Comment verser de l’argent aux pauvres ? L’injonction au travail, au risque de la pauvreté

Guillaume Allègre

Comment aider les pauvres ? La question se pose depuis au moins les débuts de l’économie comme discipline. En 1798, le fameux Essai sur le principe de population de Malthus avait pour objectif initial « d’expliquer l’échec constant des efforts effectués par les classes plus élevées pour secourir les classes pauvres ».  En 1817, Ricardo défend dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt l’abolition de la loi élisabéthaine sur les pauvres (1601) qui déléguait aux paroisses l’aide aux pauvres. Pourquoi la pauvreté persiste-t-elle malgré l’accroissement des richesses ? Comment réformer les politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Ce sont deux questions classiques de l’économie politique, notamment chez les économistes britanniques. À l’époque, ce débat a eu un impact sur les politiques publiques. La Poor Law, critiquée à la fois par Malthus et Ricardo pour ses effets contreproductifs fut réformée en 1834 dans le sens d’un très fort durcissement : les pauvres devaient alors travailler dans des maisons de travail où les conditions de vie ne devaient pas être meilleures que celle du travailleur le plus pauvre en dehors de ces maisons. Comme on le sait aujourd’hui, cette réforme a beaucoup aggravé les conditions des plus pauvres, sans améliorer celles des moins pauvres (contrairement à ce qu’espéraient Malthus et Ricardo pour qui l’ancien système était contreproductif pour tous, même pour les plus pauvres). Les Poor Laws furent abolies en 1948 et remplacées par un système de protection sociale moderne d’assurance et d’assistance sociale.



La question de l’aide aux pauvres se pose toujours aujourd’hui et même parfois dans des termes qui peuvent résonner, par exemple lorsque l’on discute du renforcement de la conditionnalité de l’aide sociale en termes d’obligation de travail. Dans le document de travail Les nouvelles lois sur les pauvres (1989-2023) : l’injonction au travail, au risque de la pauvreté ?, j’analyse les politiques de lutte contre la pauvreté par l’emploi et les politiques de lutte contre la pauvreté des travailleurs de la mise en place du RMI en 1989 à aujourd’hui, ainsi que les justifications économiques avancées pour les défendre ou les analyser.

Aujourd’hui tous les pays européens versent une aide monétaire aux plus défavorisés, même aux actifs capables de travailler. La question « comment verser de l’argent aux pauvres ? » ne devrait donc pas être provocatrice : puisque tous les pays européens versent de l’argent aux pauvres, c’est bien qu’il existe un certain consensus sur la légitimité de verser de l’argent aux personnes sans ressources monétaires. De plus, dans tous les pays européens, les revenus minima sont versés selon trois caractéristiques : (1) de manière familialisée en tenant compte des revenus de tous les membres du foyer ; (2) sous conditions d’efforts d’insertion sociale et professionnelle ; (3) de façon dégressive selon le revenu. Du débat sur le revenu universel, les revenus minima n’ont ainsi retenu aucune des trois caractéristiques : (1) individuel ; (2) inconditionnel ; (3) universel. Pourquoi ? On peut défendre les caractéristiques actuelles des minima par leur cohérence avec la justification principale de l’aide : le droit à la dignité qui se traduit en un devoir d’assistance (Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale (PUF, 2024)). Cela justifie la dégressivité et la prise en compte des ressources familiales car les ressources propres ou familiales diminuent le besoin d’assistance. De plus, la justification par la dignité, dont le ressort est d’ordre relationnel (la dignité se juge dans le regard d’autrui), plaide pour un devoir de réciprocité minimal à l’image de la conditionnalité du RMI telle que mis en place en 1989.

Si l’on entend prendre l’objectif de lutte contre la pauvreté au sérieux, il faudrait revenir à l’esprit de 1989 pour lequel c’est le revenu qui insère (revenu minimum d’insertion). À l’époque, pour les législateurs, la trappe à pauvreté n’était pas la contre-productivité des politiques de lutte contre la pauvreté, comme chez Malthus et Ricardo mais la pauvreté elle-même. La pauvreté est à la fois définie comme le manque de ressources monétaires, et causée par un manque de ressources dans un sens plus large (compétences, capitaux divers, capacité d’investissement…). Ceci donne lieu à un cercle vicieux de la pauvreté documenté par les sciences sociales, la littérature et le cinéma. Dans ces conditions, lutter contre la pauvreté doit passer par l’apport de ressources monétaires et non monétaires (éducation, santé, mobilité) à ceux qui en manquent.

