Lutte contre la pauvreté: le décrochage français?
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Le taux de pauvreté monétaire, indicateur de référence défini par la part de la population vivant avec un niveau de vie inférieur à 60 % de la médiane nationale, a atteint 15,4 % en 2023 en France métropolitaine selon les derniers chiffres de l’Insee. Cela marque un plus haut depuis 1996, correspondant à près de 9,8 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, fixé à 1 288 euros par mois pour une personne seule en 2023.
Cette remontée s’inscrit dans un contexte d’inflation élevée, de sorties des dispositifs exceptionnels de soutien au pouvoir d’achat et d’une hausse des revenus financiers. En 2023, alors que le niveau de vie des ménages les plus modestes a reculé de 1 % en euros constants, celui des déciles les plus élevés a progressé de 2,1 %.
Emploi et pauvreté, l’exception française
Contrairement à la tendance observée dans la plupart des pays de l’Union européenne, la France se distingue par une déconnexion entre la dynamique de l’emploi et celle de la pauvreté. Selon les données d’Eurostat, entre 2014 et 2024, si le taux d’emploi des 15-74 ans s’est accru de +5,3 points, le taux de pauvreté monétaire a lui aussi augmenté de +2,6 points1 (Figure 1). Ceci contraste avec le reste de l’Europe où l’amélioration du marché du travail a le plus souvent coïncidé avec une baisse de la pauvreté.
1 Les analyses de l’Insee (ERFS, Enquête Revenus Fiscaux et Sociaux) sont utilisées pour la précision nationale. Les comparaisons européennes se basent sur l’enquête harmonisée EU-SILC (Statistiques sur les ressources et conditions de vie – SRCV en France), requise par Eurostat. Cette harmonisation garantit la comparabilité entre pays, mais peut entraîner un décalage d’une à deux années dans la référence du revenu par rapport aux chiffres nationaux récents.
La déformation de l’emploi observée au cours de la période pourrait expliquer en partie ces évolutions. Entre 2013 et 2023, la part de l’emploi non salarié dans l’emploi total a par exemple augmenté de 1,2 points passant de 9,9% à 11,2%. Au cours de la période, plus d’un million et demi d’emplois ont été crées dans le secteur privé dont la moitié dans des micro entreprises (Insee, 2025) et ces publics accusent des niveaux de rémunération faibles en moyenne (Insee, 2025).
Dans le même temps, le nombre d’apprentis a lui aussi fortement augmenté passant de 565 000 en 2017 à plus d’un million en 2023, faisant croître de fait le nombre de salariés sous le seuil de pauvreté2. En outre, il est possible que l’amélioration du marché du travail, associée aux baisses d’impôts mises en oeuvre ces dernières années (impôt sur le revenu, taxe d’habitation, heures supplémentaires,…) aient plus soutenu le niveau de vie des ménages proche du niveau de vie médian que celui des ménages les plus modestes augmentant ainsi « mécaniquement » le taux de pauvreté monétaire (OFCE, 2022).
2 L’apprenti·e perçoit une rémunération correspondant à un pourcentage du Smic qui varie en fonction de son âge et de sa progression dans le cycle de formation. Lorsque celui ou celle ci a moins de 26 ans et n’est pas en 3ème année d’apprentissage sa rémunération est inférieure à 1099,10 euros mensuel.
Enfin, ces dynamiques différenciées de l’emploi et de la pauvreté interroge sur l’évolution de l’efficacité du système redistributif en France au cours de la dernière décennie.
Une redistribution monétaire de moins en moins efficace
Historiquement, le système de protection sociale français joue un rôle essentiel dans la réduction de la pauvreté monétaire, parvenant à réduire son taux de plus de sept points après transferts, ce qui place la France dans une position relativement favorable en Europe. Cependant, les données récentes de l’Insee (ERFS 2023) confirment une érosion de l’efficacité de ce modèle redistributif, visible dans la réduction de l’écart entre le taux de pauvreté avant et après redistribution, qui est passé de 7,7 points en 2013 à 6,1 points en 2023 (Figure 2).
Malgré la baisse de la pauvreté avant redistribution, la capacité des transferts sociaux à faire sortir les ménages de la pauvreté s’est considérablement affaiblie ces dernières années3. En 2017, les prestations sociales permettaient à 37 % des ménages pauvres avant redistribution à sortir de la pauvreté monétaire. En 2023 cette part n’était que 28 %. Une partie de l’explication pourrait provenir de fait d’une hausse de l’intensité de la pauvreté avant redistribution. En effet, l’intensité de la pauvreté mesure la distance à laquelle se situent les ménages en situation de pauvreté par rapport au seuil de pauvreté monétaire. Lorsque cette distance augmente, il est probable qu’ils dépassent plus difficilement ce seuil grâce au système redistributif. Dans les faits, cette explication apparaît peu robuste puisque l’intensité de la pauvreté est globalement stable au cours de la période.
3 Voir Coordination : MADEC, Pierre et PUCCI, Muriel, 2025. Nouvelles formes de pauvreté et redistribution. Paris : Caisse nationale d’allocations familiales. « Informations sociales », 2025/1 n° 213, p.153. URL : https://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2025-1?lang=fr.
Cette contre-performance s’explique en partie par des mesures d’économies qui ont enrayé le pouvoir redistributif de deux mécanismes clés que sont les prestations familiales et les allocations logement. Les économies réalisées sur les allocations logement (réduction de loyer de solidarité, contemporanéisation, sous indexation) ont réduit l’impact des transferts sur le taux de pauvreté monétaire. De même, la faible revalorisation ou la modulation des prestations familiales ont limité leur capacité à compenser l’inflation et à sortir les familles modestes de la précarité. En conséquence, ces économies ont en grande partie neutralisé l’effet bénéfique de l’amélioration de l’emploi sur la pauvreté avant redistribution, conduisant à la remontée du taux de pauvreté après redistribution à 15,4 % en 2023.