Politique et déficits publics : l’Angleterre en 1976

Dette Publique
Politique budgétaire
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Date de publication

8 septembre 2025

La relation entre la couleur politique des gouvernements — droite ou gauche — et la dynamique du déficit ou de la dette publique montre une régularité surprenante discutée dans un autre blog. L’objet de cette contribution est de discuter un cas particulier : la Grande-Bretagne en 1976. Le parti travailliste arrive au pouvoir en 1974 en Grande-Bretagne ; il augmente d’abord le déficit public et mène une politique de soutien au revenu. Il est ensuite contraint de reconnaître une impasse économique et il demande l’aide du FMI en septembre 1976, pour un prêt conditionnel. Cette demande est perçue comme une humiliation nationale et contribue à l’élection de Margaret Thatcher en 1979.

Que s’est-il passé en Grande-Bretagne ? Des leçons peuvent-elles être tirées pour la situation actuelle ? On commence par résumer l’histoire économique, pour préciser les ordres de grandeur, avant d’évoquer l’histoire politique anglaise.

Grande-Bretagne 1976 : une histoire macroéconomique

Les trois graphiques suivant résument les éléments principaux des finances publiques anglaises : le déficit public, la dette publique et la balance courante. D’autres éléments sont discutés ci-après.

Figure 1: Principales grandeurs macroéconomiques
(a)
(b)
(c)
  • La Figure 1 (a) présente le caractère heurté du déficit public. L’année 1976 fait apparaître un déficit de 6,3 % du PIB qui est certes important par rapport aux déficits précédents, mais n’apparaît pas comme particulièrement élevé par rapport à d’autres points hauts d’après-guerre.

  • En revanche, la dette montre un profil décroissant net, à partir du point haut de l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’à un point bas de 25 % en 1990, avant de remonter en 2024 à 106 % du PIB, comme le montre la Figure 1 (b).

  • La relance budgétaire financée par déficit public et une politique de revenu favorable aux hausses de salaires génèrent une spirale prix-salaires. Le taux d’inflation est de 16 % en 1974 et croît à 24 % en 1975, pour redescendre à 16 % en 1976. Pour comparaison, le taux d’inflation était d’environ 6 % aux États-Unis en 1976 et 1977.

  • Les taux d’intérêt à 10 ans augmentent en Angleterre : 11 % en 1973, puis 15 % en 1974 et 1975, avant de redescendre à 14 % en 1976. La hausse des taux d’intérêt est compensée par la hausse de l’inflation dans les comptes publics : la charge d’intérêt rapportée au PIB reste stable autour de 4 % durant toutes les années 1970.

  • Le choc énergétique crée une récession en 1974. La croissance passe de 6,5 % en 1973 à -2,5 % en 1974 et -1,5 % en 1975, avant de remonter à 2,9 % en 1976.

  • Comment un profil aussi heurté et élevé des déficits publics conduit-il à une trajectoire décroissante et lisse de la dette publique ? Le taux de croissance nominal est bien plus élevé que le taux d’intérêt sur la dette publique, ce qui explique que, même avec un déficit public élevé, la dette publique poursuit sa trajectoire décroissante sur la période.

  • Concernant les échanges extérieurs, la récession de 1974 provoque une chute importante de la balance courante, qui décroît à -3,6 % du PIB en 1974. Cependant, la balance commerciale se rétablit rapidement à -1,4 % en 1975 et -0,6 % en 1976, comme le montre la Figure 1 (c). Ainsi, la demande d’un prêt du FMI se fait avec une balance courante presque à l’équilibre.

  • Enfin, le taux de change connaît une chute en 1976. La livre perd de sa valeur sur la période, passant de 2,4$ en 1973 à 2,2$ en 1975 et à 1,8$ en 1976, avant de remonter autour de 2,10$ en 1979.

Face à une telle chronique, la macroéconomie de la Grande-Bretagne semble simple : après la crise pétrolière, la Grande-Bretagne (comme la plupart des pays développés) conduit une politique erronée. Elle essaie de relancer l’économie par un soutien à la demande et une hausse des revenus alors que la production ralentit du fait du choc pétrolier. Ces politiques de demande conduisent à une hausse marquée de l’inflation sans effet sur la croissance : c’est la stagflation. La solution est une politique adaptée à une croissance plus faible et à un choc sur le tissu productif. Ce tournant est réalisé après 1976, comme on le voit sur le déficit public. L’inflation décroît autour de 16 % en 1977. On n’observe ni crise des finances publiques (la dette est décroissante, les charges d’intérêt sur le PIB sont stables, les taux d’intérêt augmentent moins que l’inflation), ni crise de la balance des paiements (la balance courante est presque à l’équilibre en 1976, le taux de change évolue avec l’écart d’inflation).

Rien de bien surprenant, donc. Qu’est-ce que le FMI vient donc faire dans cette histoire?

Le FMI comme résolution d’une triple crise

La Grande-Bretagne a eu plusieurs fois recours à des prêts du FMI entre 1974 et 1976. Cependant, c’est la demande d’intervention de 1976 qui constitue un moment pivot, car elle apparaît comme la résolution d’une triple crise interne : une crise intellectuelle, politique et institutionnelle. C’est l’ensemble de ces crises qui a provoqué une défiance envers la livre sterling.