En théorie, l’accès au marché du travail peut représenter une ressource. En pratique, la lutte contre la pauvreté par l’emploi relève de la quadrature du cercle (Allègre et Périvier, 2005). Comme désincitation et redistribution ne sont que les deux faces de la même pièce, l’instrument redistributif a toujours un problème : ciblé sur les travailleurs pauvres, il réduit les incitations à sortir de la pauvreté laborieuse ; ciblé sur le Smic à temps-plein, il touche peu les pauvres en emploi précaire et à temps-partiel. Le débat est le même depuis la création de la prime pour l’emploi en 2001. La seule solution pour préserver les incitations pour tous est de diminuer la redistribution. C’est ce qui s’est passé depuis 1990 : le niveau du minimum social par rapport au Smic a été réduit (Graphique). Le discours sur l’incitation semble avoir eu comme conséquence de réduire le niveau relatif des revenus du chômage et de l’inactivité.

De plus, la loi plein-emploi récemment votée renforce la conditionnalité du RSA et prend ainsi le risque de l’augmentation du non-recours et donc d’accroitre davantage la pauvreté et son intensité (voir « Solidarité sous condition », 2023).  




Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations

Françoise Milewski

Le développement de l’emploi à temps partiel des femmes avait été une caractéristique majeure des décennies 1980 et 1990. De l’ordre de 16 à 17 % dans les années 1970, la part du temps partiel dans l’emploi des femmes avait bondi jusqu’à 32,6 % à la fin des années 1990, sous l’effet de politiques publiques (incitations financières aux entreprises). Ces politiques sont devenues neutres à partir des années 2000 mais la proportion est restée élevée, supérieure à 30 % – et même un peu au-delà – durant toute la décennie qui a suivi. La concentration de l’emploi des femmes dans des secteurs (commerces, services) plus fortement pourvoyeurs de temps partiel que dans les autres secteurs (industrie, construction) explique ce maintien à niveau élevé. L’importance du temps partiel est ainsi devenue au fil des ans une des caractéristiques de l’insertion des femmes dans l’emploi avec des conséquences d’une part en termes de revenus, d’autre part de conditions de travail dégradées lorsque les horaires sont atypiques, que l’amplitude est étendue par de multiples coupures, que l’organisation du temps est fluctuante et sans prévisibilité.



La tendance s’inverse à partir de 2017 mais on pouvait en déceler les prémices à partir de 2014. En 2022, le temps partiel représente 26,5 % de l’emploi des femmes.

Dans le même temps, la part de l’emploi à temps partiel des hommes progresse tendanciellement, sans rupture (8,4 % en 2022). L’écart avec celle des femmes demeure massif, bien qu’en repli (18,1 points en 2022 contre 26,4 points en 1999 à son maximum) (graphique).

On peut se demander ce que signifient ces mouvements récents. Témoignent-ils de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Ce billet résume les constatations et interrogations qui sont développées dans l’étude Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations.

Cette baisse du taux de temps partiel des femmes sur les 5 dernières années ne provient pas d’un simple effet de calcul de ratio. Le nombre d’emplois à temps partiel diminue depuis 2014 et le mouvement s’est accentué depuis 2017. Le nombre d’emplois à temps complet augmente depuis le début des années 2000 et surtout depuis 2017. Ces deux évolutions se cumulent. Pour les hommes, l’emploi à temps complet est moins dynamique que celui des femmes et l’emploi à temps partiel progresse.

Les incertitudes liées à la crise sanitaire conduisaient à éviter de sur-interpréter les données de 2020 et 2021. Mais le recul est désormais plus grand. Le rééquilibrage de l’emploi des femmes se confirme.

Les évolutions récentes de l’emploi des femmes témoignent-elles de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Deux lectures sont possibles, qui laissent cependant ouvertes de nombreuses questions quant à l’ampleur des phénomènes en cours et donc quant à l’avenir.

Deux lectures croisées

Deux lectures croisées peuvent être faites de ces évolutions.

