ou importées (graphique 4), que les consommations intermédiaires en services numériques en France ne consacrent pas la domination française constatée pour la FBCF en logiciels et bases de données. Ces deux graphiques montrent, au contraire, que l’économie française n’est pas spécialement consommatrice d’inputs en provenance du secteur des éditions numériques et même que sa consommation domestique a diminué.

Si le recoupement entre « logiciels et bases de données » d’une part et « services des éditions numériques » d’autre part n’est pas parfaitement identique, il ne devrait pas y avoir de contradiction dans les tendances ni dans les hiérarchies entre pays. Sauf à ce que la dépense en logiciels soit principalement constituée de logiciels produits en interne et dans ce cas, elle sera inscrite en immobilisation mais pas en consommation d’inputs en provenance d’autres secteurs.

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En conséquence, l’investissement en logiciels et bases de données serait principalement le résultat de production en interne, dont la valeur d’immobilisation (qui les inscrit en FBCF) est déterminée par les entreprises elles-mêmes. Doit-on en conclure que la FBCF est survalorisée ? La question est légitime. Elle appelle de plus précises investigations par secteur investisseur et consommateur afin d’évaluer l’ampleur de la surévaluation relativement aux économies comparables à la France.

 

Références

Gaglio C. et Guillou S. , 2018, Le tissu productif numérique en France, Juillet Policy Brief 36, 12 Juillet, OFCE

Guillou S., 2018, En quoi la dépense des entreprises françaises est-elle énigmatique ?, Document de travail OFCE, 2018-42.

Guillou S., P. Lallement et C. Mini, 2018, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 octobre.




La singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France

Par Sarah Guillou

Ce premier billet marque le début d’une série de 3 billets sur l’investissement des entreprises en France. Le premier caractérise les spécificités de l’investissement des entreprises en France. Le second s’intéressera plus précisément à l’investissement dans les logiciels et la R&D en soulignant les différences entre la France et l’Allemagne et le troisième aux politiques publiques de soutien comme notamment le CICE, la réduction de l’IS et le dispositif de suramortissement.

Ce premier billet sur l’investissement caractérise la singularité de l’investissement des entreprises en France relativement à ce qu’on observe chez ses partenaires. Le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Cet investissement soutenu s’accompagne d’une croissante dématérialisation du capital depuis au moins une vingtaine d’années. Plus singulièrement, la France présente un poids plus élevé de l’immatériel que du matériel dans le total de la FBCF depuis 2009.

L’investissement des entreprises en France continue de croître selon les données de l’INSEE (voir graphique 1). Tant la réforme de l’impôt sur les sociétés que le projet de suramortissement pour les investissements des PME, additionné à la transformation du CICE en baisse de charges (permettant la poursuite de l’amélioration des marges) devraient constituer un environnement en théorie favorable à l’investissement.[1]

Graphique 1 : Evolution de la FBCF des secteurs marchands 

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Note : Les secteurs marchands incluent les branches A (Agriculture), B (Activités Minières), C (Manufacturier), D-E (Electricité, Gaz, Eau), F (Construction), les services principalement marchands (G, H, I, J, L, R, S, T).  Les secteurs marchands hors immobilier excluent le secteur immobilier (L) dont la FBCF est assimilable à celle des ménages. La FBCF est exprimée en milliards d’euros courants.

Par ailleurs, à partir des équilibres emplois-ressources, l’INSEE ventile la FBCF par produit en données trimestrielles.[2] La part de la FBCF en bien d’équipements de l’ensemble de l’économie et des ENF relativement au total de la FBCF est retracée dans le graphique 2. Il montre que la part de la FBCF en bien d’équipement relativement au total de la FBCF, qu’on se concentre sur l’ensemble de l’économie ou sur les entreprises non financières, a fortement diminué depuis 1995.

Graphique 2 : Part de la FBCF en biens d’équipement des ENF et du total de l’économie

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Note : Le total correspond à l’ensemble des secteurs institutionnels de l’économie.

Il apparaît donc que ce n’est pas la destination machines et équipements qui gouverne la croissance de l’investissement depuis le début des années 2000 observée dans le graphique 1.  De fait, dans une publication récente de La Fabrique de l’industrie, [3] il apparaît clairement que ce n’est pas dans ce domaine que la France se distingue en matière d’investissement relativement à ses partenaires. Certes la France se singularise par des taux d’investissement élevés relativement à ses partenaires comme le montre le graphique 3 traduisant l’intensité capitalistique de sa spécialisation mais aussi la croissance de son accumulation du capital. Incontestablement, le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Toutefois, si on se concentre sur les investissements en machines et en matériel des technologies de l’information et des communications, alors le taux d’investissement des entreprises en France ne se distingue pas parmi les plus élevés (Graphique 4). Seul le Royaume-Uni, parmi le groupe de pays observés, investit moins en machines et équipements. Cela tient évidemment en partie à la structure de sa spécialisation — parmi les moins manufacturières — mais révèle aussi une croissante dématérialisation de la nature de son capital qui est continue depuis au moins une vingtaine d’année. Autrement dit, les investissements immatériels comprenant la R&D, la propriété intellectuelle, les logiciels et les bases de données, sont en constante augmentation depuis trois décennies.[4]

Si la croissance de l’immatériel est une dynamique partagée par les économies développées, la France présente une domination de la part de l’immatériel dans le total de la FBCF depuis 2009 qui ne s’observe pas pour les autres pays. Ce troisième trait de l’investissement des entreprises en France résulte à la fois de la dématérialisation croissante du capital et de l’absence de reprise des investissements matériels depuis la crise.

Graphique 3 : Evolution des taux d’investissement du secteur marchand en Europe et aux Etats-Unis

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Graphique 4 : Evolution des taux d’investissement matériel hors construction du secteur marchand

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Graphique 5 : Evolution des taux d’investissement matériel (hors construction) et immatériel en France

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Note : Le Taux d’investissement est le rapport de la FBCF (matériel hors construction et immatériel) sur la valeur ajoutée des secteurs marchands en valeur.

