Quelle réforme pour les allégements de charges sociales?

Par Mathieu Bunel, Céline Emond, Yannick L’Horty

 

Plus de 20 milliards d’euros sont dépensés chaque année par l’Etat pour compenser les exonérations générales de cotisations sociales, ce qui en fait la première des politiques pour l’emploi en France, tant en termes de masse budgétaire que d’effectifs concernés, avec plus d’un salarié sur deux qui bénéficie des baisses de cotisations sociales. En ces temps de fortes tensions budgétaires et de montée inexorable du chômage, on peut s’interroger sur la soutenabilité d’un tel dispositif dont le barème, unifié par la réforme Fillon de 2003, consiste en une réduction dégressive avec le niveau du salaire jusqu’à s’éteindre à 1,6 Smic. Cette réduction est de 26 points de cotisations au niveau du Smic (28 points pour les entreprises de moins de 20 salariés).

Dans notre article publié dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012), nous proposons d’évaluer à l’aide des données les plus récentes et les plus adaptées à cet exercice les effets d’une suppression totale des exonérations générales et de plusieurs réformes partielles des barèmes d’exonérations de cotisations sociales. Selon nous, la suppression pure et simple de l’ensemble des exonérations générales conduirait à une destruction de l’ordre de 500 000 emplois. Nous explorons également les effets de réaménagement des barèmes d’exonération en balayant un grand nombre de possibilités affectant les différents paramètres qui définissent le dispositif d’exonération. Dans tous les cas, une réduction du montant des exonérations aurait des effets négatifs sur l’emploi mais l’ampleur des pertes d’emplois varierait du simple au double selon les modalités de la réforme envisagée. Pour obtenir l’effet le moins négatif, il faudrait que les réductions d’exonération épargnent les secteurs d’activité les plus intenses en main-d’œuvre, ce qui revient à privilégier les barèmes d’exonération les plus ciblés sur les bas salaires. Tant que l’objectif est bien d’améliorer les chiffres du chômage, il importe de concentrer les exonérations sur les plus bas salaires et partant, d’avantager les secteurs les plus riches en main-d’œuvre.

Pour autant, une exonération trop concentrée au voisinage du Smic augmente le coût pour les employeurs des hausses de salaire, ce qui n’est favorable ni au pouvoir d’achat ni à la qualité des emplois qui conditionnent l’emploi de demain. Un nouvel équilibre peut toujours être recherché, pour répondre à l’urgence budgétaire, mais pour être pérenne, il doit être favorable à l’emploi d’aujourd’hui sans négliger celui de demain.




Les 20 milliards d’euros d’allégements de cotisations patronales sur les bas-salaires créent-ils des emplois ?

par Eric Heyer et  Mathieu Plane

Chaque année, l’Etat consacre près d’1 point de PIB, soit 20 milliards d’euros, aux allégements généraux de cotisations patronales sur les bas salaires. La question de l’efficacité d’un tel dispositif est légitime. Un grand nombre de travaux empiriques ont été réalisés pour tenter d’évaluer l’impact de cette mesure sur l’emploi et concluent à des créations comprises entre 400 000 et 800 000.

Effectuées à l’aide de maquettes sectorielles, ces évaluations ne prennent pas en compte l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires et notamment les effets de bouclage macroéconomique, id est effet de revenu, de gains de compétitivité et de financement de la mesure.

Dans une étude récente publiée dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012) nous avons tenté de compléter ces évaluations en prenant en compte correctement l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires. Pour ce faire nous avons réalisé la simulation de cette mesure à l’aide du modèle macroéconométrique de l’OFCE, emod.fr.

Nous avons alors pu décomposer les différents effets attendus de ces allégements sur l’emploi en deux grandes catégories :

  1. l’ « effet de substitution » global qui se décompose entre la substitution capital/travail macroéconomique auquel s’ajoute l’effet « assiette » lié au ciblage de la mesure sur les bas salaires ;
  2. l’ « effet  volume » qui se décompose entre la hausse de la demande domestique liée à la baisse des prix et la hausse de la masse salariale, les gains de compétitivité en raison de l’amélioration des parts de marché en interne et en externe et l’effet négatif du financement de la mesure, que ce soit par la hausse des prélèvements obligatoires (PO) ou la réduction de la dépense publique.

Selon notre évaluation, résumé dans le tableau 1, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires permettent de créer 50 000 emplois la première année et environ 500 000 au bout de cinq ans. Sur les 503 000 emplois attendus à cinq ans, 337 000 seraient dus à l’effet de substitution global dont 107 000 seraient liés à la substitution capital/travail macroéconomique et 230 000 à l’ « effet d’assiette » en raison de la forte baisse du coût du travail sur les bas salaires. A cela s’ajoutent 82 000 emplois générés par le supplément de revenu domestique et 84 000 par les gains de compétitivité et la contribution positive du commerce extérieur à la variation du PIB. En revanche, l’ « effet  volume » sur l’emploi devient négatif si l’on finance la mesure ex post : la hausse d’un mix représentatif de la structure de la fiscalité réduit l’effet global de la mesure de 176 000 emplois à 5 ans ; la baisse d’un mix représentatif de la structure de la dépense publique diminue l’emploi de 250 000 à 5 ans.

Une partie des emplois créés provient des gains de compétitivité liés aux gains des parts de marché sur nos partenaires commerciaux en raison de la baisse des prix de production conséquente de la réduction du coût du travail. Ce mécanisme de compétitivité-prix fonctionne d’une part si les entreprises répercutent les baisses de cotisation sociales dans leurs prix de production et si nos partenaires commerciaux acceptent de perdre des parts de marché sans réagir. Nous avons donc simulé un cas polaire dans lequel nous supposons que nos partenaires commerciaux réagissaient à ce type de politique en mettant en place des dispositifs similaires, ce qui annulerait nos gains sur l’extérieur.

