La dollarisation en Argentine : un mirage de plus ?

Hubert Kempf

Javier Milei, libertarien revendiqué, a été élu président de la République argentine le 19 novembre 2023 sur un programme électoral qui intégrait la proposition-choc de dollariser l’économie argentine[1]. Quel sens a cette proposition ? Est-elle réaliste ou viable ? J’avance dans ce billet que cette proposition s’explique par la volonté de se doter d’un mécanisme crédible de lutte contre l’inflation mais que la crédibilité de cet engagement est faible. La lutte contre l’inflation chronique doit passer par la fin du laxisme budgétaire pratiqué par les différentes autorités publiques argentines plutôt que par la mise en place d’un dispositif monétaire comme la dollarisation.



Javier Milei, le président argentin élu le 19 novembre dernier, a fait sensation comme candidat quand il a déclaré, se revendiquant d’une idéologie libertarienne, vouloir « dollariser » l’économie et donc la société argentines. L’extrémisme de ses propositions a été perçu par l’électorat comme une volonté de mettre à bas une organisation sociale inefficace et éliminer une classe politique incompétente et souvent corrompue.

Une fois élu, le président Milei a annoncé le 14 décembre 2023 renoncer temporairement à la dollarisation, « faute d’argent ». Plus précisément, faute de réserves en dollar suffisantes. Mais le ministre argentin de l’économie, Luis Caputo, a déclaré lors du récent forum économique mondial de Davos : « Les objectifs de fermeture de la Banque centrale et de dollarisation, loin d’être exclus, continuent d’être un objectif de ce gouvernement, mais les conditions pour y parvenir ne sont pas encore réunies. Nous devons d’abord stabiliser l’économie et dès que les conditions seront réunies, cela sera fait. »..

Le projet de l’équipe au pouvoir de dollariser l’économie argentine n’est donc pas abandonné. Que signifie-t-il ? Quelle chance de succès a-t-il ?

Avant toute chose, précisons ce que veut dire « dollariser l’économie argentine ». Deux formes de dollarisation sont envisageables. La dollarisation « exclusive » consiste pour un État souverain à donner cours légal exclusivement à une monnaie émise par un État étranger (par commodité, on évoquera les États-Unis comme le pays émetteur et leur monnaie, le dollar). En particulier, l’État « dollarisé » renonce à émettre sa propre monnaie et à exercer ainsi sa souveraineté monétaire. Toutes les transactions doivent être exécutées en dollars, tous les contrats passés entre agents doivent être libellés exclusivement en dollars, tous les comptes bancaires et financiers sont par conséquent tenus en dollars. La banque centrale elle-même n’effectue d’opérations qu’en dollars, en fonction des réserves dont elle dispose. Comme elle n’a aucune part à la politique monétaire décidée par le pays émetteur du dollar mais que cette monnaie circule librement entre les deux pays, il s’agit d’une union monétaire asymétrique[2]. La dollarisation « non-exclusive » (ou encore la substitution des monnaies) consiste pour un État à autoriser que certaines transactions soient effectuées dans une autre monnaie que celle qu’il émet et qu’il contrôle, et donc qu’une partie des patrimoines des agents résidents soit détenue dans une devise étrangère. Les cas de dollarisation non-exclusive sont nombreux (voir notamment Calvo & Gramont, 1992).

La proposition du président argentin nouvellement élu porte sur une dollarisation exclusive de l’économie monétaire argentine comme solution à l’hyperinflation endémique dont souffre l’Argentine depuis la deuxième moitié du XX° siècle.

En négligeant les coûts de la transition et en supposant que la dollarisation devienne pérenne, le gain attendu d’une telle mesure est connu, et c’est celui que recherche le président Milei. C’est la fin de l’hyperinflation puisque l’émission de monnaie domestique est supprimée, en admettant que le pays émetteur est caractérisé par une inflation faible et aisément anticipable et une croissance mesurée des différentes masses de moyens de paiement. La dollarisation est donc envisagée comme une solution extrême à une solution jugée incontrôlable.

Les coûts de la dollarisation sont non-négligeables. Le premier résulte de la renonciation à toute politique monétaire autonome, donc de la perte d’un instrument macroéconomique contribuant à la stabilisation du cycle économique et en particulier capable de gérer les chocs, intérieurs ou venus de l’extérieur. Le second, conséquence du premier, est la plus grande exposition aux chocs extérieurs puisque les chocs subis par le pays émetteur sont « amplifiés » dans le pays dollarisé à cause de la politique monétaire du pays émetteur qui ne correspond pas à sa situation spécifique. Le troisième est la perte des revenus du seigneuriage[3] pour le pays dollarisé, donc un accroissement de ses difficultés budgétaires. Le dernier enfin est la disparition du prêteur en dernier ressort, en cas de difficulté bancaire circonscrite à une banque ou systémique, puisque la banque centrale ne contrôle plus l’émission de moyens de paiement. Plus généralement, la politique prudentielle est rendue plus difficile puisque les banques domestiques sont mises en compétition directe avec les banques du pays émetteur (voir Berg & Borensztein, 2001).

Enfin, il faut rappeler les conditions de succès de la dollarisation : l’existence de réserves en dollar suffisantes et convenablement réparties dans la population. Si elles sont insuffisantes, l’inflation (des prix exprimés en monnaie domestiques) dans l’intervalle entre l’annonce de la dollarisation et sa mise en place sera positive et inversement proportionnelle à la quantité de réserves en dollar (Voir Caravello & alii, 2023). Enfin, si les réserves sont très inégalement réparties en fonction des revenus, le risque est grand que la partie la plus pauvre de la population se trouve brutalement sans moyens de paiement et donc soit poussée à des actions extrêmes pour subvenir à ses besoins. L’agitation sociale, pouvant être violente, déboucherait sur une crise politique dont la dollarisation serait la première victime.

La justification d’une politique de dollarisation en Argentine se trouve dans la situation d’inflation chronique et souvent très élevée dont ce pays n’arrive pas à sortir depuis les années 1950, et en particulier depuis la fin de la dictature militaire (1983). Devant l’incapacité des différents gouvernements à maîtriser l’inflation, il est logique qu’une solution extrême comme la dollarisation qui consiste à s’interdire toute manipulation monétaire apparaisse comme séduisante et raisonnable. Mais on peut s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agit d’un pari audacieux ou d’un mirage de plus.

Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler le précédent du système de caisse d’émission (« Currency board »)[4]  mis en place à l’instigation du président argentin Carlos Menem en 1991. Le principe de la caisse d’émission est d’empêcher toute création discrétionnaire de liquidité en adossant l’émission de monnaie banque centrale sur ses réserves en devises, essentiellement en dollar. Le système n’empêche donc pas la circulation et l’usage d’une monnaie nationale, le peso dans le cas argentin. Il implique la détermination d’un taux de change fixe avec le dollar, l’adossement de toute l’émission monétaire interne sur des actifs libellés en dollars, et l’interdiction pour la Banque centrale de stériliser les mouvements de capitaux en balance des paiements. De fait, le peso est devenu quasi parfaitement substituable au dollar dans les années 1990, les coûts de conversion des deux devises étant extrêmement faibles et le dollar accepté comme moyen de paiement et unité de compte dans les opérations internes à l’Argentine. C’est en ce sens que la caisse d’émission est une forme atténuée de dollarisation. Le projet actuel de dollarisation peut donc se lire comme une nouvelle tentative de réformer le régime monétaire, bancaire et financier argentin par un ancrage plus strict encore sur le dollar.

L’expérience des années 1990 s’est terminée par une crise économique majeure préludant à son abandon en 2001 (voir Sgard, 2004). L’expérience a d’abord été réussie : les déficits publics ont été fortement réduits, des réformes importantes ont été adoptées. Mais la situation s’est progressivement dégradée jusqu’à la crise de 2001. L’échec s’explique par une combinaison de facteurs : l’irresponsabilité fiscale dont ont fait preuve tant les gouvernements des provinces argentines (qui ont émis des quasi-monnaies pour financer leurs déficits) que le gouvernement central qui, pris dans le jeu électoral, a laissé faire et a à son tour adopté une politique budgétaire laxiste conduisant à des déficits croissants, atteignant 6 % du PIB en 2000, donc un endettement extérieur croissant ; les crises de change connues par les pays voisins et la faiblesse des cours des produits agricoles exportés par l’Argentine à la fin de la décennie 1990. La perte de l’autonomie monétaire n’a pas permis de contrer ces tendances et a rendu le dispositif intenable, poussant l’Argentine vers le défaut souverain. La seule option était alors de modifier sévèrement le taux de change en sortant du système de caisse d’émission. Rien ne permet de penser que ces excès et ces mauvaises fortunes ne se répéteront pas.

La proposition de dollarisation témoigne d’une défiance renouvelée à l’égard du système de gouvernement politique argentin, les décideurs publics étant jugés incapable de se réfréner et d’adopter des règles de bonne conduite financière comme l’ont montré d’abord l’écroulement du currency board puis les manipulations monétaires pratiquées sous la présidence Kirchner et les erreurs de gestion du président Macri et de ses équipes. Cette défiance est largement partagée par la population, depuis longtemps dollarisée de facto (surtout les possédants, ayant accès à des marchés de capitaux internationaux), ce qui au demeurant facilite la transition vers une dollarisation exclusive. Face à ces errements, le choix de la dollarisation apparaît comme une forme paradoxale de pré-engagement pour gagner de la crédibilité dans la lutte contre les tentations inflationnistes. Il s’agit d’un pré-engagement asymétrique puisque cette politique s’effectue sans le concours des autorités américaines. L’Argentine n’a pas de soutien extérieur à sa politique à attendre. Dans ces conditions, la dollarisation crée une extrême vulnérabilité aux circonstances extérieures pour échapper à la vulnérabilité interne qui résulte de la tentation du financement monétaire des déficits publics, tout en créant de nouvelles formes de vulnérabilité interne.

Derrière les conditions techniques de son succès, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle bénéficie d’un fort soutien interne à cette forme de pré-engagement qui n’a rien d’acquis. Que les agents privés ou les acteurs publics se défient progressivement ou brutalement de la solidité de la dollarisation ou qu’ils cherchent à échapper à ses contraintes, et ils trouveront les moyens de contourner l’obligation d’utiliser exclusivement le dollar dans leurs transactions. De plus, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle dispose également d’un soutien externe des marchés financiers internationaux puisque les chocs externes ne peuvent plus être librement gérés par la politique macroéconomique / monétaire intérieure. Les déficits extérieurs éventuels ne pouvant être gérés par une politique monétaire visant à manipuler les taux de change doivent être financés par appel à des financements externes. Or l’économie argentine est particulièrement sujette à des chocs étant donné sa dépendance à l’égard des phénomènes météorologiques qui conditionnent sa capacité à obtenir les dollars en contrepartie de ses exportations de produits agricoles. De surcroît, ces chocs sont peu corrélés aux chocs qui affectent l’économie américaine et aux réponses des politiques macroéconomiques américaines qui y répondent. L’Argentine est ainsi vouée à subir la conjoncture américaine sans pouvoir répondre à ses propres chocs. Elle devient très dépendante de financements externes et de leurs modalités. Les partenaires extérieurs doivent être convaincus de la solidité de la dollarisation argentine pour la soutenir par leurs prêts en dollars. Leur défiance éventuelle se traduira par une augmentation des taux d’intérêt prêteurs qui rendront la situation macroéconomique plus fragile.

Apparaît ainsi un premier paradoxe : la dollarisation doit être soutenue à l’intérieur comme à l’extérieur pour être crédible, mais elle ne peut être soutenue que si elle est crédible. La notion de pré-engagement est justement là pour exprimer cette crédibilité. Or les pré-engagements ne sont quasiment jamais absolus mais sont le plus souvent limités (par des clauses de sauvegarde, par des bouleversements imprévus, par des configurations de jeu non prévues). Rien n’assure alors que la coordination des anticipations des multiples parties prenantes se produise dans le sens désiré. La dollarisation tient ainsi autant de la méthode Coué que du pré-engagement indestructible.