Cette absence de reprise de l’investissement matériel est sans doute ce qui explique le manque de compétitivité de l’industrie française ou plus précisément le déclin de ses parts de marché internationales en matière d’exportations de marchandises. L’accroissement de valeur ajoutée induit par les investissements immatériels ne compensent pas la faiblesse des capacités de production de l’industrie française.

L’immatérialité croissante du capital des entreprises françaises est à mettre en relation avec l’évolution de sa spécialisation productive mais aussi avec la constance d’un environnement fiscal en faveur des actifs immatériels au détriment des actifs matériels et du travail, constance qui a pu ancrer un processus de délocalisation de la fabrication et des capacités de production. Pour autant, cette immatérialité peut présenter certains atouts à l’heure du capitalisme numérique. Il importe alors de s’arrêter sur la nature de cette immatérialité, ce que nous ferons dans le prochain billet.

 

[1] Nous nous pencherons plus précisément sur l’impact espéré de ces réformes dans le troisième billet.

[2] Il s’agit d’une comptabilité des investissements qui utilisent l’information de la source sectorielle de l’achat d’actifs.

[3] Guillou S., P. Lallement et C. Mini, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 Octobre 2018.

[4] Pour faire des comparaisons internationales, on utilise la source des données EU KLEMS qui ventilent la FBCF par pays selon le type d’actifs, matériels (machines et équipement dont TIC, transport et construction) et immatériels (R&D, logiciels et base de données et propriété intellectuelle).




On voit du numérique partout sauf….

Par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou

Tous les observateurs s’accordent à reconnaître la numérisation croissante de l’économie, de ses usages, de ses processus de production, et des sources de la croissance. Tous s’accordent aussi à y voir le futur des économies comme standard de son fonctionnement mais aussi le déterminant de sa compétitivité future. La mesure de cette numérisation est multidimensionnelle. La numérisation prend des définitions très variables selon les disciplines, les experts et ce que l’on cherche à montrer. Cette caractéristique multidimensionnelle révèle que le phénomène est bien réel mais difficile à quantifier, à circonscrire et donc à appréhender concrètement.

Quand on s’intéresse au tissu productif, la numérisation peut s’apprécier tout d’abord par l’importance de la production de numérique, c’est-à-dire de biens et services qui sont la matière première de la numérisation. Mais la numérisation peut aussi se saisir par le nombre de jeunes entreprises qui, fortement numérisées voire disruptives par rapport au fonctionnement du marché, peuplent l’économie ; ou encore par le changement des pratiques des entreprises, déjà existantes, qui augmentent le contenu numérique de leur technologie ou processus de production.

L’approche sectorielle permet de saisir une grande partie de cette numérisation, non seulement en mesurant la place des secteurs producteurs de biens et services numériques mais aussi en mesurant la consommation des secteurs de l’économie en intrants numériques.

Cette approche est proposée dans l’étude de Gaglio et Guillou (2018) et permet de situer la France vis-à-vis de ses partenaires. Comme ailleurs, le tissu productif français a profité, depuis le début des années 2000, de la baisse des prix des services des télécommunications et des prix du manufacturier numérique. Cette baisse des prix explique en grande partie la nature insaisissable du numérique dans la création de richesse. C’est pourquoi on est en droit de se demander si finalement cette étude ne butte pas sur le paradoxe énoncée en 1987 par Robert Solow au sujet des TIC et de la productivité dont la version serait ici : « on voit du numérique partout sauf dans les statistiques de la production ». La prégnance et la montée du numérique ne sont, en effet, pas aussi manifestes que l’on pourrait s’y attendre.

C’est un constat qui est encore plus justifié pour la France, qui se retrouve, une fois n’est pas coutume, dans une position médiane. Le secteur producteur numérique est quelque peu à la traîne relativement aux pays les plus dynamiques. Les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les pays du nord de l’Europe, très dynamiques, sont devant la France. Elle devance en revanche les pays du sud. La hiérarchie des pays en termes de consommation numérique est la même que celle en matière de contribution du numérique à la valeur ajoutée. Et si pour l’ensemble des pays étudiés, on observe le rôle moteur des services d’ingénierie informatique et numérique (SIIN) dans la numérisation du tissu productif (la production, les exportations et la consommation des branches), ces services, marqueurs de la numérisation des pays riches, augmentent moins vite en France que dans les autres pays.

L’enjeu numérique est au centre des débats sur les transformations du tissu productif, du marché de l’emploi, de la concentration du pouvoir économique et de l’énigme de la productivité. L’évaluation proposée dans Gaglio et Guillou (2018) offre des ordres de grandeur et un positionnement relatif qui appellent une réflexion sur les mesures de soutien aux secteurs numériques en France.




Le policy-mix français de soutien à la R&D privée : quelles réalités pour quels résultats ?

Par Benjamin Montmartin

La France peut être perçue comme un laboratoire d’expérimentation unique en termes de soutien public à l’investissement en R&D. En effet, depuis la réforme du Crédit d’impôt recherche en 2008, notre pays est devenu le plus généreux en matière d’incitations fiscales à la R&D au sein des pays de l’OCDE (OECD, 2018a. Le seul crédit d’impôt représentait en 2014 (MESRI, 2017) une créance de près de 6 milliards d’euros pour l’Etat et le régime spécifique d’imposition des revenus de concession de brevets (15%) coûte à l’état entre 600 et 800 millions d’euros par an. A ces pertes de revenus fiscaux s’ajoutent les différentes mesures de soutien direct à l’innovation (subventions, prêts à taux bonifiés, etc.) financées principalement via la Banque publique d’investissement (BPI), les Pôles de compétitivité, les collectivités locales et la Commission européenne. Ces aides directes représentaient en 2014 environ 3,5 milliards d’euros. Ainsi, aujourd’hui, le coût de l’ensemble de ces mesures de soutien à l’innovation dépasse nettement les 10 milliards d’euros par an, soit près d’un demi-point de PIB.