  • La crise intellectuelle provient du besoin d’un renouvellement du cadre d’analyse des politiques économiques après la crise pétrolière. Le parti travailliste, comme le parti conservateur avant lui, répond au premier choc pétrolier par des politiques de soutien à la demande et aux revenus des ménages. Ces politiques sont inadaptées et fortement inflationnistes car la croissance est contrainte par l’offre, et non par un déficit de demande. Cette erreur d’analyse est d’abord partagée par le FMI qui soutient les politiques de demande en 1973, avant de changer de doctrine, comme le note Kevin Hickson dans sa thèse sur la crise de 1976.1 Ce dernier passe d’une doctrine d’expansion fiscale en 1974 à une doctrine de désinflation en 1976. Ainsi, on peut dire qu’en 1976 le FMI est en avance dans sa compréhension de la crise.2

2 voir aussi le chapitre 5 dans Goodbye, Great Britain: The 1976 IMF Crisis, par Kathleen Burk et Alex Cairncross, 1992, Yale University Press sur le rôle intellectuel du recours au FMI. Kevin Hickson insiste plutôt sur changement de pratique, que sur l’émergence d’une pensée cohérente alternative.

  • La seconde crise est politique. En 1974, les travaillistes gagnent les élections, avec de forts débats internes. Le parti travailliste est composé de deux grands courants. Une partie des travaillistes soutient des politiques de demande et de revenu en jouant sur la politique fiscale et monétaire. On peut qualifier ce courant de « keynésien », même si le terme est impropre. La seconde composante est socialiste, représentée par Tony Benn, et défend un programme de nationalisation des entreprises. Ce programme, baptisé Alternative Economic Strategy (AES), est élaboré à partir de 1970 en lien avec les syndicats radicaux (voir la description par Hickson). Ses références sont plus marxistes que keynésiennes. Par ailleurs, les séries macroéconomiques ne doivent pas faire oublier la conflictualité sociale en Grande-Bretagne : en 1974, les grèves sont fréquentes. La grève des mineurs, commencée avant les élections de 1974, se termine après celles-ci par une hausse des salaires de 29 %, accordée le 6 mars 1974. Dès lors, on voit la difficulté, en Grande-Bretagne, de défendre un changement de paradigme de politique économique, pour passer de la défense des hausses de salaires à une politique de lutte contre l’inflation. James Callaghan, qui devient Premier ministre en avril 1976, utilise le FMI comme argument d’autorité pour faire évoluer les positions au sein de son gouvernement. Ce n’est qu’après la demande de soutien au FMI par son ministre des Finances, Denis Healy, que Callaghan enterre dans un discours public les politiques de soutien à la demande : « Nous avons eu l’habitude de croire que nous pouvions nous sortir d’une récession et créer des emplois en réduisant les impôts et en augmentant les dépenses de l’État. Je dois vous dire, en toute franchise, que cette option n’existe plus et que, si elle a existé, ce n’est qu’en injectant dans l’économie une dose d’inflation toujours plus élevée. » (cité par Esposito (2021) dans son analyse de l’année 1976).

  • Enfin, la troisième crise est institutionnelle, entre le Trésor et la Banque d’Angleterre, à propos de la politique de change. Le Trésor est plutôt favorable à laisser la livre fluctuer, tandis que la Banque d’Angleterre défend une politique de stabilité de la livre au sein du Serpent monétaire européen, mis en place en 1972. La Banque d’Angleterre épuise ses réserves de change pour maintenir le cours de la livre dans un pays où l’inflation est élevée par rapport aux autres.

Ainsi, plus que par son intervention directe, le rôle du FMI est de contribuer à une évolution du paradigme économique en Grande-Bretagne. Le pays a eu besoin de cette référence externe pour résoudre des crises internes. La presse et l’opinion publique critiquent alors la faillite des élites, ce qui alimente un sentiment d’humiliation nationale dont Margaret Thatcher se saisit dans sa campagne, avant son élection en 1979.

Quelles leçons pour la situation actuelle?

Cette description permet de comprendre que les leçons économiques pour le débat français sont très indirectes. Si le point commun est le déficit public élevé (inférieur en France aujourd’hui), la situation est bien différente : la Grande-Bretagne lutte en 1976 contre une forte inflation dans une période de dette publique faible et décroissante. Ensuite, et surtout, l’incohérence de la politique britannique se lit dans l’évolution du taux de change, qui n’existe pas pour un pays membre d’une union monétaire. Le taux d’intérêt sur les dettes publiques est un indicateur plus pertinent en union monétaire, mais il ne reflète que partiellement les contradictions des politiques économiques.

En un sens, la situation française est plus simple : il n’y a qu’une crise politique. Des politiques de gauche, de droite ou du centre sont possibles pour réduire le déficit et stabiliser la dette, comme l’ont discuté le CAE ou l’OFCE3. La difficulté est de choisir entre elles au sein des institutions de la Cinquième République.

Références

Esposito M.-C. (2021). « Crise de la livre sterling de 1976 et crédibilité », Revue française d’histoire économique, 16, n° 2, p. 58‑72.