L’anatomie de la synchronisation des rendements des obligations d’État dans la zone euro

Europe
Taux d'intérêts souverains
Autrices, auteurs
Date de publication

26 août 2025

Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la Banque centrale européenne ou de l’Eurosystème.

Introduction

La zone euro se caractérise par une autorité monétaire commune et des autorités budgétaires distinctes. Le taux directeur de la banque centrale est donc le même pour tous les pays de la zone euro, mais les rendements des obligations d’État peuvent varier en fonction des caractéristiques propres à chaque pays. Les opérateurs financiers peuvent ainsi constituer des portefeuilles composés de différentes obligations. Dans ce contexte, les chocs idiosyncratiques affectent la composition des portefeuilles, la demande d’obligations souveraines et, par conséquent, les rendements obligataires. Des mouvements asynchrones des rendements apparaissent, entravant le mécanisme de transmission de la politique monétaire conventionnelle au sein de la zone euro. La Grande Récession de 2008 et la crise de la dette souveraine qui a suivi en 2009-2012 ont mis en évidence cette possibilité (voir la Figure 1), mettant même en péril la stabilité de l’ensemble de l’architecture européenne. Une évaluation quantitative précise de la synchronisation des rendements dans la zone euro est donc essentielle pour identifier les périodes dans lesquelles les politiques monétaires conventionnelles sont inefficaces et où des mesures non conventionnelles sont nécessaires.

Figure 1: Séries temporelles des rendements des obligations d’État à 10 ans dans la zone euro entre 2003 et 2019

Note: AT = Autriche ; BE = Belgique ; DE = Allemagne ; FI = Finlande ; FR = France ; GR = Grèce ; IR = Irlande ; IT = Italie ; NE = Pays-Bas ; PT = Portugal ; ES = Espagne.

Source : données Bloomberg et calculs des auteurs.

Une nouvelle méthode pour étudier la synchronisation des taux d’intérêt dans la zone euro

Dans un article récent (Barbieri, Guerini et Napoletano, 2024), nous étudions empiriquement la synchronisation des rendements des obligations d’État de la zone euro à l’aide d’un riche ensemble de données quotidiennes que nous avons constitué à l’aide de la plateforme Bloomberg. Pour mesurer la synchronisation, nous utilisons une nouvelle procédure qui fournit des informations plus précises sur la synchronisation des rendements obligataires que celles obtenues par une simple comparaison des coefficients de corrélation. Cette procédure consiste à estimer quelques facteurs qui résument les mouvements communs entre les nombreux rendements de notre échantillon, puis à sélectionner uniquement les facteurs qui reflètent des covariations statistiquement significatives, en écartant les autres facteurs qui ne reflètent que des informations erronées. Cette dernière méthode présente également l’avantage d’éviter de devoir choisir de manière ad hoc le nombre de facteurs qui influencent significativement la synchronisation.

Trois périodes de synchronisation et de divergence

Nos résultats suggèrent que la synchronisation des rendements est relativement rare à court terme, c’est-à-dire pour les rendements des obligations d’État à 1 an, puisque le facteur le plus pertinent n’explique que 30 % de la variance totale de la série et n’est statistiquement significatif que pour certaines périodes spécifiques. Cette situation contraste avec celle des rendements des obligations d’État à 5 et 10 ans. Dans les deux cas, un facteur explique en moyenne entre 75 % et 80 % de la variance totale de ces rendements jusqu’en 2008, environ 40 % en moyenne entre 2008 et 2014, et environ 60 % entre 2015 et 2025. Entre 2008 et 2021, un deuxième facteur est également devenu significatif, en particulier pendant la Grande Récession et pendant la crise de la dette souveraine dans la zone euro.

La Figure 2 présente une vue d’ensemble de nos résultats en montrant l’évolution de tous les facteurs estimés pour les rendements à 10 ans jusqu’en 2025. Les facteurs situés au-dessus du seuil horizontal bleu dans le graphique indiquent une corrélation significative entre les mouvements des rendements des obligations d’État des pays de la zone euro. Le graphique montre également des barres verticales indiquant le moment des crises les plus importantes et des évènements liés à la politique monétaire de la zone euro1. Il ressort clairement de la figure que deux facteurs significatifs au maximum ont déterminé les mouvements parallèles des rendements obligataires de la zone euro au cours de la période de vingt ans comprise entre 2003 et 2025. En complément de la Figure 2, la Figure 3 montre également la part de la variance totale de la série de rendements (c’est-à-dire la part des covariations) expliquée par les deux facteurs significatifs ci-dessus au cours de la période comprise entre 2003 et 2025.

