Les insuffisances de l’investissement européen

Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibich

Depuis les premiers travaux de Robert Solow, on sait que la croissance économique de long terme ne provient pas d’un stock de capital plus important ou de l’accroissement de l’emploi, mais du progrès technique, identifié comme la partie non observée de la croissance. Cet élément inobservé – le résidu de Solow – explique 87% de la croissance américaine de la première moitié du 20ème siècle. Depuis, les théories de la croissance endogène ont montré que c’est surtout l’investissement immatériel, notamment l’investissement en R&D ou en termes de capital humain qui, source d’externalités positives, assure la croissance de long terme.



Les technologies de l’information et des communications (TIC) ont concentré l’attention des chercheurs et des statisticiens depuis la fin des années 1990. Bien que n’ayant pas toujours tenu leurs promesses de gains de productivité – le paradoxe de Solow-, elles irriguent indéniablement toutes les technologies du 21ème siècle et sont les armes de la compétitivité de tous les secteurs et en premier lieu des services numériques. S’intéresser aux efforts d’investissement dans ces technologies est incontournable de toute question sur la croissance et les niveaux de vie.

Dans ce billet de blog, on se focalise sur trois types d’investissement, l’un matériel, les deux autres immatériels, pouvant être à la source du décrochage européen plus largement analysé dans le Policy brief « Le décrochage européen en question ».  Nous nous intéressons aux investissements en équipements liés aux TIC (serveurs, routeurs, ordinateurs, etc.), aux investissements en recherche et développement (R&D), et aux investissements en services TIC tels que les logiciels, les programmes et les bases de données.[1] Ces trois types d’investissement se distinguent des autres investissements tangibles (en équipements de transport, en machines, en bâtiments, en terres cultivables) et intangibles (en formation, en propriété intellectuelle, en organisation) par leur dynamique particulière, révélant un retard croissant et parfois spectaculaire de la zone euro par rapport aux Etats-Unis.

Intéressons-nous tout d’abord à la dynamique de l’investissement.

Le graphique 1 montre l’investissement par emploi pour ces trois types d’investissement aux États-Unis, en zone euro et dans les quatre grands pays de la zone euro de 2000 et 2019. On remarque immédiatement que l’effort d’investissement aux Etats-Unis est de plus grande ampleur pour chacun d’eux.

  • Concernant les investissements en R&D, l’écart entre les Etats-Unis et la zone euro, déjà important au début des années 2000, augmente en valeur absolue (le différentiel passant de 1000 à 2000 euros par emploi sur la période) pour représenter en 2019 plus de deux fois l’effort européen. Le plus inquiétant à nos yeux est que cet écart croissant est le résultat d’un comportement homogène de la part des principales économies européennes. Pour l’Allemagne comme pour la France, cet écart, plutôt minime jusqu’en 2005, est multiplié par 10 pour la France et par 5 pour l’Allemagne en fin de période.
  • Concernant les investissements en logiciels et base de données, et si l’on met de côté le cas français[2], il n’y a pas lieu d’être optimiste. L’écart US-ZE d’investissement par emploi en logiciels et bases de données est multiplié par 12, passant de 200 à 2400 euros sur les deux décennies. Le cas français se distingue par son volume, mais en tendance, l’investissement français double pendant que l’investissement étasunien triple.
  • Concernant les investissements en équipement de TIC, la singularité américaine est plus impressionnante encore. Initialement voisin des niveaux européens, cet investissement croît de manière continue aux Etats-Unis, alors qu’il demeure constant en zone euro. La comparaison est ici éloquente, puisque l’investissement par emploi demeure à hauteur de 500 à 700 euros par an sur l’ensemble de la période dans la zone euro, alors qu’il atteint 2 500 euros aux Etats-Unis, soit une multiplication par près de cinq sur la période considérée.

Au total, l’écart d’investissement privé entre la zone euro et les Etats-Unis s’élevait à environ 150 milliards d’euros en 2000, pour atteindre plus de 600 milliards d’euros en 2019. D’où vient cette vigueur étasunienne, et, surtout, comment expliquer l’apathie européenne ? On pourrait en premier lieu s’interroger sur le rôle de la spécialisation productive des économies. Après tout, si les secteurs en croissance aux Etats-Unis sont ceux qui investissent le plus en R&D, en logiciels et en équipement TIC, on devrait observer des effets de composition plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro. Cela impliquerait que la croissance observée n’est pas le résultat de comportements américains de plus en plus enclins à l’investissement mais serait avant tout le résultat d’un positionnement sectoriel avantageux pour les Etats-Unis. Procédons à présent à une décomposition de la croissance des investissements en distinguant les effets intra et intersectoriels.

En posant l’investissement par emploi agrégé comme la somme des investissements par emploi dans chaque secteur pondéré par la part de l’emploi dans ces secteurs, le taux de croissance de l’investissement par emploi agrégé peut se décomposer comme la somme des effets intra-sectoriels, des effets intersectoriels et des effets croisés sur la période.

