L’industrie européenne des véhicules électriques doit-elle craindre le protectionnisme vert américain ?

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par Sarah GUILLOU

L’Inflation Reduction Act (IRA) a été voté par le Congrès américain le 22 août 2022. Il agite aujourd’hui les gouvernements européens qui expriment unanimement leurs inquiétudes sans toutefois s’accorder sur les remèdes. Ils sont guidés sans doute par les industriels qui voient se détériorer leur compétitivité-coût en raison du différentiel de prix de l’énergie. Anticipant que cette détérioration va durer, leur stratégie d’investissement implique à présent la comparaison de l’attractivité de différentes localisations. C’est là que l’IRA entre dans les arbitrages. Mais est-elle vraiment une menace pour l’industrie européenne étant donné l’organisation mondiale de la production ?

La loi de réduction de l’inflation flèche près de 400 milliards de dollars de dépenses publiques pour financer des investissements et des comportements économiques qui s’inscrivent dans une trajectoire de décarbonation de l’économie américaine. En matière de véhicules électriques, c’est près de 24 milliards de dollars de dépenses qui sont prévus. Le contentieux autour de cette loi vient de son caractère protectionniste parce qu’elle conditionne l’obtention des subventions, notamment à l’achat des véhicules propres (7500 dollars pour un véhicule neuf), à des conditions de localisation de l’assemblage mais aussi d’origine des composants à partir de 2024.

La réalité de la menace dépendra des réactions des entreprises européennes et de la substitution de leur investissement en Europe par des investissements aux Etats-Unis. Cependant, l’attractivité financière de l’IRA est à modérer par la structure et la dynamique du marché mondial. Ce billet a pour objectif de décrire les rapports de force dans l’industrie pour mettre en perspective les opportunités offertes par l’IRA.

En 2022, le marché très dynamique des véhicules électriques est européo-asiatique

Le marché des véhicules électriques est un marché extrêmement dynamique avec une projection de croissance phénoménale. Les ventes au niveau mondial ont été multipliées par 4 en unités depuis 2019 atteignant en 2021 6,6 millions de véhicules, dont 3,3 millions en Chine, 2,3 en Europe et 600 000 aux Etats-Unis. Ce nombre qui représente aujourd’hui 10% des véhicules vendus, pourrait atteindre 200 millions d’ici 2030. Il en est de même pour le marché des batteries dont l’activité est très corrélée à celle des véhicules électriques (VE). D’une demande estimée à 340 GWh en 2021, les projections la situent à 3500 GWh en 2030.[1]

Ce dynamisme est lié à la prise de conscience des individus, des entreprises et des Etats de la menace du changement climatique. Ces acteurs influencent la demande, les prix et les politiques qui accélèrent l’autonomisation vis-à-vis des énergies fossiles. Pour cela, la batterie est nécessaire à la fois pour stocker les énergies renouvelables et pour passer des véhicules à combustion aux véhicules électriques.

Du côté de la demande, 16 à 17% des voitures sont électriques en Europe et en Chine, mais seulement 5% aux Etats-Unis.

Du côté de l’offre, l’Europe produit un quart des voitures électriques contre 10% aux Etats-Unis et cela, surtout grâce à Tesla, longtemps le premier constructeur mondial de véhicules électriques. La Chine en produit plus de 50%.

En 2020, les plus grands constructeurs de VE sont l’américain Tesla (19%), les allemands VW et BMW (20%), le franco-japonais Renault-Nissan ( 9%), le coréen Hyundai-Kia (7%) et le chinois BYD (6%). En 2021, la croissance fulgurante du chinois BYD le propulse dans les 3 premiers : Tesla, VW et BYD concentre 1/3 de l’offre.