Si cela ne modifie pas l’impact sur l’emploi lié à l’ « effet de substitution », en revanche cette hypothèse modifie l’ « effet volume » de la mesure, supprimant 84 000 emplois liés aux gains de parts de marché et augmentant l’effet négatif du financement ex post en raison d’un multiplicateur du dispositif sur l’activité plus faible. Au total, dans le schéma dans lequel la mesure est financée ex post et ne permet pas de gains de compétitivité, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires créeraient entre 69 000 et 176 000 emplois au bout de cinq ans selon le mode de financement retenu (tableau 2). Ce résultat conduit à relativiser largement le chiffrage initial de  500 000 emplois créés à terme.




Pourquoi la France a raison (et des raisons) de renoncer à l’objectif des 3% de déficit public pour 2013

par Mathieu Plane

A la suite des déclarations du Ministre de l’Economie et des finances, le gouvernement semble avoir fait le choix de renoncer à atteindre l’objectif de déficit public de 3 % du PIB en 2013. Outre le virement de bord de la politique annoncée jusqu’à présent, qui était celle de ramener « coûte que coûte » le solde public à -3% en 2013, nous pouvons légitiment penser que la France a raison de renoncer à cet objectif et pouvons avancer plusieurs arguments. Si dans ce billet, nous ne revenons pas sur les conséquences économiques liées à la politique budgétaire menée en France et dans la zone euro, dictée par des objectifs de déficit nominaux qui ne tiennent pas compte de la décomposition structurel/conjoncturel et qui présentent un caractère dangereusement pro-cyclique, nous présentons en revanche plusieurs arguments auxquels pourraient être sensibles la Commission européenne :

1 – Selon les derniers chiffres de la Commission européenne du 22 février 2013[1], la France est le pays de la zone euro qui ferait le plus fort ajustement budgétaire en 2013 d’un point de vue structurel (1,4 point de PIB), juste derrière l’Espagne (3,4) et la Grèce (2,6). Et sur la période 2010-2013, la réduction du déficit structurel de la France représente 4,2 points de PIB, ce qui fait de la France le pays de la zone euro, avec l’Espagne (4,6 points de PIB), qui a fait le plus de restriction budgétaire parmi les grands Etats de la zone, devant l’Italie (3,3 points de PIB), les Pays-Bas (2,6) et bien sûr l’Allemagne (1,2) (graphique 1).

2 – En 2007, avant la crise, selon la Commission européenne, la France avait un solde public structurel de -4,4 points de PIB, contre -2,1 pour la moyenne de la zone euro et -0,9 pour l’Allemagne. En 2013, celui-ci atteint -1,9 point de PIB en France, -1,3 pour la zone euro, +0,4 pour l’Allemagne, ce qui représente une amélioration du déficit structurel de 2,5 points de PIB pour la France depuis le début de la crise, soit trois fois plus que la moyenne de la zone euro et deux fois plus que l’Allemagne (tableau 1). Et hors investissement public, le solde public structurel de la France en 2013 est positif et plus élevé que celui de la moyenne de la zone euro (1,2 point de PIB en France contre 0,8 pour la moyenne de la zone euro et 1,9 pour l’Allemagne). Rappelons que la France consacre 3,1 points de PIB à l’investissement public en 2013 (0,2 point de moins qu’en 2007) contre seulement 2 points en moyenne dans la zone euro (0,6 point de moins qu’en 2007) et 1,5 en Allemagne (équivalent à 2007). Or l’investissement public, qui a des effets positifs sur la croissance potentielle, et qui a pour contrepartie d’augmenter les actifs publics, ne modifiant ainsi pas la situation patrimoniale des administrations publiques, peut raisonnablement être exclu du calcul de solde public structurel.

3 – En 2013, le déficit public, même à 3,7 % du PIB selon la Commission européenne, retrouve un niveau proche de celui de 2008, similaire à celui de 2005, inférieur à celui de 2004 et à toute la période 1992-1996. Le chiffre de déficit public attendu pour 2013 correspond à la moyenne observée sur les trente dernières années, ne faisant plus figure de situation exceptionnelle, ce qui desserre la pression que pouvait subir la France vis-à-vis des marchés financiers. A l’inverse, selon la Commission européenne, le taux de chômage de la France en 2013 atteindrait 10,7 % de la population active et devrait être très proche de son pic historique de 1997 (graphique 2). Avec un taux de chômage en 2013 supérieur de 1,3 point à la moyenne des trente dernières années, la situation exceptionnelle se situe désormais plus du côté du marché du travail que du côté du solde public. Si de nouvelles mesures d’austérité permettraient de réduire péniblement le déficit public, en raison de la valeur élevée du multiplicateur budgétaire à court terme, elles conduiraient en revanche à dépasser largement notre pic historique de chômage. En effet, comme nous l’avons montré dans notre dernière prévision d’octobre 2012, si la France cherche à respecter « coûte que coûte » son engagement budgétaire pour 2013, il faut un nouveau tour de vis budgétaire de plus de 20 milliards d’euros, en plus des 36 milliards d’euros programmés, qui conduirait à une récession de -1,2 % du PIB et 360 000 destructions d’emplois (au lieu d’une croissance prévue à 0 % et environ 160 000 destructions d’emplois) débouchant sur un taux de chômage à 11,7 % de la population active fin 2013.

Pour redresser ses comptes publics depuis 2010, la France a donc fait un effort budgétaire historique, bien supérieur à la moyenne de ses partenaires européens, ce qui lui a coûté en termes de croissance et d’emploi. Rajouter une couche d’austérité en 2013 à une austérité déjà historique nous conduirait tout droit vers la récession et une dégradation sans précèdent du marché du travail pour cette année. Si on a le choix, quelques dixièmes de points de déficit public en moins valent-ils un tel sacrifice ? Rien n’est moins sûr. Il paraît donc incontournable de reporter l’objectif de réduction du déficit public à 3 % du PIB au moins à 2014.