Ceci fait apparaître un deuxième paradoxe : si le soutien interne à la dollarisation comme forme de pré-engagement existe, il est raisonnable de penser que la société est en mesure d’admettre d’autres formes de pré-engagement, moins coûteuses que la dollarisation. Il devrait être possible de mettre en place des institutions (des formes de pré-engagement) plus adaptées aux particularités sociales et économiques argentines et plus à même de résoudre les problèmes qui sont à l’origine des phases d’hyperinflation que connaît de façon récurrente l’Argentine : l’irresponsabilité budgétaire des gouvernements provinciaux et national, à l’origine des déficits publics massifs, l’indépendance du judiciaire, le contrôle correct et non-partisan de la constitutionnalité des lois et des politiques publiques. L’idée que la dollarisation est la seule politique qui permet d’assurer la crédibilité d’un engagement de casser l’inflation, au prix d’un abandon d’une bonne part des capacités d’action de l’État, doit être remise en cause. Si les conditions d’ensemble font que la dollarisation est possible et viable, celle-ci ne peut être désirée puisque d’autres politiques sont alors moins coûteuses pour un même résultat, la maîtrise durable du processus inflationniste.

Des formes de pré-engagement allant plus directement au cœur du problème et probablement plus saines que la dollarisation car n’obérant pas la capacité de mener des politiques macroéconomiques actives (voire discrétionnaires) pour stabiliser le cycle, orienter le processus de croissance ou mettre en place des programmes de redistribution sont possibles si la dollarisation est possible, c’est-à-dire acceptée socialement et politiquement. En d’autres termes, c’est moins dans l’abandon de la souveraineté monétaire que dans la maîtrise des comptes publics et de l’ampleur des déficits publics que se trouve la clé du contrôle de l’inflation. Le président Milei devrait s’apercevoir bien vite qu’il ne suffit pas de se revendiquer libertarien pour mettre fin à la gabegie budgétaire argentine mais qu’il faut gérer au plus près les multiples canaux d’abus qui prospèrent dans le labyrinthe fiscal argentin (Voir Saiegh & Tommasi, 1999). Il s’agit moins de vouloir démanteler l’État (tâche irréaliste) que de le réformer en profondeur par la mise en place d’institutions et de dispositifs interdisant ces abus.


[1]Une présentation synthétique de la problématique macroéconomique argentine, suivie d’une analyse innovante de la dollarisation est donnée par Ivan Werning sur le site Markus’ academy (géré par Markus Brunnermeier, professeur à Princeton).

[2] Voir Kempf H., Economie des unions monétaires, Economica : 2019, chapitre 1. Voir également Hanke S. (2023), pour une liste des cas de dollarisation exclusive.

[3]  Les revenus de seigneuriage sont les revenus que tire l’émetteur de moyens de paiement de leur création.

[4] Voir Chauvin, S., & Villa, P. (2003) et De la Torre A., Levy Yeyati E., Schmuckler S. (2003), « Living and Dying with Hard Pegs : the Rise and Fall of Argentina’s Currrency Board », Economía,  Vol. 3, No. 2, pp. 43-107. 8




Le système d’assurance-chômage aux États-Unis et son parallèle avec la France

S. Auray (CREST-Ensai, RSB et OFCE) et Camille Boissel (CREST-Ensae)

Les premières résolutions de la réforme de l’assurance-chômage engagées en France sous la présidence d’Emmanuel Macron ont été adoptées en 2019 et ont notamment introduit un mécanisme dit de « bonus-malus » dans certains secteurs de l’économie grands consommateurs de contrats précaires. Appliqué depuis le 1er septembre 2022, ce système est conçu pour internaliser les coûts liés aux allocations chômage, en les facturant aux employeurs des salariés licenciés, avec pour objectif d’inciter les entreprises à améliorer la qualité des emplois qu’elles proposent. Or, le mode de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis fonctionne selon un principe similaire depuis sa création au début des années 1930, ce qui a largement inspiré la nouvelle méthode française de calcul des cotisations employeurs. Ce texte se propose de revenir sur les grands principes de l’assurance-chômage aux États-Unis, en s’appuyant sur l’ouvrage de S. Auray et D. Fuller « L’assurance-chômage aux États-Unis ».



Un bref historique de l’assurance chômage aux États-Unis

En 1932, lors de la Grande Dépression, alors que le taux de chômage ne cessait d’augmenter et dépassait les 25%, le Wisconsin devint le premier État à adopter une loi sur l’assurance-chômage aux États-Unis. Six autres États se dotèrent de lois comparables avant qu’en 1935, un texte ne modifie profondément le système d’assurance-chômage en vigueur aux États-Unis : le Social Security Act, qui jette alors les bases du système de sécurité sociale américain. En mai 1937, la Cour suprême confirma la constitutionnalité de cette loi fédérale et, en août 1937, les 48 États contigus ainsi que l’Alaska, Hawaii et le district de Columbia avaient tous promulgué leurs lois d’assurance-chômage. Au cours des 75 années qui ont suivi son lancement, le programme d’assurance-chômage a connu plusieurs réformes. La durée standard des allocations est passée, par exemple, de 16 à 26 semaines dans la plupart des États[1]. Lorsque l’on considère l’ensemble du pays, on observe que les systèmes d’assurance-chômage varient considérablement d’un État à l’autre, en termes de générosité et de mode de financement. Les règles d’éligibilité ont également évolué. Au cours des premières années, les États n’excluaient pas les travailleurs ayant quitté leur emploi volontairement, ayant été licenciés pour faute grave ou ayant refusé un emploi convenable. Ces salariés étaient simplement considérés comme inéligibles à l’assurance-chômage pendant un certain temps. À la fin de l’année 1945, vingt-six États ont limité l’éligibilité à l’assurance-chômage aux seuls travailleurs ayant perdu leur emploi de manière involontaire, et ces dispositions sont désormais en vigueur dans tous les États. De même, en 1952, seuls douze États réclamaient qu’après une période d’inéligibilité, les chômeurs obtiennent un nouvel emploi afin d’être à nouveau éligibles. Aujourd’hui, cinquante États appliquent une règle comparable. Par ailleurs, le système d’assurance-chômage a été modifié pour faire face aux périodes de ralentissement économique : en cas de brusque augmentation du taux de chômage, des programmes étatiques et fédéraux spéciaux accordent des semaines supplémentaires d’allocations aux travailleurs ayant épuisé leurs semaines de droits à l’assurance-chômage de l’État[2]. Enfin, des programmes dits de bien-être, aux critères d’éligibilité spécifiques, peuvent se juxtaposer à l’assurance-chômage.

Le principe de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage : un système « pollueur-payeur »

Les allocations chômage fournissent une assurance contre le risque de perte d’emploi et de revenu. La transition de l’emploi vers le chômage implique en effet une perte de revenu que l’assurance-chômage permet de compenser, au moins en partie. C’est pourquoi les économistes font référence aux indemnisations ou aux allocations chômage comme à une assurance face au risque de chômage. Ce dispositif d’assurance peut, cependant, affecter le comportement et les choix des employés, des demandeurs d’emploi et des entreprises; et ces changements ne sont pas sans conséquence sur le bon fonctionnement du marché du travail, conséquences dont l’ampleur reste toutefois à déterminer. Ce système a alors été conçu pour limiter l’impact des fluctuations économiques sur le revenu des travailleurs, tout en répartissant les efforts de financement de manière équitable.

Le système d’assurance-chômage aux États-Unis correspond à un partenariat fédéral-étatique unique, fondé sur la loi fédérale mais administré par les employés des États dans le cadre juridique de ceux-ci. Les États sont en effet responsables du financement et de l’attribution de leurs allocations chômage et déterminent, chacun, la structure fiscale et les taux de cotisation applicables. Ce financement est assuré par des cotisations patronales : les entreprises sont soumises à une cotisation sur les salaires qui dépend de l’historique de l’entreprise en matière de licenciement. Le système de modulation des cotisations consiste à faire supporter à chaque employeur les coûts générés par ses licenciements. Il ne s’agit pas d’un mécanisme fiscal, mais d’une méthode de calcul des cotisations sociales.

Chaque État disposant du pouvoir de fixer la durée et le niveau de ses allocations chômage et de déterminer le régime fiscal des cotisations, il existe des différences importantes entre les États sur ces deux aspects. Notamment, les États utilisent des méthodes différentes pour calculer le taux de cotisation applicable aux entreprises[3], bien que les principes restent comparables. Ainsi, en règle générale, l’administration prend en compte l’historique de l’entreprise depuis sa création et applique un barème de calcul tenant compte du volume de licenciements réalisés par l’entreprise. Les fonds ainsi récoltés sont alors versés aux travailleurs licenciés éligibles qui en font la demande sous forme d’allocations chômage ; le statut d’éligibilité des travailleurs licenciés est vérifié par l’administration compétente de l’État, auprès de l’ancien employeur. Les entreprises qui licencient fréquemment des travailleurs appelés à bénéficier d’allocations d’assurance-chômage supportent des taux de cotisations plus élevés que celles qui licencient plus rarement, ou celles dont les travailleurs licenciés décident de ne pas faire valoir leurs droits à ces allocations Les travailleurs pourraient ne pas avoir travaillé le nombre de semaine minimum pour être éligibles à l’assurance chômage par exemple. Ils peuvent aussi décider de ne pas avoir recours à l’assurance chômage pour éviter les coûts administratifs associés. Plus précisément, ce système repose sur le niveau des allocations perçues par les anciens salariés, qui dépend lui-même de la fréquence des licenciements et de la capacité des salariés licenciés à retrouver rapidement un emploi. Dans le système standard de financement des indemnisations chômage aux États-Unis, le taux de cotisation d’une entreprise ne dépend donc pas seulement du nombre de travailleurs déjà licenciés au cours des années les plus récentes, mais également, et surtout, du nombre de travailleurs licenciés par cette entreprise qui perçoivent effectivement des allocations chômage.

Une internalisation seulement partielle des coûts sociaux liés aux licenciements

La modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage aux États-Unis que nous venons de décrire n’est néanmoins que partielle, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, les taux de cotisations ne sont appliqués qu’à une partie de la masse salariale totale imposable d’une entreprise. En 2023, la Floride avait une masse salariale imposable plafonnée à 7 000 $ par salarié et par an, tandis que ce plafond était de 67 600 $ dans l’Etat de Washington. La masse salariale imposable reflète donc la part du salaire de chaque travailleur incluse dans l’assiette fiscale de l’État. Enfin et surtout – quelle que soit la formule utilisée pour calculer le taux des cotisations –, il existe dans chaque État un niveau maximal et un niveau minimal de taux de cotisations employeur. Le taux de cotisations maximal implique que certains employeurs qui contribuent fortement aux dépenses d’allocation n’assurent pas la couverture complète de celles-ci. À l’inverse, un employeur imposé au taux minimal doit supporter plus de cotisations qu’il ne génère de dépenses d’allocations chômage au titre des licenciements auxquels il procède. Tout comme la masse salariale imposable, les taux de cotisations minimal et maximal varient selon les États. En 2023, le taux minimal de cotisations variait de 0 % (dans l’Iowa, le Missouri et le Texas, par exemple) à 2,8 % en Pennsylvanie. Le taux maximal de cotisations, dont le principe est imposé par la loi fédérale, était compris entre 5,4 % (dans 16 États) et 19,57 % (dans le Massachusetts).

Avantages et inconvénients du système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage

Tel que nous venons de le voir, le système de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis est donc basé sur une modulation partielle. Ce système a été mis en place lors de la Grande Dépression avec l’objectif clair de dés-inciter les entreprises à licencier. Les États décident de la mesure dans laquelle ils imposent à chaque entreprise d’internaliser ses propres coûts, arbitrant entre une mutualisation complète des coûts, ou à l’inverse une individualisation intégrale des cotisations des employeurs, ou encore des formules mixtes. Face au phénomène du chômage, ce système présente donc certainement des avantages. En 2008, les États-Unis sont entrés en récession et le taux de chômage a atteint alors un nouveau pic. Pourtant, depuis 2010, ce taux a recommencé à baisser pour revenir à un niveau relativement stable, pendant que d’autres pays, comme la France, ne parvenaient pas à le réduire, ni même à empêcher son augmentation.