Le premier effet capte les effets liés à l’augmentation de l’investissement (par emploi) ayant lieu au sein de chaque secteur. Cet effet interne peut être le résultat des entreprises qui, entre 2000 et 2019, ont augmenté leurs investissements, des réallocations de parts de marché au sein des secteurs, ou encore des entrées et sorties de firmes du marché. Le second effet, l’effet intersectoriel, est le résultat du changement structurel des économies, étant entendu comme les modifications dans la structure sectorielle des économies. L’effet croisé est la conjonction des deux premiers évoqués.

Le graphique 2 présente les résultats de cette décomposition, distinguant les effets internes à chaque secteur des effets intersectoriels. On observe immédiatement que c’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par tête, et ce dans l’ensemble des économies et quel que soit le type d’investissement. Autrement dit, l’explication consistant à dire que le changement structurel s’opèrerait de telle sorte qu’il favorise la croissance de l’investissement par emploi aux Etats-Unis et pas en Europe peut être écartée. Non seulement les structures sectorielles des économies ne sont pas si éloignées les unes des autres, mais surtout la croissance de l’investissement est nettement le résultat d’une intensification de l’investissement au sein des secteurs. Il faut donc comprendre l’origine de l’écart d’investissement US-ZE comme le résultat de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

Pour les révéler, nous opérons une autre décomposition, où le taux de croissance de l’investissement par emploi est le résultat du taux de croissance de l’investissement moins le taux de croissance de l’emploi. Ensuite, nous décomposons le taux de croissance de l’investissement comme la somme des taux de croissance sectoriels, pondérés par la part de chaque secteur dans l’investissement total, en début de période. Nous classons l’ensemble des secteurs qui constituent l’économie marchande par type de secteurs comme suit : (i) les Industries de hautes technologies (hors production de TIC) ; (ii) les industries de production de TIC ; (iii) les autres industries, agriculture, eau, gaz, électricité, construction ; (iv) les services à haute valeur ajoutée (hors services TIC) ; (v) les services TIC ; (vi) les autres services. Cette classification nous semble pertinente car elle distingue les activités de production de TIC (qu’ils soient manufacturés ou serviciels), des autres secteurs utilisateurs de TIC comme intrants de leur production.

Le graphique 3 présente les résultats par type d’investissement. Considérons tout d’abord les investissements de R&D. Le cas de l’Espagne peut paraître surprenant par la croissance observée, mais celle-ci est surtout le résultat d’un effet de rattrapage. En effet, comme le montre le graphique 1, c’est en Espagne que l’investissement par emploi est le plus bas tout au long de la période considérée. Cette croissance est essentiellement portée par les services de haute valeur ajoutée et les industries de « basse technologie ». Concernant les autres pays, la croissance de cet investissement est surtout soutenue par les industries de haute technologie. Ce phénomène est surtout présent en zone euro en général, et en Allemagne et en Italie plus particulièrement. En fait, le différentiel entre les taux de croissance américain et européen (en excluant l’Espagne) est surtout le résultat d’investissements importants des secteurs des services TIC. Nous y voyons surtout les fameuses GAFAM.[3] L’exploitation des bases de données gigantesques conjointement à l’essor de l’intelligence artificielle – et des possibilités impressionnantes qu’elle offre – incitent les GAFAM à investir massivement en R&D afin de tirer le meilleur parti de ces nouvelles technologies.

La croissance de l’investissement en bases de données et logiciels est surtout due aux secteurs des services en général, quel que soit le pays considéré. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée. Ce constat évoque plutôt l’idée d’une diffusion des TIC à l’ensemble du tissu économique plus rapide aux Etats-Unis qu’en Europe. L’Italie interpelle par la faiblesse du taux de croissance, avec une contribution quasi inexistante des services à la croissance de cet investissement. Le cas espagnol est, encore une fois, l’expression d’un effet de rattrapage, comme l’illustre le graphique 1.

Enfin, la comparaison US-ZE sur les sources de la croissance des investissements en équipements TIC est particulièrement éclairante. Au-delà de la différence en termes de taux de croissance, on remarque que la contribution des secteurs est relativement similaire entre les deux régions du monde, à l’exception des services TIC. En zone euro, la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC reste faible alors qu’aux Etats-Unis, elle est de 4,5 points de pourcentage, expliquant à eux seuls le différentiel constaté. Notre interprétation est que la dynamique spécifique aux investissements en équipement TIC constatée dans la figure 1 est le résultat des investissements massifs des services TIC, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des GAFAM. Autrement dit, les investissements immatériels en R&D et en logiciels-Bases de données évoluent de concert avec les investissements matériels en TIC qui les complémentent et les rendent opérationnels voire productifs.

Trois résultats sont à retenir :

  1. L’effort d’investissement aux Etats-Unis est plus important qu’en zone euro pour les trois types d’investissements considérés que sont : les investissements en R&D, en équipement TIC, en services TIC (logiciels et bases de données).

