La BCE doit-elle réviser sa cible d’inflation ?

Christophe Blot et Francesco Saraceno

Le taux d’inflation dans la zone euro poursuit sa baisse amorcée depuis plusieurs mois et s’élève à 2,6 % en février, bien en retrait du pic de 10,6 % atteint en octobre 2022 (graphique). L’inflation reste cependant encore supérieure à l’objectif de 2 % visé par la BCE, malgré le resserrement de la politique monétaire. Depuis l’été 2022, le taux de facilité de dépôt a été augmenté de -0,5 % à 4 %. Cette réduction de l’inflation s’explique largement par la disparition des facteurs qui l’avaient alimentée à partir de 2021 : goulets d’étranglement, prix de l’énergie, reprise post-pandémie. Ces facteurs n’ont plus d’impact significatif aujourd’hui. Mais concernant l’effet de la politique monétaire, il existe un large consensus parmi les économistes sur le fait que son délai de transmission à la demande, la croissance et la dynamique prend plusieurs trimestres[1]. Par conséquent, le resserrement a commencé à produire son impact à partir de 2023 et devrait se poursuivre en 2024. La hausse des taux d’intérêt pèse sur la consommation, l’investissement et les dépenses publiques, contribuant à la baisse de l’inflation par un ralentissement de la demande globale. Cette situation contraste avec la période pré-Covid où l’inflation était restée inférieure à la cible pendant une période prolongée malgré les mesures expansionnistes – et notamment les mesures non conventionnelles – introduites par la BCE.  Une telle difficulté à atteindre la cible d’inflation soulève la question de la valeur numérique appropriée de cette cible. Le chiffre actuel de 2 % est-il trop élevé ou trop bas ?



Selon les dernières prévisions de l’Eurosystème, l’inflation resterait supérieure à 2 % en 2024 (2,7 %) et ne serait pas conforme à l’objectif avant 2025. La convergence progressive vers la cible observée en 2023 et le ralentissement économique ont conduit la BCE à stabiliser les taux directeurs mais aucune baisse des taux d’intérêt n’a été envisagée jusqu’à présent[1]. Les marchés anticipent néanmoins qu’elle pourrait intervenir dans les prochains mois.  Malgré la grande incertitude entourant l’activité économique et l’inflation, le consensus général des prévisionnistes est que l’épisode d’inflation est largement derrière nous. Il est donc temps de commencer à tirer des leçons non seulement de la récente hausse des prix mais aussi de la longue période qui l’a précédée, entre la crise financière mondiale de 2008 et 2019 quand la BCE était confrontée au problème inverse et tentait en vain de relever un taux d’inflation qui restait obstinément proche de la déflation.

Une discussion sur les objectifs de politique monétaire n’aurait pas été pertinente tant que l’inflation n’était pas maîtrisée. Les banques centrales auraient été accusées de changer les règles du jeu validant leur incapacité à atteindre leurs cibles ce qui aurait certainement nuit à leur crédibilité. Cependant, une fois que la cible est atteinte ou en voie de l’être, les banques centrales devraient faire le point sur les expériences récentes en matière d’inflation et de déflation et procéder à un réexamen de leurs objectifs.

Quelles leçons tirer des périodes récentes ?

Certains économistes dont le prix Nobel Paul Krugman et l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard, soutiennent que les banques centrales des économies avancées devraient reconsidérer leur cible d’inflation, en la portant de 2 à 3 %. Il convient de noter que cette cible d’inflation de 2 %, introduite en Nouvelle-Zélande en 1980, adoptée par la suite par presque toutes les grandes banques centrales (et notamment la Réserve fédérale, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon) n’a pas de fondement particulier. On a simplement considéré qu’il s’agissait d’un objectif suffisamment bas pour rassurer les marchés sur la stabilité des prix et minimiser le coût économique de l’inflation, tout en laissant une certaine marge d’ajustement, en cas de chocs négatifs. En effet, une récession peut provoquer une baisse de l’inflation, sans passer en territoire négatif et déclencher une spirale déflationniste.

Il existe essentiellement deux arguments en faveur d’un relèvement de l’objectif d’inflation souhaité. Le premier est contingent : alors que l’inflation est passée sans trop de douleur d’un niveau à deux chiffres il y a plus d’un an à des valeurs proches de l’objectif aujourd’hui, la ramener au niveau visé de 2 % pourrait s’avérer beaucoup plus lent et difficile. Nous pourrions rester bloqués avec des taux d’inflation fluctuant entre 2 et 3 %, voire légèrement supérieurs. Ces niveaux ne posent pas de problèmes d’instabilité significatifs (en termes de désancrage des anticipations, par exemple) de sorte qu’il ne vaut peut-être pas la peine de payer le prix, en termes de croissance et de chômage, d’un retour forcé de l’inflation à 2 %.

La deuxième raison d’une révision de la cible pour le taux d’inflation est plus structurelle. L’objectif de 2 % a pu sembler raisonnable pendant la longue période de la grande modération lorsque la croissance stable du PIB s’accompagnait de fluctuations limitées du taux d’inflation. Toutefois, cette période d’apparente stabilité macroéconomique cachait des déséquilibres croissants tels qu’une tendance chronique à l’excès d’épargne et, par conséquent, des taux d’intérêt réels neutres de plus en plus bas[2].

Après 2008, nous sommes entrés dans une nouvelle phase où les déséquilibres sont apparus au grand jour et où les chocs macroéconomiques se sont accentués. Dans un contexte d’instabilité accrue, les banques centrales peuvent se trouver dans la nécessité de réduire significativement les taux d’intérêt. Si ces taux sont initialement modérés, le risque d’atteindre ce que les économistes appellent la borne inférieure effective (taux d’intérêt qui ne peuvent être abaissés en dessous de zéro ou de valeurs légèrement négatives) augmente. C’est la situation dans laquelle la Fed et la BCE se sont trouvées pendant toute la décennie 2010, devant recourir à des politiques non conventionnelles telles que l’achat d’actifs pour stimuler l’économie. Un objectif d’inflation plus élevé permettrait d’augmenter les taux d’intérêt dans des conditions normales et de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour les abaisser si nécessaire. Cette marge supplémentaire pourrait s’avérer précieuse dans le cas probable où les années à venir seraient marquées par une augmentation de l’instabilité macroéconomique et géopolitique. Andrade et al. (2021) montrent par exemple qu’une cible d’inflation de 1,4 % est compatible avec le taux réel neutre de 2,8 %, estimé avant 2008[3]. Le taux d’intérêt réel neutre à court terme (ou r-star) correspond au taux qui prévaudrait lorsque le taux d’inflation est stable et que l’économie est au plein emploi. Une diminution d’un point de ce taux réel neutre devrait conduire la banque centrale à réviser à la hausse son objectif d’inflation de 0,8 point.  Selon les estimations révisées de Holston, Laubach et Williams (2023), le taux réel neutre en zone euro s’élèverait actuellement à -0,7 %, ce qui suggère une cible optimale de 2,8 %.

En outre, des facteurs structurels tels que la transition écologique pourraient conduire à des taux d’inflation structurellement plus élevés dans les années à venir, par exemple en raison du renchérissement des coûts associés aux combustibles fossiles[4]. Inversement, certains soutiennent que la stagnation séculaire n’est peut-être pas terminée[5]. S’obstiner à viser une inflation de 2 % pourrait nécessiter de longues périodes de resserrement monétaire, ce qui entraverait les investissements dans les énergies renouvelables et perpétuerait paradoxalement les tensions inflationnistes liées à la transition.

À ces arguments raisonnables en faveur d’un objectif d’inflation plus élevé, ceux qui s’opposent à sa révision en avancent d’autres tout aussi raisonnables. Le plus important est que, dans un monde comme celui des banques centrales où la crédibilité est essentielle, modifier l’objectif d’inflation au cours du processus de réduction de l’inflation pourrait être dévastateur et constituerait en fait un aveu d’impuissance. D’ailleurs, quelle crédibilité peut avoir une banque centrale qui annonce un objectif d’inflation de 3 % alors qu’entre 2008 et 2020, elle n’a pas été capable de la relever de 1 % à 2 % ? Un autre argument, récemment avancé par Martin Wolf à propos du Royaume-Uni, est que les banques centrales ont un biais implicite et sont plus réticentes à resserrer la politique monétaire quand l’inflation augmente qu’à l’assouplir quand elle diminue. Cela conduit à un niveau global d’inflation légèrement supérieur à la cible et rend dangereux les appels à des objectifs plus élevés. Cet argument ne semble guère s’appliquer à la situation actuelle. Au contraire, l’expérience des 25 années d’existence de l’euro indique un biais déflationniste.

Pour cette fois-ci, il n’y a pas grand-chose à faire et nous devons nous résigner à subir les coûts de cet engagement malavisé des banques centrales en faveur d’un objectif d’inflation de 2 % par le biais d’une restriction monétaire, au lieu de recourir à un mélange de politiques plus appropriées. La politique budgétaire devrait être prête à atténuer ces coûts par des politiques de revenus et de redistribution fiscale permettant de protéger les agents économiques les plus vulnérables.

Les banques centrales contrôlent-elles vraiment l’inflation ?

Ce débat ne doit pas occulter la question de la capacité de la BCE à contrôler l’inflation. La récente poussée d’inflation et la tâche difficile des banques centrales pour la ramener à 2 % font écho aux difficultés déjà mentionnées de ces mêmes banques centrales à augmenter l’inflation à 2 % lorsque celle-ci était durablement basse au cours de la dernière décennie. Nombreux sont ceux qui, dès le début de l’épisode inflationniste actuel, ont affirmé que le resserrement monétaire n’était pas la bonne approche pour lutter contre l’inflation[6] ; d’autres outils microéconomiques plus ciblés auraient été plus efficaces – notamment parce que la politique monétaire est caractérisée par de longs délais de transmission – et moins douloureux pour lutter contre une inflation structurelle résultant davantage de déséquilibres sectoriels que d’une surchauffe généralisée. Cependant, que ce soit en raison de l’inertie des gouvernements, comme d’habitude heureux d’attribuer des décisions impopulaires à la BCE, ou de vieux réflexes monétaristes qui, bien que minoritaires dans les milieux universitaires, restent influents dans le débat public (“l’inflation est toujours causée par trop d’argent pour trop peu de biens”), les banques centrales ont été les principaux protagonistes de la lutte contre l’inflation.

En d’autres termes, l’offre et la demande, les éléments micro et macro-économiques interagissent pour déterminer un taux d’inflation moyen dont les causes sont multiples. L’inflation et la déflation sont des phénomènes complexes qu’il vaut mieux aborder avec une pluralité d’instruments et la politique monétaire seule n’est peut-être pas assez efficace. Cela peut avoir deux conséquences. Premièrement, la coordination des politiques monétaires et budgétaires pourrait améliorer la capacité à atteindre la cible. Deuxièmement, si la banque centrale n’est pas toute puissante pour combattre un phénomène qui dépend d’autres causes, il peut être plus raisonnable de ne pas viser un point d’inflation mais une zone cible.