Du côté des batteries, la Chine produit plus de 75% des batteries dans la technologie dominante ion-lithium et 80% des anodes qui composent les batteries. L’Europe ne produit que 7% des batteries en 2021, ce qui est équivalent à la production américaine en raison de l’installation notamment de l’entreprise japonaise Panasonic aux Etats-Unis. En 2021, la Chine, le Japon et la Corée du Sud produisent 97% des cathodes et 99% des anodes. Les premiers producteurs de batteries sont le chinois CATL, le sud-coréen LG Energy solution et le japonais Panasonic. Suivent le sud-coréen SK Innovation et le chinois BYD. Le marché est encore plus concentré que celui des voitures électriques. Les trois premiers producteurs de batteries concentrent 65% de la production et les trois premiers producteurs d’anodes sont chinois et concentrent 55% de la production.

Face à cette domination euro-asiatique, les Etats-Unis sont indéniablement un vaste marché de clients mais c’est aussi un marché peuplé de constructeurs locaux bien installés, d’acteurs asiatiques (hors Chine) et européens très nombreux. La concurrence y est donc intense.

Malgré le coût de l’électricité qui s’installe dans un cycle haussier et le coût de l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication des batteries, le choix politique en faveur du développement du marché de VE semble bien ancré, surtout en Europe et en Chine. Les Etats-Unis, autrefois en retrait vis-à-vis de cette tendance, ont basculé du côté des pays qui soutiennent désormais activement le passage à une économie décarbonée.

Un marché où la régulation est clé pour le déploiement des investissements

La continuité et l’ancrage d’un tel engagement politique sont des éléments clé pour le déploiement d’une industrie des VE. C’est l’état des anticipations de demande sur un marché qui détermine les investissements. Or la régulation est déterminante pour anticiper les conditions de l’offre (par exemple est-ce que tous les constructeurs et sous-traitants vont devoir se convertir ), d’infrastructures (y-aura-il suffisamment d’infrastructures pour recharger les batteries), les conditions de la demande (subvention à l’achat) et des préférences des consommateurs. Or les Etats-Unis se sont prononcés tardivement en faveur de la décarbonation du transport. De leur côté, l’UE et la Chine sont bien plus engagées.

En Europe, les incitations sont fortes et l’industrie automobile est clairement orientée vers l’électrique. De l’interdiction de la vente de véhicules avec des moteurs à combustion en 2035 aux objectifs de réduction des gaz à effets de serre en passant par les limites de CO2 par km qui s’imposent aux constructeurs, l’Union européenne a posé des incitations sans équivoque vers le passage à une industrie automobile reposant sur les batteries et l’énergie électrique.

Ce qui distingue l’UE des Etats-Unis est un engagement plus ancien et constant en faveur des batteries, induisant des signaux cohérents et croissants pour l’ensemble des sous-traitants qui interviennent dans cette industrie, de l’électronique au recyclage en passant par les producteurs d’infrastructure de recharge. A côté des régulations sur la décarbonation de l’économie, l’engagement européen a pris corps en 2017 avec l’Alliance pour la batterie qui regroupait des chimistes (BASF, Solvay), des constructeurs de batterie (Northvolt, Saft) et des constructeurs automobiles (Peugeot). Celle-ci s’est transformée en Plan d’Intérêt Important Commun Européen depuis 2019. Cet engagement pluriannuel se traduira par 3,2 milliards d’euros d’argent public (France, Allemagne, Italie…) auxquels 5 milliards d’euros privés devraient s’additionner. S’ajoutent à ces plans des subventions des Etats en propre soit pour financer la demande (7000 euros en France pour l’achat d’un véhicule électrique), soit pour soutenir l’installation d’une usine, soit pour entrer au capital d’entreprises. Quand l’Allemagne accueille des implantations d’usines de Tesla (2019) ou CATL (2019), elle subventionne une partie des investissements. Par exemple, l’usine de CATL qui s’est construite à Erfurt (Thuring) a bénéficié d’une subvention de 8 millions d’euros sur 2 milliards d’euros d’investissement. Le gouvernement hongrois qui accueille 7,34 milliards d’euros à Debrecen pour une usine de 100 GWh de CATL subventionne une partie de l’installation.