La première lecture consiste à mettre en avant que le fait que les femmes ont pleinement profité de la bonne conjoncture de l’emploi, surtout depuis 2019 où le dynamisme des créations d’emplois dans le secteur marchand est allé au-delà de ce que laisserait supposer l’évolution de l’activité. Malgré la réduction du nombre d’emplois à temps partiel, le nombre global d’emplois s’est accru grâce à la progression du nombre d’emplois à temps complet.

Des performances scolaires en hausse constante chez les jeunes femmes conduisent à une amélioration progressive de la qualification des emplois. Or la part du temps partiel s’amenuise au fur et à mesure que l’on monte en qualification.

Dans le même temps, l’emploi des hommes à temps complet a été moins dynamique et l’emploi à temps partiel s’est accru. Les hommes travaillant de plus en plus dans le tertiaire, ils sont aussi désormais de plus en plus déterminés par la nature des emplois proposés dans ce secteur, en particulier lorsqu’il s’agit d’emplois peu qualifiés. Le niveau du total des emplois des hommes s’accroît moins que celui des femmes.

Le développement de l’apprentissage depuis 2019, qui concerne de plus en plus de femmes, a eu un impact significatif sur l’emploi. Mais la progression du temps complet des femmes demeure plus forte que celle des hommes si l’on corrige de l’apprentissage, même si l’ampleur est moindre.

La seconde lecture met en valeur la lenteur des processus et les risques de retournement qui en découlent.

Les effets des meilleures performances scolaires des jeunes femmes sont limités parce que leurs diplômes sont moins bien valorisés. L’accès à l’encadrement demeure moindre que celui des jeunes hommes tandis que leur part parmi les peu qualifié.e.s reste élevée. La « surqualification » est le signe de cette distorsion.

L’orientation vers des filières de formation moins valorisées pèse aussi pour expliquer la moindre « rentabilité » des diplômes obtenus.

La non-reconnaissance des qualifications et savoir-faire joue enfin, tout particulièrement dans les métiers à prédominance féminine comme ceux du soin ou des services à la personne où les compétences pour s’occuper d’autrui sont censées être innées. La crise sanitaire avait révélé le décalage entre l’utilité sociale des métiers essentiels et leurs faibles reconnaissance et valorisation salariale.

De plus, les discriminations dans les déroulements de carrière continuent de peser et expliquent la moindre progression au fil de l’âge. Cette tendance est accentuée pour celles qui connaissent des interruptions et des parcours discontinus.

Parmi les jeunes en tout début de carrière, les mieux formés donc, la durée des temps partiels s’est allongée, mais davantage pour les hommes que pour les femmes. La majorité de celles et ceux qui sont à temps partiel souhaiterait travailler à temps plein… et les jeunes femmes sont plus nombreuses que les jeunes hommes à le vouloir. Cette aspiration à travailler davantage est cependant en recul (surtout pour les hommes), laissant supposer que l’allongement des durées compense l’insatisfaction.

Les inégalités résistent donc. Malgré la convergence des taux de temps partiel, l’écart entre les femmes et les hommes demeure très important. La hausse du niveau d’éducation des jeunes femmes n’a pas suffi et ne suffira pas, à elle seule, pour surmonter les inégalités, compte tenu des freins et des discriminations qui s’exercent dès l’embauche puis dans la carrière. La lenteur des progrès peut donc faire craindre un risque de réversibilité si la conjoncture de l’emploi se dégrade.

Il peut paraître paradoxal qu’au moment même où le niveau du temps partiel recule, la pauvreté s’étende. En réalité, l’amélioration en moyenne masque des inégalités persistantes entre les salarié.e.s très qualifié.e.s, dont les carrières sont en général continues, et celles et ceux qui cumulent faibles qualifications, temps partiel, bas salaires (mensuels mais aussi horaires puisque les emplois à temps partiel sont sur-représentés dans le Smic et les bas salaires) et parfois carrières discontinues. Précarité, sous-emploi durable et bas revenus conduisent à une pauvreté en emploi, qui est surtout le lot des femmes. Celles-ci, surtout lorsqu’elles élèvent seules leurs enfants, sont les nouveaux publics des associations de secours. Leur situation s’est aggravée avec le choc d’inflation. Les moyennes masquent donc une polarisation croissante, y compris parmi les femmes.