1 Par exemple, le célèbre discours « Whatever it Takes » du président de la BCE, Mario Draghi, en juillet 2012 ou le lancement du programme d’achat de titres publics (PSPP) destiné aux obligations souveraines des pays de la zone euro.

Figure 2: Facteurs de synchronisation des rendements des obligations d’État à 10 ans dans la zone euro

Lecture: La barre horizontale bleue dans le graphique indique le seuil de signification des facteurs (valeurs propres) selon notre procédure. Les facteurs supérieurs au seuil sont statistiquement significatifs, tandis que ceux inférieurs au seuil ne le sont pas. La valeur sur l’axe vertical est proportionnelle à la part de la variance totale des séries de rendements des obligations d’État expliquée par un facteur donné. Une augmentation (ou une diminution) d’une ligne dans le graphique indique une augmentation (ou une diminution) de la variance totale de la série expliquée par un facteur donné.

Source : données Bloomberg et calculs des auteurs.

Figure 3: Ratio d’absorption des deux principaux facteurs entre 2003 et 2019

Lecture: Le ratio d’absorption correspond à la part de la variance des séries temporelles des rendements des obligations souveraines de la zone euro expliquée par un facteur donné.

Source : données Bloomberg et calculs des auteurs.

On peut distinguer trois phases dans la synchronisation des rendements obligataires souverains de la zone euro. Une période « pré-crise » (jusqu’en 2008), durant laquelle la synchronisation des rendements obligataires était élevée, et le mécanisme de transmission de la politique monétaire commune fonctionnait donc correctement. Une période de « crise », qui commence avec la faillite de Lehman Brothers en 2008. Le degré de synchronisation des obligations d’État commence alors à diminuer fortement, atteignant son point le plus bas à la mi-2012, juste avant le discours Whatever it Takes de Mario Draghi. À cette époque, la part des covariations des rendements de la zone euro expliquée par le premier facteur tombe à environ 25%, tandis que le deuxième facteur en explique un autre 25% (voir la Figure 3). Depuis, une phase de « reprise » s’est amorcée, ce qui suggère que les politiques monétaires non conventionnelles d’assouplissement quantitatif mises en oeuvre par la BCE (comme le PSPP) ont été efficaces pour rétablir un fonctionnement normal du mécanisme de transmission de la politique monétaire dans la zone euro. Cependant, la reprise n’a pas été rapide. Nos résultats indiquent que les niveaux de synchronisation d’avant-crise n’ont finalement été retrouvés qu’à la fin de 2023 (voir également la Figure 2), soit dix ans après la mise en place des politiques d’assouplissement quantitatif.

Une interprétation financière

Le fait que des écarts (spreads) existent entre les rendements des obligations des différents pays membres, et qu’ils évoluent de manière hétérogène, suggère que les opérateurs financiers peuvent construire des portefeuilles en achetant et en vendant les obligations émises par les États de la zone euro dans des proportions différentes. Des résultats récents de la théorie de portefeuille (Avellaneda et Lee, 2010 ; Bouchaud et Potters, 2015) montrent que les facteurs détectés grâce à notre procédure peuvent être interprétés comme des portefeuilles optimaux (eigenportfolios) d’obligations souveraines de la zone euro à une maturité donnée, avec un risque proportionnel à la variance totale expliquée par chaque facteur, et où chaque obligation entre avec un poids différent (correspondant à l’élément associé à une obligation donnée dans le vecteur propre associé à un facteur). Le suivi de ces poids dans le temps permet donc d’entrevoir comment les obligations d’État de différents pays de la zone euro ont été échangées, en particulier lors des périodes de crise.

Stratégies de divergence et fuite vers la qualité

La Figure 4 et la Figure 5 montrent l’évolution des poids de chaque obligation souveraine à 10 ans de la zone euro dans les deux portefeuilles associés aux deux principaux facteurs que nous avons identifiés dans notre analyse. Il convient de noter que les années représentées dans les deux graphiques ne coïncident pas exactement, car le deuxième facteur principal n’est devenu significatif qu’à partir de 2008 (voir ci-dessus).

Figure 4

Lecture: Évolution des poids des obligations souveraines à 10 ans des pays de la zone euro. La valeur de l’axe des ordonnées de chaque graphique mesure le poids de chaque obligation souveraine dans le portefeuille optimal associé à notre premier facteur principal.

Note: AT = Autriche ; BE = Belgique ; DE = Allemagne ; FI = Finlande ; FR = France ; GR = Grèce ; IR = Irlande ; IT = Italie ; NE = Pays-Bas ; PT = Portugal ; eES =Espagne.

Source : données Bloomberg et calculs des auteurs.