Si l’innovation est un des principaux moteurs de la croissance, cela n’est pas suffisant pour justifier de telles dépenses publiques. Encore faut-il s’assurer que ces dispositifs atteignent leur objectif. Et de ce point de vue, les études empiriques évaluant les dispositifs de soutien à la R&D et l’innovation apportent des résultats plus que contrastés (Salies, 2018). D’ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien direct entre la générosité des Etats et le niveau d’investissement des entreprises en R&D. A ce titre, la simple comparaison entre l’Allemagne et la France est édifiante et ne saurait être uniquement expliquée par des différences sectorielles. En 2015 (OECD, 2018b) les dépenses en R&D du secteur privé en France représentaient 1,44% du PIB contre 2,01% du PIB en Allemagne alors que le financement public de ces dépenses était de l’ordre de 5% en Allemagne contre près de 40% en France.

Dans ce contexte, il apparaît nécessaire de mieux comprendre les performances du policy-mix français sur l’investissement privé en R&D. Une étude récente de l’OFCE (voir le document de travail de l’OFCE) revient sur l’effet des aides publiques sur les dépenses de R&D des entreprises françaises. L’article se distingue des études existantes sur deux éléments principaux. Premièrement, au lieu de nous focaliser sur la capacité d’un instrument en particulier à générer un effet d’additionalité, nous analysons simultanément l’impact du crédit d’impôt et des différentes aides directes selon leur provenance institutionnelle : locale, nationale, ou européenne. Deuxièmement, nous évaluons dans quelle mesure la structuration géographique des activités d’innovation en France peut influencer l’efficacité des politiques de soutien à la R&D. En effet, contrairement à l’Allemagne dont la géographie de l’innovation se caractérise par un continuum de territoires innovants (Commission européenne, 2014), la France semble plus sujette à des effets d’ombre[1] car les territoires les plus innovants (les « hubs ») sont dispersés et souvent entourés de territoires très peu innovants, comme le montre le graphique ci-dessous.

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Notre analyse, utilisant des données de firmes agrégées au niveau départemental sur la période 2001-2011 montre clairement l’importance de l’organisation spatiale des activités innovantes sur l’efficacité des politiques d’innovation. En effet, il apparaît que la spécificité de la géographie des investissements en R&D en France engendre une dépendance spatiale négative, c’est-à-dire que les hubs se renforcent au détriment des territoires à la traîne. Ainsi les politiques ne tenant pas compte de cette dépendance devraient conduire à un effet global plus faible.

Et c’est exactement ce que montrent nos résultats. En effet, si nous ne tenons pas compte de cette dépendance spatiale, il apparaît que l’ensemble des instruments étudiés (Crédit d’impôt et les différentes subventions) sont à même de générer un effet d’additionalité significatif sur l’investissement en R&D. En revanche, si nous prenons en compte la dépendance, seules les subventions nationales semble à même de générer un tel effet. En d’autres termes, seules les subventions nationales sont à même de générer des retombées qui profitent à l’ensemble des territoires.

Selon nous, ce résultat s’explique par le fait que les subventions nationales financent davantage de projets collaboratifs impliquant des acteurs de différents territoires et sont donc plus à même de faire jouer des effets de complémentarité. A l’inverse, le crédit d’impôt n’est pas ciblé géographiquement et ne favorise pas particulièrement les projets collaboratifs. Les subventions locales quant à elles financent prioritairement des projets impliquant des acteurs locaux tandis que les subventions européennes favorisent les partenariats avec des acteurs étrangers. Ainsi, ces trois dernières sources de financement sont plus à même d’encourager des effets de concurrence que des effets de complémentarité entre territoires.

D’un point de vue global, nos résultats soulignent donc une efficacité relative du policy-mix français de soutien à la R&D car aucune politique étudiée ne semble générer d’effet d’aubaine significatif. Néanmoins, l’évolution du policy-mix français au cours de cette dernière décennie, marquée par un accroissement très prononcé des politiques non ciblées géographiquement (crédit d’impôt) et dans une moindre mesure des politiques concurrentielles (subventions locales) semble plutôt indiquer une baisse de sa capacité à générer un effet d’additionalité très significatif.

[1] Les effets d’ombre (Shadow effects) renvoient à l’idée que l’attractivité croissante d’un territoire se fait souvent au détriment d’autres territoires notamment par le biais d’effets concurrentiels.

 

Références

Salies, E., 2018, Impact du Crédit d’impôt recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises, Revue de l’OFCE n°154, février 2018.

OECD, 2018a, « R&D Tax inventives: France, 2017 », www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-france.pdf, Directorate for Science, Technology and Innovation, avril.

OECD, 2018b, «  OECD time-series estimates of government tax relief for business R&D »,  http://www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-tax-expenditures.pdf, avril.

MESRI, 2017, «  Le crédit d’impôt recherche en 2014 », http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Chiffres_CIR/79/1/CIR_2017_chiffres2014_maquette_816791.pdf

European Commission, 2014, «  Innovation performance: EU Member States, International Competitors and European Regions compared », Memo, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-140_en.htm, Figure 6.

 




Les dilemmes du capitalisme immatériel

par Sarah Guillou

Revue  de : Jonathan Haskel et Stian Westlake, Capitalism Without Capital. The Rise of the Intangible Economy, Princeton University Press, 2017, 288 p.

Ce livre est à la croisée des débats sur la nature de la croissance contemporaine et future. La place grandissante des actifs intangibles est en effet au cœur des interrogations sur les gains de productivité, les emplois de demain, la croissance des inégalités, la fiscalité des entreprises et la source des revenus futurs.