L’annonce d’une fourchette est certainement plus réaliste car les banques centrales ne peuvent pas atteindre les 2 % avec une précision d’orfèvre. Il existe toujours de nombreuses sources d’incertitudes liées à l’efficacité de la politique monétaire, à ses délais de transmission, aux chocs futurs, à la relation entre l’activité et les prix (la pente de la courbe de Phillips). En outre, la mesure de l’inflation repose sur certaines hypothèses qui rendent cette estimation imparfaite et sujette à des erreurs pouvant provenir de la décomposition des effets qualité et prix, de la prise en compte de toutes les dimensions du coût de la vie… Ces incertitudes affectent les données statistiques d’inflation et peuvent à terme remettre en cause la crédibilité de la banque centrale. Enfin, une fourchette permettrait également à la BCE de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour gérer les compromis entre ses objectifs. Bien sûr, l’une des critiques formulées à l’encontre d’une bande à l’intérieur de laquelle l’inflation pourrait fluctuer est qu’elle est moins précise, ce qui pourrait nuire à la crédibilité de la banque centrale[7].  Mais l’argument de la crédibilité peut être utilisé dans l’autre sens. Quelle est la crédibilité d’une banque centrale qui rate quasi-systématiquement sa cible ?


[1] Lors de la conférence de presse qui a suivi le Conseil des Gouverneurs du 25 janvier, Christine Lagarde déclarait qu’ « il était prématuré de discuter de baisse des taux ».

[2] Voir le chapitre 2, des perspectives économiques du FMI d’avril 2023.

[3] Voir Andrade, P., Galí, J., Le Bihan, H., & Matheron, J. (2021). Should the ECB adjust its strategy in the face of a lower r★?. Journal of Economic Dynamics and Control, 132, 104207

[4] Voir ici.

[5] Voir ici.

[6] Voir ici ou ici.

[7] Ehrmann (2021) montre que les anticipations d’inflation ne sont pas moins bien ancrées dans les pays ayant adopter une zone cible et que la crédibilité semble même être améliorée. Voir “Point targets, tolerance bands or target ranges? Inflation target types and the anchoring of inflation expectations.” Journal of International Economics, 132, 103514.


[1] Voir le Blog de l’OFCE pour une brève revue de la littérature.




Pourquoi – et comment – pérenniser Next Generation EU

Frédéric Allemand, Jérôme Creel, Nicolas Leron, Sandrine Levasseur et Francesco Saraceno

L’instrument Next Generation EU (NGEU) a été créé pendant la pandémie afin de financer la relance et surtout d’assurer la capacité de résilience de l’Union européenne (UE). Depuis lors, avec la guerre en Ukraine et son lot de conséquences, les chocs qui frappent l’UE ne cessent de s’accumuler et ce, dans un contexte où il faut aussi accélérer la transition écologique et la digitalisation de l’économie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis les questions de défense au premier plan des préoccupations tandis que l’inflation donne lieu à des réactions hétérogènes des États membres, ce qui ne favorise pas la convergence économique, sans compter les resserrements monétaires qui déstabilisent certaines banques. Les subventions de l’administration Biden à l’industrie américaine ont tous les traits d’un nouvel épisode de guerre commerciale auquel la Commission européenne a répondu par un assouplissement temporaire des règles des aides d’États. Dans cet environnement empreint d’incertitudes et dans lequel les chocs se succèdent, l’idée de transformer NGEU d’instrument temporaire en instrument permanent a fait son chemin. Á titre d’exemple, le Commissaire européen P. Gentiloni évoque cette idée dès 2021 ; elle est mentionnée lors d’une conférence de l’Official Monetary and Financial Institutions Forum en 2022 ; elle figure en conclusion d’un article de Schramm et de Witte, publié dans Journal of Common Market Studies en 2022 ; et elle est évoquée publiquement par Christine Lagarde en 2022. Elle ne fait guère l’unanimité cependant : en Allemagne notamment, où après la décision favorable à NGEU de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2022, le ministre des Finances, Christian Lindner, rappelle que l’émission de dette commune (au cœur de NGEU) doit rester une « exception ». Le débat restant ouvert, nous avons évalué dans une étude récente pour la Fondation for European Progressive Studies (FEPS) la pertinence économique, mais aussi politique, et les difficultés techniques et juridiques que la mise en œuvre d’un instrument permanent de type NGEU engendrerait.



La mise en œuvre de NGEU a d’ores et déjà soulevé des questions délicates de coordination entre les États membres à propos de l’allocation des fonds envers les différentes priorités structurelles de la Commission (quelle part vers la transition écologique ? quelle part vers la digitalisation ?) et entre les pays eux-mêmes car la question du « juste retour » ne manque jamais de resurgir dans le cadre des négociations. À ces difficultés de coordination, la première partie de l’étude ajoute la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE lorsque des priorités supranationales limitent l’autonomie des parlements nationaux, à commencer par la politique budgétaire, « cœur matériel » de la démocratie. Le problème de la responsabilité démocratique n’est pas nouveau si l’on considère que les règles supranationales, telles que le Pacte de stabilité et de croissance, imposent des limites au pouvoir des parlements de « taxer et dépenser ». En fait, la logique intrinsèque de la coordination est de forcer le pouvoir politique à se conformer aux impératifs fonctionnels (macroéconomiques), ce qui produit inévitablement une forme de dépolitisation de la politique budgétaire et fiscale. La pérennisation de NGEU doit donc être vue comme une opportunité, celle de remédier à la dépolitisation des politiques de l’UE et de tendre vers une « Europe politique » en instaurant un échelon supranational à la mise en œuvre d’une politique budgétaire européenne.

Cette partie de l’étude rappelle aussi que si la mise en œuvre de NGEU a été d’une importance capitale pour stimuler la reprise post-pandémique, avec des résultats économiques encore incertains car les fonds n’ont été allouées que relativement récemment[1], elle révèle aussi un changement d’état d’esprit des décideurs politiques de l’UE. Pour la première fois, l’emprunt commun et un certain partage des risques sont devenus des caractéristiques d’un plan budgétaire européen. Il est cependant erroné de considérer, à ce stade, NGEU comme un moment « hamiltonien » ou comme l’acte fondateur d’une Europe fédérale : NGEU est limité dans sa portée et dans sa durée ; il ne reprend pas les dettes passées des États membres et il n’a pas créé de capacité de dépenses (d’investissements) communes. Et c’est peut-être bien là que réside sa principale faiblesse et sa principale voie d’amélioration. La pandémie et la réponse économique forte que lui ont apportée les États européens ont indiqué qu’ils pouvaient partager des objectifs communs et cruciaux : la relance, la résilience, la transition écologique et la digitalisation. Il manque cependant une capacité budgétaire centrale pour mieux relier les défis de long terme avec un instrument adapté à cet horizon. D’où l’idée de pérenniser NGEU.

En guise de préambule à une éventuelle pérennisation de NGEU, une autre partie de l’étude pose la question de savoir quelle serait la tâche principale confiée à un instrument budgétaire central permanent. Une réponse évidente est la fourniture et le financement des biens publics européens (définis au sens large pour englober les notions de sécurité et de protection de l’environnement) que les États membres peuvent ne pas fournir en quantité suffisante, en raison d’un manque de ressources et/ou d’externalités. Concernant la fourniture de biens publics, il faut rappeler que les préférences des citoyens sont assez homogènes au sein de l’UE et qu’il existe une demande croissante pour que certains d’entre eux soient fournis au niveau de l’UE. À titre d’exemple, 86 % des citoyens de l’UE sont en accord avec la réalisation d’investissements dans les énergies renouvelables menés au niveau de l’UE. Même la production d’équipements militaires par l’UE remporte de plus en plus l’adhésion des citoyens avec 69 % d’entre eux « d’accord ou tout à fait d’accord ». Une fourniture de biens publics au niveau européen plutôt que national permet en outre la réalisation d’économies d’échelle clairement palpables, par exemple, dans le domaine des infrastructures. Last but not the least, elle trouve une justification dans sa capacité à « faire l’Europe » par des actions concrètes et à renforcer le sentiment européen. Bien évidemment, le débat sur une capacité budgétaire centrale devra être mené parallèlement à celui sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance afin de garantir la création d’un espace budgétaire (ou de marges de manœuvre complémentaire) dans l’UE.

L’étude souligne alors qu’il existe peu d’options pour créer une capacité budgétaire centrale dans le cadre institutionnel actuel. Les traités définissent un cadre budgétaire (centré sur le cadre financier pluriannuel, CFP) pour l’UE qui lie les dépenses à la capacité de lever des ressources, limitant ainsi fortement, en temps normal, la capacité de lever de la dette. La création d’instruments financiers spéciaux et la décision de dépenser au-delà des plafonds du CFP sont explicitement liées à des circonstances exceptionnelles et ne peuvent constituer une solution pour la fourniture récurrente de biens publics. Le relèvement du plafond des ressources propres de 0,6 point, pour le porter à 2 % du RNB [2] a permis de garantir que les opérations d’emprunt d’un montant sans précédent respectent le principe constitutionnel d’équilibre budgétaire.

Cependant, cette augmentation n’a été approuvée qu’en raison de son caractère exceptionnel et temporaire, le plafond des ressources propres pour les paiements devant être ramené à 1,40 % du RNB dès lors que les fonds auront été remboursés et que les engagements auront cessé d’exister. Même si un financement pérenne devait être attribué à l’instrument NGEU, sa capacité d’intervention resterait limitée. Conformément à sa base juridique (article 122 TFUE), NGEU est un instrument de gestion de crise dont l’activation est liée à la survenance ou au risque de circonstances exceptionnelles. La législation européenne interdit, par principe, à l’UE d’utiliser des fonds empruntés sur les marchés des capitaux pour financer des dépenses opérationnelles.

L’étude examine d’autres dispositions juridiques qui pourraient contribuer au financement des biens publics mais quelle que soit la base juridique choisie, (a) l’UE ne dispose pas d’un instrument financier général polyvalent qu’elle pourrait activer, en plus du budget général, pour financer des actions et des projets sur une longue période ; et (b) l’UE ne peut pas accorder de fonds pour financer des actions en dehors de son domaine de compétence, c’est-à-dire se substituer aux États membres dans des domaines où ceux-ci conservent la compétence de leurs politiques. Par conséquent, la révision des traités ou la mise en place de nouveaux accords intergouvernementaux (sur le modèle du Mécanisme européen de stabilité) semble inévitable si l’on veut créer une capacité budgétaire centrale.

Partant de la seconde option, l’étude propose qu’une agence européenne de l’investissement public voie le jour, comme première étape vers la création d’une capacité budgétaire centrale. Cette agence aurait pour fonction de planifier des projets d’investissement et de les mettre en œuvre, en coopération avec les États membres. En raison de la législation européenne, l’agence n’aurait pas un contrôle total sur les choix stratégiques mais agirait principalement dans les limites fixées par les feuilles de route des institutions de l’UE. Néanmoins, elle aurait la capacité administrative de concevoir des projets d’investissement public qui font actuellement défaut à la Commission et elle pourrait se voir confier le contrôle de l’attribution des subventions, des lignes directrices techniques, du suivi de la conditionnalité, etc.