 

 

 


[1] Nous avons une évaluation différente de la mesure du déficit public structurel. Par exemple, pour 2013, nous évaluons l’amélioration du solde public structurel de la France à 1,8 point de PIB mais pour ne pas biaiser l’analyse nous retenons les chiffres fournis par la Commission.




Jusqu’ici tout va bien…

par Christophe Blot

La zone euro est toujours en récession. En effet, selon Eurostat, le PIB a de nouveau reculé au quatrième trimestre 2012 (-0,6 %). Ce chiffre, inférieur aux attentes, est la plus mauvaise performance trimestrielle pour la zone euro depuis le premier trimestre 2009, et c’est aussi le cinquième trimestre consécutif de baisse de l’activité. Sur l’ensemble de l’année 2012, le PIB baisse de 0,5 %. Ce chiffre annuel cache de fortes hétérogénéités (graphiques 1 et 2) au sein de la zone puisque l’Allemagne affiche une croissance annuelle de 0,9 % tandis que la Grèce devrait subir, pour la deuxième année consécutive, une récession de plus 6 %. Surtout, pour l’ensemble des pays, le taux de croissance sera plus faible en 2012 qu’il ne l’était en 2011 et certains pays (Espagne et Italie pour n’en citer que deux), s’enfonceront un peu plus dans la dépression. Cette performance est d’autant plus inquiétante que, depuis plusieurs mois un regain d’optimisme avait suscité l’espoir de voir la zone euro sortir de la crise. Cet espoir était-il fondé ?

Bien que très prudente sur la croissance pour l’année 2012, la Commission européenne, dans son rapport annuel sur la croissance, soulignait le retour de quelques bonnes nouvelles. En particulier, la baisse des taux d’intérêt publics à long terme en Espagne ou en Italie et la réussite des émissions de dettes publiques par l’Irlande ou le Portugal sur les marchés financiers témoignaient du retour de la confiance. Force est de constater que la confiance ne suffit pas. La demande intérieure est au point mort en France et en chute libre en Espagne. Le commerce intra-zone pâtit de cette situation puisque la baisse des importations des uns provoque la baisse des exportations des autres, ce qui amplifie la dynamique récessive de l’ensemble des pays de la zone euro. Comme nous le soulignions lors de notre précédent exercice de prévision ou à l’occasion de la publication de l’iAGS (independent Annual growth survey), la sortie de crise ne peut en aucun cas s’appuyer uniquement sur un retour de la confiance tant que des politiques budgétaires très restrictives sont menées de façon synchronisée en Europe.

Depuis le troisième trimestre 2011, tous les signaux ont confirmé notre scénario et montré que la zone euro s’enfonçait progressivement dans une nouvelle récession. Le chômage n’a pas cessé d’augmenter battant chaque mois un nouveau record. En décembre 2012, il a atteint 11,7 % de la population active de la zone euro selon Eurostat. Pourtant, ni la Commission européenne, ni les gouvernements européens n’ont infléchi leur stratégie budgétaire, arguant que les efforts budgétaires consentis étaient nécessaires pour restaurer la crédibilité et la confiance, qui à leur tour permettraient la baisse des taux d’intérêt et créeraient des conditions saines pour la croissance future. Ce faisant, la Commission européenne a systématiquement sous-estimé l’impact récessif des mesures de consolidation budgétaire, négligeant ainsi une littérature de plus en plus abondante qui montre que les multiplicateurs augmentent en temps de crise et qu’ils peuvent être nettement supérieurs à l’unité (voir le post d’Eric Heyer sur le sujet). Les partisans de l’austérité budgétaire considèrent par ailleurs que les coûts d’une telle stratégie sont inévitables et temporaires. Ils jugent que l’assainissement des finances publiques est un préalable indispensable au retour de la croissance et négligent le coût social durable d’une telle stratégie.

Cet aveuglement dogmatique rappelle la réplique finale du film La Haine (réalisé par Mathieu Kassovitz) « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il serait temps de reconnaître que la politique économique menée depuis 2011 est une erreur. Elle ne permet pas de créer les conditions d’une sortie de crise. Pire, elle est directement responsable du retour de la récession et de la catastrophe sociale qui ne cesse de s’amplifier en Europe. Comme nous l’avons montré, d’autres stratégies sont possibles. Elles ne négligent pas l’importance de restaurer à terme la soutenabilité des finances publiques. En reportant et en atténuant l’austérité (voir le billet de Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth), il est possible de retrouver la croissance plus rapidement et de permettre une décrue plus rapide du chômage.

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Faut-il réduire les prestations familiales ? Faut-il les imposer ?

par Henri Sterdyniak

Le gouvernement s’est donné comme objectif d’atteindre l’équilibre des finances publiques en 2017, ceci nécessiterait  une baisse d’environ 60 milliards des dépenses publiques. Ainsi, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a-t-il demandé à Bertrand Fragonard, le Président du Haut Conseil à la Famille, de lui proposer, d’ici fin mars, un plan de restructuration de la politique familiale, permettant le retour à l’équilibre de la branche famille en 2016. Il faudrait donc réduire les aides aux familles, de 2,5 milliards (soit de 6,25 % les prestations familiales), le montant du déficit de la CNAF en 2012. Est-ce justifié d’un point de vue économique et d’un point de vue social ?