Cependant, il est à noter que les indemnités de licenciement légales ou conventionnelles versées par les employeurs aux salariés licenciés, s’apparentent à une contribution proportionnelle au nombre de séparations, mais sans mutualisation des sommes ainsi versées au bénéfice des régimes d’assurances sociales. Le système de modulation ne présente effectivement pas que des avantages. En utilisant les données américaines de l’Enquête sur le revenu et de participation au programme (Survey of Income and Program Participation -SIPP) couvrant 1990-2013, Moscarini et Fujita (2015) montrent, qu’après une période sans emploi, un nombre étonnamment élevé de travailleurs retrouvent un emploi chez leur employeur précédent, et ont des carrières dont le profil diffère totalement de celles des individus qui changent simplement d’emploi. Par ailleurs, ces auteurs montrent que la probabilité d’être rappelé par son employeur précédent est beaucoup moins dépendante du cycle économique et moins volatile que la probabilité de trouver un nouvel emploi. Enfin, en utilisant la même base de données, il est possible de calculer la probabilité de sortir du chômage selon que les individus perçoivent ou non leurs assurances chômage alors qu’ils sont éligibles à ces allocations. On trouve alors que cette probabilité est environ deux fois plus élevée pour les individus ayant choisi de ne pas percevoir l’assurance-chômage. Le lien entre choix de ne pas percevoir l’assurance-chômage et le fait d’être rappelé par son employeur précédent apparaît donc clairement (Auray, Fuller et Lepage Saucier 2023). Il reste cependant difficile à expliquer sans une enquête précisant les raisons de ce choix. Ce phénomène montre que le système de modulation peut présenter certaines limites.

 Perspectives sur l’implémentation de ce principe en France

Peu d’autres pays développés recourent à la modulation individualisée des cotisations d’assurance-chômage. Les pays européens dont la réglementation du travail est relativement protectrice, en comparaison de celle en vigueur dans les autres zones adhérentes à l’OCDE, ne jugent généralement pas nécessaire de mettre en place une incitation des employeurs à modérer leurs décisions de licenciement. En France, les cotisations sont payées par les employés et par les employeurs. Depuis 2004, le taux de cotisations total est de 6,4 %, dont 2,4 % à la charge des employés et 4 % à la charge des employeurs, le tout sur une assiette limitée à quatre fois le plafond de la sécurité sociale. Le régime d’assurance-chômage étant basé sur un principe d’autofinancement, les taux de cotisations sont régulièrement ajustés nationalement. Il ne s’agit donc pas d’un système de bonus-malus tel que celui existant aux États-Unis. Pourtant, la mise en place d’un tel système a été proposée à plusieurs reprises, et ce même avant la réforme de 2019, notamment par Edmond Malinvaud en 1998, dans un rapport remis au Premier ministre de l’époque Lionel Jospin, qui recommandait son application à la part patronale des cotisations. Le 27 septembre 1999, le Premier ministre annonçait que son gouvernement allait proposer l’instauration d’une modulation des cotisations chômage en fonction du comportement des entreprises vis-à-vis des licenciements (Journal Le Monde, 29 septembre 1999, p. 7). Ce système n’a pas été appliqué, mais on peut remarquer la mise en place en France de certaines contributions à l’assurance-chômage variant en fonction du comportement de l’entreprise vis-à-vis du licenciement de certaines catégories de travailleurs. Ainsi la contribution dite Delalande a été mise en place, en 1987, pour dissuader les entreprises de licencier des travailleurs âgés de plus de 50 ans. Ce type de dispositif peut, néanmoins, avoir des effets pervers en incitant, par exemple, les entreprises à éviter l’embauche de travailleurs âgés pour ne pas s’exposer au risque d’avoir à payer cette contribution (Behaghel, Crépon et Sédillot, 2004). Depuis le 1er juillet 2013, la part des contributions d’assurance-chômage à la charge des employeurs, au taux de 4%, est majorée pour les contrats de travail à durée déterminée conclus pour surcroît d’activité et ceux dits « d’usage ». Elle est ainsi de 7% pour les contrats de travail d’une durée inférieure ou égale à 1 mois, de 5,5% pour les contrats de travail d’une durée supérieure à 1 mois et inférieure ou égale à 3 mois et de 4,5% pour les contrats de travail dits d’usage d’une durée inférieure ou égale à 3 mois. Ainsi, même si ces majorations ne tiennent pas compte du comportement passé de l’employeur, il s’agit toutefois déjà d’une modulation de type bonus-malus. La réforme de 2019 introduit alors le premier véritable système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage. Actuellement, seuls 7 secteurs sont concernés par cette mesure, soit 30 000 entreprises[4]. Contrairement aux États-Unis, le taux de séparation d’une entreprise est comparé au taux de séparation médian de son seul secteur d’activité pondéré par la masse salariale, et non pas au taux médian de séparation de toutes les entreprises françaises. Selon un rapport de février 2023 de l’Unédic, le taux de séparation dans cinq des secteurs concernés aurait déjà fortement baissé ; mais cela pourrait très bien être dû aux fortes pénuries de main-d’œuvre, qui ont beaucoup affecté les secteurs considérés. Le recul nous manque encore pour évaluer les effets de cette réforme, et le comité d’évaluation de la réforme de l’assurance-chômage entérinée en 2021 sortira fin 2024.

Globalement et quelle que soit l’économie considérée, la modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage ne doit porter, selon nous, que pour partie sur la cotisation patronale. Autrement dit,  en respectant le principe de l’autofinancement du régime, les cotisations pourraient ne pas être totalement supportées par les employeurs, mais également en partie par les salariés. Un système partiel de modulation peut permettre de trouver un compromis entre, d’une part, l’opportunité d’internaliser les coûts de licenciements selon la situation de chaque entreprise et, d’autre part, l’objectif de garantir un certain partage des risques entre les secteurs en ce qui concerne ces coûts de licenciement. Enfin, toujours dans le cas d’un système de modulation des cotisations, un décalage temporel entre l’augmentation des licenciements et celle, correspondante, des taux de cotisation peut s’avérer utile pour éviter des coûts inappropriés aux entreprises touchées par des chocs négatifs. Le financement des allocations chômage par les cotisations sociales influe sur les décisions de licenciement et conduit à une subvention croisée entre des secteurs dont les taux de licenciement diffèrent. Bien qu’il existe des différences importantes entre les marchés européen[5] et américain du travail, il y a de bonnes raisons d’attendre des gains significatifs en cas d’introduction éventuelle, en Europe, d’un système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage (Blanchard et Tirole, 2007). Enfin, si l’on devait spécifiquement penser à la mise en place d’un tel système pour toutes les entreprises dans certains pays européens et notamment en France, il est assez évident qu’il faudrait réduire les coûts de licenciement pour les entreprises et en particulier dans le cas des nouvelles embauches. En effet, conjuguer la mise en place d’un système de bonus-malus pour limiter les incitations aux licenciements par les entreprises, tout en réduisant les coûts des nouvelles embauches permettrait sans aucun doute de réduire les destructions d’emploi tout en faisant augmenter les créations d’emploi.


[1] Il n’existe ni durée minimale ni durée maximale fixée par l’Etat fédéral en ce qui concerne la durée de la période d’indemnisation.

[2] Par exemple, le programme « Federal Extended Benefits » se déclenche lorsque le taux de chômage d’un État dépasse un certain pallier et met à disposition des chômeurs éligibles 13 à 20 semaines supplémentaires de prestations d’assurance-chômage.

[3] En 2023, quatre méthodes sont en vigueur dans des États différents : le ratio de réserves (adopté par 33 États), le ratio des prestations (18 États), le ratio des salaires des allocataires (2 États) et la variation de la masse salariale (Alaska). Voir S. Auray et D. Fuller , chapitre 2 pour plus de détails.

[4] Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac. Travail du bois, industries du papier et imprimerie. Fabrication de produits en caoutchouc et en plastique ainsi que d’autres produits minéraux non métalliques. Production et distribution d’eau, assainissement, gestion des déchets et dépollution. Transports et entreposage. Hébergement et restauration. Autres activités spécialisées, scientifiques et techniques.

[5] Les initiatives d’implémentation partielle du système d’expérience rating ne concernent pas que la France.




Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : le creux de la vague au tournant de 2023/24

Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture économique membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) se sont réunis à Bruxelles pour leur réunion d’automne les 24 et 25 novembre 2023[1]. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des Instituts a été réalisé par le Polish Economic Institute (Varsovie) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report , Autumn meeting, 2023). Nous présentons dans ce billet les principaux éléments discutés lors de la réunion.



Par rapport à la réunion du printemps dernier, les instituts ont présenté des prévisions de croissance légèrement révisées à la baisse en zone euro pour 2023 et 2024. Les incertitudes sur la vigueur de la croissance au tournant de 2023-24 se sont amplifiées au cours des derniers mois. Après une croissance quasiment à l’arrêt à l’échelle de la zone euro, la majorité des instituts prévoient un léger redémarrage de l’activité qui se traduirait par une croissance de l’ordre de 1,1 % en moyenne annuelle en 2024 (après 0,6 % en 2023). La baisse de l’inflation redonnerait progressivement du pouvoir d’achat aux ménages et faciliterait une reprise modérée de la consommation, mais les taux d’intérêt continueraient à mordre sur l’activité, avant l’amorce d’un assouplissement en fin d’année, qui jouerait à partir de 2025. La croissance européenne serait dans le creux de la vague au tournant 2023/2024, mais la reprise serait modérée tant du côté de la demande intérieure, que de la demande extérieure. S’y ajoute le risque d’un nouvel accroissement des tensions géopolitiques à l’échelle mondiale.

La conjoncture mondiale entre normalisation et montée des risques    

Au premier semestre 2023, les contraintes d’offre héritées de la crise COVID ont continué de s’alléger (coûts du fret maritime et aérien revenus à leurs niveaux d’avant crise, poursuite de la réduction des délais de livraison signalée par les indices des directeurs d’achat dans de nombreux pays). Mais, en cours d’année, la demande mondiale de marchandises s’est affaiblie. Ainsi, selon l’indicateur du World Trade Monitor du CPB, le commerce mondial de marchandises, qui avait fortement rebondi à la sortie de la crise COVID et jusqu’à l’automne 2022, s’est légèrement replié depuis, affichant une baisse de 0,7 % sur un an en volume au troisième trimestre 2023. Les échanges de services, qui ont redémarré plus tardivement, étaient cependant toujours en hausse à la mi-2023 (soit une hausse de plus de 7 % sur un an en valeur pour l’ensemble de l’OCDE, selon l’OCDE). Les instituts ont souligné les risques de fragmentation du commerce mondial, dans un contexte de tensions géopolitiques élevées (tensions sino-américaines, sanctions commerciales vis-à-vis de la Russie et détournement des flux de commerce vers la Chine, l’Inde et la Turquie). La baisse récente des flux de commerce de marchandises en volume est largement conjoncturelle, reflétant une normalisation après le rebond de la sortie de la crise COVID, alors que l’on observe un ralentissement de la demande dans un certain nombre de pays, notamment européens.

Les prix des matières premières sont restés jusqu’à l’automne 2023 nettement inférieurs à leur précédent pic de 2022. Le prix du baril de pétrole (Brent), qui avait atteint près de 130 dollars en mars 2022, est redescendu ensuite pour fluctuer autour de 83 dollars à partir du premier trimestre 2023. Selon la prévision moyenne des instituts de l’AIECE, il serait de 84 dollars en 2024, comme en 2023, et baisserait légèrement à 79 dollars en 2025[2]. Le prix du gaz TTF néerlandais, qui était de 147 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, s’établirait, selon la prévision moyenne des instituts, à 47 euros/MWh en moyenne annuelle en 2023, à 53 en 2024 avant de revenir à 48 en 2025. A l’automne 2023, aucun institut ne prévoyait de forte variation des prix du pétrole et du gaz mais cela figurait en risque dans les prévisions. Rappelons qu’étant donné les incertitudes fortes auxquelles sont soumises les prévisions des prix des matières premières, certains instituts retiennent habituellement une hypothèse technique de stabilité des prix.