Il ne s’agit pas du énième ouvrage sur la nouvelle économie ou sur les ruptures technologiques à venir, il s’agit plus fondamentalement d’un livre sur la rupture qu’opèrent des modes de production de moins en moins fondés sur le capital fixe ou matériel mais de plus en plus sur les actifs immatériels. Les digressions sur la société de l’immatériel ne sont pas nouvelles, mais l’intérêt de l’ouvrage est de lui donner un vrai contenu économique et de synthétiser l’ensemble des recherches qui montrent les bouleversements économiques que la montée de ce type de capital entraîne.

Jonathan Haskel et Stian Westlake décrivent les changements qu’induit la part grandissante des actifs immatériels dans l’économie du 21e siècle, qu’il s’agisse de la mesure de la croissance, de la dynamique des inégalités, de la façon de diriger une entreprise, de financer l’économie ou bien de définir les politiques publiques de croissance. Si les auteurs n’ont pas l’ambition de construire une nouvelle  théorie de la valeur, ils apportent néanmoins les preuves qu’elle est à reconstruire. Ces preuves se fondent notamment sur la construction d’une base de données – INTAN-invest – dans le cadre d’un programme financé par la Commission européenne, construction initiée par les travaux américains de Corrado, Hulten et Sichel (2005, 2009).

Qu’entend-t-on par actifs immatériels ? Il s’agit des éléments immatériels d’une activité économique qui génère de la valeur sur plus d’une période : une marque, un brevet, un droit d’auteur, un design, un mode d’organisation ou de production, un procédé de fabrication, un programme informatique ou algorithme qui crée de l’information, mais aussi une réputation ou une innovation marketing, voire la qualité et/ou la spécificité de la formation du personnel. Ce sont des actifs qui doivent augmenter positivement le bilan d’une entreprise ; ils peuvent se déprécier avec le temps ; ils résultent de la consommation de ressources et donc d’un investissement immatériel ou incorporel. Il existe un consensus large sur l’importance de ces actifs pour expliquer le prix des biens et services que nous consommons et pour déterminer la compétitivité hors-prix des produits. Ces actifs seraient les éléments déterminants de la « valeur ajoutée ».

Cependant, malgré ce consensus, la mesure des actifs immatériels est loin d’être à la hauteur de leur importance Or, une mauvaise mesure des actifs conduit à de nombreuses distorsions statistiques : d’une part de la mesure de la croissance – car les investissements augmentent le PIB –, d’autre part de la mesure de la productivité – car le capital et la valeur ajoutée sont mal mesurés –, enfin des profits et peut-être aussi du partage de la valeur ajoutée si le capital immatériel est inscrit en dépense et non en investissement. Plus particulièrement, les auteurs montrent que la montée des actifs des intangibles peut expliquer les quatre arguments qui sous-tendent la stagnation séculaire. Tout d’abord, le ralentissement de la productivité serait le résultat d’une valorisation incorrecte de la valeur ajoutée immatérielle. Par ailleurs, la distance entre profits et valeur comptable des entreprises pourrait s’expliquer par une comptabilité incomplète des actifs intangibles sous-estimant le capital, tout comme le ralentissement de l’investissement malgré des taux d’intérêt très bas. Enfin, l’augmentation des inégalités de productivité et de profits entre entreprises est le résultat des caractéristiques des actifs intangibles qui polarisent les profits et sont associés à d’importants rendements d’échelle.

La conscience du problème de mesure n’est pas récente. Les auteurs rappellent les événements majeurs qui ont réuni les experts pour progresser dans la mesure des actifs immatériels jusqu’à la dernière réforme des systèmes de comptabilité nationale qui enrichit la FBCF de la R&D, notamment SNA, 2008, en passant par l’écriture du Manuel de Frascati (1963, 2015) qui pose les bases de la comptabilité de l’activité de R&D. Mais, il n’est pas encore possible de comptabiliser tous les actifs immatériels. Cela tient en partie au fait que la comptabilité des entreprises marque une certaine réticence à l’intégration du capital immatériel dans la mesure où ce capital n’a pas de prix de marché. Ainsi, s’il est simple d’inscrire en actif l’achat d’un brevet, il est beaucoup plus compliqué de valoriser le développement d’un algorithme au sein de l’entreprise ou de donner une valeur à son mode d’organisation, ses procédés innovants de fabrication, voire ses efforts de formation interne du personnel. Seul ce qui s’échange sur un marché a une valeur externe que l’on peut inscrire, sans sourciller, à l’actif du bilan.

Pourtant l’enjeu de cette mesure est fondamental si l’on en croît la suite du livre. En effet, l’immatérialité croissante du capital a des conséquences sur les inégalités (chapitre 6), les institutions et les infrastructures (chapitre 7) le financement de l’économie (chapitre 8), la gouvernance privée (chapitre 9) et la gouvernance publique (chapitre 10).

Si l’enjeu est fondamental c’est parce que les actifs immatériels ont des caractéristiques spécifiques qui se résument aux « quatre S »  (chapitre 2): « scalable, sunkedness, spillovers et synergies ». Ce qui signifie d’une part que les actifs immatériels ont la particularité de pouvoir se déployer sur de grande échelle de production sans se déprécier (« scalable »). D’autre part, qu’ils sont associés à des dépenses irrécouvrables, c’est-à-dire qu’une fois l’investissement réalisé, l’entreprise peut difficilement envisager revendre l’actif sur un marché secondaire, il n’y a pas de retour en arrière possible (« sunkedness »). Ensuite, ils induisent des effets de diffusion, ou autrement dit, ces actifs rayonnent au-delà de leur propriétaire (« spillovers »). Enfin, ils se combinent aisément en créant des synergies qui en multiplient la rentabilité (« synergies »).