En 2012, les comptes de la CNAF souffrent de la récession, qui diminue les montants des cotisations sociales et de la CSG, qu’elle reçoit. Si on estime que la masse salariale est inférieure de 5 % à son niveau normal, la perte de recettes pour la CNAF peut être évaluée à 2,5 milliards. La totalité du déficit de la CNAF est donc conjoncturelle. Prétendre le réduire en diminuant les prestations revient à mettre en cause le rôle stabilisateur des finances publiques. Imaginons que la demande privée chute de 1 % du PIB ; en supposant un multiplicateur égal à 1, le PIB baisse de 1 % ; les finances publiques voient leur déficit public se creuser de 0,5 %. Si on veut éviter ce déficit, il faudrait réduire les dépenses publiques de 0,5 % du PIB, ce qui diminuerait le PIB, donc les recettes fiscales et obligerait à de nouvelles réductions. Ex post, les dépenses publiques devraient baisser de 1 % et le PIB de 2 %. La politique budgétaire jouerait un rôle déstabilisant. La CNAF doit donc être gérée en considérant son solde structurel, or celui-ci est équilibré en 2012. Sur le plan économique, en situation de profonde dépression, quand la consommation et l’activité stagnent, rien ne peut justifier une ponction sur le pouvoir d’achat des familles[i].

Par ailleurs, les gouvernements successifs ont progressivement mis à la charge de la CNAF, et l’assurance vieillesse des parents au foyer (pour 4,4 milliards en 2012) et les majorations familiales de retraite (pour 4,5 milliards en 2012). Ainsi, sur les 54 milliards de ressources de la CNAF, près de 9 milliards sont détournés vers l’assurance-retraite et ne profitent pas directement  aux enfants.

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Ce détournement a été possible car les prestations familiales ont peu augmenté dans le passé,  n’étant généralement indexées que sur les prix et ne suivant pas les salaires. Pire, certaines années, les prestations n’ont même pas été augmentées à hauteur de l’inflation. Finalement, de 1984 à 2012, la BMAF a perdu 5,7 % en pouvoir d’achat absolu (colonne 1 du tableau), mais 25 % en pouvoir d’achat relativement au revenu médian des ménages (colonne 2). Faut-il poursuivre et accentuer cette dérive ?

Les jeunes de moins de 20 ans représentent 25 % de la population. En utilisant l’échelle d’équivalence de l’INSEE, c’est 12,5 % du revenu des ménages qui devrait être fourni par des prestations familiales pour assurer aux familles avec enfants le même niveau de vie qu’aux personnes sans enfants. Or l’ensemble des prestations sous critères familiaux ne représente que 4,2 % du revenu des ménages[ii].

Le RSA est nettement plus faible que le minimum vieillesse sous prétexte d’inciter ses titulaires à travailler, mais ceci pèse sur le niveau de vie des enfants, qui vivent généralement avec des actifs, non avec des retraités. La création du RSA-activité aurait pu fournir un complément de ressources appréciable à beaucoup de familles de travailleurs à bas salaires, mais celui-ci est mal conçu : beaucoup de bénéficiaires potentiels ne le demandent pas. De plus, il ne bénéficie pas aux chômeurs (et donc à leurs enfants). Ainsi, en 2010, le taux de pauvreté des enfants (au seuil de 60 %) était-il de 19,8 % contre 14,1 % pour l’ensemble de la population. Au seuil de 50 %, il était de 11,1 % contre 7,8 % pour l’ensemble de la population. Ainsi, 2,7 millions d’enfants sont-ils en dessous du seuil de pauvreté de 60 %. 1,5 million d’enfants sont même en dessous du seuil de 50 %.

Une famille avec trois enfants a un niveau de vie plus bas qu’un couple sans enfant, percevant les mêmes salaires, de 16 % si elle gagne 2 fois le SMIC, de 30 % si elle gagne 5 fois le SMIC. Les allocations familiales sont devenues très faibles pour les classes moyennes ;  le quotient familial ne fait que tenir compte de la baisse de niveau de vie induite par la présence d’enfants ; il n’apporte pas d’aide spécifique aux familles. A aucun niveau de revenu, les aides aux enfants ne sont excessives. Le niveau de vie moyen des enfants était en 2010 inférieur de 10 % à celui de la moyenne de la population. Ce devrait être l’inverse, puisque les enfants ont besoin d’un niveau de vie satisfaisant pour développer toutes leurs potentialités, et puisque les parents qui élèvent leurs enfants, en plus de leurs activités professionnelles, jouent un rôle social fondamental.

Faut-il fiscaliser les allocations familiales ? Ce serait oublier que leur montant est déjà très faible par rapport au coût des enfants. Le revenu médian par unité de consommation était de l’ordre de 1 660 euros en 2012 ; le coût moyen d’un enfant, qui représente 0,3 unité de consommation, est donc de l’ordre de 500 euros. Or, les allocations familiales sont de 64 euros par enfant (pour une famille avec deux enfants), et de 97 euros par enfant (pour une famille avec trois enfants). Il faudrait donc au minimum multiplier par cinq les allocations avant que la question de leur fiscalisation ne devienne légitime.

Se rapprocher des objectifs de la politique familiale française tels qu’ils sont proclamés dans la Loi de financement de la Sécurité sociale[iii] – réduire les écarts de niveau de vie selon la configuration familiale, sortir tous les enfants de la pauvreté, augmenter les places en crèche – nécessiterait que plus de moyens soient donnés à la politique familiale. Ces moyens devraient être supportés par tous les contribuables, et non par les familles des classes moyennes, qui ne sont pas les plus favorisées du système.

Réduire de 2,5 milliards les sommes que la Nation consacre à ses enfants serait une erreur de politique macroéconomique comme de politique sociale. Comme le disait Charles Gide : « De tous les investissements qu’une nation puisse envisager, c’est l’éducation des enfants qui est la plus rentable ».

 


[i] Voir un argumentaire similaire : Cornilleau Gérard, 2013, «  Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage », Blog de l’OFCE, février.

[ii] Voir Sterdyniak Henri, 2011, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l ’OFCE, n°116.

[iii] Voir PLFSS, 2013, Programme de qualité et d’efficience, Famille.