La dernière partie de l’étude rappelle cependant que même des progrès substantiels en matière de capacité budgétaire centrale ne devraient pas occulter la nécessité que des politiques budgétaires nationales soient elles aussi mises en œuvre et qu’une coordination étroite entre elles soit assurée. Alors que des pouvoirs croissants sont transférés au niveau européen en matière de biens publics, comme on peut le constater par exemple avec le Pacte vert européen et avec le ciblage des dépenses allouées au titre de NGEU vers le verdissement et la digitalisation, la question de la coordination des politiques des gouvernements nationaux entre eux et avec les politiques mises en œuvre au niveau central demeure. La coordination des politiques, qui limite nécessairement l’autonomie des parlements nationaux, soulève la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE et peut entraîner une forme de dépolitisation de la politique budgétaire. Cela deviendrait encore plus problématique si l’UE transférait, au niveau supranational, certaines des décisions concernant les biens publics à fournir et auprès de qui les financer. Pour éviter une telle déconnexion entre le renforcement macroéconomique européen autour des biens publics et la dimension démocratique de cette orientation, il ne faut sans doute rien de moins qu’un bond en avant dans la création d’une Europe politique à deux niveaux démocratiques avec une démocratie européenne authentique – car fondée sur un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen lui-même relié aux préférences des électeurs européens – mais pleinement articulée avec les démocraties nationales aux marges budgétaires recouvrées.


[1] L’incohérence entre la nécessité de relancer l’économie européenne après la pandémie et un versement très graduel des fonds est discutée par Creel (2020).

[2] RNB : Revenu national brut défini comme le PIB plus les revenus nets reçus de l’étranger au titre de la rémunération des salariés, de la propriété, des impôts et subventions nets sur la production.




L’AIECE souligne les risques entourant les prévisions européennes au printemps 2022

par Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) ont tenu leur réunion de printemps à Kiel (Allemagne) les 12 et 13 mai derniers. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par Analytics CCIS (Ljubljana, Slovénie) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report, Spring meeting, 2022). Nous présentons dans ce billet les points marquants abordés lors de cette réunion, soit les chocs qui frappent l’économie mondiale et les économies européennes depuis plusieurs mois et rendent les perspectives de croissance à court terme particulièrement incertaines.



La conjoncture au printemps 2022

Après le choc de la pandémie de Covid-19 survenu au début de l’année 2020, les économies européennes étaient engagées sur le chemin de la reprise en 2021. Une suite de chocs a cependant fragilisé cette reprise : arrivée des variants Delta puis Omicron qui ont freiné la levée des contraintes sanitaires en 2021, hausse des prix des matières premières amorcée dès l’été 2021, intensification des difficultés d’approvisionnement, notamment pour les biens produits en Chine et en Asie du Sud-Est.  À partir de la fin février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, aux conséquences dramatiques en termes de vies humaines perdues ou bouleversées et de destructions matérielles en Ukraine, a aussi un coût économique pour les pays européens en contribuant à l’augmentation des prix des matières premières énergétiques et alimentaires, en accroissant les risques de pénuries de ces biens et en renforçant les difficultés d’approvisionnement qui étaient déjà élevées.

Ces différents chocs ont conduit au fil des mois les économistes à réviser à la baisse leurs prévisions pour 2022. C’est notamment le cas du FMI et de la Commission européenne (tableau). Selon les instituts de l’AIECE, la croissance mondiale serait de 3,7 % en 2022. Cette prévision médiane, qui résulte de prévisions publiées pour la plupart entre la mi-mars et la mi-avril, est en ligne avec la prévision publiée en avril par le FMI (Perspectives de l’économie mondiale). Le 16 mai, la Commission européenne a révisé sa prévision de croissance mondiale à 3,2 % pour 2022, soit un point de moins que dans sa prévision d’octobre 2021 (European Economic Forecast, Spring 2022), tandis qu’elle abaissait sa prévision de croissance pour la zone euro de 1,7 point, à 2,7 % seulement pour 2022. Cette prévision, plus récente, intègre davantage les effets de la guerre en Ukraine. De ce point de vue, certaines des prévisions des instituts de l’AIECE accusent un retard, avec une croissance médiane de la zone euro prévue à 3,2 % pour 2022 (comprise entre 4,1 % et 1,6 %). Le FMI et la Commission européenne ont par ailleurs jusqu’à présent peu révisé leurs prévisions pour 2023, et les instituts de l’AIECE ont une prévision médiane qui en est proche (3,5 % pour la croissance mondiale, 2,5 % pour celle de la zone euro).

Mais l’intensité des incertitudes géopolitiques rend le chiffrage de prévisions plus incertain qu’habituellement. L’essentiel des discussions de la réunion de l’AIECE a d’ailleurs porté sur les freins à la reprise dans la situation actuelle et non sur les scénarios pour 2023. C’est aussi l’approche retenue par l’OFCE, dans « L’Economie mondiale sous le(s) choc(s) », OFCE, Policy brief n° 106, mai 2022.

Commerce mondial de marchandises

Selon les données du World Trade Monitor (WTM) du CPB (membre de l’AIECE), comparé au niveau de la fin 2019, le commerce mondial de marchandises en volume était supérieur de près de 10 % au premier trimestre 2022, les exportations chinoises étant supérieures de 20 %, tandis que les exportations des États-Unis et de la zone euro avaient à peine retrouvé leur niveau antérieur. Du côté des importations, sur la même période, les États-Unis arrivaient en tête, avec des importations supérieures de 18 % à leur niveau d’avant-crise, suivis des pays d’Asie avancés (+ 12 %) et émergents (+16 %) hors Chine et Japon. Les importations chinoises n’étaient supérieures que de 6 %, comme celles de la zone euro. La phase de rattrapage du commerce mondial est cependant passée, les chiffres de mars signalant une stabilisation du commerce mondial.

Les instituts de l’AIECE ont pointé les facteurs de ralentissement du commerce mondial au cours des derniers mois. Tout d’abord, les incertitudes autour de la poursuite de la croissance en Chine, du fait de l’arrivée du variant Omicron et des mesures de restriction des activités qui s’en sont suivies dans le cadre de la stratégie zéro-Covid : confinements de villes et régions industrielles et portuaires (Shenzhen à la mi-mars, pour une semaine, Shanghai en avril), qui ont un rôle prépondérant dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les indicateurs mensuels des directeurs d’achat (PMI) connaissent depuis le début de l’année des évolutions opposées entre d’une part la zone euro et les États-Unis, où ils ont continué à s’améliorer au premier trimestre tandis qu’ils ont commencé à se dégrader en Chine en mars et plus encore en avril. La composante du PMI chinois sur les ‘délais de livraison’ s’est particulièrement dégradée laissant augurer de nouvelles tensions sur les chaînes d’approvisionnement alors que l’indice mondial de tensions sur les chaînes de production était en léger repli en mars, à partir d’un niveau élevé (Global supply chain pressure index). Cet indice s’est légèrement tendu en mai.

Vincent Stamer, de l’IfW de Kiel a présenté les derniers résultats du « Kiel Trade Indicator », un indicateur de commerce mondial mis au point en 2021. Cet indicateur a pour originalité d’évaluer les flux mensuels récents bilatéraux d’importations et d’exportations de marchandises entre 75 pays, sur la base des déplacements observés des porte-conteneurs. L’indicateur est mis à jour deux fois par mois (autour du 5 et du 20). Dans sa version publiée le 20 mai, l’indicateur estime que le commerce mondial a baissé de 0,2 % en mai, dont une baisse de 4,1 % des importations chinoises et une hausse de 1,9 % des exportations chinoises ; les importations des États-Unis auraient été stables tandis que les exportations auraient baissé de 0,4 % ; les importations comme les exportations de la zone euro auraient légèrement baissé. Cet indicateur a pour objectif d’estimer deux mois supplémentaires par rapport à l’indicateur de commerce mondial du CPB (WTM) dont la dernière valeur porte sur mars, dans la publication du 24 mai. Il sera intéressant de suivre les estimations de ce nouvel indicateur et d’observer si elles permettent effectivement d’anticiper l’évolution des flux de commerce de marchandises établies sur la base de données douanières.

Par ailleurs, les instituts ont noté que, contrairement aux flux de marchandises, le commerce mondial de services n’avait pas rattrapé son niveau d’avant-crise au quatrième trimestre 2021, du fait des séquelles des contraintes sanitaires imposées au plus fort de la pandémie. Cependant, les données de l’OMC indiquent un net redémarrage du commerce mondial des services au cours de l’année 2021, le poste ‘voyage’ affichant une hausse de près de 70 % en glissement sur un an au quatrième trimestre 2021 et le poste ‘transport’ une hausse de près de 45 %.

Prix du pétrole et des matières premières

Le prix du baril de Brent a dépassé 100 dollars à la fin février et fluctue depuis autour de 110 dollars. Selon la médiane de la prévision des instituts de l’AIECE, le prix serait de 98 dollars au quatrième trimestre 2022 et retrouverait un niveau de 83 dollars au quatrième trimestre 2023. Les instituts ont discuté les conséquences de la hausse du prix du pétrole et des matières premières sur le pouvoir d’achat des ménages et les coûts des entreprises en Europe. Plusieurs instituts ont indiqué que les prix du pétrole devront être durablement supérieurs à 100 dollars si l’UE souhaite respecter ses engagements de neutralité carbone en 2050 et de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030.

Trois des instituts allemands présents lors de la réunion de l’AIECE (IfW de Kiel, Institut de Halle et DIW Berlin) ont présenté leur estimation de l’impact qu’aurait sur l’économie allemande un arrêt total d’importations d’énergie en provenance de Russie (surtout du gaz, mais aussi du pétrole), publiée dans leur prévision commune d’avril ( Joint Economic Forecast Spring 2022: From Pandemic to Energy Crisis – Economy and Politics under Permanent Stress). Dans leur scénario central, les instituts allemands prévoient une croissance de 2,7 % en 2022 (contre 4,8 % il y a six mois, revue à la baisse principalement sous l’effet de la guerre en Ukraine), mais de 1,9 % seulement dans le scénario d’embargo. En 2023, la croissance allemande serait de 3,1 % dans le scénario central mais en chute de 2,2 % dans le scénario d’embargo. L’impact sur le taux de croissance allemand serait donc de -0,8 % cette année, mais de -5,3 % l’an prochain, soit 6 % sur le niveau du PIB.

Situation conjoncturelle européenne

Les instituts de l’AIECE ont souligné les caractéristiques très inhabituelles de la sortie de crise de la Covid-19, avec des taux de chômage faibles, des difficultés de recrutement généralisées, des difficultés d’approvisionnement et une accélération de l’inflation, difficultés amplifiées par la guerre en Ukraine. Les instituts allemands ont mis en avant les difficultés d’approvisionnement de l’industrie allemande, en particulier dans l’industrie automobile, fortement dépendante de composants importés (de Chine, d’Asie du Sud-Est et d’Europe centrale et orientale).

La Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ont commencé à relever leurs taux directeurs pour freiner l’inflation et éviter l’enclenchement d’une boucle prix-salaires, alors que la hausse des prix des matières premières, envisagée comme temporaire avant le début de la guerre en Ukraine, apparaît désormais plus durable. La BCE se distingue par son attentisme et pourrait ne commencer à augmenter son taux directeur qu’à partir de juillet 2022. Les instituts ont débattu de la difficulté de remonter les taux d’intérêt lors d’un choc d’offre, de parvenir à ramener l’inflation vers la cible de 2 % sans briser la reprise qui restait fragile en zone euro et alors que la guerre en Ukraine constitue un nouveau choc. La diversité des réponses nationales face à la hausse des prix de l’énergie complique la conduite de la politique monétaire à l’échelle de la zone euro, les taux d’inflation connaissant des accélérations plus ou moins fortes selon les mesures prises au niveau national (hausses passées de TVA en Allemagne, bouclier tarifaire sur l’énergie en France). Il n’y a pas de consensus parmi les instituts sur la politique monétaire qui devrait être conduite dans la zone euro ce printemps. Alors que l’inflation est largement supérieure à la cible de 2 %, 44 % des instituts considéraient dans leurs réponses aux questionnaires pour le rapport général que la BCE ne devrait durcir sa politique monétaire que si la hausse des prix des matières premières se diffusait au reste de l’économie, 33 % pensant que la BCE devrait agir dès à présent et 22 % qu’elle devrait attendre jusqu’à la fin 2022. Lors de la réunion, plusieurs instituts ont mentionné le risque immobilier que pourrait entraîner une remontée des taux d’intérêt (dont la Suède et les Pays-Bas).

La hausse des prix des matières premières et plus généralement celle de l’inflation (qui a atteint 7,4 % en avril 2022 en zone euro, allant de 5,4 % en France à 19,1% en Estonie) conduisent à des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages. Les instituts ont rappelé que, les taux d’épargne des ménages restant plus élevés qu’avant la crise (11,4 % en moyenne dans la zone euro, contre 8,3 % en 2019), les ménages pourraient puiser dans cette épargne pour amortir l’effet de la perte de pouvoir d’achat sur leur consommation.  Cependant, la perte de pouvoir d’achat frappant surtout les ménages les plus pauvres (aux taux d’épargne les plus faibles), la nécessité de mesures de soutien budgétaire a été soulignée. La moitié des instituts considère que la politique budgétaire de leur pays sera plutôt expansionniste en 2022 et que cela est adapté à la situation conjoncturelle tandis que l’autre moitié estime que la politique budgétaire sera neutre ou légèrement restrictive, ce qu’ils jugent en général aussi adapté aux situations des pays concernés. Dans sa prévision publiée le 16 mai, la Commission européenne estime que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,6 point cette année et de 0,8 point l’an prochain, ce qui semble plus restrictif que suggéré par les instituts de l’AIECE. Il convient cependant de préciser que la Commission européenne ne prend en compte que les mesures déjà votées alors qu’il est probable que des mesures de soutien supplémentaires aux ménages et aux entreprises soient votées dans de nombreux pays de l’UE à partir de ce printemps. On ajoutera aussi que la Commission vient de repousser le retour des règles budgétaires au-delà de 2023, ce qui pourrait permettre aux pays de soutenir leur économie alors que les perspectives de croissance sont régulièrement revues à la baisse.

Pour conclure, la guerre en Ukraine et les problèmes de rupture des chaînes d’approvisionnement ont dominé les discussions lors de la réunion de printemps de l’AIECE. Les prévisions à l’horizon 2023 sont entourées d’incertitudes exceptionnellement élevées. Les risques mentionnés à court terme par les instituts de l’AIECE sont principalement à la baisse et pour les plus importants, par ordre décroissant : hausse des prix des matières premières, incertitudes géopolitiques et accélération de l’inflation. Les instituts de l’AIECE considèrent que la guerre en Ukraine aura un impact négatif sur la croissance de l’UE jusqu’à la fin 2022 (pour un peu moins de la moitié d’entre eux), voire jusqu’à la fin 2023 (un peu plus de la moitié). Les risques mentionnés à la hausse sont ceux d’une demande mondiale plus forte que prévue, associée avant tout à un arrêt plus rapide de la guerre en Ukraine et d’une demande intérieure plus soutenue dans l’UE ; ce ne sont pas les plus probables à ce jour.




La guerre en Ukraine infléchit-elle la politique monétaire des banques centrales ?

par Christophe Blot

La fin de l’année 2021 avait été marquée par une préoccupation croissante des banques centrales concernant l’inflation[1]. L’invasion de l’Ukraine par la Russie peut-elle modifier le discours et les décisions à venir concernant l’orientation de la politique monétaire alors que les tensions sur les prix se sont intensifiées ? En effet, au mois février, le taux d’inflation atteignait 5,9 % dans la zone euro et 7,9 % aux Etats-Unis[2], dépassant ainsi largement la cible de 2 % retenue par la BCE et la Réserve fédérale. Les réunions de politique monétaire du mois de janvier suggéraient une augmentation prochaine des taux aux États-Unis et probable d’ici la fin de l’année dans la zone euro[3]. Qu’en est-il aujourd’hui ? La guerre entre la Russie et l’Ukraine a non seulement bousculé la situation géopolitique mais devrait affecter l’économie mondiale accentuant les pressions inflationnistes, réduisant le pouvoir d’achat des ménages et provoquant une augmentation de l’incertitude. Enfin, le risque d’un défaut souverain de la Russie pourrait également raviver les tensions financières, en particulier via un effet de risque de contagion dans les pays émergents. Dans ce nouveau contexte, on aurait pu s’attendre à une prudence accrue et un discours plus attentiste comme suggéré dans ce post de Xavier Ragot. Pourtant, ni la BCE lors de sa réunion du 10 mars, ni la Réserve fédérale le 16 mars n’ont infléchi leur discours. Les banques restent concentrées sur l’inflation.



Comme indiqué dans la déclaration introductive de la conférence de presse qui s’est tenue le 10 mars, Christine Lagarde a reconnu les nombreuses incertitudes liées aux répercussions économiques du conflit. Mais elle soulignait également la solidité de la reprise économique avec une croissance qui atteindrait 3,7 % en 2022 et 2,8 % en 2023 en zone euro selon l’Eurosystème. Ces prévisions ont été révisées à la baisse depuis décembre 2021 de 0,5 et 0,1 point respectivement. Pourtant, la BCE a décidé de mettre fin plus rapidement au programme d’achats d’actifs (APP) puisqu’ils diminueraient progressivement, en terme net, pour atteindre 10 milliards en juin. Au-delà, « le calibrage des achats nets pour le troisième trimestre dépendra des données et reflétera l’évolution de notre évaluation des perspectives ». Dit autrement, les achats nets devraient cesser sauf dans l’éventualité d’une très forte réduction de l’inflation et des anticipations d’inflation[4]. Rappelons qu’en décembre 2021, il était envisagé que les achats effectués dans le cadre de l’APP se poursuivent jusqu’au troisième trimestre 2022[5]. De fait, à court terme, le choc de l’invasion russe en Ukraine se traduira bien par une inflation plus élevée, alimentée en particulier par une hausse du prix de l’énergie mais aussi de certaines denrées alimentaires. Ainsi, les anticipations d’inflation de la BCE ont été révisées à la hausse : 5,1 % en moyenne sur 2022 contre une prévision de 3,2 % en décembre 2021. Faut-il en déduire que la BCE envisage une remontée prochaine des taux ? Le communiqué de presse publié lors de la précédente réunion du 3 février indiquait : « Le Conseil des gouverneurs s’attend à ce que les achats nets se terminent peu de temps avant de commencer à relever les taux directeurs de la BCE ». Sous l’hypothèse d’un arrêt des achats d’actifs dorénavant prévu en juin, cette probabilité deviendrait plus élevée. Il faut cependant nuancer puisque dans sa déclaration du 10 mars, il est précisé que « tout ajustement des taux d’intérêt directeurs de la BCE aura lieu quelque temps après la fin de nos achats nets dans le cadre de l’APP et sera progressif ». L’arrêt des achats est certes avancé mais la hausse des taux n’interviendrait plus « peu de temps après » mais « quelque temps après ». Cette possibilité reste donc largement envisagée sans pour autant que l’on puisse affirmer qu’elle est plus forte aujourd’hui qu’à l’issue de la réunion du 3 février. D’ailleurs, à un journaliste posant explicitement la question de savoir si le « quelque temps après » excluait la possibilité d’une hausse de taux cette année, Christine Lagarde a répondu qu’aucune action n’était écartée et que la communication de la BCE avait pour objectif de se donner le plus d’options possibles. Il reste que la BCE semble bien mettre l’accent sur l’inflation. Au-delà du choc inflationniste de court terme, la BCE porte son attention sur l’inflation à un ou deux ans puisque c’est l’horizon auquel une décision de politique monétaire affecte la dynamique des prix. Plus que l’inflation de 2022, c’est l’anticipation d’inflation pour 2023 et 2024 qui sera déterminante pour le scénario de taux. Si l’inflation converge durablement vers la cible de 2 % ou dépasse cette valeur, la BCE ne manquerait pas de remonter les taux jugeant que le besoin de soutien monétaire s’estompe[6]. Selon les dernières prévisions, la BCE prévoit une inflation à 2,1 % en 2023 et 1,9 % en 2024, soit des niveaux proches de la cible (graphique 1).

Avec une inflation proche de la cible, une croissance robuste et un chômage en baisse, la perspective d’une normalisation de la politique monétaire peut sembler appropriée. Il faut cependant noter que la hausse de l’inflation est en grande partie tirée par l’évolution des prix alimentaires et de l’énergie. En dehors de ces deux composantes, la BCE anticipe une inflation de 1,8 % en 2023 et 1,9 % en 2024[7]. Dans ces conditions, la BCE se trouve dans une situation de dilemme avec un choc se traduisant par une hausse de l’inflation mais une baisse probable de la croissance qui pourrait retarder le retour de la croissance vers son potentiel[8]. Si l’inflation reste essentiellement tirée par les prix de l’énergie et alimentaires, la hausse des taux serait peu efficace pour la réduire alors qu’elle accentuerait le choc négatif sur l’activité. Même si l’objectif prioritaire de la BCE reste l’inflation, un durcissement de la politique monétaire n’a d’intérêt que s’il permet d’atteindre cet objectif. Dans le contexte actuel, la BCE devra trouver le bon dosage entre la lutte contre le risque d’emballement de l’inflation lié à des éventuels effets de second tour et le risque de casser la reprise.