Ces caractéristiques impliquent une modification du fonctionnement du capitalisme dont tout le monde est déjà témoin : elles donnent une prime aux vainqueurs, elles exacerbent les différences entre les détenteurs d’actifs immatériels spécifiques et ceux qui évoluent dans des activités plus classiques, elles polarisent l’activité économique dans les grands centres urbains et elles survalorisent les talents des managers capables d’orchestrer les synergies entre actifs immatériels. En même temps, la prévalence de ces actifs exige des politiques publiques modifiées. La première relève de la protection des droits de propriété de ces actifs intangibles, par nature intellectuels, et dont la volatilité rend difficile leur complète appropriation. Le développement des droits de la propriété intellectuelle est ancien, mais aujourd’hui il fait face à deux défis : son universalité (bien des pays ne l’appliquent qu’avec parcimonie) et son équilibre (il ne doit pas conduire à créer des barrières complexes rendant impossible l’entrée de nouveaux innovateurs, tout en étant suffisamment protecteur pour permettre l’appropriation des fruits de l’investissement). De plus, il faut favoriser les effets de diffusion en assurant le développement équilibré des villes et les interactions entre les individus, mais aussi créer les incitations au financement des investissements immatériels. Le financement bancaire qui prend appui sur des garanties tangibles est peu adapté à la nouvelle économie immatérielle d’autant plus qu’il bénéficie d’avantages fiscaux par la déduction des intérêts du revenu imposable. Il importe donc de développer le financement par émission d’actions mais aussi de développer les co-financements publics. Plus généralement, la politique publique la plus adaptée à l’économie immatérielle consiste à créer de la certitude, de la stabilité et de la confiance, à mettre en vis-à-vis de l’incertitude intrinsèque des investissements immatériels risqués.

Il ressort de cette lecture une claire conscience de la nécessité de promouvoir le développement des investissements dans les actifs immatériels mais aussi une mise en évidence des forces inégalitaires que crée l’immatérialité croissance du capital. Cette dualité pourrait s’avérer problématique.

Plus précisément, on identifie trois dilemmes à résoudre. Le premier concerne le mode de financement des investissements immatériels. Le caractère fortement risqué des investissements immatériels – car irrécouvrables, sans collatéral et de rendement incertain – appelle un comportement de diversification et d’éparpillement de la part des investisseurs. Et pourtant, comme le montrent les auteurs, ce dont ont besoin les entreprises de cette nouvelle économie, ce sont des investisseurs qui détiennent de gros blocs d’actions, stables et impliqués dans le projet de l’entreprise. Le second dilemme concerne le soutien de l’Etat. Il se justifie parce que le rendement social des investissements immatériels dépasse le rendement privé et que face aux défauts de financement du privé, le financement public est nécessaire. Or, la fiscalité des entreprises ne s’est pas encore adaptée aux nouvelles sources de la création de richesse et les Etats font face à de croissantes difficultés à lever l’impôt et à identifier la base imposable. Sans compter que les Etats se font concurrence, par des dépenses fiscales ou des subventions, pour attirer les entreprises de la nouvelle économie. Le troisième dilemme est sans doute le plus fondamental. Il s’agit de l’opposition entre les inégalités, que ce soit sur le marché du travail (polarisation des emplois[1]), sur le marché des biens (concentration) ou sur le territoire (polarisation géographique), que suscite la croissance du capital immatériel d’une part, et la nécessité d’une forte cohésion sociale, d’un capital de confiance et de centres urbains humains qui sont des terreaux favorables au développement des synergies et des échanges dont se nourrissent les actifs immatériels, d’autre part. Autrement dit, les inégalités créées altèrent le capital social, ce qui est préjudiciable au développement futur des actifs immatériels.

C’est dans la résolution de ces dilemmes que ce nouveau capitalisme pourra s’accorder avec nos démocraties.

 

[1] Voir Gregory Verdugo : « Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise », blog OFCE.




La reprise de – et par – l’investissement

par Hervé Péléraux

Les comptes nationaux du quatrième trimestre, publiés le 30 janvier dernier, confirment la reprise de l’investissement en France en 2017, avec une hausse des dépenses de +5,3 % en valeur et de +4,3 % en volume sur l’ensemble de l’année, après des résultats déjà largement positifs en 2016. Ce résultat pouvait être anticipé, au moins de manière qualitative, par l’analyse de l’enquête sur les investissements dans l’industrie qui est un des indicateurs conjoncturels infra-annuels produit par l’INSEE. Selon ses résultats préliminaires pour 2018, elle laisse augurer la poursuite de ce mouvement cette année.

L’information fournie par cette enquête auprès des entreprises est une prévision périodique, ou une réalisation pour l’année précédente, du taux de croissance en valeur de l’investissement dans l’industrie, qui représente 25 % de l’investissement productif en France. Pour une même année, on dispose de 8 évaluations : une première en octobre de l’année précédente, puis en janvier, en avril, en juillet et en octobre de l’année en cours, puis enfin des réalisations constatées en janvier, en avril et en juillet de l’année suivante et qui peuvent différer des données de comptabilité nationale. Les entreprises ne sont questionnées en juillet que depuis 2003. Le graphique présente la chronologie, depuis 1992, de ces évaluations périodiques pour une même année, avec en parallèle les données de comptabilité nationale sur le champ spécifique « industrie » et sur le champ « sociétés non financières » (SNF).

D’une manière générale, ces évaluations sont assez instables, avec presque toujours des révisions en hausse entre octobre de l’année précédente et janvier de l’année en cours (25 années sur 27) : les seules années de révision en baisse sont les années de récession, 1993 (-2,3 points), et 2009 (-7,1 points), ce qui pouvait, à un stade précoce, révéler la sévérité de la dégradation des projets d’investissement. Par la suite, les révisions s’effectuent toujours à la baisse entre l’enquête de janvier de l’année en cours et la réalisation constatée en avril de l’année suivante (25 années sur 25). On peut déduire de ces observations que les industriels sous-estiment leur investissement en octobre de l’année précédente, le surestiment en janvier de l’année en cours et corrigent par la suite ce biais de surestimation jusqu’à la réalisation constatée en avril de l’année suivante.