Les instituts de l’AIECE prévoient une croissance mondiale de 3 % en 2023 et de 2,7 % en 2024 (au lieu de respectivement 2,6 % et 2,9 % au printemps dernier, tableau). Ces prévisions regroupent des prévisions publiées entre septembre et le tout début novembre 2023, dont celles de l’OFCE (Perspectives 2023-2024 pour l’économie mondiale). Elles sont, en moyenne, très légèrement inférieures à celles publiées par le FMI en octobre (voir : Perspectives de l’économie mondiale), la Commission européenne à la mi-novembre (European Economic Forecast, Autumn 2023) et l’OCDE (Perspectives économiques) fin novembre.

Les révisions à la hausse de la croissance mondiale pour 2023 entre le printemps dernier et l’automne sont dues à une croissance plus soutenue aux Etats-Unis et au Japon (si l’on se réfère aux prévisions du FMI qui ont la plus large couverture en termes de pays, la croissance serait de 2,1 % en 2023 aux Etats-Unis contre 1,6 % prévu au printemps, de 2 % au Japon contre 1,3 % prévu au printemps, 0,5 % au lieu de -0,3 % au Royaume-Uni, de 4 % contre 3,9 % dans l’ensemble des économies émergentes et en développement).

Au contraire, la zone euro voit sa prévision de croissance légèrement revue à la baisse pour 2023 pour les instituts de l’AIECE, dont l’OFCE, et pour les institutions internationales. Parmi les instituts de l’AIECE, la médiane[3] de la croissance prévue en 2023 pour la zone euro est de 0,6 % (contre 0,8 % il y a six mois). Plusieurs instituts de l’AIECE prévoient une baisse du PIB dans leur pays en 2023, notamment en Allemagne (avec une baisse du PIB de l’ordre de 0,3 %). Les instituts allemands mettent en avant les difficultés de l’économie allemande : poids du gaz dans le mix-énergétique et poids de l’industrie dans la valeur ajoutée (plus de 21 %) qui rendent l’économie allemande particulièrement vulnérable à la hausse des prix de l’énergie et à la conjoncture mondiale industrielle. Ils évoquent aussi les difficultés structurelles de secteurs tels que l’automobile. Parmi les pays représentés à l’AIECE, le PIB est attendu en baisse dans deux autres pays de la zone euro : en Autriche (-0,8 %) et en Irlande (-3,1 %). Dans le cas irlandais, la baisse du PIB fait cependant suite à une croissance de 9,4 % en 2022. L’ESRI, membre de l’AIECE, estime que la croissance de l’économie irlandaise, corrigée des effets de l’activité des firmes multinationales, sera de 0,6 % en 2023[4].

En France, Italie, Pays-Bas, Belgique et Finlande, les prévisions des instituts pour leur pays sont comprises entre 0 et 1 % pour 2023, soit une faible croissance ; elles sont un peu plus élevées pour la Slovénie et la Grèce, où elles avoisinent 2 %. Les instituts des pays hors zone euro présents à l’AIECE prévoient des croissances pour leurs pays en 2023 similaires à celles de la zone euro, allant de -0,9 % pour la Suède (elle-aussi touchée par la conjoncture industrielle mondiale) à 1,7 % pour le Danemark.

Des prévisions de reprise modérée en Europe…

Pour 2024, la médiane des prévisions des instituts de l’AIECE est de 2,7% pour la croissance de l’économie mondiale et de 1,1 % pour celle de la zone euro. Pour 2025, elle est de 3 % pour l’économie mondiale et de 1,5 % pour la zone euro, ce qui est similaire aux prévisions de novembre de la Commission européenne et de l’OCDE. A l’instar des organisations internationales, les instituts ne retiennent pas dans leurs scénarios centraux d’entrée en récession de l’économie américaine, dont le risque s’est atténué au cours des derniers mois, ni de fort ralentissement de l’économie chinoise, bien que le risque d’une amplification de la crise de l’immobilier demeure.

Il y a très peu de variance parmi les instituts de l’AIECE en ce qui concerne la prévision de croissance mondiale en 2024, mais un peu plus pour celle de la zone euro (graphique). Selon les prévisions des instituts pour leurs pays, les écarts de croissance se poursuivraient en 2024 : les instituts français, italiens, allemands et finlandais, prévoient une croissance dans leur pays comprise entre 0,4 % et 1 %, la croissance serait comprise entre 1 et 1,5 % en Autriche, Belgique et aux Pays-Bas, plus soutenue en Grèce, Slovénie, et Irlande. Hors zone euro, la croissance serait de l’ordre de 0,5 % en Suède,1,3 % au Danemark, et comprise entre 2 et 2,5 % en Hongrie et en Pologne ; enfin, hors UE, la croissance ne serait que de 0,5 % au Royaume-Uni, mais de l’ordre de 2 % en Norvège et en Suède. Les plus grands pays de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni continueraient donc d’avoir les croissances les plus faibles des pays sous revue.

Tous les instituts mentionnent des facteurs qui pèseront sur la consommation des ménages de leur pays en 2024, en premier lieu la politique monétaire, les conditions de crédit et l’inflation. L’amélioration de la situation du marché du travail aurait un impact positif dans une majorité des pays, où les instituts prévoient une stabilité ou une baisse du taux de chômage, mais ce ne serait pas le cas pour la France, les Pays-Bas et la Suède. A l’échelle de la zone euro, le taux de chômage serait quasiment stable (passant de 6,5 à 6,6 % selon la prévision médiane des instituts). La plupart des instituts maintiennent des taux d’épargne des ménages à peu près stables dans leur pays en 2024, mais rappellent la sur-épargne accumulée pendant la crise COVID, qui n’a pas été consommée par les ménages, contrairement à ce que l’on a observé aux Etats-Unis. Une diminution de cette sur-épargne est citée comme un risque positif important pour 2024.

Du côté de l’investissement privé, les instituts mentionnent surtout des facteurs qui joueraient négativement à l’horizon de la fin 2024 : conditions de financement, demande, coûts de l’énergie. Ils mentionnent aussi le retournement à la baisse du marché de l’immobilier dans plusieurs pays (dont l’Allemagne, la France, et hors zone euro, la Suède et le Royaume-Uni), suite à la hausse des taux d’intérêt et alors que les prix avaient atteint des niveaux très élevés. Cela entraîne déjà un ralentissement de l’activité dans le secteur de la construction.

Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, l’inflation dans la zone euro ralentira de 5,6 % en 2023 à 2,8 % en 2024 (puis à 2,1 % en 2025). En 2024, selon les prévisions des instituts pour leur pays, l’inflation irait de 5,1 % en Slovénie à 1,9 % en Finlande.

…tandis que le policy-mix continuerait de freiner l’activité

Sur les 23 instituts qui ont répondu aux questions posées sur la politique budgétaire, 8 estiment que celle-ci sera légèrement restrictive dans leur pays en 2024, 1 qu’elle sera très restrictive, 5 qu’elle sera neutre, 7 qu’elle sera légèrement expansionniste, 2 qu’elle sera très expansionniste. 2 instituts seulement considèrent qu’une politique légèrement expansionniste serait adaptée pour leur pays en 2024, 4 prônent une politique budgétaire neutre, 10 une politique légèrement restrictive et 7 une politique budgétaire très restrictive. Pour l’ensemble de la zone euro, 10 instituts considèrent que la politique budgétaire sera légèrement restrictive en 2024, 4 qu’elle sera neutre et 4 qu’elle sera légèrement expansionniste. 11 instituts considèrent qu’une politique budgétaire neutre serait adaptée, 6 qu’elle devrait être légèrement restrictive et 4 qu’elle devrait être légèrement expansionniste. En un an, le nombre d’instituts préconisant une politique budgétaire expansionniste s’est réduit, la baisse des prix de l’énergie ayant rendu le soutien budgétaire en faveur des ménages et des entreprises moins nécessaire (boucliers tarifaires et/ou soutien direct aux ménages les plus vulnérables).

Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en novembre 2023, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,9 point en 2023 et de 0,6 point en 2024 (contre respectivement 0,6 et 0,8 point dans sa prévision de mai 2023). Le retour de l’application des règles budgétaires à partir de 2024, pourrait cependant conduire à un durcissement de la politique budgétaire plus prononcé qu’actuellement prévu, dans la plupart des pays à l’horizon 2025.

La politique budgétaire sera notamment durcie en Allemagne, à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 15 novembre 2023, invalidant le fonds énergie climat créé en 2021. Lors de la réunion de l’AIECE, les interrogations étaient nombreuses sur les conséquences budgétaires de l’arrêt pour l’année 2024. Les instituts allemands ont rappelé les besoins de dépenses publiques de l’économie allemande, en particulier pour financer la transition écologique, dépenses remises en question par l’arrêt de la Cour de justice. Une révision du frein à l’endettement (selon lequel le déficit fédéral ne doit pas dépasser 0,35 % du PIB) ne semble cependant pas à l’ordre du jour. La mise en place de mesures d’austérité en 2024 semble inéluctable. Dans sa prévision de décembre, l’institut de Kiel estime que l’arrêt de la Cour constitutionnelle pourrait se traduire par des baisses de dépenses publiques (consommation, investissements, subventions d’investissements) de 28 milliards d’euros en 2024, soit 0,7 point de PIB ; en retenant un multiplicateur de 0,5, l’institut de Kiel estime que cela réduirait la croissance allemande de 0,3 point (qui serait de 0,9 % au lieu de 1,2 %)[5].

Tous les instituts estiment que la politique monétaire de la zone euro continuera à freiner l’activité en 2024 (13 estiment qu’elle sera légèrement restrictive, 8 qu’elle sera très restrictive). La plupart des instituts estiment que cela est approprié (pour 14 d’entre eux), tandis que 4 estiment qu’une politique neutre serait adaptée. Après avoir baissé à 2,4 % sur un an en novembre 2023, l’inflation est revenue à 2,9 % en décembre. En l’absence de nouveaux chocs sur les prix des matières premières, la BCE pourrait assouplir sa politique monétaire plus tôt que prévu, d’autant plus que les chiffres publiés en décembre dernier par Eurostat confirment une croissance atone en zone euro au troisième trimestre 2023 (-0,1 % sur un trimestre au troisième trimestre, 0 % en glissement sur un an).

En conclusion, les discussions de la réunion de l’AIECE ont mis en avant la fragilité de la reprise en Europe. Les instituts ont mentionné un certain nombre de risques à la baisse pour la croissance européenne en 2024, soit, par ordre décroissant de probabilité un ralentissement de la demande étrangère, la montée des tensions géopolitiques, le maintien d’une inflation intérieure au-dessus de la cible de 2 % de la BCE, et un nouveau choc à la hausse sur les prix des matières premières (énergétiques ou non). Les instituts considèrent les risques d’une crise bancaire ou de choc sur les prix des actifs faibles ou modérés à l’horizon de la fin 2024. De même, les instituts n’ont pas mis en avant de risque généralisé de défaillances d’entreprises à cet horizon. Un aléa à la hausse serait une consommation des ménages plus soutenue, si les ménages européens décidaient de puiser dans la sur-épargne accumulée pendant la crise COVID.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 19 pays européens et 5 organisations internationales, membres observateurs. Elle se réunit deux fois par an, au printemps et à l’automne. A chaque réunion, un institut réalise un Rapport général, qui présente une synthèse des dernières prévisions des instituts, sur la base de leurs réponses à un questionnaire. En novembre 2023, 25 instituts ont répondu au questionnaire préparé par le Polish Economic Institute (Varsovie).

[2] Sur la base des prévisions fournies par 19 instituts en 2023 et 2024, 9 en 2025.

[3] C’est-à-dire telle que la moitié des prévisions des instituts sont au-dessus, l’autres moitié en dessous

[4] Voir https://www.esri.ie/news/domestic-economy-continues-to-grow-despite-gdp-contraction-in-2023

[5] Voir https://www.ifw-kiel.de/publications/german-economy-in-winter-2023-public-budget-under-stress-recovery-faces-headwinds-32315/




La fécondité et les aides financières aux familles dans l’Union Européenne : un point sur les données

Par Gilles Le Garrec. En ce milieu de janvier 2024, l’INSEE a publié le taux de fécondité de la France pour l’année 2023, s’établissant à 1,68 enfant par femme. Cela marque la neuvième année consécutive de baisse, conduisant à un taux au plus bas depuis 1994. Dans cette note, nous replaçons la fécondité française dans le cadre élargi de l’Union Européenne et dans une perspective de long terme pour tenter d’en déterminer les grandes lignes. Nous mettons notamment les taux de fécondité des différents pays de l’Union au regard de leurs dépenses sociales en soutien des familles, avant de dresser un rapide bilan de la littérature sur les déterminants de la fécondité.