De ce point de vue, la situation américaine est différente même si comme dans la zone euro, les membres du FOMC ont révisé à la baisse la prévision de croissance américaine pour 2023 et à la hausse, la prévision d’inflation. L’économie américaine serait probablement moins exposée au choc de la guerre. La différence principale avec la zone euro tient cependant au niveau et à la nature de l’inflation. De fait, l’évolution de l’inflation ne résulte pas uniquement des tensions sur les prix de l’énergie puisque le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation sous-jacent augmentait de 6,4 % en février contre 2,7 % dans la zone euro. Par ailleurs, les indicateurs de salaires suggèrent aussi une accélération reflétant des tensions sur le marché du travail américain et donc un risque de surchauffe bien plus élevé que dans la zone euro, ce qui justifierait une action plus rapide et probablement plus forte de la Réserve fédérale[9]. Il n’est donc pas surprenant que les membres du FOMC se soient largement prononcés pour une hausse du taux des fonds fédéraux d’1/4 de point lors de la réunion qui s’est tenue le 16 mars[10]. Cette remontée du taux de politique monétaire avait été implicitement annoncée lors de la précédente réunion et largement anticipée. Le mouvement pourrait même s’accélérer puisqu’à l’issue de la réunion du FOMC prévue le 15 juin, selon les FED watchers le taux atteindrait 1,25 % avec une probabilité de 55 % et 1,5 % avec une probabilité de 33 % (graphique 2)[11]. Pour autant, même si la hausse des taux semble plus justifiée aux États-Unis, il reste que la Réserve fédérale devra aussi tenir compte de l’incidence des taux d’intérêt sur la dynamique de la dette à moyen terme. Le niveau de dette publique (130 % en 2021 contre 109 % en 2019) nécessite probablement une coordination étroite des politiques monétaire et budgétaire pour concilier les objectifs de lutte contre l’inflation, de maintien de la croissance et de désendettement public progressif. Comme le rappelle Gilles Dufrénot, la réduction de la dette après la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’une stratégie de taux réels bas[12].


[1] Voir le post de l’OFCE du 20 janvier 2022.

[2] Le déflateur de la consommation, indicateur suivi par la Réserve fédérale, augmentait de 6,1 % en glissement annuel en janvier 2022.

[3] Notons qu’au Royaume-Uni, l’inflation de janvier s’élevait à 5,5 % et la Banque d’Angleterre avait déjà relevé par deux fois son taux d’intérêt directeur.

[4] Les flux d’achats d’actifs réalisés par la BCE dans le cadre du programme APP conduisent à une augmentation de la taille du bilan. L’arrêt d’un programme n’implique pas un arrêt des achats mais seulement la fin de l’augmentation de la taille du bilan. Ainsi, la BCE remplace les actifs qui arrivent à échéance par des achats qui permettent de stabiliser le bilan.

[5] En décembre 2021, la BCE envisageait des achats nets à hauteur de 30 milliards au troisième trimestre 2022.

[6] On peut effectivement imaginer qu’étant donné le niveau actuel des taux, une faible remontée ne contribuerait pas à freiner l’activité mais se traduirait pas un moindre soutien.

[7] Rappelons que depuis le mois de juillet 2021, la BCE a communiqué une nouvelle cible d’inflation qui est de 2 % contre « proche mais inférieure à 2 % » auparavant. La mesure de l’inflation reste cependant bien l’inflation mesurée par l’IPCH, soit un indicateur qui inclut les prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Voir Blot, Bozou et Hubert (2021) pour plus de détails.

[8] En effet, les banques centrales réagissent généralement à l’écart entre l’inflation et sa cible et à l’écart entre le niveau d’activité et le PIB potentiel. Ainsi, une croissance rapide n’indique pas que l’activité dépasse son potentiel. En effet, selon l’OCDE, cet écart de croissance serait toujours négatif en 2023 (-0,3 %). Cette estimation ne tient cependant pas compte de l’impact du choc économique lié à la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

[9] Voir Domash et Summers (2022) pour une analyse plus approfondie des tensions sur le marché du travail américain. Bien que le taux de chômage n’ait pas encore retrouvé son niveau de début 2020, d’autres indicateurs tels que le taux de démission et le taux d’emplois vacants témoignent de tensions plus fortes.

[10] Tous les membres sauf un ont voté en faveur de cette hausse et la voix dissonante s’est prononcée pour une hausse d’1/2 point.

[11] Une réunion est également prévue le 4 mai avec une anticipation de hausse de taux de 0,25 point avec une probabilité de 58 % et de 0,5 point avec une probabilité de 42 %, à cette occasion.

[12] Voir Reinhart et Sbrancia (2015) pour une analyse plus détaillée de la réduction de la dette publique après 1945 dans les pays industrialisés.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 2 – 11 février 2022

Intervenants : Olivier COSTA (Cevipof), Francesco MARTUCCI (Université Paris 2) et Xavier RAGOT (OFCE)

Plan de relance européen et gouvernance économique de l’UE

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

* * *

La perspective économique (Xavier Ragot)

Xavier Ragot, président de l’OFCE, expose l’hypothèse selon laquelle l’inflexion de la gouvernance économique de la zone euro de 2015 ouvre un nouveau paradigme de la coordination par les institutions.

Du début des années 2000 jusqu’au tournant de 2015, la coordination économique de la zone euro relevait essentiellement de la règle. De la violation en 2003 des règles budgétaires européennes par la France et Allemagne à la crise des dettes souveraines du début de la décennie 2010, la gouvernance de la zone euro connaît un processus de complexification des règles de coordination, avec l’apparition de la notion d’output gap, puis l’adoption des dispositifs du two pack, du six pack et du traité budgétaire (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance -TSCG) dont découle l’inscription des règles budgétaires européennes – à commencer par la « règle d’or » qui interdit tout déficit structurel supérieur à 0,5% du PIB – dans les constitutions nationales (la France optant pour une loi organique).

Le bilan du résultat économique de cette coordination par les règles (austérité généralisée de la zone euro et divergence avec la zone nord-américaine) a poussé la Commission européenne à adopter une nouvelle interprétation du Pacte de stabilité qui de facto modifie le cadre réglementaire budgétaire européen[1]. En adoptant une lecture flexible du Pacte de stabilité, la Commission européenne se donne à elle-même une marge substantielle d’interprétation du Pacte, ce qui l’autorise à intégrer dans sa panoplie la notion d’investissement (plans d’investissement) et les politiques de soutien à la demande. D’autre part s’engage un processus d’institutionnalisation de la coordination de la zone euro, avec la création du Comité budgétaire européen (European Fiscal Board), du Mécanisme européen de stabilité (MES), les conseils nationaux des finances publiques (en France, le Haut conseil des finances publiques), le projet SURE de réassurance des systèmes nationaux d’assurance-chômage, le « plan batteries » etc. La zone euro connaît une véritable dynamique de surinstitutionnalisation : elle passe d’une coordination par les règles à une coordination par les institutions – ce que d’aucuns analysent comme une victoire de la conception française. Sauf que ce nouveau paradigme de la coordination par les institutions, qui fractionne les responsabilités de la coordination en une pluralité d’acteurs institutionnels, n’a pas été pensé dans ses conséquences systémiques. « Aujourd’hui, on a des institutions sans pensée », pourrait-on dire.

Cela appelle à une prise de recul pour penser la nouvelle architecture de coordination de la zone euro – plutôt que de se focaliser sur ses implications concrètes. Le rôle de l’économiste est alors d’identifier les déséquilibres structurels qui nécessitent des efforts institutionnels : quelle sont les institutions minimales pour assurer la survie de la zone euro ? Certains avancent l’idée d’un budget (car il ne saurait y avoir de monnaie sans budget, de zone monétaire sans transferts budgétaires), d’où le plan de relance européen – et ses transferts inédits au profit de l’Italie notamment. Sauf que le budget est un élément d’économie politique, mais pas d’économie. Une autre approche consiste à penser la zone euro sans transferts massifs entre pays, grâce à un budget contra-cyclique. En effet, sur le plan macroéconomique, l’Italie, à l’économie en voie de nécrose (déclin structurel de sa productivité) mais jouissant d’une balance commerciale positive soutenue par un secteur exportateur solide, ne nécessite pas en soi, sur un plan strictement économique, de renflouement budgétaire. Les transferts massifs du plan de relance européen vers l’Italie obéissent ainsi à une logique politique (risque populiste), mais pas économique. Quant à la France, à la balance commerciale structurellement négative, elle souffre – pour partie – de la grande modération salariale allemande, ce qui pose la question d’une coordination par les institutions des marchés du travail européens.

La perspective juridique (Francesco Martucci)

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, partage l’idée que nous serions passés d’une discipline par les règles à une discipline par les institutions, avec l’apparition d’un nouveau tournant en 2020-21, à la suite du tournant de 2015. Dès les années 2010, la tendance à l’institutionnalisation a été renforcée par les modifications apportées au pacte de stabilité, à commencer par l’internalisation de la règle disciplinaire européenne avec le pacte budgétaire (TSCG).

D’un point de vue juridique, on reste à un degré de normativité faible (avec des règles d’objectifs) ce qui, paradoxalement, conduit à renforcer le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Au début de la troisième phase, la Cour de justice n’a que peu de prises. Son arrêt de 2004 a ainsi laissé une large marge d’appréciation aux institutions de l’UE dans la mise en œuvre des règles budgétaires européennes[2]. S’il revient de jure au Conseil de décider, c’est de facto la Commission européenne qui est l’acteur essentiel, avec l’Eurogroupe. Le régime juridique budgétaire européen s’est progressivement complexifié au fil des ajustements apportés en réponse aux crises et difficultés, avec le Semestre européen censé donner un certain cadre à un ensemble certes disparate, mais fondé sur la discipline budgétaire par le droit (article 126 TFUE).

Après les crises des années 2010, la Cour de justice a choisi un rôle décisif en libérant le choix politique de la contrainte juridique. Si celle-ci rappelle l’objectif supérieur de la stabilité au moyen de la discipline par le marché (articles 123 et 125 TFUE), elle a avalisé la possibilité d’une assistance financière et d’achats de titres de dettes par la Banque centrale européenne (BCE) sur le marché secondaire[3]. Les protestations de la Cour constitutionnelle allemande à l’encontre de ce qu’elle estime être un dévoiement des traités européens (la CJUE n’aurait pas suffisamment contrôler les mesures « non conventionnelles » de la BCE au regard des limites fixées dans les traités)[4] n’auront finalement pas débouché sur une crise constitutionnelle. Le programme « PSPP » (Programme d’achat de titres publics) de la BCE sera jugé in fine valide par la Cour constitutionnelle allemande, après que la BCE a fourni des éléments de justification de sa politique monétaire devant le Bundestag[5]. De ce tableau d’ensemble ressort l’idée que la CJUE retient la solution d’une règle d’habilitation, en lieu et place d’une règle de limitation des choix de politique monétaire.

Quant au plan de relance européen, et plus spécifiquement la facilité pour la reprise et la résilience qui prévoit des transferts sous forme de subventions aux montants inédits, il faut souligner le nouveau fondement juridique de l’article 122 TFUE, c’est-à-dire le principe de solidarité entre États membres cette fois-ci explicitement affirmé[6]. Plus encore, la base juridique de la facilité pour la reprise et la résilience est l’article 175 TFUE, c’est-à-dire la politique de cohésion économique, sociale et territoriale – qui s’applique ici à l’échelle nationale. Si les sommes allouées au titre de subventions ne sont finalement pas si énormes (rapportées au PIB de l’UE), le changement de paradigme est indéniable.