IMG_post07-02Derrière ces comportements de réponse instables se pose la question de savoir à quel stade des évaluations est atteint un niveau d’information satisfaisant sur l’évolution de l’investissement. Le calcul des corrélations entre les évaluations issues de l’enquête selon le degré d’avancement dans l’année et les estimations faites par la comptabilité nationale montre que la première évaluation faite en octobre de l’année précédente est pauvre en information (corrélation de 0,47), que l’enquête de janvier fait faire un saut qualitatif important (corrélation de 0,73), l’enquête d’avril un saut marginal et que l’information maximale est obtenue à l’enquête de juillet (corrélation de 0,85) et n’évolue plus par la suite (tableau). Ce calcul montre aussi qu’il n’y a pas de différences notables des corrélations liées à la différence des champs, le champ industrie sur lequel porte spécifiquement l’enquête, et le champ SNF.

Même si les résultats de l’enquête ne sont pas directement transposables pour anticiper sans erreur l’évolution de l’investissement mesurée par les comptes nationaux, il n’en demeure pas moins que, qualitativement, les déclarations des industriels fournissent une information précieuse sur l’orientation des dépenses.

Tabe_post07-02Les prévisions pour l’année 2017 n’ont pas dérogé au schéma général, avec une révision en hausse de 4,8 points entre la première évaluation faite en octobre 2016 et la deuxième faite en janvier. Par contre, le processus de révision en hausse s’est poursuivi entre janvier 2017 et juillet 2017 (+1,6 point), sous l’effet probablement du suramortissement fiscal, ciblant les investissements industriels, institué en avril 2015 pour un an et finalement prolongé jusqu’en avril 2017. Par la suite, la révision en baisse de +6,7 % en juillet 2017 à +2,1 % en janvier 2018 s’inscrit dans le schéma saisonnier habituel.

Pour 2018, la première évaluation faite en octobre 2017 à -0,4 % a été révisée en hausse à +3,8 %, ce qui ne déroge pas non plus au profil saisonnier de l’enquête. Cette révision, du même ordre que celle de 2017, est de bon augure pour la trajectoire de l’investissement, même si elle sera affinée par les publications ultérieures, car elle montre que les industriels répondent en même temps qu’ils y participent à la reprise économique effective en France depuis la fin 2016.

 




Sur la double nature de la dette

par Mattia Guerini, Alessio Moneta, Mauro Napoletano, Andrea Roventini

Les crises financière et économique de 2008 ont été fortement liées à la dynamique de la dette. En fait, une étude de Ng et Wright (2013) rapporte qu’au cours des trente dernières années, toutes les récessions américaines avaient des origines financières.

La figure 1 montre que les dettes des entreprises privées non financières (ligne verte) et les prêts immobiliers (ligne bleue) ont augmenté régulièrement aux Etats-Unis depuis les années 1960 et jusqu`à la fin du XXe siècle. De plus, dans les années 2000, la dette liée au prêts immobiliers est passée d’environ 60% à 100% du PIB en moins d’une décennie. Cette situation est devenue insoutenable en 2008 avec l’explosion de la bulle des crédits hypothécaires (les subprime). Ensuite les prêts immobiliers ont fortement diminué tandis que le ratio dette publique / PIB des États-Unis (ligne rouge) est passé de 60% à un niveau légèrement supérieur à 100% en moins de 5 ans, comme conséquence de la réponse de la politique budgétaire à la Grande Récession.

IMG1_post24-01La forte croissance de la dette publique a suscité des inquiétudes par rapport la soutenabilité des finances publiques et, aussi, sur les possibles effets négatifs de la dette publique sur la croissance économique. Certains économistes ont même avancé l’idée d’un seuil de 90% dans le rapport dette publique/PIB, en dessus duquel la dette publique nuirait à la croissance du PIB (voir Reinhart et Rogoff, 2010). Malgré un grand nombre d’études empiriques contredisant cette hypothèse (voir Herdon et al., 2013 et Égert, 2015 comme exemples récents), le débat entre les économistes est toujours ouvert (voir Ash et al., 2017 et Chudik et al., 2017).

Nous avons contribué à ce débat dans un document de travail (voir Guerini et al., 2017), qui sera publié prochainement dans la revue Macroeconomic Dynamics. Dans cette contribution, nous étudions conjointement l’impact de la dette publique et privée sur la dynamique du PIB américain en exploitant de nouvelles techniques statistiques que nous permettent d’identifier les relations causales entre les variables reposant seulement sur la structure des données[1]. Cela nous a permis de garder une perspective « agnostique » dans l’identification de la causalité et donc plus robuste par rapport aux possibles restrictions suggérées par telle ou telle théorie économique et donc en « laissant parler les données ».

Les résultats obtenus suggèrent que les chocs de dette publique affectent positivement et durablement la production (voir la figure 2, panneau de gauche)[2]. En particulier, nos résultats apportent des preuves contre l’hypothèse selon laquelle la croissance de la dette publique diminue la croissance du PIB aux États-Unis. En effet, nous trouvons que l’augmentation de la dette publique, entraînée par une augmentation des dépenses publiques en investissements, génère aussi des hausses dans les investissements privés (voir la figure 2, à droite) confirmant à cet égard, les conjectures effectuées par Stiglitz (2012). Cela implique que les dépenses publiques et, plus généralement, la politique budgétaire expansionniste stimulent la production à court et à moyen terme. Il en ressort que les politiques d’austérité ne semblent pas être la réponse politique appropriée pour surmonter une crise.

IMG2_post24-01Au contraire, nous ne trouvons pas des effets positifs significatifs liés à une augmentation de la dette privée, et en particulier lorsque l’on se concentre sur la dette liée aux prêts immobiliers. Plus précisément, nous constatons que les effets positifs des chocs sur la dette privée ont une taille plus faible que ceux sur la dette publique, et qu’ils disparaissent avec le temps. En outre, l’augmentation des niveaux de la dette hypothécaire a un impact négatif sur la dynamique de la production et de la consommation à moyen terme (voir la figure 3), tandis que leurs effets positifs ne sont que temporaires et relativement légers. Un tel résultat semble correspondre pleinement aux résultats de Mian et Sufi (2009) et de Jordà et al. (2014): une croissance excessive des prêts immobiliers alimente les bulles réelles d’actifs, mais lorsque ces bulles éclatent, elles déclenchent une crise financière, qui transmet visiblement ses effets négatifs au système économique réel sur un horizon de temps long.