Crise de la Covid-19 : gros choc d’activité, petites révisions des comptes nationaux

Hervé Péléraux

Presque quatre ans après l’apparition de la pandémie de Covid-19, les conséquences économiques du choc sanitaire sont désormais mieux connues qu’au moment de sa mesure en temps réel. Comme nous l’avions déjà souligné dans nos analyses développées durant la pandémie (voir Policy Brief n°69, pp. 4-6), les systèmes d’information statistique ont été mis à rude épreuve pour mesurer l’impact économique des chocs récessifs, hors de toute norme connue à l’époque contemporaine, provoqués par les confinements successifs. Les instituts de statistique ont d’ailleurs annoncé très tôt que les premières estimations des comptes nationaux étaient susceptibles d’être fortement révisées compte tenu de la marge d’incertitude plus grande inhérente à la mesure de phénomènes exceptionnels.

Par ailleurs, les rectifications de comptes n’ont pas affecté que l’année 2020. Les années 2021 et 2022 ont elles aussi été révisées, à la hausse dans les grands pays développés si on cumule les révisions, sauf en France où la révision de l’année 2021 s’est effectuée à la baisse. D’éventuelles révisions en hausse du PIB français dans l’avenir comme dans les autres pays contribueraient à atténuer quelques problèmes de compréhension de la conjoncture récente restés en suspens, à savoir le dynamisme de l’emploi qui n’est pas complètement expliqué et l’élasticité des recettes fiscales, anormalement élevée au regard de ses standards historiques.

La solidité des appareils statistiques

Les confinements instaurés dès la mi-mars 2020 ont entraîné des chutes de PIB vertigineuses, touchant tous les continents. Selon les dernières estimations, dans les principaux pays développés, le PIB a chuté dans des intervalles compris entre –22,5 % (Royaume-Uni) et –9,1 % (États-Unis) entre le quatrième trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020 (tableau). Dans la majorité des pays, les révisions apportées à la première estimation du PIB sur cette période ont été effectuées à la hausse, comprises entre +1,5 point (États-Unis) et +0,7 point (Espagne), sauf en Italie (0) et au Royaume-Uni (–0,4 point).

Au second semestre 2020, qui a été celui d’une reprise d’activité après le premier confinement, les révisions ont été très disparates, tantôt à la baisse (Italie et Espagne avec -0,4 point), tantôt à la hausse (Allemagne et Royaume-Uni avec 1,2 et 1,1 point respectivement), tantôt très faible (États-Unis et France). Finalement, au vu des embardées des PIB durant les séquences confinement/déconfinement, les révisions en point de pourcentage apparaissent d’ampleur limitée ce qui témoigne de la résilience des systèmes d’information statistique en des circonstances extrêmement troublées.

Finalement, les épisodes récession/reprise étalés sur les deux moitiés de 2020 ont laissé les PIB en moyenne annuelle plus bas en 2020 qu’en 2019, de plus de 10 % en Espagne et au Royaume-Uni, de 9 % en Italie, de 7,7 % en France et enfin, dans les pays les moins affectés, de 4,2 % en Allemagne et de 2,2 % aux États-Unis. Là encore, les révisions ont été d’ampleur limitée, n’excédant 1 point qu’en Allemagne et aux États-Unis.

Ces révisions de la variation du PIB en 2020 en moyenne annuelle ne sont pas systématiquement plus élevées que les révisions moyennes historiquement observées depuis 1999 puisqu’elles ne leur sont supérieures que dans la moitié des pays (France, Allemagne et États-Unis) et inférieures en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni (graphique 1). Elles sont toutes inférieures à la révision maximale observée depuis 1999, sauf en Allemagne où elle lui est supérieure, mais de très peu.

Les révisions observées durant l’année 2020, année de récession inédite depuis la deuxième guerre mondiale, n’ont donc rien d’exceptionnel au vu de l’expérience passée. Ce constat renforce l’idée que même dans des situations où il serait plus difficile a priori de mesurer l’activité économique, les appareils statistiques sont robustes.

Une singularité française

Si les révisions des comptes nationaux ne font pas apparaître d’anomalie statistique durant la phase aiguë de la crise de la Covid-19, elles ont aussi conduit, durant les deux années ultérieures, à relever le sentier de croissance de la plupart des économies depuis 2020. Ainsi, le solde des révisions depuis 2020 est largement positif pour tous les pays, sauf pour la France où la révision en hausse de 2020 a été suivie d’une révision en baisse de même ampleur en 2021 (graphique 2).

Le processus de révision n’est cependant pas achevé. Les comptes de l’année 2020 sont définitifs, mais ceux de 2021 sont semi-définitifs, donc susceptibles d’être retouchés encore une fois. Quant à ceux de 2022, ils sont provisoires et seront amenés à être révisés encore deux fois d’ici à 2025 par calage sur les comptes annuels.

La révision des comptes nationaux relève de l’application d’un processus complexe d’intégration de données de sources différentes, elles-mêmes gagnant en fiabilité au fil du temps, grâce aux contrôles ou redressements opérés par exemple par les services fiscaux. En l’état, les comptes nationaux français délivrent un diagnostic différent de ceux produits par les autres pays en 2021, avec d’un côté une révision en baisse et de l’autre des révisions toutes en hausse. On peut espérer que les prochaines révisions de comptes réduisent la distance entre les diagnostics français et étranger puisque les comptes de 2021 ne sont pas définitifs.

Des révisions à la hausse en France contribueraient à éclairer certains questionnements concernant l’économie française. D’abord le dynamisme de l’emploi salarié, qui n’a cessé de surprendre trimestre après trimestre depuis le déclenchement de la crise sanitaire au début de 2020 (voir Heyer E., « Comment expliquer l’évolution de l’emploi salarié depuis la crise covid », Étude spéciale, Revue de l’OFCE, 180 (2023/1)). Ensuite, l’élasticité des recettes fiscales, inhabituellement élevée en 2021 et 2022, qui pourrait être revue à la baisse dans une norme plus usuelle si la croissance était révisée à la hausse, les recettes fiscales elles n’étant pas révisées (voir DAP, « Le prix de l’inflation, perspectives 2023-2024 pour l’économie française », Revue de l’OFCE, 180 (2023/1), pp. 33-35).




Résilience du manufacturier haute-technologie et essor des secteurs à contenu numérique en France de 2010 à 2019

Sébastien Bock, Aya Elewa et Sarah Guillou

Alors qu’existe un consensus sur les effets négatifs de la désindustrialisation et que l’on s’interroge sur la capacité des gouvernements à honorer les promesses de réindustrialisation (Cour des Comptes, 2023), il est utile de s’attarder sur la dynamique de la spécialisation productive française au cours de la dernière décennie pour remettre en perspective ce processus. On trouve dans le Rapport sur le tissu productif français publié par l’OFCE le 12 octobre 2023 des éléments d’appréciation de la réalité de la désindustrialisation. Mettre cette dernière en perspective de la dynamique de l’ensemble du tissu productif permet d’une part de mieux en apprécier l’amplitude et d’autre part de tempérer les inquiétudes qui y sont associées.

Confortant la tendance à la tertiarisation des économies, le rapport sur le tissu productif français au cours de la dernière décennie met en évidence la résilience du manufacturier haute technologie (HT) et le dynamisme des services des TIC et plus généralement des activités intensives en emplois numériques.

Au cours de la dernière décennie, le tissu productif marchand a poursuivi sa tertiarisation sans évincer l’industrie de haute technologie

Bien sûr, la part de l’industrie dans le PIB a diminué en France et la diminution s’observe en nombre d’entreprises et en emplois. Pour correctement apprécier cette évolution, il faut ne pas ignorer que les parts des secteurs dans le PIB sont des ratios interdépendants. La baisse de la part de l’industrie est le résultat d’un différentiel de croissance entre les différents secteurs qui font le total de la valeur ajoutée marchande. En 2010, sur la base des données d’entreprises, la part de l’industrie dans le total marchand productif (hors agriculture, finance et immobilier) était de 28,3%.[1] Si la valeur ajoutée de tous les secteurs avait évolué exactement au même rythme, alors la part serait restée la même. Si au contraire, le secteur du tourisme et le secteur financier croissent à des rythmes plus élevés, la part des autres secteurs en est diminuée relativement, et cela même si ces derniers croissent à un rythme élevé. Ce qui compte est donc le différentiel de croissance pour l’évolution des parts et de la spécialisation.[2]  

Sur la période 2010-2019, on observe un différentiel de croissance entre l’industrie et le reste de l’économie : la valeur ajoutée du secteur marchand a augmenté à un rythme moyen annuel de 2,1 % alors que la valeur ajoutée du manufacturier augmentait de 1,2 %. Mais si on sépare le manufacturier haute technologie (HT) du manufacturier basse technologie (BT), on observe que le manufacturier HT a crû plus vite en moyenne sur l’ensemble de la période (+2,4 %) et surtout de 2015 à 2019 (+3,5 %) alors que la valeur ajoutée du manufacturier BT n’a augmenté que de 0,3 % en moyenne sur la décennie.[3]

Les secteurs manufacturiers HT et BT représentent en 2019 respectivement 9,8 % et 12 % de la valeur ajoutée marchande. Ce qui fait un total de près de 22 %. Si on y ajoute les secteurs industriels de l’eau et électricité et des activités extractives, l’industrie représente 26,1 % du secteur marchand productif. Comme on l’a dit, cette part atteignait 28,3 % en 2010. Or, on doit principalement au secteur manufacturier BT la diminution de la part de l’industrie sur la décennie. On observe donc bien la résilience de l’industrie manufacturière de haute technologie qui se distingue de l’industrie manufacturière de BT non seulement en matière de croissance de la valeur ajoutée mais également en niveau de salaire horaire moyen, de productivité du travail et de niveau des taux de marge moyen (voir Tableau).

Par ailleurs, on observe une claire divergence d’évolution entre les secteurs manufacturiers HT et BT en matière de concentration : le manufacturier HT connaît la plus forte augmentation de la concentration [4] à partir de 2014 alors que le manufacturier BT devient plus concurrentiel. La dynamique du manufacturier HT signale l’adaptation du secteur à la pression concurrentielle internationale, aux contraintes des coûts fixes croissants des investissements en R&D et peut expliquer la croissance des taux de marge en raison d’une augmentation du pouvoir de marché des plus grosses entreprises du secteur.[5]

Le premier enseignement est donc qu’il faut distinguer manufacturier HT et manufacturier BT quand on parle de désindustrialisation. Par ailleurs, il convient de revisiter l’opposition services-industrie.

Il faut dépasser l’opposition services-industrie et reconsidérer le poids et le rôle de l’industrie

En 2019, l’industrie dans son ensemble a un poids dans le secteur marchand (pour le périmètre défini plus haut) équivalent au commerce et aux services aux entreprises[6]. S’il est d’usage d’opposer l’industrie aux services, cette opposition a ses limites pour apprécier le poids de l’industrie dans les activités de production de l’économie marchande. La tertiarisation est une caractéristique de l’augmentation des niveaux de vie et de l’enrichissement des économies. Elle se traduit par une croissance en volume et en valeur des activités de services comme la finance, le commerce, la construction, le transport. Cette croissance résulte d’une évolution des consommations des agents économiques et du contenu technologique du PIB. Elle résulte aussi de la montée de la valeur des services dans la création de valeur manufacturière et du processus d’externalisation du contenu serviciel des biens et notamment des services aux entreprises. L’ensemble des services est un ensemble hétérogène. Peut-on continuer de mettre ensemble, en vis-à-vis de l’industrie, le commerce, les services scientifiques ou les services de transport par exemple ? Ce qu’on appelle les services regroupent des activités de production très disparates notamment en ce qui concerne les facteurs de production mobilisés.