 




Peut-on se relever d’une crise bancaire ? Analyse comparée de l’Irlande et de l’Islande

par Céline Antonin et Christophe Blot

En économie, les miracles s’avèrent parfois être des mirages. L’Islande et l’Irlande en font l’expérience. Ces deux petites économies ouvertes, paradis de la finance libéralisée et dérégulée, havres de croissance au début des années 2000, ont été frappées de plein fouet par la crise financière. La nationalisation quasi-intégrale des systèmes financiers qui en a résulté a pesé sur la dette publique de ces deux pays. Pour endiguer la hausse de la dette et les risques d’insoutenabilité, les gouvernements des deux pays ont, dès 2010, mis en œuvre des plans d’austérité budgétaire, mais avec une différence de taille : l’Irlande appartient à la zone euro, ce qui n’est pas le cas de l’Islande. La dernière Note de l’OFCE (n°25 du 4 février 2013) revient sur la situation financière et macroéconomique récente de ces deux pays afin de montrer dans quelle mesure les divergences de policy-mix peuvent rendre compte de trajectoires de sortie de crise différentes.

Si la crise bancaire islandaise fut amplifiée par une crise de change, la dépréciation de la couronne fut ensuite un facteur de reprise si bien qu’aujourd’hui, la croissance est de retour en Islande. Le PIB a été marqué par une forte volatilité : entre le troisième trimestre 2007 et le deuxième trimestre 2011, le PIB a baissé de plus de 13 % mais il a depuis rebondi de 5,7 %. En Irlande, la volatilité a été moindre et la phase récessive moins longue qu’en Islande (8 trimestres) et de plus faible amplitude (-10,7 %). En revanche, la sortie de crise y est plus timide avec une progression du PIB de seulement 3,4 % depuis fin 2009.

Notre analyse nous conduit à deux conclusions principales : d’une part, la dévaluation interne est moins efficace que la dévaluation externe ; d’autre part, la consolidation budgétaire est moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée de conditions monétaires et d’une politique de change favorables. C’est à la lumière de ces éléments qu’il convient de redéfinir le policy mix optimal en zone euro comme nous le suggérons plus en détail dans le rapport iAGS. Une politique monétaire active est indispensable pour permettre le refinancement de la dette publique Ainsi, la Banque centrale européenne doit intervenir en tant que prêteur en dernier ressort des pays membres. Les pays en situation d’excédents doivent engager des politiques de “reflation” afin de contribuer à résorber les déséquilibres courants. L’ajustement budgétaire doit être assoupli et éventuellement décalé afin de permettre un retour plus rapide de la croissance.

 

 

 




Quel impact du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ?

par Mathieu Plane

A la suite de la remise au Premier ministre du Rapport Gallois sur le pacte pour la compétitivité de l’industrie française, le gouvernement a décidé  la création du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Partant du constat d’un déficit commercial en hausse  au cours de la dernière décennie, de la forte dégradation des marges des entreprises depuis le début de la crise et d’un chômage grandissant, le gouvernement vise,  par la mise en place du CICE, le redressement de la compétitivité des entreprises françaises et de l’emploi. Selon notre évaluation, réalisée à l’aide du modèle e-mod.fr, détaillée dans un article de la Revue de l’OFCE (n°126-2012), le CICE devrait permettre de créer, cinq ans après sa mise en place, environ 150 000 emplois faisant baisser le taux de chômage de 0,6 point et il générerait un gain de croissance de 0,1 point de PIB en 2018.

Ouvert à toutes les entreprises imposées d’après leur bénéfice réel et soumises à l’impôt sur les sociétés ou à l’impôt sur le revenu, le CICE sera égal à 6 % de la masse salariale, hors cotisations patronales, correspondant aux salaires inférieurs à 2,5 SMIC. Sa montée en charge sera progressive, avec un taux de 4 % en 2013. Les effets sur la trésorerie des entreprises liés au CICE se feront avec un décalage d’un an par rapport à l’exercice de référence, ce qui veut dire que le CICE donnera lieu à un crédit d’impôt sur les bénéfices des sociétés à partir de 2014. En revanche, certaines entreprises pourraient bénéficier dès 2013 d’une avance sur le CICE attendu pour 2014. Le CICE devrait représenter 10 milliards d’euros sur la base de l’exercice 2013, 15 milliards en 2014 et 20 milliards d’euros à partir de 2015. Le financement du CICE reposera pour moitié sur des économies supplémentaires sur les dépenses publiques (10 milliards), dont le détail n’a pas été précisé, et pour moitié sur des recettes fiscales : une hausse du taux de TVA normal et intermédiaire à compter du 1er janvier 2014 (6,4 milliards) et un renforcement de la fiscalité écologique.

Cette réforme s’apparente en partie à une dévaluation fiscale et présente, sous certains aspects, des similitudes avec les mécanismes de la « quasi-TVA sociale » (voir Heyer, Plane Timbeau (2012) « Impact économique de la quasi-TVA sociale ») qui avait été mise en place par le gouvernement Fillon et qui a été supprimée avec le changement de majorité dans le cadre de la seconde Loi de finances rectificatives en juillet 2012.

Selon nos calculs réalisés à partir des DADS 2010, le CICE abaisserait en moyenne de 2,6 % le coût du travail du secteur marchand : l’impact sectoriel le plus fort de la mesure sur le coût du travail serait dans la construction (-3,0 %), l’industrie (-2,8 %) et les services marchands (-2,4 %). L’impact sectoriel final de la mesure dépend à la fois de la baisse du coût du travail et du poids des salaires dans la valeur ajoutée de chaque secteur. Le CICE représenterait 1,8 % de la valeur ajoutée des entreprises industrielles, 1,9 % de la valeur ajoutée de la construction et 1,3 % de celle des services marchands. Globalement, le CICE  pèse pour 1,4 % dans la valeur ajoutée des entreprises du secteur marchand. Selon nos calculs, le montant total du CICE serait de 20 milliards d’euros : 4,4 milliards pour l’industrie, 2,2 milliards pour la construction et 13,4 milliards pour les services marchands. L’industrie récupérerait donc 22 % de l’enveloppe globale, soit plus que son poids dans la valeur ajoutée qui n’est que de 17 %. Si cette mesure a vocation à relancer l’industrie en France, en revanche ce secteur n’est pas le premier bénéficiaire du dispositif en valeur absolue mais reste, avec la construction, celui qui y est relativement le mieux exposé en raison de sa structure salariale. De plus, l’industrie peut bénéficier des effets induits liés à la baisse des prix des consommations intermédiaires conséquente à la diminution des coûts de production dans d’autres secteurs.