Figure 5: Évolution des poids des obligations souveraines à 10 ans des pays de la zone euro.

Lecture: La valeur de l’axe des ordonnées de chaque graphique mesure le poids de chaque obligation souveraine dans le portefeuille optimal associé à notre deuxième facteur principal.

Note: AT = Autriche ; BE = Belgique ; DE = Allemagne ; FI = Finlande ; FR = France ; GR = Grèce ; IR = Irlande ; IT = Italie ; NE = Pays-Bas ; PT = Portugal ; ES =Espagne.

Source : données Bloomberg et calculs des auteurs.

L’analyse des deux figures révèle ce qui suit; Pendant la période « pré-crise », lorsque la synchronisation était élevée, toutes les obligations étaient négociées de manière similaire, c’est-à-dire qu’elles avaient pratiquement des poids identiques. La situation change complètement durant la période de « crise », entre 2008 et 2012. S’agissant du premier portefeuille, les poids associés aux obligations des pays les plus exposés à la crise de la dette souveraine (Grèce, Espagne, Portugal, Italie, Irlande) diminuent. Cette tendance est encore plus marquée pour les poids des obligations dans le deuxième portefeuille, qui correspond au portefeuille associé à un risque plus faible (c’est-à-dire à une variance plus faible). Ce portefeuille présente même la présence de stratégies de divergence (divergence trades), c’est-à-dire d’obligations détenues avec des positions opposées pendant les années de crise. En particulier, en 2012, au plus fort de la crise de la dette souveraine, on observe une large « périphérie » de pays (incluant non seulement les pays les plus touchés par la crise, mais aussi la France, l’Autriche et la Belgique), dont les obligations étaient détenues dans le portefeuille en position opposée à celles d’un petit « noyau » de pays comprenant uniquement l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande. La présence de stratégies de divergence pendant la crise indique l’émergence d’un phénomène significatif de fuite vers la qualité (flight-to-quality), où les opérateurs prenaient généralement des positions longues sur les obligations des pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Finlande) au détriment de celles des pays du Sud (par exemple Grèce, Italie, Portugal, Espagne), ainsi que de la France et de la Belgique, dont les obligations étaient au contraire vendues à découvert. Ces stratégies de divergence et cette fuite vers la qualité ont accentué les asymétries dans la dynamique des rendements des obligations souveraines, déstabilisant le mécanisme de transmission de la politique monétaire conventionnelle. Enfin, la Figure 5 indique également que les stratégies de divergence ont perduré, bien qu’à une échelle beaucoup plus réduite, pendant la période de « reprise », marquée par la mise en œuvre des programmes d’assouplissement quantitatif de la BCE et par un lent retour à la synchronisation des rendements. Ainsi, en 2019, les obligations souveraines des pays du Sud comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal étaient encore négociées en sens opposé à celles de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Finlande (tandis que la France, la Belgique et l’Irlande étaient presque absentes du portefeuille).

Conclusion

Nos résultats sont robustes à un large éventail de contrôles économétriques et apportent un nouvel éclairage sur le débat concernant l’efficacité de la transmission de la politique de taux d’intérêt dans la zone euro. Il est en effet bien connu que la réponse hétérogène des rendements des différents pays à la même politique de taux de la BCE constitue une fragilité clé pour la zone euro (voir par exemple Ciccarelli, Maddaloni et Peydró, 2013). Notre procédure permet aux décideurs politiques de quantifier l’asynchronie des mouvements des rendements obligataires et, étant basée sur des données quotidiennes, elle peut être mise à jour fréquemment afin de comprendre rapidement si, à une période donnée, les outils conventionnels de politique monétaire seront efficaces ou non. En effet, en présence de stratégies de divergence, la politique monétaire conventionnelle aura des effets asymétriques à travers la zone euro et les instruments de politique monétaire non conventionnels devront être utilisés à la place.

Références

Avellaneda M., Lee J.-H. (2010). « Statistical arbitrage in the US equities market », Quantitative Finance, 10, n° 7, p. 761‑782.
Barbieri C., Guerini M., Napoletano M. (2024). « The anatomy of government bond yields synchronization in the Eurozone », Macroeconomic Dynamics, 28, n° 8, p. 1635‑1672.
Bouchaud J.-P., Potters M. (2015). « Financial applications of random matrix theory: a short review », dans Akemann G., Baik J., Francesco P.D. (dirs.), The Oxford Handbook of Random Matrix Theory, Oxford University Press, Oxford.
Ciccarelli M., Maddaloni A., Peydró J.-L. (2013). « Heterogeneous transmission mechanism: monetary policy and financial fragility in the eurozone », Economic Policy, 28, n° 75, p. 459‑512.