La perspective politiste (Olivier Costa)

Olivier Costa, directeur de recherche au Cevipof, souligne trois aspects du plan de relance européen au prisme de transformations plus larges. Premièrement, l’intégration européenne s’opère principalement au fil des crises – même si cela a toujours été plus ou moins le cas, à l’exception notable de l’Acte unique européen ou du projet de traité constitutionnel européen. L’intégration européenne suit alors une logique de subsidiarité : les responsables politiques n’activent le niveau européen qu’en cas de nécessité, sous la pression des événements, et toujours un peu à contrecœur. Ainsi, les multiples projets de transferts de compétences vers l’UE, qui remplissent les tiroirs des think tanks et des administrations, ne sont mis en œuvre qu’à la faveur d’un besoin de répondre à une crise (financière, sanitaire, géopolitique…). Il en va ainsi a fortiori pour les sujets qui touchent au cœur des compétences nationales, comme la compétence budgétaire. La crise du Covid-19, à l’instar des crises précédentes, fait sauter certains verrous « psychologiques » en matière budgétaire et rend, par exemple, possible le chemin vers une dette mutualisée.

On parle alors de « moment hamiltonien », en dressant le parallèle avec l’histoire des débuts des Etats-Unis d’Amérique, quand la confédération américaine se mue en fédération au travers de la création d’une dette fédérale, d’un trésor et d’une citoyenneté fiscale fédérale. Avec le plan de relance européen, l’UE semble accéder à l’union de transferts fondée sur la solidarité, ce qui engagerait en toute logique un renforcement des pouvoirs du Parlement européen. Mais au-delà de l’enthousiasme qui entoure le plan de relance européen, celui-ci est-il réellement le signe d’un moment hamiltonien pour l’Europe ou bien un instrument fonctionnel et éphémère pour résoudre une crise majeure ? Les arguments en faveur d’un moment hamiltonien sont les suivants : la logique d’effet-cliquet selon laquelle les nouveaux acquis se pérennisent ; l’évolution de l’opinion publique, qui ne perçoit plus l’UE comme la source de l’austérité mais comme une entité qui distribue de l’argent selon une logique de solidarité et d’investissement, au moyen de subventions aux montants inédits ; le Green Deal qui amorce une logique de politique industrielle européenne longtemps attendue. Mais des contre-arguments existent : le plan de relance n’aurait été adopté que pour surmonter des difficultés techniques (notamment les limites juridiques posées par la Cour constitutionnelle allemande, qui contraignent l’action de la BCE) ; l’idée de ressources fiscales propres est un vieux serpent de mer ; le plan de Hamilton (l’Assumption Plan) concernait la reprise de l’ensemble des dettes de guerre passées des Etats fédérés, alors que le plan de relance européen n’a trait qu’à des dettes futures, laissant inchangées le niveau actuel d’endettement (et les écarts préoccupants en la matière) des Etats membres de l’UE ; les volumes budgétaires du plan de relance européen demeurent insuffisants pour espérer produire un véritable effet contra-cyclique, à la différence du gigantesque plan américain et des plans nationaux des Etats membres de l’UE.

Deuxièmement, l’UE démontre sa capacité à faire primer la volonté politique sur le droit, même si l’habillage de cette volonté reste juridique. L’intégration européenne a, depuis l’origine, et parce qu’une intégration proprement politique n’était pas envisageable, procédé par le droit : il s’agissait de conduire des politiques essentiellement économiques au moyen d’instruments essentiellement juridiques, pour servir un projet fondamentalement politique (intégrer le continent), qu’on ne pouvait assumer comme tel. Le plan de relance européen illustre une nouvelle fois la plasticité du droit européen qui s’adapte aux exigences politiques du moment. L‘UE, qui était réputée ne pas pouvoir s’endetter, le peut soudainement. Et quand il n’est pas possible d’agir dans un cadre strictement communautaire, l’UE prête en quelque sorte ses institutions à des initiatives intergouvernementales, pour développer des politiques qui ne sont pas à proprement parler des politiques de l’UE. Ainsi, on préserve une sorte d’illusion d’unité institutionnelle européenne, en attendant de pouvoir procéder à un travail d’unification juridique – comme ce fut le cas avec le traité de Lisbonne (2007) qui met fin à la structure en trois piliers. Le droit joue clairement ici le rôle d’instrument du politique.

Troisièmement, l’UE investit de plus en plus le terrain de la politique de puissance, avec l’idée qu’elle doit s’occuper de diplomatie et de défense. Ursula von der Leyen annonçait lors de sa prise de fonction que sa Commission serait « géopolitique ». En l’espace de quelques années, la sémantique européenne a intégré les notions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne. Cette mue de l’UE comme acteur stratégique constitue une inflexion substantielle vis-à-vis de l’esprit initial du projet d’intégration qui mettait à distance la dimension de puissance. Il faut dire que depuis, l’UE a dû faire le constat que ses valeurs, qu’elle considère comme universelles, ne se sont pas universalisées, et qu’elle doit donc défendre ses valeurs face aux autres acteurs géopolitiques. Ainsi, le plan de relance européen intègre pleinement cette dimension de politique de puissance en fléchant les fonds vers les secteurs stratégiques, cruciaux pour l’autonomie de l’Union (numérique, énergie, recherche…).

Cette nouvelle politique de puissance implique également une politique d’identité, car un acteur ne peut être stratégique sans définir son identité et affermir le sentiment d’un destin commun. Cette évolution est, elle aussi, à rebours de l’histoire de l’intégration européenne. Mais qu’est-ce que l’« européanité » ? Celle-ci se heurte à la difficulté de s’affirmer tant au niveau international, du fait du poids du remord colonial, qu’au niveau intra-européen, du fait du poids des identités nationales des Etats membres, et de la diversité des langues, des cultures, des perceptions. La Conférence sur l’avenir de l’UE vise à construire ce sentiment d’identité commune, en demandant aux citoyens de réfléchir aux valeurs et objectifs de l’Union. La nomination du grec Margaritis Schinas au poste de vice-président de la Commission européenne chargé des questions migratoires et de la promotion du mode de vie européen renvoie quant à elle à l’idée que l’affirmation d’une identité européenne passe par un contrôle assumé, voire une fermeture, des frontières de l’Union.

En l’absence de peuple européen, il est difficile d’affirmer l’Europe en tant que puissance. Parmi les solutions à cette absence et à la robustesse des identités nationales, qui ne se sont pas fondues dans un tout européen comme certains l’espéraient et ne le feront pas, l’idée de patriotisme constitutionnel européen suscite un intérêt renouvelé. Elle postule que l’attachement à des institutions, des valeurs et des objectifs partagés est à même de produire l’assise de légitimation nécessaire à l’affirmation de l’Union comme projet politique et comme puissance. La question de la conditionnalité du plan de relance européen en matière de respect des valeurs européennes, avec le bras de fer engagé entre Bruxelles, d’une part, et la Hongrie et Pologne, d’autre part, participe pleinement de ce patriotisme constitutionnel européen.

Les trois dimensions qui caractérisent l’évolution de l’intégration européenne au cours de cette dernière décennie sont ainsi la politisation des enjeux européens, la souveraineté internationale et l’identité européenne.

S’ensuit une discussion avec le public qui est publiée dans le compte rendu complet sous https://www.ofce.sciences-po.fr/seminaires/seminaires_cevipof.php


[1] Commission européenne, Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes, 13 janvier 2015, COM(2015) 12 final, <https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_15_3220>.

[2] Arrêt de la CJUE du 13 juillet 2004, Commission c/ Conseil, C-27/04.

[3] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[4] Arrêt de la Cour constitutionnelle allemand du 5 mai 2020.

[5] Ordonnance de la Cour constitutionnelle allemande du 29 avril 2021.

[6] Article 122 TFUE : « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »




Cibles d’inflation et anticipations d’inflation : quelle incidence des révisions de la Fed et de la BCE ?

par Christophe Blot et Caroline Bozou

La Réserve Fédérale et la Banque
Centrale Européenne ont toutes les deux annoncé, respectivement en août 2020
et le
8 juillet 2021
, des changements de leur stratégie de politique monétaire incluant
en particulier une révision de leur cible d’inflation. La stratégie de
politique monétaire permet aux banques centrales d’expliciter leur vision du
mandat et la stratégie qu’elles mettent en œuvre pour atteindre leur objectif. Ces
événements sont relativement importants car ils permettront de fonder les
décisions de politique monétaire futures. La Réserve fédérale et la BCE ont fait
évoluer leur définition de l’objectif de stabilité des prix afin de rendre
la cible plus transparente et mieux comprise par le public. Ces décisions
devraient permettre un meilleur ancrage des anticipations d’inflation. Qu’en
est-il quelques mois après ces annonces ?  



Bien que la justification des
deux banques centrales soit identique, les stratégies annoncées sont différentes.
Dans sa révision, la Reserve fédérale n’a pas modifié sa cible d’inflation,
toujours fixée à 2 %, mais a précisé qu’elle chercherait à atteindre cette
cible en moyenne. Ce changement de formulation reflète le passage d’une stratégie
dite de ciblage d’inflation (Inflation targeting, IT) à une stratégie de
ciblage d’inflation en moyenne (Average inflation targeting, AIT). L’objectif
de cette stratégie est de compenser les périodes de sous-ajustement de
l’inflation de telle sorte qu’après un choc négatif, la banque centrale cherche
à atteindre une inflation supérieure à 2 %. Dit autrement, la Réserve fédérale
ne durcirait pas trop rapidement sa politique monétaire (ou maintiendrait une
politique monétaire expansionniste) si une amélioration conjoncturelle ou un
choc positif (prix de l’énergie) pousse l’inflation au-dessus de la cible. La
prudence manifestée par le FOMC (Federal Open-market Committee), malgré
la poussée inflationniste observée depuis mars 2021, reflète en partie cette
modification de la stratégie. D’une part la Réserve fédérale considère que le
choc actuel est temporaire. D’autre part, il est cohérent de ne pas durcir trop
fortement la politique monétaire malgré une inflation qui dépasse 2 %
depuis plusieurs mois afin de compenser le sous-ajustement observé au cours des
années précédentes[1].

Quant à la BCE, elle considère
désormais que la stabilité des prix correspond à une inflation égale à
2 %. Rappelons qu’il s’agit d’une cible que la banque centrale souhaite
atteindre à moyen terme. En effet, la politique monétaire n’a aucun effet sur
l’inflation courante. Il n’est donc pas pertinent de réagir à un choc ponctuel
sur l’inflation. La banque centrale est cependant censée réagir dès lors
qu’elle anticipe que le choc est durable et qu’il y a un risque que l’inflation
dépasse la cible à un horizon de moyen terme[2]. Selon
la formulation précédente, l’objectif était d’atteindre une inflation « inférieure mais proche » de
2 %. Cette définition datant de 2003 manquait de clarté puisque l’on pouvait
considérer qu’un taux d’inflation de 1,7 %, 1,8 % ou 1,9 %
correspondait bien à une inflation proche mais inférieure à 2 %. En outre,
cette définition de la stabilité des prix créait une forme d’asymétrie. Une
inflation légèrement inférieure à 2 % était effectivement conforme à la
cible alors qu’une inflation légèrement supérieure à 2 % ne l’était pas[3]. Dit
autrement, une telle définition suggérait une réaction de la BCE en cas de
déviation positive mais pas nécessairement en cas de déviation négative. La
révision de la BCE clôt également le débat sur la symétrie et la quantification
précise de la cible d’inflation.