Les effets à attendre du CICE sur la croissance et l’emploi sont différents à court et long terme (graphique). Ouvrant des droits en 2014 calculés sur l’exercice de 2013, le CICE aurait des effets positifs dès 2013, d’autant plus que les hausses de prélèvements et la réduction des dépenses publiques ne s’appliqueraient pas avant 2014. L’effet sur la croissance est donc positif en 2013 (+0,2 %) mais les effets sur l’emploi (+23 000 en 2013) sont plus lents en raison des délais d’ajustement de l’emploi à l’activité et de la montée en charge du dispositif.

En revanche, l’impact du CICE est légèrement récessif de 2014 à 2016, la perte de pouvoir d’achat des ménages liée aux hausses d’impôt, et la réduction des dépenses publiques (la consommation des ménages et la demande publique contribuant à -0,2 point de PIB en 2014, puis -0,4 point en 2015 et 2016)  l’emportant sur la baisse des prix et le rétablissement des marges des entreprises. En dehors de la première année, les effets positifs du CICE sur la croissance liés aux transferts de revenus apparaissent lentement, les gains de parts de marché liés à la baisse des prix et à la hausse des marges des entreprises étant dépendants d’une mécanique de moyen-long terme rattachée aux effets d’offre, les effets qui passent par la demande étant plus rapides.

La mise en place du CICE engendre progressivement des gains de parts de marché qui contribuent positivement à l’activité  par le bais de l’amélioration du solde extérieur (0,4 point de PIB en 2015 et 2016), que ce soit par l’augmentation des exportations ou la réduction des importations. A partir de 2017, la contribution du solde extérieur à l’activité est moins positive (0,3 point de PIB) en raison de l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages entraînant une moindre réduction des importations.  Malgré la hausse des marges améliorant la profitabilité du capital, l’investissement productif diminue légèrement en raison de l’effet de substitution entre le travail et le capital et l’effet négatif d’accélérateur lié à la baisse de la demande.

Avec la baisse du coût relatif du travail par rapport à celui du capital, la substitution du travail au capital accroît progressivement l’emploi au détriment de l’investissement, ce qui enrichit le PIB en emploi et réduit les gains de productivité. Par ce mécanisme, l’emploi augmente régulièrement malgré la légère perte d’activité entre 2014 et 2016. Du fait de la hausse de l’emploi et de la baisse du chômage, mais aussi de possibles mesures de compensation salariale dans les entreprises liées à la hausse de la pression fiscale sur les ménages, les salariés regagnent en partie le pouvoir d’achat perdu, par une augmentation des salaires réels. Ce « rattrapage » du pouvoir d’achat permet de générer de la croissance mais limite les effets sur l’emploi et les gains de compétitivité.




La crise de la zone euro est-elle terminée ?*

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Au début de 2013, deux bilans contrastés peuvent être tirés de la crise. D’un côté, l’euro a survécu. Certes, les réactions des institutions européennes et des pays membres ont été lentes et hésitantes ; leurs réticences ont souvent nourri la spéculation. Mais les institutions européennes ont progressivement réussi à mettre en place des mécanismes de solidarité, comme le Fonds européen de stabilité financière puis le Mécanisme européen de stabilité ; elles ont réussi à imposer aux États membres une forte discipline budgétaire (renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, programmes d’ajustement, traité budgétaire).

Les États membres ont accepté de mettre en œuvre des politiques d’austérité et de réformes structurelles. Dès le début de la crise, la BCE a accepté de mettre en place des politiques non-conventionnelles ; elle a soutenu les dettes publiques des pays en difficulté en intervenant sur les marchés secondaires. Puis, elle a pu s’engager à venir en aide sans limite aux pays en difficulté qui mettaient en œuvre des politiques satisfaisantes, ce qui a permis de rassurer les marchés financiers et de faire  baisser les primes de risques.

De l’autre côté, la zone euro est incapable de retrouver une croissance satisfaisante comme de récupérer les neufs points d’activité perdus du fait de la crise. Les pays membres ont été contraints de mettre en œuvre des politiques d’austérité en période de récession. Selon les perspectives de la Commission elle-même, le taux de chômage devrait se maintenir à 11,8 % en 2013. Les déséquilibres entre pays persistent, même s’ils sont quelque peu atténués par la dépression profonde dans laquelle sont plongés les pays du Sud. Les normes rigides et sans fondements économiques imposées aux États membres ne remplacent pas une vraie coordination des politiques économiques. Les solidarités mises en place sont conditionnelles à la perte de toute autonomie et à l’instauration de politiques d’austérité drastiques. À l’avenir, les politiques nationales seront paralysées par les contraintes européennes et les menaces des marchés financiers. L’Europe sociale ne progresse pas ; pire, l’Europe impose aux pays en difficulté de mettre en cause l’universalité de l’assurance-maladie, de réduire les prestations de retraite, de chômage, de famille. La concurrence fiscale persiste ; la crise n’a pas été l’occasion de mettre en cause les paradis fiscaux et l’évasion fiscale. Certes, l’Europe est à la pointe du combat contre le changement climatique, mais elle peine à s’engager résolument dans la transition écologique. De nombreux pays de la zone souffrent d’une désindustrialisation persistante, sans qu’une stratégie européenne de politique industrielle ne soit mise en œuvre. L’Union bancaire va être mise en place, sans que son contenu soit démocratiquement décidé. Les instances européennes persistent dans une stratégie – paralyser les politiques nationales, imposer des réformes structurelles libérales – qui jusqu’à présent n’a pas réussi à impulser la croissance et qui a rendu l’Europe impopulaire. L’Europe manque cruellement d’un projet social fédérateur, d’une stratégie économique et d’un fonctionnement démocratique.