    1. L’écart entre les Etats-Unis et la zone euro croît pour tous les types d’investissement.
    2. Les investissements en équipements TIC par emploi sont, en 2019, cinq fois plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro.

  2. C’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par emploi, et ce dans l’ensemble des économies et pour tout type d’investissement.

    1. L’écart constaté entre les Etats-Unis et la zone euro n’est donc pas dû à des effets de de changements de spécialisation (au cours des 20 dernières années), mais bien à des changements internes aux secteurs.
    2. L’origine de l’écart d’investissement la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC résulte de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

  3. Il existe d’importantes différences entre pays sur les contributions sectorielles à la croissance de l’investissement par emploi.

    1. En zone euro, la croissance de l’investissement en R&D est surtout soutenue par les industries de hautes technologies. Aux Etats-Unis, ce sont surtout les services en TIC qui soutiennent cette croissance ;
    2. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée à la croissance de l’investissement en bases de données et logiciels ;
    3. Le différentiel observé en investissements en équipement TIC est principalement dû aux investissements réalisés par le secteur des services.

Tout se passe comme si, aux Etats-Unis, à grand renfort d’investissements en R&D et en équipements numériques, le secteur des services TIC – incluant les cinq géants américains – expliquait le différentiel observé. Les autres secteurs de services (essentiellement les services à haute valeur ajoutée) intègrent ces innovations dans leur processus productif en investissant à leur tour en logiciels et base de données.  Le cas américain offre ainsi une grande cohérence par la complémentarité entre des secteurs producteurs et des secteurs utilisateurs de services TIC. L’impression d’ensemble est celle d’une numérisation rapide de l’économie, portée par les GAFAM et se diffusant à l’ensemble du tissu productif américain.

Le cas européen n’offre pas la même lecture, et est préoccupant pour deux raisons. Premièrement, l’absence d’investissement en services TIC implique une numérisation plus lente de l’économie. Deuxièmement, l’absence d’entreprise leader dans le domaine des services numériques limite les investissements en R&D et en équipements numériques. A l’heure des promesses futures de l’intelligence artificielle et de l’ordinateur quantique, il y a tout lieu de penser que, sans la combinaison de secteurs amont fournisseurs de services et d’équipements TIC et de secteurs aval adoptant ces innovations, l’Europe pourra plus difficilement capter les fruits de la numérisation annoncée de l’économie.

Le défi est donc immense. Un rattrapage complet impliquerait une augmentation de l’investissement privé[4] en Europe de 630 milliards d’euros par an (soit plus de 5% du PIB de la zone euro), et ce sur les seuls actifs considérés ici (TIC, R&D, logiciels et bases de données), et sous hypothèse de constance de l’investissement américain. Cela équivaut à une augmentation de l’investissement de 61 milliards d’euros pour la France, de 57 milliards d’euros pour l’Allemagne, de 28 milliards pour l’Italie et de 16 milliards pour l’Espagne. Mais ceci n’est pas qu’un problème quantitatif, loin s’en faut. Sans changement radical des comportements d’investissement des acteurs publics et privés, sans innovation institutionnelle concernant la gouvernance européenne[5], ce paradoxe devrait perdurer en Europe, qui, restant ancrée dans les spécialisations du 20ème siècle, présente manifestement un risque de déclassement technologique.


[1] Rappelons que ces investissements peuvent résulter de production interne aux entreprises ou être achetés à des fournisseurs externes.

[2] Guillou et Mini ont mis en évidence la particularité française, somme toute énigmatique, en matière de logiciels et bases de données qui persiste malgré la prise en compte des différences de comptabilité entre les pays. Voir « A la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française », La Fabrique de l’industrie (2019).

[3] Pour rappel, les GAFAM sont : Google (devenu Alphabet), Amazon, Facebook (Meta), Apple et Microsoft.

[4] Le secteur privé correspond ici aux secteurs en code NACE de A à N.

[5] Voir sur ce point le récent rapport par Fuest, D. Gros, P.-L. Mengel, G. Presidente et J. Tirole, “EU Innovation Policy: How to escape the middle technology trap”, Avril 2024, A Report by the European Policy Analysis group.




L’économie politique européenne, quelques réflexions

par Laurent Warlouzet

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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En réponse aux interventions, Laurent Warlouzet souligne la relative flexibilité de l’économie politique européenne, dans une réflexion historique issue de son ouvrage « Europe contre Europe », et d’une récente tribune dans Le Monde[1].