Salaires et profits : partage de la valeur, ou partage du risque ?

Par Martin Souchier

L’évolution des salaires et des profits occupe une place centrale dans le débat économique. Une des raisons est qu’elle reflète le partage de la valeur entre salariés et entreprises et détermine ainsi le niveau des inégalités de revenus. Une autre raison, qui est le sujet de cette note, est qu’elle reflète le partage du risque économique entre salariés et entreprises. En effet, l’économie est soumise à de nombreux chocs qui impactent le revenu des entreprises. Ces chocs peuvent alors être absorbés par les profits des entreprises ou répercutés sur les salaires des employés. Par exemple, lorsqu’une entreprise souffre d’une baisse de revenus, elle peut garder les salaires constants quitte à faire des pertes importantes, ou alors baisser les salaires pour atténuer la baisse de ses profits. Dans le premier cas, l’entreprise absorbe le choc alors que dans le second elle le partage avec les salariés. Dans cette note, nous montrons qu’en France les entreprises absorbent la majorité des chocs économiques, et nous cherchons à comprendre pourquoi.

Pour commencer, notons qu’au cours des 30 dernières années en France, les profits des entreprises ont été beaucoup plus volatiles que les revenus salariaux. Le graphique 1 montre en effet le taux de croissance des salaires (en bleu) et des profits (en orange) de 1991 à 2019. Les zones grises représentent les principaux épisodes de ralentissement économique pendant lesquels la croissance du PIB a ralenti, les profits ont fortement chuté et les salaires ont résisté. Par exemple, pendant la crise de 2008-2009 les profits ont chuté de 8% alors que les salaires sont restés stables. Remarquons aussi qu’après chacun de ces épisodes de ralentissement économique, les profits ont augmenté beaucoup plus vite que les salaires. Ainsi, en 2010 la croissance des profits était à peu près de 4% alors que celle des salaires était de 2%. Ce graphique montre donc que les salaires varient moins que les profits et le PIB, et ainsi que les entreprises absorbent la majorité des chocs macroéconomiques[1].

Cette répartition du risque se retrouve au sein de la majorité des pays de l’OCDE. Le graphique 2 compare la volatilité des salaires et des profits dans différents pays et montre, par exemple, qu’en France la volatilité des salaires est de 1% alors que celle des profits est de 2,5%, soit un ratio de 2,5. Notons au passage que la France est le pays de l’OCDE où la volatilité des salaires est la plus faible ! En moyenne au sein de l’OCDE, la volatilité des salaires est de 3% et celle des profits de 4,5%, donc un ratio proche de 1,5.

Dans la plupart des pays, les salaires sont moins volatiles que les profits, ce qui indique que les entreprises absorbent une part majoritaire du risque économique. C’est particulièrement le cas dans les pays d’Europe de l’Ouest et dans les pays Scandinaves. A l’inverse, en Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce) et de l’Est (Tchéquie, Hongrie, Pologne), la volatilité des salaires est similaire à celle des profits.

Les données administratives françaises sur le marché du travail (panel DADS) et les entreprises du secteur privé (FARE) permettent de mesurer plus précisément ce partage du risque entre salariés et entreprises. On peut notamment mesurer la corrélation entre la croissance du revenu réel des employés (incluant le salaire horaire, les primes et heures supplémentaires avant impôt) et la croissance des profits d’une entreprise. On observe alors que lorsque les profits d’une seule entreprise baissent de 10%, les salaires ne baissent que de 0,5%. En revanche, lorsque les profits de l’ensemble des entreprises d’un secteur baissent de 10%, les salaires baissent bien plus, de 2% à peu près. Ces corrélations sont similaires lorsque les profits augmentent. Ainsi, en combinant ces résultats avec ceux des graphiques précédents, on obtient que le ratio entre volatilité des salaires et volatilité des profits est de 20 pour les chocs microéconomiques affectant une seule entreprise, de 5 pour les chocs sectoriels et de 2,5 pour les chocs macroéconomiques. Ces résultats confirment donc que les entreprises absorbent une majorité du risque économique, et montrent que plus le risque est agrégé, plus il est partagé entre entreprises et salariés.