Dans une Étude Spéciale récemment publiée dans le dossier de prévisions 2021-2022, nous évaluons comment l’annonce de ces révisions a été perçue et si elle a modifié la formation des anticipations des agents privés telles que mesurées par un indicateur de marché[4]. Notre analyse montre qu’au moment de l’annonce, l’inflation anticipée mesurée par les marchés a baissé dans la zone euro mais augmenté aux États-Unis (graphique). Au-delà de l’effet d’annonce, nos résultats indiquent que la décision de la BCE n’aurait pas significativement modifié la dynamique des anticipations de marché telles qu’elles sont mesurées par les marchés financiers. Il est frappant de constater que l’effet de la révision de la stratégie de la Réserve fédérale semble plus significatif que celui de la BCE. Le faible effet des annonces de révisions de la cible d’inflation, notamment en zone euro, pourrait suggérer différents éléments. Tout d’abord, il se peut que les annonces de la BCE aient simplement officialisé un élément qui avait déjà été intégré par les marchés financiers avant l’annonce de révision de la cible d’inflation (Reichlin et al., 2021) ou que les marchés financiers avaient anticipé une révision plus importante de la cible[5]. D’autre part, la différence d’effets entre la zone euro et les États-Unis pourrait être liée aux caractéristiques de la réforme. Ainsi, l’annonce d’une cible symétrique produirait moins d’effets que l’annonce d’une cible en moyenne (AIT) dans le temps parce que la seconde introduit des phénomènes de compensation : la banque centrale ne doit pas seulement se soucier des déviations à venir de l’inflation à sa cible mais aussi des déviations passées.


[1] Les
dernières annonces de politique monétaire prévoient une diminution des achats
d’actifs. Par ailleurs, les
dernières projections des membres du FOMC
du 15 décembre suggèrent 3
hausses de taux en 2022 contre une seule lors de la réunion de septembre.

[2] Etant
donné les délais de transmission de la politique monétaire, cet horizon est au
moins d’un an. Ainsi, dans ses
dernières prévisions annoncées le 16 décembre
, la BCE anticipe certes une
inflation de 3,2 % en 2022, mais un retour sous la cible de 2 % en
2023. Etant donné la reprise moins rapide en zone euro qu’aux États-Unis,
la BCE augmentera ses taux probablement plus tard que la Réserve fédérale.

[3] Notons par
ailleurs qu’un dépassement de la cible d’inflation n’entraîne pas une réaction
automatique de la banque centrale. La BCE est censée réagir dès lors que
l’inflation menace l’objectif à moyen terme. Une réaction systématique à des
chocs ponctuels provoquerait une forte volatilité des taux d’intérêt qui serait
déstabilisante pour l’économie.

[4]
L’inflation à 5 ans dans 5 ans.

[5] Ils
pouvaient par exemple anticiper que la BCE s’orienterait également vers une
stratégie de cible d’inflation moyenne ou qu’elle annoncerait une cible
d’inflation plus élevée ou bien encore l’adoption d’une bande autour de la
cible. Ces différentes options sont discutées plus en détails dans Blot,
Bozou et Creel (2021)
.




L’inflation en 2021, un point sans cible ?

par Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux

Depuis janvier 2021, l’inflation a
fait un retour remarqué après s’être quasiment fait oublier durant la décennie
2010. Le regain de l’inflation fait suite à l’émergence de la Covid-19 durant
l’année 2020 qui a fait basculer l’économie mondiale dans une violente récession
au premier semestre 2020. L’écroulement subit de l’activité a imprimé un choc
négatif aux prix des matières premières, à savoir ceux de l’énergie et dans une
moindre mesure ceux des matières premières alimentaires et industrielles. En
2020, l’inflation d’ensemble a intégré ce contrechoc par le biais de la baisse
du prix des importations d’énergie et de produits alimentaires consommés directement
par les ménages, créant une situation de prix anormalement bas en comparaison
de leur trajectoire de moyen terme.



La forte reprise de l’activité à
partir du troisième trimestre 2020 a fait rebondir vivement les prix des
matières premières, et finalement l’inflation (tableau 1). Les indices de prix headline
ont donc entamé entre 2020 et 2021 un rattrapage dont la mesure sur un an est
amplifiée par la base de calcul anormalement basse l’année précédente. Une
manière d’éliminer cet effet de base est de considérer la trajectoire des prix
en prenant comme base de calcul non pas le niveau des prix de l’année 2020,
mais celui de 2019 à la même période de l’année[1]. Ce
faisant, le rebond de l’inflation apparaît deux fois moindre, à l’exception de
celui des États-Unis.

Au-delà du caractère spectaculaire de
la reprise de l’inflation en 2021, on peut s’interroger sur la position du
niveau des prix par rapport à leur trajectoire de plus long terme dès lors que
le rebond de 2021 fait en partie écho au fort ralentissement de ces derniers,
l’année précédente.  Pour évaluer la
situation des pays au regard d’une trajectoire contrefactuelle en 2021, c’est-à-dire
une trajectoire qui se serait déroulée en l’absence de pandémie, nous nous
sommes appuyés sur les prévisions trimestrielles d’inflation élaborées par la
Commission européenne à l’automne 2019, couvrant l’Europe et les pays
anglo-saxons, soit 29 pays. Par définition, ces prévisions n’incorporent pas le
« choc Covid », qui s’est déclaré au premier trimestre 2020. Elles
peuvent donc être considérées comme une référence pour bâtir une situation
contrefactuelle en 2020 et en 2021. Ces prévisions étaient inférieures à 1,5 %
par an en 2020 et en 2021 pour les quatre grands pays de la zone euro.  Pour les pays anglo-saxons, elles étaient d’environ
2 % chaque année.

En Europe, les prix observés excèdent leurs niveaux de référence hors crise seulement au dernier trimestre 2021 (mesuré sur la base d’octobre et novembre) (graphique 1). Pour la France, l’Italie et l’Espagne, l’accélération des prix tient à un effet rattrapage jusqu’au troisième trimestre 2021. Ce n’est en effet qu’à partir du quatrième trimestre que le contrefactuel est dépassé, dans un contexte où le prix du pétrole est bien supérieur à celui prévu par la Commission européenne à l’automne 2019 (69 dollars en moyenne le baril en 2021, contre 56 prévu). C’est aussi le cas au Royaume-Uni, mais dans une bien moindre mesure. En revanche, en Allemagne, le niveau contrefactuel est dépassé significativement dès le troisième trimestre, une fois l’indice des prix corrigé à la baisse pour neutraliser l’effet de la mise en place d’une taxe carbone début 2021[2]. Enfin aux États-Unis, l’économie est en surchauffe inflationniste depuis plusieurs trimestres[3].

Cette situation inquiète dès lors qu’elle pourrait être vue comme l’indice avant-coureur d’un dérapage de l’inflation. Pourtant des signaux d’apaisement semblent se dessiner au tournant de 2021 et de 2022. Sur les marchés des matières premières dans leur ensemble, les signaux de détente apparaissent, même si certains produits peuvent faire exception. Selon l’Institut de Hambourg (HWWI), les rythmes de hausse des indices de prix de matières premières industrielles et alimentaires ont atteint un pic au printemps 2021 (graphique 2). La trajectoire des prix énergétiques a été plus heurtée : un nouvel accès de fièvre temporaire s’est produit en octobre 2021, avant une nouvelle détente. Exacerbée par la poussée des matières premières, l’inflation devrait donc atteindre un point haut au tournant de 2021 et 2022 dès lors que les rythmes de progression des matières premières ont déjà entamé leur décrue. C’est en tout cas ce que suggère l’analyse que nous avons menée dans un article récent, avec l’apparition de contributions négatives des matières premières importées à l’inflation d’ensemble en 2022[4].


[1]
Le taux de croissance sur 2 ans a été ramené sur une base annuelle pour pouvoir
être comparé au glissement annuel.

[2]
Les prévisions d’inflation élaborées à l’automne 2019 par la Commission
européenne n’incorporaient pas cette taxe carbone, ce qui justifie de corriger
le niveau des prix de 2021 de l’effet inflationniste de la mesure, évalué à 0,3
point de moyenne annuelle par la
Bundesbank (Monthly Report, juin 2020). D’autre part, Le
dispositif de baisse de la TVA mis en place au deuxième semestre 2020 n’affecte
pas le niveau des prix en 2021 dès lors que les taux sont revenus à leur niveau
normal au 1er janvier 2021. En revanche, dans la seconde moitié de
2021, les glissements annuels sont majorés par l’effet de base induit.

[3]
Voir E.
Aurissergues, C. Blot, C. Bozou, « Tensions sur les prix aux
États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ? », Blog
de l’OFCE
, 1er décembre 2021
et « Les
États-Unis vers la surchauffe ? », OFCE Policy Brief, n° 97,
25 novembre 2021
.

[4]
Voir S. Le
Bayon et H. Péléraux (2021), « Le renouveau de l’inflation », Revue
de l’OFCE
, étude spéciale, 174 (2021/4)
, pp.14-18.




Tensions sur les prix aux États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ?

par Elliot Aurissergues, Christophe Blot et Caroline Bozou

Les derniers chiffres de l’inflation aux États-Unis confirment la tendance observée depuis plusieurs mois. En octobre 2021, les prix à la consommation ont progressé sur un an de 6,2 %. Le phénomène est certes mondial mais, parmi les pays industrialisés, il est particulièrement notable outre-Atlantique. En effet, sur la même période, l’inflation en zone euro s’est établie à 4,1 %. Une telle progression de l’inflation n’avait pas été observée depuis la fin des années 1990 et suscite donc toute l’attention dans le débat de politique économique aux États-Unis, notamment parce qu’elle fait écho à une controverse amorcée dès le début du mandat de Joe Biden à propos de la relance budgétaire votée en mars 2021. Bien que cette inflation soit en partie tirée par l’évolution du prix de l’énergie, il n’en demeure pas moins que les tensions se sont rapidement amplifiées. Hors composantes énergie et alimentation, l’inflation dépasse 4 % depuis juin 2021 suggérant un risque de surchauffe pour l’économie américaine. Si le contexte macroéconomique européen ne permet pas d’identifier un risque équivalent pour la zone euro, il n’en demeure pas moins qu’une hausse durable de l’inflation américaine pourrait avoir des répercussions sur la zone euro. Au-delà des effets sur la compétitivité, la dynamique de l’inflation américaine pourrait influencer l’évolution des taux et la conduite de la politique monétaire de la Réserve fédérale et de la BCE.



Quel que soit l’indicateur – indice des prix à la consommation ou déflateur de la consommation –, les prix ont nettement accéléré depuis mars 2021 (graphique)[1]. La composante énergie est certes importante mais n’explique pas totalement cette dynamique puisque les derniers chiffres pour les indices sous-jacents, c’est-à-dire corrigés des prix de l’énergie et des biens alimentaires, indiquent une augmentation en glissement annuel de 4,6 % pour l’IPC et de 3,6 % pour le déflateur de la consommation[2]. Il faut de plus noter que cette évolution reflète un rattrapage par rapport à l’année 2020 où l’inflation était particulièrement modérée dans le contexte de la pandémie et du coup d’arrêt brutal de l’activité. Ainsi, en moyenne sur l’année 2020 et 2021, jusqu’en octobre, le déflateur de la consommation progresse de 2,1 %, en ligne avec la cible adoptée par la Réserve fédérale[3]. Les tensions récentes reflètent évidemment la dynamique de la reprise économique mondiale post-confinement, à laquelle participent largement les États-Unis, qui a provoqué de fortes tensions sur les prix de l’énergie mais également sur l’offre comme en témoignent les difficultés d’approvisionnement sur certains biens et la flambée du coût du fret maritime.