Tout d’abord, les modèles nationaux constitutifs de l’économie politique européenne sont à la fois marqués par une certaine inertie, comme l’a souligné Robert Boyer, et dotés d’une capacité d’adaptation. Les facteurs de déséquilibres actuels, l’excédent commercial allemand contrastant avec le déficit français, peuvent donc être transitoires. Certes, il ne faut pas nier le poids des structures, les Britanniques dénonçaient déjà les exportations industrielles allemandes à la fin du XIXe siècle, au moment où l’Allemagne avait établi sa domination dans les nouveaux secteurs de la chimie et de l’électricité grâce à des entreprises qui existent toujours aujourd’hui. Depuis les années 1970, l’Allemagne fédérale s’imposa comme un modèle pour ses voisins car elle maintint son excédent commercial malgré les chocs pétroliers. Mais l’Allemagne fut aussi désignée comme l’Homme malade de l’Europe au début des années 1990, alors qu’elle ployait sous le coût de la réunification, tandis que la balance commerciale française était excédentaire. Les rapports de force internes peuvent évoluer en fonction de facteurs politiques, démographiques, militaires ou bien évidemment technologiques, sans qu’il soit possible de prévoir qui seront les gagnants : l’Europe fut à un moment leader mondial de la téléphonie mobile, avant de prendre du retard dans l’internet. Quelle sera sa position dans les secteurs issus de la transition verte ?

Ensuite, la construction européenne constitue un amalgame d’inertie et de potentialités. La logique du marché demeure sa colonne vertébrale, mais des éléments de solidarité et de politique industrielle se sont également manifestés. Par le passé, des années 1960 au début des années 1990, l’Europe a géré de nombreux accords protectionnistes : la Politique agricole commune (PAC), des accords de limitations des importations dans le textile, l’acier et l’automobile, ainsi que des conflits commerciaux récurrents avec les États-Unis (dans l’acier et à propos d’Airbus notamment). Aujourd’hui, après trente années ultralibérales, de 1992 à 2014, la flexibilité du cadre européen se manifeste de nouveau, à la fois dans la politique de la concurrence comme le souligne Michel Debroux[2], et dans les politiques industrielles, commerciales et d’armement. Bruxelles accepte même aujourd’hui des textes refusés par le passé pour leur caractère protectionniste. C’est le cas du règlement du 14 décembre 2022 sur les « subventions étrangères faussant le marché intérieur », qui prévoit de prendre en compte les aides d’État attribuées à des concurrents non européens dans le cadre de la procédure d’examen d’une fusion. Or certains Français, notamment Jean-Claude Trichet alors directeur du Trésor, avait demandé l’inclusion d’une clause assez similaire lors de la négociation du règlement concentration, adopté en 1989[3]. Cette exigence fut alors refusée comme trop protectionniste. Elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Cela ne signifie pas que l’Histoire bégaie, se répète à l’identique, mais qu’elle offre un répertoire d’actions possibles, d’alternatives oubliées, supports de l’imagination des décideurs acteurs.

Reste, enfin, la question lancinante de l’ampleur du changement de paradigme et de son efficacité. L’Europe s’est dotée d’une panoplie d’outils de défense commerciale, mais va-t-elle les utiliser ? À titre d’exemple : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières va-t-il donner lieu à une application concrète, ou simplement servir d’outil de dissuasion, en incitant les partenaires commerciaux de l’Union à se doter de mécanismes de contrôle des émissions ? Mais les Européens pourront-ils vraiment contrôler leur coût réel pour les entreprises extra-européennes ? En interne, se pose aussi la question de l’efficacité de la politique industrielle européenne, comme de toute politique industrielle, ce que l’intervention de Maxence Brischoux suggère : comment éviter le saupoudrage, ou au contraire la domination de quelques entreprises bien connectées profitant de rentes de situation ? Les pouvoirs publics sauront-ils faire preuve de suffisamment d’agilité pour s’adapter à un processus d’innovation très rapide (la vitesse d’adoption des innovations tend à croître dans le domaine numérique) ? Enfin, sur le plan géopolitique, comment promouvoir l’industrie européenne, sans se priver de coopérations extra-européennes essentielles ? Là aussi, l’histoire donne des clés : en 1974, alors que la France s’engageait massivement dans le programme européen Airbus, elle accepta en même temps qu’Aérospatiale s’allie avec General Electric pour former CFM international, devenu l’un des leader mondial des réacteurs d’avion. Aujourd’hui, que ce soit dans l’armement ou dans le numérique, il paraît difficile de se passer du partenaire étatsunien, ce qui ne signifie pas qu’il faille s’y inféoder. C’est tout l’enjeu de la transcription dans les faits de l’« Europe puissance », notre nouvel horizon[4].


[1] Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, Cnrs éditions, 2022 ; Laurent Warlouzet, « L’Union européenne est-elle capable d’affronter un retour à des relations économiques internationales plus conflictuelles ? », Le Monde, 16 mai 2023.

[2] Sur cette flexibilité, voir un panorama historique in : Laurent Warlouzet, « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957–2022) », in Adina Claici, Assimakis Komninos, Denis Waelbroeck (dir.), The Transformation of EU Competition Law. Next Generation Issues, Alphen, Kluwer, 2023, pp. 33-52 ; disponible sur SSRN:  https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4426768

[3] Note du 4 octobre 1989 citée in Laurent Warlouzet, Europe contre Europe, p. 254 ; plus de détails in : Laurent Warlouzet, « The Centralization of EU Competition Policy: Historical Institutionalist Dynamics from Cartel Monitoring to Merger Control (1956–91) », in Journal of Common Market Studies, 2016, 54, 3, p. 735.