Une analyse qui désagrège les services nous permet d’apprécier de manière plus équilibrée le poids de l’industrie dans le PIB. Ainsi, le poids de l’industrie apparaît comparable au commerce et aux services aux entreprises. Trois cinquièmes de la valeur ajoutée du secteur marchand se partage entre le manufacturier, le commerce et les services aux entreprises. Cette répartition a-t-elle changé entre 2010 et 2019 ? A partir du graphique, on constate une relative inertie de la spécialisation de l’économie au cours de la dernière décennie. Les secteurs qui progressent le plus sont les services aux entreprises et TIC dont la part dans le PIB augmente de 3 points de pourcentage. La part du manufacturier diminue dans son ensemble, le moteur de la baisse se situant dans le manufacturier BT.

Le tableau confirme les poids respectifs des différents secteurs en 2019 et donne (entre parenthèses) les taux de croissance annuels moyens de 2010 à 2019 de l’indicateur s’il y a lieu. Il permet de constater que le niveau de salaire horaire est parmi les plus élevés dans le manufacturier HT et que, d’une part cette caractéristique ne concerne pas le manufacturier BT et d’autre part que les services à contenu numérique intensif présentent aussi des niveaux de salaire horaire élevés. De même, le taux de marge est surtout élevé dans le manufacturier HT et cette caractéristique est loin d’être réservée au manufacturier.

Ensuite, le taux d’exportation (c’est-à-dire la proportion d’exportateurs dans le secteur) est bien plus élevé dans le manufacturier relativement aux taux d’exportation que l’on trouve dans les services à fort emploi numérique. C’est une caractéristique claire du manufacturier HT et moins marquée pour le manufacturier BT. Les services à fort emploi numérique ont néanmoins connu un taux de croissance de la valeur de leurs exportations bien plus soutenu que celui des exportations du manufacturier basse technologie.

S’il faut réévaluer le poids de l’industrie dans l’économie relativement à différents groupes de services, il ne faut donc pas surestimer son rôle dans la création de richesse. Certaines activités de services ont également joué un rôle clé au cours de la décennie passée.

Les activités intensives en emploi numérique ont dominé la croissance économique de la décennie

Outre le manufacturier HT, parmi les services, ce sont ceux à contenu numérique et technologique élevé qui se distinguent en matière de croissance de la valeur ajoutée, de personnel qualifié, d’investissement et d’exportations (tableau). 

Les entreprises moyennement et fortement numériques (donc ayant du personnel numérique[7] ), bien que peu nombreuses (5,3% des entreprises), réalisent plus de la moitié de la valeur ajoutée et concentrent plus de la moitié des emplois et des immobilisations (voir GBES (2023), Tableau 1.3). Par ailleurs, le croisement de la grille classification sectorielle et de celle relative aux emplois numériques montre que ce sont le manufacturier HT, les services TIC et les services aux entreprises qui concentrent l’emploi numérique.

Nous mesurons la croissance de la productivité totale des facteurs (PTF) par secteur en agrégeant les productivités individuelles (en logarithme) des entreprises (pondérées par la valeur ajoutée). On observe une croissance positive de la PTF dans le secteur manufacturier. Elle est cependant près de 8 fois plus forte dans le manufacturier HT que dans le manufacturier BT. Elle est même plus forte dans les services aux entreprises et dans le secteur du commerce que dans le manufacturier BT.

Une décomposition plus fine de cette croissance de la PTF entre un effet d’apprentissage (augmentation de la productivité des entreprises pérennes), un effet d’allocation (contribution de la réallocation de la valeur ajoutée vers les entreprises les plus productives) et des effets nets des entrées et sorties montrent que dans l’ensemble du secteur marchand, l’effet d’allocation l’emporte (voir Post de Blog du 31 octobre 2023). A noter également, l’effet d’apprentissage est positif pour le manufacturier HT mais négatif pour le manufacturier BT et également très positif pour le secteur TIC. Autrement dit, le secteur manufacturier HT et les services TIC affichent des effets d’apprentissage positifs relativement importants qui les distinguent des autres secteurs. La croissance négative de la PTF dans les services TIC s’explique sur la période par les effets nets des entrées-sorties.

En conclusion, trois secteurs se démarquent dans l’évolution du tissu productif de la décennie 2010-2019: le manufacturier HT, les services aux entreprises et les services TIC. Le secteur manufacturier reste particulièrement important pour les trajectoires d’exportation mais aussi, de croissance du personnel qualifié et numérique. Cependant, les gains de productivité et le bon niveau des salaires s’observent également dans les services.

L’industrie reste bien la source de gains de productivité mais une vue plus désagrégée du tissu productif permet de comprendre d’une part que le manufacturier HT en est le principal moteur et d’autre part que les services sont également une source de création de valeur et de croissance. Cela est notamment visible à travers la croissance du secteur des Services TIC qui a été particulièrement dynamique en création d’entreprises et en valeur ajoutée mais aussi en matière de taux de marge ou d’effet d’apprentissage. Le manufacturier HT a été résilient sur la dernière décennie et cela suggère qu’y réside le potentiel de renforcement de la base industrielle française.


[1] Le secteur marchand productif est défini ici comme l’ensemble des activités productives principalement marchandes hors agriculture, activités financières et immobilières. Les activités d’éducation et de santé sont donc exclues. La valeur ajoutée étudiée représente 1052,8 milliards d’euros en 2019 et 1,9 million d’entreprises. L’unité statistique retenue est l’entreprise en tant qu’unité légale. Voir encadré sur le champ de l’étude page v-vi du Rapport sur le tissu productif GEBS (2023).

[2] On raisonne sur la valeur ajoutée hors agriculture, finance, immobilier et services principalement non marchands, ce qui réduit le dénominateur dans le calcul des parts, d’environ 50% relativement au PIB. Rappelons que le PIB français inclut la valeur ajoutée non-marchande qui représente, selon environ un quart du PIB et dont la part est restée assez constante en 10 ans en France, comme en Allemagne, ce qui suppose que les activités non-marchandes ont crû au rythme du PIB. Raisonner sur le PIB marchand ou total est donc sans incidence sur les conclusions relatives à la spécialisation productive.

[3] La distinction entre les secteurs HT et BT repose sur le contenu en R&D de la valeur ajoutée en accord avec la typologie de l’OCDE. Le manufacturier HT inclut la pharmacie, l’automobile, les machines & équipements, les matériels de transport, l’informatique & électronique, les équipements électriques et la chimie. Le Manufacturier BT inclut le reste.

[4] Celle-ci est mesurée par l’indice HHI pour Hirschman-Herfindhal Index qui mesure la concentration en sommant les parts de marché des entreprises au carré pour l’ensemble du marché de référence.

[5] La dynamique de concentration du manufacturier HT a même gouverné la concentration du tissu productif sur la décennie : le secteur marchand s’est en moyenne déconcentré de 2010 à 2015 (-2,0 % en taux de croissance annuel moyen du HHI) et fortement concentré de 2015 à 2019 (+11,5 %) en grande partie en raison du poids croissant des dix premières entreprises (+4,8 %), en cohérence avec les évidences européennes.

[6] Les services aux entreprises incluent les services administratifs et de soutien, les services juridiques et comptables, les services scientifiques et techniques et les services d’édition et diffusion.

[7] Le personnel numérique correspond aux professions et catégories socio-professionnelles (PCS) dont la définition implique des compétences relevant des technologies numériques ou informatiques.




L’analyse de l’inflation par catégorie de ménages : quelques problèmes méthodologiques

Par François Geerolf. Selon la note de conjoncture de l’Insee d’octobre 2023, le niveau de l’inflation sur les ménages dépendrait très peu du revenu : les ménages les plus riches subiraient environ le même niveau d’inflation que les ménages les plus pauvres. Ces résultats contre-intuitifs dans le cas d’une inflation principalement tirée par la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation s’expliquent en réalité par 3 problèmes méthodologiques.






Salaires et profits : partage de la valeur, ou partage du risque ?

Par Martin Souchier

L’évolution des salaires et des profits occupe une place centrale dans le débat économique. Une des raisons est qu’elle reflète le partage de la valeur entre salariés et entreprises et détermine ainsi le niveau des inégalités de revenus. Une autre raison, qui est le sujet de cette note, est qu’elle reflète le partage du risque économique entre salariés et entreprises. En effet, l’économie est soumise à de nombreux chocs qui impactent le revenu des entreprises. Ces chocs peuvent alors être absorbés par les profits des entreprises ou répercutés sur les salaires des employés. Par exemple, lorsqu’une entreprise souffre d’une baisse de revenus, elle peut garder les salaires constants quitte à faire des pertes importantes, ou alors baisser les salaires pour atténuer la baisse de ses profits. Dans le premier cas, l’entreprise absorbe le choc alors que dans le second elle le partage avec les salariés. Dans cette note, nous montrons qu’en France les entreprises absorbent la majorité des chocs économiques, et nous cherchons à comprendre pourquoi.

Pour commencer, notons qu’au cours des 30 dernières années en France, les profits des entreprises ont été beaucoup plus volatiles que les revenus salariaux. Le graphique 1 montre en effet le taux de croissance des salaires (en bleu) et des profits (en orange) de 1991 à 2019. Les zones grises représentent les principaux épisodes de ralentissement économique pendant lesquels la croissance du PIB a ralenti, les profits ont fortement chuté et les salaires ont résisté. Par exemple, pendant la crise de 2008-2009 les profits ont chuté de 8% alors que les salaires sont restés stables. Remarquons aussi qu’après chacun de ces épisodes de ralentissement économique, les profits ont augmenté beaucoup plus vite que les salaires. Ainsi, en 2010 la croissance des profits était à peu près de 4% alors que celle des salaires était de 2%. Ce graphique montre donc que les salaires varient moins que les profits et le PIB, et ainsi que les entreprises absorbent la majorité des chocs macroéconomiques[1].

Cette répartition du risque se retrouve au sein de la majorité des pays de l’OCDE. Le graphique 2 compare la volatilité des salaires et des profits dans différents pays et montre, par exemple, qu’en France la volatilité des salaires est de 1% alors que celle des profits est de 2,5%, soit un ratio de 2,5. Notons au passage que la France est le pays de l’OCDE où la volatilité des salaires est la plus faible ! En moyenne au sein de l’OCDE, la volatilité des salaires est de 3% et celle des profits de 4,5%, donc un ratio proche de 1,5.

Dans la plupart des pays, les salaires sont moins volatiles que les profits, ce qui indique que les entreprises absorbent une part majoritaire du risque économique. C’est particulièrement le cas dans les pays d’Europe de l’Ouest et dans les pays Scandinaves. A l’inverse, en Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce) et de l’Est (Tchéquie, Hongrie, Pologne), la volatilité des salaires est similaire à celle des profits.

Les données administratives françaises sur le marché du travail (panel DADS) et les entreprises du secteur privé (FARE) permettent de mesurer plus précisément ce partage du risque entre salariés et entreprises. On peut notamment mesurer la corrélation entre la croissance du revenu réel des employés (incluant le salaire horaire, les primes et heures supplémentaires avant impôt) et la croissance des profits d’une entreprise. On observe alors que lorsque les profits d’une seule entreprise baissent de 10%, les salaires ne baissent que de 0,5%. En revanche, lorsque les profits de l’ensemble des entreprises d’un secteur baissent de 10%, les salaires baissent bien plus, de 2% à peu près. Ces corrélations sont similaires lorsque les profits augmentent. Ainsi, en combinant ces résultats avec ceux des graphiques précédents, on obtient que le ratio entre volatilité des salaires et volatilité des profits est de 20 pour les chocs microéconomiques affectant une seule entreprise, de 5 pour les chocs sectoriels et de 2,5 pour les chocs macroéconomiques. Ces résultats confirment donc que les entreprises absorbent une majorité du risque économique, et montrent que plus le risque est agrégé, plus il est partagé entre entreprises et salariés.