Comment expliquer que les entreprises absorbent la majorité du risque économique[2] ? Constatons d’abord que les entreprises sont mieux équipées que les salariés pour faire face à des chutes importantes de revenus. En effet, elles ont un meilleur accès au crédit bancaire alors que les salariés sont plus contraints et sont parfois sous la pression d’emprunts immobiliers. Par ailleurs, les actionnaires des entreprises sont plus riches que la moyenne des travailleurs et donc plus en mesure de subir une baisse de revenus sans avoir à changer de mode de consommation. Une entreprise a donc intérêt à offrir aux salariés un revenu stable, quitte à avoir des profits très volatiles. Si elle ne le faisait pas, les salariés exigeraient des salaires plus élevés. Par exemple, les salariés payés à la commission ont un revenu plus variable mais ils sont aussi mieux rémunérés en moyenne que les salariés payés à l’heure. En résumé, les entreprises ont intérêt à absorber une majorité du risque économique parce que cela les aide à recruter moins cher.

Mais alors pourquoi ne pas absorber la totalité du risque, et ne pas garantir un revenu constant aux salariés ? Si on suit le raisonnement précédent, ne pas indexer les salaires sur les profits du tout permettrait aux entreprises de payer des salaires encore moins élevés. La raison est que payer un salaire constant n’est pas optimal en termes de rétention des salariés. L’entreprise a intérêt à payer ses salariés un peu plus lorsque les profits sont élevés pour les inciter à rester, et un peu moins lorsque les profits sont faibles. De cette façon, l’entreprise retient ses salariés précisément lorsqu’ils génèrent plus de profits, par exemple lorsque le carnet de commande est rempli. Ainsi, la concurrence entre entreprises sur le marché du travail est la raison pour laquelle une partie du risque économique repose sur les salariés.

La concurrence entre entreprises sur le marché du travail explique aussi pourquoi le risque est davantage supporté par les salariés lorsqu’il est agrégé que lorsqu’il est spécifique à une entreprise. En effet, lorsque les profits baissent dans l’ensemble des entreprises d’un secteur, celles-ci peuvent baisser les salaires sans crainte de perdre leurs salariés puisque personne ne recrute. Par exemple, une entreprise aura davantage tendance à baisser les bonus des salariés en cas de mauvaise performance si ses concurrents sont dans une situation similaire. Inversement, lorsque l’ensemble d’un secteur est en croissance, une entreprise doit faire plus d’efforts pour retenir ses salariés car les concurrents recrutent davantage. Naturellement, lorsqu’un choc influence un pays dans son ensemble, ces pressions concurrentielles sont exacerbées. Les entreprises absorbent donc une part plus faible du risque lorsque celui-ci provient de chocs macroéconomiques ou sectoriels que lorsqu’il provient de chocs affectant une seule entreprise.

Les modèles de contrats optimaux permettent de formaliser ces idées et d’en tirer des leçons pour les politiques publiques (Menzio and Shi, 2010; Balke and Lamadon, 2022; Souchier, 2023). Dans ces modèles, les entreprises proposent des contrats salariaux qui sont conçus pour maximiser les profits, tout en attirant et retenant le maximum d’employés. Ces contrats dépendent de la concurrence sur le marché du travail, dont l’intensité est déterminée en équilibre général.

Ces modèles nous apprennent que plus le marché du travail est concurrentiel, plus les revenus salariaux sont volatiles. En effet, lorsque les salariés changent d’employeur fréquemment, les entreprises sont obligées d’augmenter les salaires en période de croissance si elles ne veulent pas perdre leurs employés. Lorsque l’activité économique ralentit, les marges des entreprises sont donc réduites et leurs pertes importantes car elles ont beaucoup augmenté les salaires pendant la période précédente. Les entreprises vont alors chercher à baisser leurs coûts en baissant les salaires. A l’inverse, si les salariés sont peu mobiles, les entreprises n’augmentent pas les salaires en période de croissance. Lorsque l’activité économique ralentit, elles ont des marges plus importantes pour absorber le choc et leurs pertes seront moins importantes. Elles auront donc moins besoin de baisser les salaires. En résumé, un marché du travail concurrentiel force les entreprises à augmenter les salaires en période de croissance, mais les empêche du même coup d’absorber les chocs futurs. Cela explique peut-être pourquoi la France, où les salariés changent peu souvent d’employeur, est le pays de l’OCDE où les salaires sont les plus stables[3].