[4] Laurent Warlouzet, « Un bilan de la présidence de l’Europe d’Emmanuel Macron. L’Europe puissance relancée ? », in Études, 7-8, 2022, pp. 7-20




Le verdissement de la politique industrielle

par Sarah Guillou

Plus personne ne craint de prononcer son nom : la politique industrielle est bien de retour. Mais ce qui marque la politique industrielle post-Covid, c’est bien son verdissement. Par verdissement, j’entends l’importance des questions environnementales dans les choix de spécialisation productive. Car si on définit la politique industrielle comme l’ensemble des politiques qui ont pour objectifs d’influencer et d’orienter la nature, la qualité et l’intensité de la spécialisation productive, alors force est de reconnaître que l’enjeu de l’environnement s’invite dans toute réflexion sur les modes et les types de production de demain.



Ce qui m’intéresse ici est d’identifier les différentes versions de cette politique industrielle verte et leurs effets différenciés.

On doit à Dani Rodrik une des premières analyses qui plaçait l’environnement dans le giron des politiques industrielles. Dans son article séminal Green Industrial Policy, Rodrik (2014) montrait que le sous-investissement dans les technologies vertes était le fruit d’une double sous-estimation du gain social que l’on obtiendrait à investir dans ces technologies. Il s’agissait d’une part du gain social associé aux externalités positives de la technologie qu’elle soit verte ou pas, et d’autre part du gain social associé à la réduction des externalités négatives de la pollution. L’existence d’externalités se traduit par une défaillance du marché à orienter efficacement l’allocation des ressources en capital et en travail. La nécessité de l’intervention publique pour corriger ces défaillances s’impose. La politique de l’environnement doit utiliser les outils de la politique industrielle en matière de promotion et d’orientation des investissements dans les technologies vertes.

Ces éléments de défaillances de marché sont la justification de base qui a conduit à traiter les enjeux de l’environnement par la politique industrielle. Il existe plusieurs variantes de politique industrielle verte selon leurs objectifs.  J’en distingue ici quatre.

Conformément à la typologie des politiques industrielles, deux axes, vertical et horizontal, sont possibles. On distingue ainsi le soutien ciblé aux industries vertes – la politique industrielle verte verticale – de la promotion des objectifs environnementaux dans les processus de production de toutes les industries – la politique industrielle verte horizontale. À cette grille bi-dimensionnelle, on peut ajouter deux autres dimensions qui caractérisent les politiques industrielles vertes : le protectionnisme vert et le couplage avec la question énergétique.

La politique industrielle verte verticale (PIV-V)

Une politique industrielle qui a vocation à soutenir spécifiquement les industries vertes est une politique industrielle verte verticale. Les industries vertes concernent au premier chef les industries des énergies renouvelables mais aussi les industries de recyclage, de production de turbines éoliennes, de panneaux solaires, d’hydrogène vert, de pompes à chaleur, de capture de carbone, de biocarburants. C’est toute la chaîne de valeur autour des énergies renouvelables qui est visée. Par extension, les industries de véhicules électriques et de batteries sont aussi ciblées car elles participent à la transition vers la disparition des énergies fossiles dans les moyens de transport (en supposant que l’électricité utilisée sera décarbonée). Il s’agit de pallier le sous-investissement dans les technologies et les industries vertes porteuses d’externalités positives.

Les États-Unis privilégient ce type de politique. C’est bien la philosophie de l’Inflation Reduction Act (IRA) qui montre par ailleurs que la politique environnementale américaine passe surtout par la politique industrielle. Voté par le Congrès américain en août 2022, budgété à près de 400 milliards de dollars sur 10 ans, cette loi propose non seulement des subventions à l’achat de véhicules décarbonés mais aussi offre de nombreux crédits d’impôt associés aux investissements dans les technologies et la production de biens qui permettent la transition vers des processus de production et de consommation décarbones. Les industries vertes, listées plus haut, sont ciblées et les investissements s’y produisant peuvent bénéficier de crédits d’impôt. En matière de véhicules, la subvention à l’achat qui existait auparavant est modifiée et finance, avec une contrainte de revenu bien au-dessus du salaire médian, l’achat de véhicules électriques ou hybrides s’ils remplissent des conditions de provenance de leurs intrants et de leur assemblage. J’y reviendrai plus bas.