Cette constance des signaux publics tant dans la régulation que dans la croissance des subventions a ancré les stratégies d’investissement des industriels. Un retournement est toujours possible notamment en raison du coût de l’énergie mais il concernerait d’abord les entreprises qui ont déjà des filiales aux Etats-Unis et qui pourraient redistribuer leurs actifs pour tirer parti des opportunités des subventions américaines. Mais le marché américain est encore étroit puisqu’il concerne moitié moins de ménages pour le moment et les infrastructures publiques sont moins engagées qu’en Europe. Les subventions à l’achat existaient d’ailleurs aux Etats-Unis avant l’IRA puisqu’elles avaient été mises en place dès 2009 (American Recovery and Reinvestment Act – ARRA). La nouveauté de l’IRA consiste principalement à les conditionner à la localisation de l’assemblage et à l’origine des composants.

Malgré les défauts de leur définition (pas conditionnées aux revenus, montant maximum de voitures éligibles par constructeur), ces subventions de l’ARRA n’ont guère changé les préférences des automobilistes américains. Le marché européen a donc continué d’attirer des investisseurs américains comme Tesla en Allemagne ou Envision en France.

En Chine, la politique en faveur des VE et des batteries a été encore plus volontariste qu’en Europe en pondérant davantage l’industrie que les objectifs environnementaux. Le gouvernement chinois a en effet massivement soutenu la mise en place d’une industrie de batteries et des véhicules électriques par des quotas imposés aux constructeurs, une limitation des immatriculations, une commande publique de bus électriques, un marché des droits à polluer et des investissements dans l’extraction. L’industrie des véhicules électriques fait partie du plan de la stratégie Chine-2025. Et force est de reconnaître que l’économie chinoise est devenue un acteur incontournable de l’industrie dans la technologie dominante du moment.

La chaîne de valeur de production de l’industrie est dominée par la Chine, devenue difficilement contournable à court terme

L’UE contrôle très peu de matières premières et est peu présente dans la chaîne de valeur de la production des batteries, tout comme les Etats-Unis.

Avant d’assembler les cellules dans des corps de batteries — ce que les constructeurs automobiles font le plus souvent à présent — quatre étapes préalables sont nécessaires : i) l’extraction des métaux fondamentaux ; ii) le raffinage et le façonnage de ces métaux ; iii) la production d’éléments de cellules comme l’anode, la cathode, l’électrolyte et autres séparateurs ; et iv) les cellules de batteries qui assemblent ces éléments.

Or la chaîne de valeur des composants est encore très largement concentrée en Asie pour les composants et spécialement en Chine pour les intrants en métaux (voir CNUCED, 2019). On l’a vu, la Chine domine les étapes iii) et iv), mais elle domine aussi l’étape du raffinage des métaux. Le lithium, le cobalt, le graphite, le manganèse, et le nickel sont des matériaux communément utilisés pour la fabrication des cellules.  Les mines sont concentrées en Australie, au Chili et en République démocratique du Congo. La Chine n’a de situation de monopole que sur le graphite (65% des mines et 85% du produit raffiné) mais contrôle la moitié des capacités de raffinage du lithium et du cobalt.

Dès lors, refuser le partenaire chinois est un frein à court et moyen terme pour tous les producteurs, européens et américains (voir Bonnet et al. 2022).

Les constructeurs automobiles européens ont des partenariats bien avancés avec le chinois CATL dont les usines en Allemagne et bientôt en Hongrie vont fournir les batteries des véhicules européens des 5 prochaines années. BMW est même entré au capital de CATL. Volkswagen a signé en 2019 un accord d’approvisionnement avec Ganfeng Lithium pour dix ans. Le constructeur suédois national, National Electric Vehicle Sweden, a signé un accord d’approvisionnement en batteries avec CATL.