Ces modèles de contrats optimaux attribuent aussi un rôle positif aux coûts de licenciement. Ces coûts sont déterminés par la loi et par les conventions collectives de branche. Ils recouvrent les indemnités perçues par le salarié ainsi que les frais juridiques payés par l’entreprise si le licenciement est contesté devant le conseil de prud’hommes. Pour comprendre pourquoi ces coûts de licenciement jouent un rôle positif dans le partage du risque économique, comparons la France où ils sont élevés et les Etats-Unis où ils sont presque inexistants. En France, les entreprises promettent aux salariés des revenus relativement stables même si les ventes de l’entreprise se dégradent. Cette promesse est-elle crédible ? Oui car pour y renoncer il faudrait que l’entreprise renvoie ses salariés, ce qui est très couteux à cause des coûts de licenciement élevés. Aux États-Unis en revanche, cette promesse n’est pas crédible car les entreprises peuvent renvoyer leurs salariés facilement lorsque les ventes se dégradent et que les profits chutent. Les salariés américains n’auront alors d’autre choix que d’accepter une baisse des salaires ou de partir. Ainsi, grâce aux coûts élevés de licenciement, les entreprises en France sont crédibles lorsqu’elles promettent des salaires stables alors que les entreprises aux États-Unis ne le sont pas.

Que retenir de tout cela ? Tout d’abord que les évolutions à court terme des profits et des salaires sont un mauvais indicateur du partage de la valeur entre salariés et entreprises. Il n’est pas anormal que les profits augmentent plus vite que les salaires en période de croissance s’ils baissent davantage en période de crise. Ensuite, que la France a une position particulière vis-à-vis des autres pays de l’OCDE car le risque auquel font face les salariés est particulièrement peu élevé. La faible mobilité des salariés sur le marché du travail, ou le coût élevé des licenciements peuvent expliquer en partie cette spécificité. Enfin, que changer le cadre réglementaire des entreprises pourrait remettre en cause des choses que nous tenons pour acquises mais qui n’ont rien de naturelles : des salaires stables, qui ne baissent pas ou peu en période de crises. Par exemple, les mesures de redistribution obligatoire des bénéfices aux salariés pourraient rendre les salaires plus volatiles car les entreprises auront moins de marges pour absorber les chocs, et risquent en conséquent de baisser la rémunération des salariés lorsque la conjoncture se retourne.


[1] La période du Covid (2020-2021) fait exception car les salaires ont été aussi volatiles que les profits, baissant puis augmentant fortement. Cette exception s’explique par la politique publique du « quoi qu’il en coûte » soutenant les salariés et les entreprises. Par souci de clarté, nous excluons donc cette période de notre analyse.

[2] Nous faisons ici l’hypothèse que les entreprises peuvent ajuster les salaires à la hausse comme à la baisse. Nous faisons donc abstraction de nombreuses contraintes réglementaires qui influencent le partage du risque entre salariés et entreprises. Par exemple, une entreprise ne peut évidemment pas baisser le salaire horaire en dessous du SMIC. Malgré ces contraintes, les entreprises disposent de nombreux leviers pour manipuler les salaires. Par exemple, en recourant aux heures supplémentaires ou aux bonus, les entreprises peuvent influencer le revenu des employés. Par ailleurs, maintenir les salaires nominaux constants suffit à baisser les salaires réels lorsqu’il y a de l’inflation. Enfin, les salaires augmentent avec l’ancienneté donc les entreprises n’ont pas forcément besoin de baisser le niveau des salaires pour baisser la masse salariale, mais peuvent à la place baisser le taux de croissance des salaires. Dans les données, le salaire moyen journalier de nombreux employés baisse d’une année sur l’autre, ce qui confirme que la rémunération des salariés est flexible et qu’elle peut être manipulée par les entreprises.

[3] Il existe en France de nombreux avantages liés à l’ancienneté dans l’entreprise, qui expliquent en partie la faible mobilité des salariés. Par exemple, les indemnités de licenciement augmentent fortement avec l’ancienneté.