IMG3_post24-01Un autre fait intéressant qui ressort de nos recherches est que l’autre forme la plus importante de dette privée – à savoir la dette des sociétés non financières (SNF) – ne génère pas d’impacts négatifs à moyen terme. En effet (comme on peut le voir dans la figure 4), l’augmentation du niveau d’endettement des SNF semble avoir un effet positif à la fois sur le PIB et sur la formation brute de capital fixe.

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En conclusion, nos résultats suggèrent que la dette a une double nature : différents types de dettes ont un impact différent sur la dynamique macroéconomique agrégée. En particulier, les menaces possibles sur la croissance de la production à moyen et long terme ne semble pas provenir de la dette publique (qui pourrait bien être une conséquence d’une crise), mais plutôt d’une augmentation excessive du niveau de la dette privée. En outre la croissance de la dette liée au prêts immobiliers semble être beaucoup plus dangereuse que celle liée aux activités d’investissement et de production des entreprises non financières.

 

[1] En particulier, nous utilisons un algorithme de recherche causale basé sur l’analyse ICA (Independent Component Analysis) pour identifier la forme structurelle de la VAR cointégrée et résoudre le problème de la double causalité. Pour plus de détails sur l’algorithme ICA, voir Moneta et al. (2013). Pour plus de détails sur ses propriétés statistiques, voir Gourieroux et al. (2017).

[2] Lors du calcul des fonctions de réponse impulsionnelle, nous appliquons un choc de Déviation Standard (DS) à la variable de dette concernée. Ainsi, par exemple, sur l’axe des y de la figure 2, panneau de gauche, on peut lire qu’un choc de 1 DS à la dette publique a un effet positif de 0,5% sur le PIB à moyen terme.




Plan Juncker : donnez-moi un levier et je soulèverai le monde

par Aurélien Saussay

Dans son récent rapport annuel sur la croissance en Europe, l’Annual Growth Survey 2016, la Commission européenne se félicite des avancées réalisées au cours de l’année écoulée dans la mise en place du Plan Juncker. Lancé au premier semestre 2015, ce plan vise à mobiliser 315 milliards d’euros de 2015 à 2017 afin de compenser le déficit d’investissements privés comme publics dont souffre l’Union européenne depuis la crise de 2008. Le plan Juncker est le troisième pilier de la stratégie européenne (avec les réformes structurelles et la discipline budgétaire), et l’atout maître de la « commission de la dernière chance » selon l’expression du Président Juncker.

Les premières annonces avaient suscité l’espoir que les projets financés dans le cadre du Plan pourraient faire exception à la discipline budgétaire européenne – discipline en partie responsable de l’effondrement de l’investissement en Europe depuis la crise des dettes souveraines. Il n’en est rien : ces investissements ne découleront pas de l’application d’une règle d’or des finances publiques dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance appelée par beaucoup. En réalité, seuls 21 milliards sont mobilisés conjointement par le budget européen – donc les pays membres – et la Banque européenne d’investissements (BEI). C’est l’effet de levier qui doit ensuite venir multiplier cette mise de départ pour remplir les objectifs du Plan. D’après les projections de la Commission, les 21 milliards initiaux donneront lieu à 63 milliards de prêts (x 3), qui devraient à leur tour entraîner le secteur privé à réaliser les 315 milliards d’investissements annoncés (x 5, soit au total x 15).

Les investissements seront réalisés par le Fonds européen pour les investissements stratégique (FEIS), nouvelle structure portée par la BEI, en lien avec son Fonds européen pour l’investissement (FEI). En définitive, le Plan Juncker s’apparente à une recapitalisation de la BEI, comme cela s’était déjà produit en 2009 (67 Mds€) et 2012 (60 Mds€). La première de ces opérations avait conduit à une augmentation sensible du volume de prêts octroyés – mais celle-ci fut de courte durée : dès 2012, la BEI avait retrouvé son rythme moyen d’opérations d’avant-crise. Quant à la seconde recapitalisation, elle a certes permis de porter l’activité de la BEI au-delà des 60 milliards d’euros annuels en 2013 et 2014, mais au prix d’une augmentation de la part des lignes de crédits dans l’activité totale, au détriment du financement de projets – objectif central du plan Juncker.

Le succès du plan suppose que la BEI parvienne à débourser plus de 60 milliards d’euros supplémentaires en 3 ans. Mais surtout, il repose de manière cruciale sur l’hypothèse d’un effet de levier agrégé de 15 pour 1. L’analyse détaillée de l’ensemble des projets financés par la BEI entre 2000 et 2014, publiée dans le chapitre 1 de l’iAGS 2016, révèle combien cette hypothèse est optimiste. Alors que son activité s’est accrue de plus de 50 % au cours de cette période, l’effet de levier moyen sur les projets financés par la BEI est passé de 3,8 avant la crise à 3,2 en 2013-2014. Ce chiffre est à comparer au levier de 5 pour 1 avancé par la Commission pour le Plan Juncker ; levier qui sera difficile à réaliser.

Par ailleurs, à ce jour, de l’aveu même de la BEI, seuls 1,4 milliard d’euros ont été déboursés par le FEIS depuis sa création en juillet 2015. A ce rythme, 12,6 milliards d’euros seraient financés sur une période de trois ans – loin des 63 milliards annoncés dans les projections de la Commission. Sur la base du levier historique moyen, le plan Juncker pourrait au final ne conduire qu’à 40 milliards d’investissements, au lieu des 315 milliards annoncés.