Les constructeurs européens travaillent avec les partenaires chinois, ce qui complique d’autant plus leur éventuelle éligibilité à l’IRA.

Comment réagir à l’IRA ?

Les Européens exportant des véhicules électriques aux Etats-Unis ne seront pas éligibles aux subventions à l’achat non seulement en raison des conditions d’assemblage mais aussi de l’inclusion de contenu chinois.

Les conditions de production justifiant la subvention américaine sont très contraignantes étant donné la domination chinoise sur la chaîne de valeurs.

En effet, l’IRA est protectionniste à deux niveaux. Non seulement cette loi conditionne l’éligibilité aux subventions, à la localisation de la production finale (qui peut se résoudre à de l’assemblage) sur le territoire nord-américain mais la loi conditionne en outre dès 2024 les composants des véhicules propres et dès 2025 les intrants en métaux, à ne provenir que des pays avec lesquels les Etats-Unis ont un accord de libre-échange, c’est-à-dire le Mexique et le Canada.

Il ne fait aucun doute que l’IRA est une loi protectionniste. Mais en matière environnementale, l’interventionnisme européen n’est pas en reste. Au jeu de la comptabilité comparée des mécanismes régulateurs qui singularisent le marché local, l’UE n’a peut-être pas intérêt à se mesurer ; au jeu de l’autonomie vis-à-vis des composants chinois, l’Europe a déjà choisi son camp ; au jeu des subventions, l’UE a perdu d’avance n’ayant pas de budget propre dédié à la politique industrielle. Il lui reste à construire son autonomie et sa stratégie propre.

Rappelons que les industriels européens éligibles, qui investiront aux Etats-Unis, vont bénéficier des subventions américaines et peuvent renforcer leur pouvoir de marché mondial voire leur compétitivité. Par exemple les subventions américaines vont financer la R&D des entreprises européennes. Par ailleurs, l’UE ne va pas perdre son attractivité de taille de marché. La question est de savoir combien cette attractivité est altérée par le coût relatif de l’énergie et c’est là qu’elle doit se battre.

Car si les industriels semblent si attirés par la politique américaine c’est aussi parce que le prix de l’énergie y est aujourd’hui 4 fois moins cher.

L’industrie européenne va-t-elle perdre des emplois industriels dans ce domaine ?

Tout dépendra de la durée du différentiel de compétitivité de coût de production car l’avantage de la taille du marché européen pourrait continuer à perdre de son attractivité.

En résumé, le marché des VE et des batteries est en pleine croissance et est encore dominé par l’Asie et l’Europe et plus particulièrement la Chine sur de nombreux segments de la chaîne de valeur. L’industrie a été soutenue par des politiques industrielles et environnementales favorables, avec un succès notable en Chine qui a su utiliser l’arme de son vaste marché. Les Etats-Unis arrivent tard sur ce marché mais ont deux atouts : leur taille et les montants de subventions offerts par l’IRA. Cependant, le marché américain conserve des inconvénients encore structurels pour des investisseurs potentiels : en retard sur le plan de la régulation, des incitations publiques, des préférences des consommateurs moins éduquées, de moindre infrastructure de bornes de chargement, un marché très concurrentiel et des contraintes de production qui vont ralentir le déploiement.

Les risques ne vont vraiment se réaliser qu’à moyen-long terme, le temps que le marché américain rattrape le retard exposé plus haut. Le versement des subventions crée une concurrence déloyale qui pourrait à terme conduire à des exportations plus importantes en provenance des Etats-Unis. Des droits de douane de riposte au niveau européen peuvent être envisagés dans le cadre de la réglementation de l’OMC.

Par ailleurs, forts de l’expérience russe, les Européens doivent anticiper la gestion de l’asymétrie de la dépendance aux composants chinois des usines européennes.


[1] Source : IEA (2022)