 

* Le lecteur trouvera dans le n° 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE, paru en janvier, des analyses apportant des éclairages contrastés sur les origines de la crise de la zone euro et les stratégies de sortie de crise. Ce numéro réunit douze articles faisant suite à la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne de juin 2012.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).




Espagne : une stratégie perdant-perdant

par Danielle Schweisguth

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne, l’Espagne s’apprête à publier le chiffre de son déficit public pour 2012. Il devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation – mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011 – alors que l’objectif négocié avec la Commission européenne est de 6,3%. Tandis que la détresse sociale est à son comble, seul un retour durable de la croissance permettrait à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Or la politique de rigueur imposée par l’Europe retarde le retour de la croissance économique. Et le niveau du multiplicateur budgétaire espagnol, compris entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations, rend inefficace la politique de restriction budgétaire puisqu’elle ne permet pas de réduire sensiblement le déficit et maintient le pays en récession.

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne – le fameux multiplicateur budgétaire – l’Espagne s’apprête à publier son déficit public pour l’année 2012. Ce dernier devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation, mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011. Si l’on exclut les aides financières versées au secteur bancaire qui ne sont pas prises en compte dans la procédure de déficit excessif, le déficit est réduit à 7% du PIB. Ce chiffre reste au dessus de l’objectif officiel de 6,3%, âprement négocié avec la Commission européenne. Rappelons que jusqu’en septembre 2011, l’objectif initial de déficit pour l’année 2012 était de 4,4% du PIB. Ce n’est qu’après la mauvaise surprise liée à la publication d’un déficit pour l’année 2011 de 8,5% (qui sera plus tard révisé à 9,4%) – largement au-dessus de l’objectif officiel pour 2011 de 6% du PIB – que le gouvernement nouvellement élu de Mariano Rajoy a demandé à la Commission européenne un premier assouplissement. L’objectif bruxellois de déficit a alors été fixé à 5,3% du PIB pour 2012. Puis en juillet 2012, les fortes tensions sur les taux souverains espagnols – ils s’approchaient des 7% – ont conduit le gouvernement à négocier avec la Commission un report de l’objectif de 3% en 2014 et un objectif de déficit de 6,3% du PIB en 2012.

Mais chercher à réduire le déficit public de 2,6 points de PIB alors que le cycle économique est très dégradé s’est avéré une stratégie inefficace et contre-productive. Aussi le résultat n’est pas à la hauteur des efforts engagés, pourtant loués par les autorités européennes à maintes reprises. L’accumulation de plans d’austérité d’ampleur historique pendant trois années consécutives (2010, 2011 et 2012) n’a conduit qu’à une très faible amélioration du solde budgétaire (tableau). Le déficit a été réduit de 3,2 points en trois ans, quand deux années de crise ont suffi pour qu’il se creuse de 13,3 points (de 2007 à 2009). L’impulsion budgétaire a été de -2,2 points de PIB en 2010, de -0,9 point en 2011 et de -3,3 points en 2012, soit 6,4 points de PIB d’efforts budgétaires cumulés (68 milliards d’euros). Mais la crise a précipité l’effondrement du marché immobilier et considérablement fragilisé le système bancaire. Depuis, le pays est plongé dans une profonde récession : le PIB recule de 5,7% depuis le premier trimestre 2008, ce qui le place à un niveau inférieur de 12% par rapport à son niveau potentiel (sous l’hypothèse d’une croissance potentielle de 1,5% par an) et le chômage frappe 26% de la population active et 56% des jeunes.

La dégradation de la situation économique de l’Espagne a fortement pesé sur les rentrées fiscales. Entre 2007 et 2011, les recettes fiscales espagnoles ont connu la chute la plus importante de tous les pays de la zone euro. De 38% du PIB en 2007, elles sont tombées à 32,4% en 2011, malgré les hausses de TVA (2 points en 2010 et 3 points en 2012), l’augmentation des taux d’imposition sur le revenu et la hausse des taxes foncières en 2011. Les hausses d’impôts successives n’ont que faiblement atténué l’effet dépressif de l’effondrement des assiettes fiscales. Les recettes de TVA enregistrent une chute vertigineuse de 41% en termes nominaux entre 2007 et 2012, tout comme l’impôt sur le revenu et la fortune (-45%). En comparaison, la baisse de la pression fiscale en zone euro a été beaucoup plus modeste : de 41,2% du PIB en 2007 à 40,8% en 2011. Enfin, l’envolée du chômage a mis à mal les comptes de la sécurité sociale qui sera déficitaire à hauteur de 1 point de PIB en 2012 pour la première fois de son histoire.

Pour compenser la chute des recettes fiscales, le gouvernement espagnol a dû prendre des mesures drastiques de restriction des dépenses pour tenter de respecter ses engagements : baisse de 5% du salaire des fonctionnaires puis  suppression de leur prime de Noël, gel des embauches dans la fonction publique et passage de la semaine de travail de 35 à 37 heures et demi (sans compensation salariale), passage de 65 à 67 ans de l’âge légal de la retraite et gel des pensions (2010), réduction des indemnités chômage pour les chômeurs de plus de sept mois et baisse des indemnités de licenciement de 45 jours par année d’ancienneté à 33 jours (20 si l’entreprise est déficitaire). Tandis que leur revenu stagnait ou baissait, les ménages espagnols ont été confrontés à une hausse considérable du coût de la vie : hausse de 5 points de la TVA, augmentation des tarifs de l’électricité (28% en deux ans et demi), hausse des taxes sur le tabac et baisse du taux de remboursement des médicaments (les retraités paieront 10% du prix et les actifs entre 40% et 60% selon leur revenu).

