Shut down : l’Amérique sur la sellette

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par Christine Rifflart

Un Etat qui demande à plus d’un tiers de ses fonctionnaires de rester chez eux parce qu’il ne peut plus les payer est dans une situation critique. Quand il s’agit des Etats-Unis, c’est le monde entier qui s’inquiète.

L’absence d’un accord sur le budget 2014, dont l’exercice légal a débuté mardi 1er octobre 2013, illustre le bras de fer au Congrès entre démocrates et républicains. Ces tensions budgétaires ne sont pas nouvelles : aucun budget n’a été voté depuis 2011 et l’administration fédérale a fonctionné jusqu’alors à coup de continuing resolutions qui permettent de débloquer, de façon provisoire, les financements nécessaires à son fonctionnement et à ses opérations. Aujourd’hui, le blocage est d’une autre ampleur et une partie de l’administration doit fermer ses portes, faute de financement. Cette situation exceptionnelle n’est pas inédite : 17 shut downs ont eu lieu depuis 1976, les deux derniers sous l’administration Clinton avaient duré respectivement une semaine (du 13 au 18 novembre 1995) et trois semaines (du 15 décembre 1995 au 6 janvier 1996).

Selon l’Office of Management and Budget, sur les 2,1 millions de salariés du gouvernement fédéral, plus de 800 000 sont interdits de service pendant que d’autres doivent venir travailler, sans garantie d’être payés. Par exemple, sont concernés par l’interdiction de travailler 97 % des salariés de la NASA, 93 % de l’agence de protection de l’environnement, 87 % du Ministère du Commerce, 90 % des services des impôts… Chacun d’eux a pu recevoir une lettre du Président disant son amertume. Concrètement, cela signifie aussi qu’une partie des services sociaux n’est plus assurée, les plateformes téléphoniques des administrations sont fermées, les monuments et les 368 parcs nationaux ne sont plus ouverts au public, les nouvelles demandes de prêts subventionnés, d’aides au logement, de garanties de prêts ne sont plus examinées, les services du gouvernement sont fermés :

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Sont épargnés néanmoins les services vitaux et les programmes dont le financement n’est pas lié au vote du budget annuel (mandatory spending) qui comptent pour plus de 60 % des dépenses hors charges d’intérêt et représentent 12,7 % du PIB. Certains programmes de sécurité sociale (Medicare, Medicaid), le service postal, la sécurité nationale, les opérations militaires sont ainsi protégés du shut down, dans la limite néanmoins où ceux-ci ne sont pas affectés par les restrictions de leur personnel  dont les salaires sont pris sur le budget 2014.

Une autre crise politico-budgétaire se profile : le gouvernement pourrait être mis en défaut de paiement à partir du 17 octobre si le plafond de la dette autorisé n’est pas relevé.  Cette situation d’attentisme attise la nervosité des marchés financiers et la dureté du climat politique au sein du Congrès ne laisse pas présager d’une fin honorable dans ce que les médias qualifient de chicken game[1]. En 1995, pourtant, Clinton était sorti vainqueur de cette crise contre les républicains et avait été réélu en 1996, malgré la majorité des républicains au Congrès.

En attendant la sortie de crise, l’économie pourrait être durement touchée. En cas de non-paiement des salaires et traitements des fonctionnaires fédéraux, le manque à gagner serait en moyenne de plus de 1 500 dollars par semaine pour chaque famille concernée. Pour l’ensemble des 2,1 millions de fonctionnaires fédéraux, cela représente 0,08 % du PIB trimestriel. Sur trois semaines, cela fait 0,25 % du PIB de revenus en moins dans l’économie au quatrième trimestre. Le Congrès pourrait cependant voter le paiement rétroactif des salaires. C’est ce qui a été généralement exécuté lors des précédents shut downs.

Mais surtout, cela est sans compter la désorganisation de l’économie. En considérant sur une base annuelle que la moitié des dépenses discrétionnaires du gouvernement fédéral (soit 37 % des dépenses fédérales ou 7,6 % du PIB)[2] est  affectée par le blocage car financée sur le budget 2014, ce manque à dépenser représente 0,15 point de PIB par semaine. Compte tenu de la désorganisation impliquée par la fermeture des administrations (on applique un multiplicateur budgétaire de 1,5), l’effet sur la croissance pourrait alors avoisiner au moins 0,22 point de PIB par semaine. Si la crise dure 3 semaines, l’impact sur le PIB du quatrième trimestre serait d’au moins 0,7 point de PIB. De quoi faire passer l’économe américaine en récession à la fin de l’année !

D’autres estimations existent. L’Office of Management and Budget avait évalué le coût des shut downs de 1995 (du 13 au 18 novembre 1995 puis du 15 décembre au 6 janvier 1996) à 1,4 milliard de dollars d’alors (soit 0,5 % du PIB trimestriel). Sur la base des shut downs de 1995, Goldman Sachs évalue à 8 milliards de dollars le coût hebdomadaire pour l’économie américaine, soit un impact de 0,2 % sur le PIB du quatrième trimestre. L’agence Moody’s Analytic Inc. estime un impact de 0,35 % point de PIB trimestriel par semaine de shut down.

Si la crise budgétaire ne dure que quelques jours, les répercussions sur l’économie française seront minimes : on évalue à 0,17 % la baisse de la croissance française si la croissance américaine se réduit d’1 %. Mais si le blocage dure plusieurs semaines et se superpose à la crise sur le plafond de la dette publique dont la date butoir est proche, les conséquences pourraient alors être tout autres.  Les deux crises (blocage budgétaire et défaut de paiement de la dette publique) se combineraient et s’alimenteraient l’une l’autre, comme le souligne ce post du New York Times. On imagine à peine la panique sur les marchés financiers, la hausse des taux d’intérêt qui en résulterait et la dégringolade du dollar. Ce serait alors une toute autre histoire…

 


[1] Dans la théorie des jeux, le chicken game (ou jeu de la poule mouillée) est un jeu d’influence entre deux joueurs dans lequel aucun ne doit céder. Ainsi, dans le cas d’une course automobile frontale, la poule mouillée est le conducteur  qui sort de sa trajectoire pour éviter la mort due à la collision des deux voitures.

[2] Une grande partie des dépenses du Ministère de la Défense sont votées sur une base pluri-annuelle et ne sont pas soumises à restriction du fait de ce blocage. Or, les dépenses du Ministère de la Défense comptent pour plus de la moitié de ces dépenses discrétionnaires. Par ailleurs, les autres dépenses (mandatory outlays) ne sont pas financées sur des crédits soumis au vote du Budget.