Comment expliquer que les entreprises absorbent la majorité du risque économique[2] ? Constatons d’abord que les entreprises sont mieux équipées que les salariés pour faire face à des chutes importantes de revenus. En effet, elles ont un meilleur accès au crédit bancaire alors que les salariés sont plus contraints et sont parfois sous la pression d’emprunts immobiliers. Par ailleurs, les actionnaires des entreprises sont plus riches que la moyenne des travailleurs et donc plus en mesure de subir une baisse de revenus sans avoir à changer de mode de consommation. Une entreprise a donc intérêt à offrir aux salariés un revenu stable, quitte à avoir des profits très volatiles. Si elle ne le faisait pas, les salariés exigeraient des salaires plus élevés. Par exemple, les salariés payés à la commission ont un revenu plus variable mais ils sont aussi mieux rémunérés en moyenne que les salariés payés à l’heure. En résumé, les entreprises ont intérêt à absorber une majorité du risque économique parce que cela les aide à recruter moins cher.

Mais alors pourquoi ne pas absorber la totalité du risque, et ne pas garantir un revenu constant aux salariés ? Si on suit le raisonnement précédent, ne pas indexer les salaires sur les profits du tout permettrait aux entreprises de payer des salaires encore moins élevés. La raison est que payer un salaire constant n’est pas optimal en termes de rétention des salariés. L’entreprise a intérêt à payer ses salariés un peu plus lorsque les profits sont élevés pour les inciter à rester, et un peu moins lorsque les profits sont faibles. De cette façon, l’entreprise retient ses salariés précisément lorsqu’ils génèrent plus de profits, par exemple lorsque le carnet de commande est rempli. Ainsi, la concurrence entre entreprises sur le marché du travail est la raison pour laquelle une partie du risque économique repose sur les salariés.

La concurrence entre entreprises sur le marché du travail explique aussi pourquoi le risque est davantage supporté par les salariés lorsqu’il est agrégé que lorsqu’il est spécifique à une entreprise. En effet, lorsque les profits baissent dans l’ensemble des entreprises d’un secteur, celles-ci peuvent baisser les salaires sans crainte de perdre leurs salariés puisque personne ne recrute. Par exemple, une entreprise aura davantage tendance à baisser les bonus des salariés en cas de mauvaise performance si ses concurrents sont dans une situation similaire. Inversement, lorsque l’ensemble d’un secteur est en croissance, une entreprise doit faire plus d’efforts pour retenir ses salariés car les concurrents recrutent davantage. Naturellement, lorsqu’un choc influence un pays dans son ensemble, ces pressions concurrentielles sont exacerbées. Les entreprises absorbent donc une part plus faible du risque lorsque celui-ci provient de chocs macroéconomiques ou sectoriels que lorsqu’il provient de chocs affectant une seule entreprise.

Les modèles de contrats optimaux permettent de formaliser ces idées et d’en tirer des leçons pour les politiques publiques (Menzio and Shi, 2010; Balke and Lamadon, 2022; Souchier, 2023). Dans ces modèles, les entreprises proposent des contrats salariaux qui sont conçus pour maximiser les profits, tout en attirant et retenant le maximum d’employés. Ces contrats dépendent de la concurrence sur le marché du travail, dont l’intensité est déterminée en équilibre général.

Ces modèles nous apprennent que plus le marché du travail est concurrentiel, plus les revenus salariaux sont volatiles. En effet, lorsque les salariés changent d’employeur fréquemment, les entreprises sont obligées d’augmenter les salaires en période de croissance si elles ne veulent pas perdre leurs employés. Lorsque l’activité économique ralentit, les marges des entreprises sont donc réduites et leurs pertes importantes car elles ont beaucoup augmenté les salaires pendant la période précédente. Les entreprises vont alors chercher à baisser leurs coûts en baissant les salaires. A l’inverse, si les salariés sont peu mobiles, les entreprises n’augmentent pas les salaires en période de croissance. Lorsque l’activité économique ralentit, elles ont des marges plus importantes pour absorber le choc et leurs pertes seront moins importantes. Elles auront donc moins besoin de baisser les salaires. En résumé, un marché du travail concurrentiel force les entreprises à augmenter les salaires en période de croissance, mais les empêche du même coup d’absorber les chocs futurs. Cela explique peut-être pourquoi la France, où les salariés changent peu souvent d’employeur, est le pays de l’OCDE où les salaires sont les plus stables[3].

Ces modèles de contrats optimaux attribuent aussi un rôle positif aux coûts de licenciement. Ces coûts sont déterminés par la loi et par les conventions collectives de branche. Ils recouvrent les indemnités perçues par le salarié ainsi que les frais juridiques payés par l’entreprise si le licenciement est contesté devant le conseil de prud’hommes. Pour comprendre pourquoi ces coûts de licenciement jouent un rôle positif dans le partage du risque économique, comparons la France où ils sont élevés et les Etats-Unis où ils sont presque inexistants. En France, les entreprises promettent aux salariés des revenus relativement stables même si les ventes de l’entreprise se dégradent. Cette promesse est-elle crédible ? Oui car pour y renoncer il faudrait que l’entreprise renvoie ses salariés, ce qui est très couteux à cause des coûts de licenciement élevés. Aux États-Unis en revanche, cette promesse n’est pas crédible car les entreprises peuvent renvoyer leurs salariés facilement lorsque les ventes se dégradent et que les profits chutent. Les salariés américains n’auront alors d’autre choix que d’accepter une baisse des salaires ou de partir. Ainsi, grâce aux coûts élevés de licenciement, les entreprises en France sont crédibles lorsqu’elles promettent des salaires stables alors que les entreprises aux États-Unis ne le sont pas.

Que retenir de tout cela ? Tout d’abord que les évolutions à court terme des profits et des salaires sont un mauvais indicateur du partage de la valeur entre salariés et entreprises. Il n’est pas anormal que les profits augmentent plus vite que les salaires en période de croissance s’ils baissent davantage en période de crise. Ensuite, que la France a une position particulière vis-à-vis des autres pays de l’OCDE car le risque auquel font face les salariés est particulièrement peu élevé. La faible mobilité des salariés sur le marché du travail, ou le coût élevé des licenciements peuvent expliquer en partie cette spécificité. Enfin, que changer le cadre réglementaire des entreprises pourrait remettre en cause des choses que nous tenons pour acquises mais qui n’ont rien de naturelles : des salaires stables, qui ne baissent pas ou peu en période de crises. Par exemple, les mesures de redistribution obligatoire des bénéfices aux salariés pourraient rendre les salaires plus volatiles car les entreprises auront moins de marges pour absorber les chocs, et risquent en conséquent de baisser la rémunération des salariés lorsque la conjoncture se retourne.


[1] La période du Covid (2020-2021) fait exception car les salaires ont été aussi volatiles que les profits, baissant puis augmentant fortement. Cette exception s’explique par la politique publique du « quoi qu’il en coûte » soutenant les salariés et les entreprises. Par souci de clarté, nous excluons donc cette période de notre analyse.

[2] Nous faisons ici l’hypothèse que les entreprises peuvent ajuster les salaires à la hausse comme à la baisse. Nous faisons donc abstraction de nombreuses contraintes réglementaires qui influencent le partage du risque entre salariés et entreprises. Par exemple, une entreprise ne peut évidemment pas baisser le salaire horaire en dessous du SMIC. Malgré ces contraintes, les entreprises disposent de nombreux leviers pour manipuler les salaires. Par exemple, en recourant aux heures supplémentaires ou aux bonus, les entreprises peuvent influencer le revenu des employés. Par ailleurs, maintenir les salaires nominaux constants suffit à baisser les salaires réels lorsqu’il y a de l’inflation. Enfin, les salaires augmentent avec l’ancienneté donc les entreprises n’ont pas forcément besoin de baisser le niveau des salaires pour baisser la masse salariale, mais peuvent à la place baisser le taux de croissance des salaires. Dans les données, le salaire moyen journalier de nombreux employés baisse d’une année sur l’autre, ce qui confirme que la rémunération des salariés est flexible et qu’elle peut être manipulée par les entreprises.

[3] Il existe en France de nombreux avantages liés à l’ancienneté dans l’entreprise, qui expliquent en partie la faible mobilité des salariés. Par exemple, les indemnités de licenciement augmentent fortement avec l’ancienneté.




Inflation : qui paye la facture ?

Par  Mathieu Plane[1]

Le retour de l’inflation en France depuis deux ans, dont l’origine vient principalement d’un choc de prix d’importations lié à la hausse vertigineuse de la facture énergétique, pose la question centrale de la répartition de ce choc au sein des agents économiques.



Tout d’abord, un prélèvement sur la nation

Sous l’effet d’abord de la forte reprise post-Covid puis de la guerre en Ukraine, le prix des composants industriels et des matières premières, notamment énergétiques et agricoles, a fortement augmenté. Le prix des importations s’est ainsi accru de 20 % en l’espace d’un an, entre le troisième trimestre 2021 et celui de 2022, conduisant à un choc de grande ampleur sur l’économie française Désormais, avec le reflux des cours de l’énergie, le prix des importations a baissé de près de 8 % au cours des douze derniers mois mais reste bien au-dessus de son niveau d’il y a deux ans.

Une part de cette inflation importée s’est diffusé dans l’économie domestique, à travers la hausse du prix des intrants, des revenus du travail et du capital. Entre septembre 2021 et septembre 2023, l’indice des prix à la consommation a crû de près de 11 %. Sur la même période, les seuls prix des produits énergétiques ont augmenté de 32 % et ceux de l’alimentaire de 21 %. Ces deux composantes, qui représentent environ un quart de la consommation totale des ménages, ont contribué à près de 60 % à l’inflation au cours des deux dernières années.

En parallèle, le besoin de financement de l’économie nationale vis-à-vis de l’extérieur est passé de 0,9 point à 2,1 points de PIB entre le second semestre 2021 et le troisième trimestre 2023… mais celui-ci a atteint jusque 4,6 points de PIB au troisième trimestre 2022 (graphique). Si le reflux des prix de l’énergie et des matières premières depuis la fin 2022 a permis de réduire le besoin de financement extérieur, celui-ci a malgré tout connu une hausse de plus de 3 points de PIB en un an, soit l’équivalent du premier choc pétrolier de 1973.

Deux ans après le début de l’épisode inflationniste, il est possible de tirer un premier bilan sur la diffusion d’un tel choc dans l’économie et d’avoir une idée de qui paye cette inflation importée.

Une inflation différenciée selon les ménages

En raison du recours plus important des déplacements en voiture et d’une facture énergétique liée au logement plus élevée, la hausse des prix de l’énergie a frappé en premier lieu les habitants des communes rurales et périurbaines, et dans une moindre mesure ceux des grandes agglomérations. Alors que, selon la dernière note de conjoncture de l’Insee, les ménages vivant en dehors des unités urbaines ont vu le coût de la vie, mesuré par l’indice des prix à la consommation (IPC), augmenter de 9 % entre la mi-2021 et la fin 2022, ceux résidant en agglomération parisienne ont subi un choc inflationniste plus modéré, de l’ordre de 6 %.

Au cours des douze derniers mois, l’inflation a cependant changé de nature, la contribution des produits énergétiques à la hausse de l’indice des prix à la consommation s’est réduite au profit de l’alimentaire. Depuis un an, les ménages les plus impactés par l’inflation sont ainsi les plus modestes car la part de l’alimentaire dans la consommation est d’autant plus élevée que le niveau de vie est faible. Selon nos estimations issues de la Prévision de l’OFCE d’octobre 2023, l’inflation récente, en glissement annuel en août 2023, du premier quintile de niveau de vie (les 20 % des ménages les plus modestes) est près de 1 % supérieure à celui du dernier quintile (les 20 % les plus aisés).

L’analyse du choc inflationniste ne peut cependant pas s’arrêter là. Il est nécessaire également de comprendre la réaction des revenus à cette hausse brutale des prix. Salaires, prestations sociales et revenus du capital se sont-ils élevés d’autant ?

Un tassement des salaires vers le bas et des revenus du capital dynamiques

Du côté des revenus du travail, le salaire mensuel de base a crû de 8,1 % entre le troisième trimestre 2021 et le troisième trimestre 2023 et le salaire moyen par tête du secteur marchand de 8,6 % sur la même période. Certes, une telle hausse n’a jamais été vue depuis plus de trente ans mais, dans les deux cas, elle reste insuffisante pour compenser l’inflation. Autrement dit, le salaire réel, y compris primes, a diminué de plus de 2 % en deux ans.