La particularité de l’UE est d’avoir déployé de nombreux instruments servant ses objectifs environnementaux. Parmi eux, on trouve des dispositifs relevant de la PIV-V. Ainsi, elle a fléché les dérogations au régime de contrôle des aides d’État, donc des aides à des entreprises ou des secteurs, vers des objectifs de décarbonation de l’économie. Plus récemment, le dispositif qui répond au plan américain est le Net Zero Industry Act (NZIA). Il cherche à replacer les objectifs de compétitivité de l’industrie dans la règlementation environnementale européenne (le green deal européen). Le 16 mars 2023, la Commission a donc proposé ce projet de règlement au Parlement et au Conseil qui promeut la manufacture de produits à zéro émission en Europe et qui cible une liste de technologies « net-zero », liste qui est assez proche de celle des industries vertes (les pompes à chaleur, la capture de carbone, les technologies du réseau électrique…). Ces technologies sont susceptibles d’accéder à des financements plus larges et plus rapides et de bénéficier de la procédure d’obtention de permis accélérée.

C’est aussi dans cette catégorie que l’on doit inclure le crédit d’impôt (budgété à 500 millions d’euros par an) du projet de loi sur l’industrie verte français présenté le 16 mai 2023 qui cible les technologies « net zero » du NZIA.

Ces politiques seront-elles efficaces au regard de l’objectif environnemental ? La réussite de ce type de politique repose sur la maîtrise de la chaîne de valeurs, des intrants miniers aux infrastructures de charges ou le réseau électrique. En effet, les aides aux industries vertes soutiennent leur production et l’extension des capacités, ce qui augmente la concurrence sur l’accès aux ressources comme les intrants miniers mais aussi la concurrence pour attirer les compétences. Des goulets d’étranglement peuvent très vite apparaître, surtout si ces politiques sont teintées de protectionnisme (qui créent des barrières entre les marchés). Une tension sur les prix des ressources rares ne manquera pas de se produire.

De même, une augmentation de l’usage des véhicules électriques exige une augmentation des infrastructures de charges. Une augmentation de la production d’électrons (industrie éolienne, solaires, hydrogène) exige, elle, de pouvoir se déverser dans le réseau et donc que celui-ci dispose des infrastructures de stockage et de réception de ces nouveaux types d’électrons.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’atteinte de l’objectif ultime de réduction des émissions de CO2 – totales et non par unité d’énergie générée. Le doublement des capacités de l’industrie verte en Europe et aux États-Unis va-t-il réduire les émissions de CO2 ? Y aura-t-il une substitution aux capacités des énergies fossiles ?

À cet égard, on devrait préférer une stratégie de décarbonation des processus de production qui relève davantage du type de politique horizontale.

La politique industrielle verte horizontale (PIV-H)

Un autre type de politique industrielle verte consiste non pas à soutenir des industries en particulier mais à décarboner les processus de production dans tous les domaines d’activité. L’industrie étant une source majeure d’émissions de CO2, sa transformation vers des processus plus propres est un levier important de la réalisation des objectifs de réduction d’émission. Il s’agit d’assigner à la politique industrielle la mission de prendre en compte les externalités de la pollution des processus de production. On notera que la taxe carbone peut jouer ce rôle ; mais instaurer un prix du carbone est une politique de l’environnement et dépasse le cadre de la politique industrielle verte qui vise, comme on l’a dit, à influencer les spécialisations productives.

La politique française récente de décarbonation de l’industrie est une bonne illustration de ce modèle de politique industrielle verte horizontale. En 2022, dans le cadre de France 2030, a été annoncé un plan de décarbonation de l’industrie de 5,6 milliards, puis en mai 2023, un des volets du projet de loi conforte ces mesures ciblant le changement de processus de production. Même si, on l’a vu, ce plan a aussi une dimension verticale visant la production des industries vertes.

La politique industrielle verte horizontale a moins d’exigences sur la maîtrise de la chaîne de valeur ni sur les débouchés. Elle comporte moins de risque de désajustements de l’offre à la demande en raison des risques d’excès de capacités. Elle a donc une efficacité́ plus pérenne et moins chaotique. Si elle réussit à produire des changements de comportements, elle a des effets plus structurels que la version verticale. Dans le contexte d’une régulation des émissions de plus en plus stricte, d’un prix des énergies fossiles durablement plus élevé, d’une finance verte qui se développe et d’une exigence croissante de responsabilité sociale des entreprises, l’adoption de processus de production moins polluants prend un caractère irréversible : il existera très peu de raisons de retourner à des processus plus polluants même une fois les dispositifs de soutien supprimés. Un autre avantage de cette politique est que les subventions ne créent pas de distorsions de concurrence non souhaitées. Elles ne procurent pas un avantage compétitif discriminant, elles ne font que soutenir l’effort des investissements aux coûts irrécouvrables nécessaires à la décarbonation des processus de production.

L’inconvénient de cette politique, outre son coût net élevé à court terme, est qu’elle est une politique de guichets : les investissements de décarbonation sont soutenus par les aides à condition qu’ils aient lieu. Elle doit donc être accompagnée de dispositifs d’incitation plus contraignants, de la taxe carbone aux quotas carbone en passant par des réglementations sur les émissions.