Au-delà de ces facteurs mondiaux, se pose la question d’un phénomène inflationniste qui pourrait être intrinsèquement lié à la politique économique américaine. Avant même les discussions récentes sur le vote du budget 2022, le total des mesures prises d’abord par l’administration Trump puis celle de Joe Biden pour faire face à la crise Covid atteint 5 200 milliards de dollars, ce qui représente plus de 23 points de PIB de l’année 2019. Ces dépenses effectuées sur 2020 et 2021 représentent une relance inédite ces quarante dernières années. La nécessité des mesures proposées par Joe Biden et votées par le Congrès en mars 2021 était certes consensuelle, mais son ampleur a suscité beaucoup de débats car la reprise était déjà amorcée et l’économie bénéficiait déjà, et comme encore aujourd’hui, des mesures de soutien budgétaire votées en 2020 et d’une politique monétaire fortement expansionniste[4]. Une politique économique – budgétaire et monétaire – aussi expansionniste peut-elle provoquer la surchauffe de l’économie et alimenter le retour de l’inflation comme le craignent des économistes tels que Lawrence Summers ou Olivier Blanchard ou au contraire, l’effet sur l’inflation est-il surestimé, comme le suggèrent d’autres analyses ? Nous analysons ce débat dans un Policy Brief de l’OFCE en précisant notamment les conditions pouvant conduire à une augmentation durable de l’inflation. Ce risque dépendra de la taille des multiplicateurs mesurant l’effet des plans de relance sur l’activité et le chômage, de la position de l’économie américaine par rapport à son potentiel et de l’évolution des anticipations d’inflation, autant d’aspects sur lesquels planent quelques incertitudes.


[1]
L’indice des prix à la consommation (IPC) est calculé à partir d’une enquête
consistant à relever les prix d’un panier de biens moyens consommés par un
ménage représentatif. Le déflateur de la consommation est issu de la
comptabilité nationale et représente le système de prix qui permet le passage
de la consommation en valeur à la consommation en volume. Voir La désinflation
importée
dans la Revue de l’OFCE, 2019, n° 162, pour plus de détails
sur la différence entre ces deux mesures de l’inflation.           

[2]
Non corrigé de l’énergie et des prix alimentaires, le déflateur de la
consommation augmentait de 4,4 %. Les données pour le déflateur font
référence au mois de septembre tandis que la publication des indices de prix à
la consommation est plus rapide, les derniers chiffres publiés étant ceux du
mois d’octobre.

[3] Le
déflateur des prix à la consommation est l’indicateur retenu par la Réserve
fédérale pour évaluer la stabilité des prix aux États-Unis.

[4]
Deux autres projets ont été annoncés ensuite : 
un plan d’investissement en infrastructures (American Jobs Plan)
et un ensemble de mesures en faveur des ménages (American Families Plan).
Il ne s’agit pas de mesures spécifiques à la crise mais de mesures censées
marquer l’orientation de la politique budgétaire sur les huit prochaines
années. Ces plans sont en cours de discussion au Congrès dans le cadre du vote
du budget 2022.




La BCE doit-elle s’inquiéter de l’augmentation récente de l’inflation ?

Christophe
Blot
, Caroline Bozou et Jérôme
Creel

En août 2021, l’inflation dans la
zone euro a atteint 3 % en glissement annuel. Un tel niveau n’avait pas
été observé depuis novembre 2011 et dépasse la cible de 2 % que s’est
fixée la BCE. Cette dynamique récente est en partie tirée par le prix du pétrole
mais on observe dans le même temps un rebond de l’inflation sous-jacente, qui
exclut du calcul les indices des prix de l’énergie et du secteur alimentaire. L’inflation
aux États-Unis
renoue également avec des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis
plusieurs années, ce qui y alimente le débat sur un potentiel retour du risque
inflationniste. De par leur mandat orienté vers la stabilité des prix, il est
légitime que les banques centrales s’interrogent sur les sources de ce retour
de l’inflation. Dans un document récent en vue de la préparation du Dialogue
monétaire entre le Parlement européen et la BCE
, nous discutons cependant
du caractère temporaire plutôt que permanent de cet épisode d’inflation.



L’évolution récente de
l’inflation ne peut être dissociée de la conjoncture économique, actuellement
encore fortement marquée par la crise sanitaire. Après une forte chute de
l’activité – le PIB s’est contracté de 6,5 % en 2020 –, les performances
macroéconomiques de la zone euro restent erratiques. La crise a été sans
précédent à la fois par son ampleur mais aussi par ses caractéristiques
sectorielles et par la nature des chocs qui ont affecté les économies de la
zone euro. En effet, la crise de la Covid-19 se caractérise à la fois par un
choc négatif d’offre et de demande (voir Dauvin et
Sampognaro, 2021
).

Les éléments qui expliquent
l’inflation actuelle semblent être de nature temporaire. Un examen des données
récentes suggère en effet que la hausse de l’inflation serait principalement
liée aux prix de l’énergie, aux modifications des taux d’imposition de la TVA
et à la reprise qui suit la récession annuelle la plus spectaculaire depuis la
Seconde Guerre mondiale (figure 1).  Pour
autant, à un niveau désagrégé, il semble que pour la plupart des biens, les
prix sont souvent inférieurs au niveau de décembre 2019 tandis que les prix de
certains services sont plus élevés (figure 2).

Il n’en reste pas moins que les
facteurs qui pourraient influencer l’inflation à moyen terme sont nombreux et laissent
planer quelques incertitudes sur les tensions à venir. Le choc de demande
résultant des mesures de relance budgétaire européenne et des pressions sur le
marché du travail devrait être faible. Le coût en termes d’inflation d’une
baisse du chômage dans la zone euro est désormais très bas – on parle
d’aplatissement de la courbe de Phillips, voir Bobeica,
Hartwig, et Nickel  (2021)
– et le
niveau « élevé » des emplois vacants l’est moins qu’en 2018 alors
qu’aucune crainte d’un retour de l’inflation n’était alors évoquée. Toutefois,
les pressions inflationnistes dues au comportement de désépargne des agents
pourraient présenter une trajectoire plus incertaine. Une poussée de la demande
pourrait alimenter de futures hausses de prix, surtout si les difficultés
d’ajustement de l’offre, observées récemment dans certains secteurs, persistaient.
Du côté des difficultés d’approvisionnement et de la hausse des coûts du
transport maritime, la corrélation forte de ces derniers avec le prix du
pétrole laisse imaginer une baisse lors des deux prochaines années (voir le
bulletin de la US Energy
Information Administration
).  

Pour autant, si on se place dans une perspective plus longue, on peut observer que cette remontée d’inflation ne permet en aucun cas de compenser les nombreuses années au cours desquelles l’inflation fut inférieure à la cible de 2% (figure 3). Ainsi, tant que la poussée observée ces derniers mois reste contenue, ce retour de l’inflation pourrait plutôt être perçu comme une bonne nouvelle par la BCE lui permettant d’atteindre enfin sa cible et même éventuellement de rattraper les sous-ajustements passés.




L’économie européenne 2021

par Jérôme Creel

L’ouvrage L’économie européenne 2021 qui vient tout juste de paraître se concentre sur l’impact de la crise de la Covid-19 et des mesures prophylactiques en Europe. L’introduction du précédent volume, il y a un an, commençait par ces mots : « En 2020, Mesdames Lagarde et von der Leyen vivront leur première année pleine au sommet de l’Europe (…) dans un environnement européen et international compliqué ». Il faut bien avouer que nous ne savions pas alors à quel point l’année 2020 serait effectivement compliquée.



Au plan économique et social, la
pandémie n’a pas seulement conduit à la plus grande récession
mondiale
de l’après-guerre, mais elle a aussi accru le risque de voir les
enjeux structurels, tels que la lutte contre le changement climatique, passer
au second plan, et pour longtemps, des priorités des gouvernements. Les chocs
macroéconomiques infligés par la pandémie et par les mesures prophylactiques
mises en œuvre pour y faire face ont été d’une telle ampleur que les réponses
de politique économique ont elles aussi été d’une vigueur inaccoutumée.  Bien que proportionnées aux enjeux
conjoncturels de court terme, ces réponses pourraient obérer les chances de
voir l’Europe s’engager résolument dans une trajectoire soutenable et équitable
de ses niveaux de vie, conformément aux objectifs du traité sur l’Union
européenne. De quelles marges de manœuvre dispose encore l’Europe après une
hausse des dettes publiques de 15 points de PIB depuis 2019 et une longue
période de politiques monétaires ultra-accommodantes de la banque centrale
européenne ? A l’inverse, quels risques font peser les tentations de
« normalisation » des politiques économiques sur l’économie
européenne ? A défaut de répondre précisément à ces questions, l’ouvrage
propose des pistes de réflexion qui permettent en filigrane d’appréhender les
marges d’amélioration du processus européen d’intégration en accordant la
priorité aux objectifs plutôt qu’aux moyens.

Evaluer les conséquences qu’aura
la pandémie sur la trajectoire économique, sociale et environnementale de
l’Europe réclame, en guise de préalable, un diagnostic complet sur ses
conséquences à court terme. L’ouvrage présente ainsi un état des lieux
conjoncturel d’une zone euro soumise à une grande incertitude quant à la
persistance de l’épidémie et à celles des politiques budgétaires et monétaires
mises en œuvre pour y faire face. Il dresse une typologie des facteurs
contribuant à la mortalité due à la Covid-19 et présente un premier bilan des
conséquences de l’épidémie sur les marchés du travail européens, sur les
politiques publiques et budgétaires et sur les liens de ces dernières avec
l’action de la banque centrale européenne.

Il expose également les avancées
de la gouvernance budgétaire européenne avec l’adoption d’un nouvel outil de
gestion, Next
Generation EU
, en juillet 2020 et s’interroge sur le cadre budgétaire
commun qui sortira éventuellement de cette crise. L’adaptation du Green Deal aux nouveaux enjeux
sanitaires, les avancées timides en faveur d’une politique européenne de santé
publique et la question non encore résolue des ressources propres pour financer
le budget européen sont tour à tour discutées en lien avec ce nouvel
instrument. Next Generation EU a certes ouvert une brèche dans la gestion
budgétaire européenne en mêlant responsabilité politique nationale (chaque Etat
membre choisit les projets financés et les soumet à l’approbation de la
Commission européenne), solidarité (une partie des fonds européens est une
subvention) et relance budgétaire. Reste à savoir si les moyens qu’il alloue
seront suffisants pour atteindre ses objectifs et, avant cela, s’il sera
effectivement mis en œuvre après l’ordonnance de la Cour
constitutionnelle
d’en suspendre la ratification en Allemagne.