Le smic, avec une hausse de 12 % depuis octobre 2021, a connu, lui, une progression plus rapide que la moyenne en raison de son mécanisme d’indexation sur l’inflation. Si ce mécanisme permet de protéger les travailleurs les plus modestes de l’inflation, rien ne garantit que cette hausse dynamique du smic bénéficie également aux salaires juste au-dessus. De fait, selon les chiffres du prochain rapport à paraitre du groupe d’experts sur le SMIC, la proportion de salariés touchant le salaire minimum est passée de 12 % en 2021 à plus de 17 % en 2023. Cela confirme l’idée d’un tassement de la grille des salaires vers le bas, corroborée également par la forte hausse en 2022 des exonérations de cotisations sociales patronales du régime général (+13 % selon le bilan 2022 sur les exonérations réalisé par l’Urssaf), bien supérieure à la croissance de la masse salariale du secteur privé (+8,7 %).

Les prestations sociales, elles, augmentent pour aider les ménages à faire face à la hausse des prix. Cela se fait néanmoins avec retard en raison d’une réévaluation annuelle, en janvier ou en avril, calculée sur l’inflation passée. Ainsi, depuis fin 2021, les pensions de retraite n’ont crû que de 6 % mais celles-ci seront revalorisées de 5,2 % en janvier 2024. Les autres prestations ont augmenté significativement mais seulement à partir d’août 2022, affichant ainsi avec une augmentation globale de 7,3 % au cours des deux dernières années. Une nouvelle revalorisation de 4,8 % est attendue au 1er avril 2024.

Les revenus du patrimoine financier ont, de leur côté, fortement grimpé, de 37 % entre le troisième trimestre 2021 et le troisième trimestre 2023. Cela s’est fait sous l’impulsion de la remontée des taux d’intérêt et de la forte hausse des dividendes versés. Si le pouvoir d’achat par unité de consommation n’a baissé que de 0,4 % entre le troisième trimestre 2021 et le troisième trimestre2023, faisant preuve d’une certaine résistance face au choc inflationniste, c’est en partie dû au fort dynamisme des revenus du capital et à la baisse de fiscalité (suppression progressive de la taxe d’habitation pour les 20 % de ménages les plus aisés et suppression de la redevance audiovisuelle). Comme nous l’avons montré dans la dernière prévision de l’OFCE, les revenus du patrimoine ont été ainsi le principal contributeur à la hausse du RDB des ménages entre 2021 et 2023. En revanche, cette mesure ne tient pas compte de la taxe inflationniste pouvant éroder la valeur réelle des actifs détenus par les ménages si ces derniers n’évoluent pas comme l’inflation[2].

L’analyse macroéconomique du pouvoir d’achat, bien qu’indispensable, n’est cependant pas suffisante pour comprendre les évolutions par niveau de vie, avec des ménages dont les revenus ont évolué très différemment sur la période récente. D’ailleurs, dans le cadre d’une étude à venir, nous allons analyser plus en détail l’hétérogénéité des évolutions de pouvoir d’achat des ménages face au choc inflationniste.

Les entreprises tirent leur épingle du jeu

Depuis la fin 2021, malgré le choc énergétique, les entreprises ont vu leur taux de marge augmenter de 1,2 point de valeur ajoutée pour atteindre 33 % au troisième trimestre 2023, le plus haut niveau depuis 2008 si l’on exclut les années exceptionnelles (2019 l’année du double CICE ou la période Covid marquée par des aides exceptionnelles). Leur besoin de financement sur cette période s’est cependant légèrement dégradé, passant de -1,3 point de PIB fin 2021 à -1,7 point de PIB au troisième trimestre 2023 (graphique), en raison d’un investissement très dynamique.

Enfin les administrations publiques, en mettant en place des dispositifs pour limiter la hausse des prix de l’énergie (boucliers tarifaires…) ont vu leur déficit se dégrader malgré la fin des mesures d’urgence liées à la crise Covid. Il est ainsi passé de 4,6 % du PIB fin 2021 à 6,1 % fin 2022, avant de se réduire à 4,8 % au troisième trimestre 2023 avec la fin du bouclier tarifaire du gaz et de la remise carburant.

En résumé, face à l’inflation importée, les entreprises semblent avoir été relativement épargnées même si les situations sont très hétérogènes selon les secteurs et la taille des entreprises. Les ménages ont vu leur pouvoir d’achat plutôt résister et leur capacité de financement rester élevée (4,3 points de PIB) mais cela masque des dynamiques très différentes entre les revenus du travail et du capital. Enfin, les administrations publiques en absorbant une partie du choc inflationniste ont vu leur situation financière se dégrader.


[1] Une version proche de cet article a été également publiée sur le site https://theconversation.com/fr  dans le cadre des Journées de l’Economie https://theconversation.com/qui-paye-linflation-importee-217706

[2] A titre d’exemple, la valeur nominale des actifs détenus par les ménages (hors investissement net de la dépréciation de capital) a baissé de 1,3 % en 2022 selon les comptes de patrimoine de l’INSEE alors que l’inflation a été de 5,2 %.




L’étonnant découplage entre Production et Valeur Ajoutée

Par Elliot Aurissergues

Depuis 2020, la France connait un surprenant découplage entre la croissance de la valeur ajoutée, qui sert de base aux calculs du PIB, du revenu national et de la productivité, et celle de la production de biens et services par l’économie française. Au troisième trimestre 2023, dans les comptes nationaux trimestriels, la production est 5% au-dessus de son niveau pré-COVID alors que la valeur ajoutée a gagné 2% dans le même temps (voir graphique 1). Cette divergence est surprenante. Comptablement, elle s’explique par la forte croissance des consommations intermédiaires qui ont progressé de 8% sur la période. Les coefficients techniques (i.e la quantité de produit i nécessaires à la production d’une unité de la branche j) ont fortement évolué. Le graphique 2 représente l’évolution du coefficient technique au niveau agrégé, c’est à dire la quantité totale de consommations intermédiaires nécessaires à 100 euros production de biens et services. En volume, alors qu’il fallait un peu plus de 50 euros de consommations intermédiaires pour produire 100 euros de biens et services en 2019, il en faut 52 en 2023. Cette évolution est historiquement forte. Il faut remonter à la période 1998-2001 pour observer une évolution comparable. Mais, plus encore, cette évolution est a priori incompatible avec la méthodologie des comptes trimestriels car ceux-ci reposent sur l’hypothèse d’une stabilité des coefficients techniques.



Dans la construction des comptes nationaux trimestriels, la valeur ajoutée vient en dernier. Dans un premier temps, des indicateurs, comme les indices de production industrielle ou des indices de TVA, permettent d’obtenir une évaluation initiale de la production des différentes branches. Les consommations intermédiaires sont évaluées dans un deuxième temps en utilisant les résultats obtenus dans la première étape et les coefficients techniques qui relient production et consommations intermédiaires. Ceux-ci ne sont pas directement observés mais établis à partir du Tableau Entrées Sorties d’une année de référence, en l’occurrence 2020[1][2]. La valeur ajoutée s’obtient dans un troisième temps en calculant la différence entre la production et les consommations intermédiaires[3]. Les quantités de consommations intermédiaires utilisées pour un même niveau de production ne devraient donc pas être différentes de celles de 2020 au niveau désagrégé[4]. Par contre, au niveau agrégé, des effets de composition entre les branches peuvent expliquer les variations observées sans que les coefficients du tableau entrées sorties soient modifiés à un niveau fin. Une telle explication semble cependant peu plausible dans le cas présent. En utilisant les coefficients techniques pour l’année 2020[5] et la production des branches du troisième trimestre 2023, 50,6 euros de consommations intermédiaires seraient nécessaires pour produire 100 euros de biens et services, loin des 52 euros tirés des comptes nationaux. Les coefficients techniques utilisés pour calculer les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée semblent avoir été modifiés par rapport à l’année de référence.

De quels biens ou services a-t-on davantage besoin pour produire la production totale de biens et services aujourd’hui, par rapport à la fin 2019? Les services aux entreprises contribueraient pour presque moitié à la hausse, les produits en information communication pour un quart. Les autres services (notamment transports, commerce, services financiers, etc) expliquent un autre quart. En revanche, la production nécessite plutôt moins de biens industriels (voir graphique 3). Là aussi, des effets de composition ne semblent pas pouvoir expliquer la croissance des emplois intermédiaires en services aux entreprises et en information-communication.

Une valeur ajoutée sous-estimée ?

La croissance de la production annonce-t-elle une révision à la hausse de la valeur ajoutée ? La forte croissance des consommations intermédiaires pourrait être revue à la baisse dans les comptes nationaux définitifs. Si les niveaux de production sont maintenus[6], cela signifierait une révision de la valeur ajoutée et du PIB à la hausse.

Les données des comptes trimestriels sont modifiées plusieurs fois, notamment lors de la publication des comptes nationaux annuels basés sur des données exhaustives, en particulier les déclarations fiscales des entreprises[7]. En moyenne, les comptes provisoires sous-estiment significativement le taux de croissance. Sur la période 2000-2019, ils ont ainsi affiché une croissance de 1,1% en moyenne contre 1,3% dans les comptes nationaux définitifs. Le biais est de plus pro-cyclique. Les années de reprise ou de forte croissance voient presque systématiquement des révisions substantielles à la hausse[8].  Vu l’ampleur de la reprise observée en 2021 et en 2022, une révision à la hausse du niveau du PIB comprise entre 2 et 3 points de pourcentage serait en ligne avec les données historiques. Elle permettrait de réconcilier les données de production et de valeur ajoutée. Elle serait seulement légèrement supérieure aux révisions déjà annoncées dans d’autres pays européens (+1,3% en Italie, +1,6% en Espagne, +2% au Royaume Uni)[9]. D’autres éléments vont également dans ce sens comme le dynamisme de certaines recettes fiscales, notamment de TVA, par rapport au PIB.

Une révision à la hausse de la valeur ajoutée devra toutefois nécessairement aller de pair avec une révision à la hausse des emplois finaux pour laquelle les arguments sont peut-être moins nombreux. La consommation en volume de certains produits, notamment agroalimentaires, a fortement diminué avec le choc inflationniste et il ne serait pas forcément surprenant qu’elle soit revue à la hausse. Le partage volume – prix des exportations peut également interroger. Par rapport à la fin 2019, les prix des exportations ont crû plus rapidement que les prix des importations (incluant l’énergie), ce qui est un peu surprenant alors que l’Europe semble avoir subi un choc négatif majeur sur les termes de l’échange.

La publication des comptes nationaux annuels définitifs permettra d’y voir plus claire. En attendant, le constat est celui d’un processus productif plus inefficient, qui nécessite plus d’inputs pour produire la même quantité d’output.


[1] L’année de référence est la dernière année pour laquelle des comptes définitifs ont été établis.

[2] Plus précisément, la procédure est itérative pour s’assurer de la cohérence entre les données de production et les données sur les emplois finaux. Certains coefficients techniques peuvent être modifiés au cours de ces itérations.

[3] Le lecteur intéressé pourra trouver une explication plus détaillée du processus de calcul des premières évaluations du PIB dans les comptes trimestriels dans Méthodologie des comptes trimestriels, Chapitre 3, le tableau Entrées Sorties et l’Évaluation du PIB, Insee Methodes (2012).

[4] Le niveau de désagrégation est le niveau A38 avec une décomposition un peu plus fine pour certaines branches/produits.

[5] Publiés par l’INSEE au niveau A17

[6] Une révision de la production est évidemment également possible. Cependant, une partie des données de production étant directement issues des indicateurs, de fortes révisions sont moins probables que pour les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée.

[7] Les comptes nationaux annuels font eux-mêmes l’objet d’au moins deux versions, provisoires et semi définitives, avant la version dite définitive 

[8] Voir sur le sujet Hervé Péléraux (2018), Comptes nationaux : du provisoire qui ne dure pas. Blog de l’OFCE, Magali Dauvin et Hervé Péléraux (2019), « Comme d’habitude », l’OFCE optimiste sur la croissance. Blog de l’OFCE, Hervé Péléraux et Lionel Persyn (2012), Oui les comptes nationaux seront révisés après les présidentielles.

[9] Voir pour plus de détails Espagne: pari gagné sur les prix et Royaume-Uni: l’économie résiste dans Revue de l’OFCE (182).