Le protectionnisme vert (PIV-P)

C’est une version défensive de la politique industrielle qui organise la protection de certaines industries de la concurrence étrangère pour en assurer le développement et la croissance. Elle vient le plus souvent en support des politiques industrielles verticales. Elle peut aussi naître de la nécessité d’égaliser les conditions de concurrence altérées par des politiques vertes horizontales contraignantes. C’est le cas du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que l’UE va mettre en place.

Au préalable, rappelons que le propre des politiques industrielles vertes est de créer des externalités positives (ou d’effacer des externalités négatives) qui dépassent le territoire national. Les fruits de ces politiques ne peuvent donc être totalement appropriés. En effet, comme on l’a dit plus haut, investir dans les technologies et les industries vertes profite à l’ensemble de la planète, tout comme la pollution, d’où qu’elle vienne, a des effets mortifères pour toute l’humanité. Ces externalités positives et négatives sont donc mondiales et ainsi le comportement de passager clandestin d’un pays vis-à-vis des pays qui feraient les investissements en technologie verte est largement incité. L’incomplète appropriation des gains de l’investissement peut dissuader les gouvernements de s’engager dans des investissements et à l’inverse peut rendre très sensibles à la concurrence déloyale les pays investisseurs. De plus, le coût de la politique industrielle verte est non seulement supporté par la collectivité mais, quand il s’accompagne de régulations contraignantes, peut entraîner une baisse de la compétitivité des entreprises. La politique industrielle verte de soutien (plutôt verticale) aura des fuites budgétaires en dehors du territoire ; la politique industrielle verte de contraintes (plutôt horizontale) aura des conséquences sur la compétitivité que des mesures protectionnistes voudraient compenser.

Par ailleurs, une grande part de la chaîne de valeur des industries vertes est aujourd’hui aux mains de la Chine. Cette dernière détient des positions dominantes par exemple dans certains métaux comme le graphite et le lithium, dans les anodes de batteries, dans les batteries (Voir Guillou, 2022). Cette forte asymétrie de spécialisation pose deux problèmes : d’une part, la difficulté de faire croître des acteurs locaux qui ont démarré après les Chinois et qui n’ont pas accès aux mêmes avantages de ressources, d’autre part, la difficulté d’accélérer la décarbonation de l’économie sans recourir aux équipements les plus compétitifs sur le marché, aujourd’hui chinois. Par exemple, les installateurs de panneaux solaires s’inquiètent du biais local qui pourrait s’appliquer et dans ce cas ralentir l’installation de panneaux solaires. Le NZIA prévoit en effet que si les composants viennent d’un pays à l’égard duquel le taux de dépendance est supérieur à 65% alors il faudra chercher un autre fournisseur. Or la Chine détient plus de 80% des parts de marché des composants des panneaux solaires.

Force est de reconnaître que la domination des Chinois dans le solaire, les batteries et les véhicules électriques rend les politiques de transition énergétique désindustrialisante. On voit donc apparaître de plus en plus une composante protectionniste dans les politiques industrielles vertes verticales ou horizontales.

Si l’IRA prévoit explicitement des restrictions d’éligibilité aux aides directes et indirectes définies selon l’origine des intrants, en Europe, les règles de contenu local sont prohibées parce qu’elles contreviennent, d’une part aux règles commerciales internationales (OMC), d’autre part, à l’idée du marché unique.

La France, en tant que membre de l’Union européenne, se plie à cette interdiction de faire référence explicitement à une obligation de contenu local. Cependant, le soutien de la demande d’achat de produits des industries vertes (véhicules électriques ou panneaux solaires par exemple) est, en l’absence d’une offre locale suffisante, une subvention aux producteurs étrangers. Si on se restreint à un objectif de politique environnementale stricte, alors la subvention remplit son objectif. Le problème est que si, au même moment, on met en place une politique industrielle verte et que l’on cherche à développer une industrie de substitution aux importations, la politique de subvention à l’achat contrevient à l’objectif de la deuxième politique. Face à cette contradiction, le Sénat avait réduit (amendement au budget 2023 adopté le 2 décembre 2022) l’enveloppe des subventions à l’achat argumentant de l’absence d’une filière française. Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, avait alors répondu que la politique environnementale devait primer sur la politique industrielle. Quelques mois plus tard, une autre solution était envisagée pour contrer cette fuite des subventions du bonus écologique. Le projet de loi de soutien de l’industrie verte du 11 mai 2023 prévoit de conditionner la subvention à l’achat de véhicules électriques à des critères d’empreinte écologique de telle manière que certains fournisseurs – comme la Chine – soient de facto exclus.

Dans le NZIA, l’ambition est que l’UE produise sur son territoire au moins 40 % des technologies dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs en matière de climat et d’énergie d’ici à 2030. On parle de résilience, de derisking ou d’autonomie stratégique pour justifier cet objectif mais les moyens pour y parvenir ne relèvent pas directement du protectionnisme sauf peut-être en ce qui concerne les marchés publics et le seuil de dépendance fixé à 65% (voir supra). En revanche, le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières a nettement une dimension de protection sinon de protectionnisme. Il prévoit de taxer le contenu en carbone des produits – au départ essentiellement des produits primaires – importés par l’Union européenne. Le dispositif se mettra progressivement en place à partir de 2025.