La situation sociale en Espagne est très préoccupante. La pauvreté a augmenté (de 23% de la population en 2007 à 27% en 2011 selon Eurostat) ; les ménages ne parvenant pas à payer leurs traites se font expulser de leur logement ; le chômage de longue durée a explosé (9% de la population active) ; les jeunes chômeurs forment une génération sacrifiée et les plus diplômés s’expatrient. La hausse de la TVA en septembre resserre la contrainte budgétaire des ménages : les dépenses alimentaires ont baissé en septembre et en octobre 2012 de respectivement 2,3% et 1,8% en glissement annuel. Par ailleurs le système sanitaire espagnol souffre des coupes budgétaires (-10% en 2012), qui conduisent à la fermeture des services d’urgence la nuit dans des dizaines de municipalités et à l’allongement des listes d’attente pour une intervention chirurgicale (de 50 000 personnes en 2009 à 80 000 en 2012), avec un délai d’attente moyen de près de 5 mois.

La détresse sociale est ainsi à son comble. Le mouvement des indignés a conduit des millions d’Espagnols dans la rue au cours de l’année 2012, dans des manifestations souvent violemment réprimées par les forces anti-émeutes. La région de Catalogne, la plus riche mais aussi la plus endettée d’Espagne, menace de faire sécession, au grand dam du gouvernement espagnol. Le gouvernement catalan a voté le 24 janvier une motion sur la souveraineté de cette région, premier pas d’un processus d’autodétermination qui pourrait déboucher sur un référendum en 2014.

Seul un retour durable de la croissance permettra à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Mais le durcissement des conditions de financement de la dette souveraine espagnole depuis l’été 2012 contraint le gouvernement à renforcer la politique de rigueur, ce qui retarde le retour de la croissance économique. Et la Commission européenne n’accepte de fournir une aide financière à l’Espagne qu’à la condition que celle-ci renonce, au moins partiellement, à sa souveraineté en matière budgétaire, ce à quoi le gouvernement de Mariano Rajoy ne se résigne toujours pas. L’initiative de la Commission européenne, dont les détails seront publiés au printemps, concernant l’exclusion des dépenses d’investissement du calcul du solde public pour les pays proches de l’équilibre budgétaire va dans le bon sens (El Pais). Mais cette règle ne s’appliquerait qu’aux sept pays où le déficit budgétaire est inférieur à 3% du PIB (l’Allemagne, le Luxembourg, la Suède, la Finlande, l’Estonie, la Bulgarie et Malte), laissant de côté les pays où la situation économique est la plus dégradée. La prise de conscience des drames sociaux qui se jouent derrière les médiocres performances économiques devrait conduire à une réflexion plus respectueuse des droits fondamentaux des citoyens européens. Par ailleurs, l’OFCE a montré dans le rapport iAGS 2013 qu’une stratégie de rigueur mesurée (restrictions budgétaires limitées à 0,5 point de PIB chaque année) est plus efficace du double point de vue de la croissance et de la réduction des déficits, pour les pays comme l’Espagne où les multiplicateurs budgétaires sont très élevés (entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations).




Répéter

par Jérôme Creel

Dans un très bel ouvrage pour enfants, Claude Ponti dessinait, toutes les deux pages, deux poussins dont l’un disait à l’autre : « Pète et Répète sont dans un bateau. Pète tombe à l’eau. Qui reste-t-il ? » ; alors l’autre poussin de répondre : « Répète », et c’était reparti pour un tour. En fin d’ouvrage, le second poussin, les yeux exorbités, hurlait : « Répète ! » et cela n’en finissait pas. Un peu comme ces analyses sur la croissance économique et les contractions budgétaires où l’on redécouvre presque chaque mois que les contractions budgétaires réduisent la croissance économique ou que la sous-estimation des effets réels de la politique budgétaire engendre des erreurs de prévision.

Dernièrement, et après avoir signé en octobre 2012, un encadré dans les Perspectives économiques 2013, Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI ont publié un document d’appui qui confirme que les erreurs récentes de prévision du FMI s’expliquent par des hypothèses erronées à propos de l’effet multiplicateur. Parce que cet effet a été sous-estimé, notamment en bas de cycle économique, les prévisionnistes du FMI, mais ils ne sont pas les seuls (voir notamment le billet de Bruno Ducoudré), ont sous-estimé les prévisions de croissance : ils n’avaient pas anticipé que les prescriptions de cure d’austérité et leur mise en œuvre auraient autant d’impact négatif sur la consommation des ménages et sur l’investissement des entreprises. La tentative de désendettement des Etats intervenant en pleine période de désendettement des ménages et des entreprises, le piège de la récession allait être difficile à éviter.

Puisqu’il faut répéter, répétons ! « Les-contractions-budgétaires-expansionnistes et Répète sont dans un bateau. Les-contractions-budgétaires-expansionnistes tombent à l’eau. Qui reste-t-il dans le bateau ? Répète ! ». Pour étayer cette courte histoire, on pourra utilement se reporter à la revue de littérature d’Eric Heyer : il y montre, en effet, l’étendue du consensus sur la valeur des multiplicateurs budgétaires, consensus ayant émergé dès 2009, soit en pleine récession et au moment même où des prescriptions de cure d’austérité commençaient à voir le jour. Le billet de Xavier Timbeau montre que l’analyse des restrictions budgétaires en cours étaye une évaluation de la valeur du multiplicateur budgétaire en temps de crise bien plus élevée qu’en temps normal … Quels paradoxes !

Que faire désormais ? Répéter, une fois de plus, que la récession ne peut être une fatalité : comme l’ont souligné Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth en complément du rapport iAGS 2013, il est urgent d’atténuer l’austérité budgétaire dans la zone euro : la croissance européenne mais aussi l’assainissement budgétaire effectif en seraient enfin améliorés.