Il est encore trop tôt pour juger de la réussite ou de l’échec du Plan Juncker. Mais les premiers signes observés, ainsi que l’historique de l’utilisation de la BEI comme vecteur d’intervention contra-cyclique par la Commission européenne conduisent à la prudence. Pour que le Plan Juncker soit une réussite, il serait nécessaire d’accélérer sensiblement le rythme de déboursement des fonds octroyés au FEIS et d’obtenir un levier moyen sur l’ensemble de ces fonds nettement supérieur à ce qui a pu être observé au cours des quinze dernières années. Deux conditions qui ne semblent pas remplies à ce jour.




Financiarisation et crise financière : vulnérabilité et choc traumatique

par Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance

Depuis le mini-krach survenu à la bourse de Shanghai en août dernier, l’instabilité financière a refait surface sur les marchés et dans les média et, de nouveau, le lien avec la financiarisation a été évoqué. La crise chinoise serait le résultat d’un mélange de bulles immobilière et boursière nourries par l’épargne abondante d’une classe moyenne à la recherche de placements à rendements élevés. On se croirait revenu presque dix ans en arrière lorsqu’on recherchait dans la financiarisation jugée excessive de l’économie américaine – l’épargne abondante des pays émergents rendant possible l’endettement généralisé des ménages américains -, la cause de l’instabilité financière et de la crise qui allait se déclencher à l’été 2007.

Ce lien entre d’un côté, le recours à l’endettement et la grande diversité des placements financiers, et, de l’autre, la volatilité des cours boursiers et la détérioration de la qualité des crédits bancaires, existe-t-il vraiment ? Et s’il existe, dans quel sens se produit-il : de la financiarisation vers l’instabilité financière, de l’instabilité financière vers la financiarisation, ou les deux à la fois ? La montée de l’endettement pourrait ainsi engendrer l’octroi de prêts de plus en plus risqués à des agents qui s’avéreraient incapables de les rembourser, ce qui déboucherait sur une crise financière : c’est le premier cas de figure possible. L’occurrence d’une crise modifierait le comportement des ménages et des entreprises, en les amenant à se désendetter : c’est le second cas de figure où l’instabilité financière réduit la financiarisation de l’économie. Selon les cas, les politiques publiques à mettre en place sont différentes. Dans le premier, il faut surveiller le degré de financiarisation de l’économie et cibler, par exemple, un montant maximal de crédits bancaires en proportion du PIB afin de prévenir les bulles spéculatives et leur éclatement. Dans le second cas, deux situations sont possibles : soigner les causes, et donc surveiller la qualité des prêts consentis aux ménages et aux entreprises afin de veiller à la bonne allocation du capital dans l’économie ; ou soigner les conséquences en soutenant l’investissement productif pour annihiler tout rationnement du crédit.

Dans le cadre du débat sur les liens entre financiarisation et instabilité financière, et des conséquences à en tirer en termes de politique publique, la situation européenne est intéressante à double titre : en effet, l’Union européenne a mis en place une surveillance des déséquilibres extérieurs, y compris financiers, depuis 2011 et une union bancaire depuis 2014. Dans un récent document de travail, nous nous intéressons à ce débat pour plusieurs groupes de pays de l’Union européenne sur la période 1998-2012.

A première vue, la relation entre ces deux concepts n’est pas aisée à démontrer, comme l’illustre le graphique suivant. Ce dernier présente un nuage de points qui pour chaque année et pour chaque pays européen donne les niveaux de financiarisation (approximée ici par la part des crédits/PIB) et d’instabilité financière (approximée ici par les prêts non performants). La corrélation entre ces variables est de -0,23.

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Nous testons donc les deux cas de figure discutés plus haut. Nous qualifions le premier cas d’effet de vulnérabilité. En se développant, la financiarisation entraînerait une sorte d’euphorie qui donnerait lieu à l’octroi de prêts de plus en plus risqués qui favoriseraient l’instabilité financière. Cette hypothèse renvoie aux travaux de Minsky (1995)[1]. Parallèlement, nous testons le lien potentiellement négatif entre instabilité financière et financiarisation que nous qualifions d’effet de trauma. L’instabilité financière, de par son occurrence et ses effets, incite les agents économiques à prendre moins de risques et à réduire leur endettement. Nos estimations montrent que le lien entre instabilité financière et financiarisation n’est pas uni-directionnel. Contrairement à ce que laisse supposer le coefficient de corrélation simple, le signe de la relation n’est pas le même lorsque l’on regarde l’effet de l’une des variables sur l’autre, et vice-versa. Les deux effets, de vulnérabilité et de trauma, ont été à l’œuvre dans les pays européens. Une politique d’ordre macro-prudentiel visant à surveiller la politique d’octroi de crédits des banques, en termes de volume et de qualité, semble donc bel et bien nécessaire en Europe.

Nous testons aussi la possibilité que ces effets soient non-linéaires, c’est-à-dire qu’ils dépendent de valeurs de référence. L’hypothèse de vulnérabilité semble dépendante à la fois du niveau de financiarisation (plus il est élevé, plus cette relation est établie) et du temps. Ce dernier point nous montre en effet que la relation positive entre financiarisation et instabilité financière se révèle au moment de la crise pour les pays déjà fortement financiarisés. Enfin, dans les pays périphériques de l’Union européenne[2], les taux d’intérêt de long terme et les taux d’inflation influencent beaucoup la variable d’instabilité financière. Par conséquent, dans ces pays, il semble qu’une forte coordination entre supervision bancaire et surveillance macroéconomique doive être organisée.

 


[1] Minsky H. P. (1995), « Sources of Financial Fragility: Financial Factors in the Economics of Capitalism », paper prepared for the conference, Coping with Financial Fragility: A Global Perspective, 7-9 September 1994, Maastricht, available at Hyman P. Minsky Archive. Paper 69.

[2] Ce groupe comprend l’Espagne, l’Irlande, l’Italie, la Grèce, le Portugal et des pays des vagues d’élargissement de 2004 et 2007. La constitution de ce groupe est expliquée dans le document de travail.




Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

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