En ce qui concerne ses effets, le protectionnisme conduit à un cloisonnement des marchés ; il peut ralentir l’atteinte des objectifs de neutralité carbone et augmenter les pressions inflationnistes sur les intrants des industries vertes.

Les appels à la protection ont été d’autant plus motivés que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné une crise énergétique sans précédent en Europe, qui a affecté profondément les industries soumises aux contraintes environnementales. Cela a encore renforcé l’imbrication des enjeux énergétiques aux enjeux climatiques dans la définition des politiques industrielles.

La politique industrielle verte énergétique (PIV-E)

Il existe deux raisons pour lesquelles l’énergie est associée à la politique industrielle verte. D’une part, historiquement, la politique industrielle est fortement liée aux politiques énergétiques étant donné la place centrale de l’énergie dans la production industrielle. De la machine à vapeur à l’industrie robotisée, la ressource en énergie est déterminante de la dynamique industrielle. D’autre part, après le transport et le chauffage, la production industrielle est la troisième source majeure d’émissions. Or, les émissions de CO2 relèvent du mix énergétique. Décarboner l’industrie c’est non seulement substituer de l’électricité à des énergies fossiles utilisées directement dans le processus de production, mais c’est aussi verdir l’électricité par un mix énergétique qui réduit la part des énergies fossiles. Autrement dit, la politique énergétique entraîne des conséquences majeures sur la compétitivité industrielle et le contenu carbone de l’industrie. La politique industrielle verte énergétique (PIV-E) est une politique industrielle où les choix énergétiques guident la politique industrielle.

En France, la politique énergétique a très tôt conditionné la politique industrielle en orientant les soutiens vers les technologies du nucléaire. Le choix nucléaire a été une politique industrielle assumée. Non seulement l’État a massivement investi dans la filière nucléaire via les entreprises publiques mais il a financé la recherche nucléaire dans le cadre de ses activités de défense. Le choix du nucléaire continue de singulariser la position française qui, dans le cadre des discussions autour du Green Industrial Act, défend l’inclusion du nucléaire parmi les énergies participant à la décarbonation.

Si l’agenda de l’énergie est redevenu prioritaire en Europe depuis la guerre russo-ukrainienne, il n’a que peu altéré les décisions en matière d’objectifs de neutralité carbone. Aux États-Unis, l’abondance énergétique a longtemps retardé les investissements dans les énergies renouvelables et le tournant de l’IRA est à cet égard un jalon notable d’une nouvelle trajectoire, mais celle-ci n’a pas été gouvernée par la question de l’approvisionnement énergétique proprement dit. La contrainte énergétique est plus ou moins présente selon les pays dans le choix de leur mix énergétique, mais elle ne peut être ignorée et conditionne fortement le poids des politiques verticales ou horizontales dans les politiques.

En résumé, le tableau qualitatif suivant accorde des étoiles selon l’intensité de chacune des politiques dans le mix des PIV de chaque pays/zone. La politique européenne est équilibrée sur toutes les dimensions mais peu protectionniste ; la France utilise également tous les leviers des PIV mais est plus protectionniste que l’UE et plus orientée par ses choix énergétiques. Au total, elle apparaît la plus interventionniste mais ce sont les États-Unis les plus protectionnistes.

En conclusion, l’urgence climatique ne peut que conduire à nous satisfaire de cette orientation des politiques industrielles. Reconnaissons que le recours à des politiques industrielles plus interventionnistes pour atteindre des objectifs environnementaux est l’aveu du renoncement à ne s’appuyer que sur le signal-prix du carbone et l’instauration d’une taxe pigouvienne (taxe carbone) qui internaliserait le coût des émissions de CO2. Ce renoncement est directement issu de la non-acceptabilité sociale de l’augmentation du prix du carbone étant donné son caractère régressif mais aussi de ce que les gouvernements manient avec frilosité les augmentations de taxes.

Le tournant vertical et protectionniste de ces politiques est lui le résultat de l’état des avantages productifs de l’économie mondiale en matière d’industrie verte alors que les émissions de CO2 n’ont pas de frontières. Le coût des politiques environnementales exige de contrôler l’appropriation de ses bénéfices. Or à défaut de s’approprier les bienfaits de la réduction des émissions, les États veulent s’approprier les technologies, les emplois et la production. Mais tant que les technologies de décarbonation ne seront pas mâtures et dominantes, les politiques industrielles vertes verticales conduiront à des tensions inflationnistes d’origine verte (non pas greed mais green) sur les intrants et les salaires. C’est pourquoi les gouvernements devraient privilégier le soutien aux technologies vertes génériques et des politiques de soutien horizontales.