Quel(s) SMIC pour l’Allemagne ?

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par Odile Chagny et Sabine Le Bayon

La campagne pour les élections législatives du 22 septembre en Allemagne a fait l’objet d’un large débat entre toutes les forces politiques sur la consolidation de l’Etat social. Le programme du SPD met très largement en avant la notion de justice sociale tandis que la CDU a repris dans son programme plusieurs des thèmes phares du SPD dans le domaine social. Le rôle de l’Etat social n’a jamais été aussi présent dans une campagne pour les législatives depuis 2002. Pour autant, il ne s’agit pas d’aller vers davantage d’Etat social mais d’un retour vers plus de qualité dans l’Etat social, en corrigeant certaines des conséquences négatives de l’Agenda 2010[1]. La lutte contre la pauvreté aux âges avancés (au travers de la revalorisation des avantages familiaux des mères âgées, de l’introduction d’un minimum contributif), la re-régulation de certaines formes de travail (intérim) et la nécessité de renforcer les minima salariaux (salaire minimum) se retrouvent aussi bien dans les programmes de la CDU que du SPD. Même le FDP, traditionnellement hostile à toute idée de salaire minimum, a introduit dans son programme électoral la nécessité d’un « salaire convenable même au bas de l’échelle des salaires ». Cependant, derrière cette unité apparente, les modalités de ce salaire minimum divergent largement entre les partis.

Un affaiblissement du système de négociations collectives

Dans un pays où il n’y a pas de salaire minimum interprofessionnel légal, les grilles salariales sont négociées par les partenaires sociaux au sein de chaque branche, au niveau régional ou national. Mais la baisse de la part de salariés couverts par une convention collective (53% en 2012 dans les anciens Länder, 36% dans les nouveaux Länder, contre respectivement 70% et 56% en 1996), l’affaiblissement des syndicats et le développement des formes d’emploi atypiques, notamment depuis les réformes Hartz, ont entraîné une augmentation de la part des personnes percevant un bas salaire, remettant en cause la fonction protectrice du système de négociations collectives pour toute une frange de la population. En 2010, la part des bas salaires[2] était de 22,2% en Allemagne et de 6,1% en France. La majorité des 8,1 millions de salariés concernés (Kalina et Weinkopf, 2013) sont à temps complet (45%), un quart occupent des emplois à temps partiel soumis à cotisations sociales et 30% sont employés en « mini-job ». La fourchette des salariés percevant un bas salaire (inférieur à 9,14 euros[3]) est large : 1,8 million touche moins de 5 euros par heure, 2,6 millions entre 5 et 7 euros et 2,5 millions entre 7 et 8,50 euros.

Le débat sur l’introduction d’un salaire minimum légal remonte aux années 1990. Il est cependant longtemps resté cantonné à quelques secteurs, tout particulièrement le BTP, dans une logique de lutte contre la concurrence salariale exercée par les entreprises des nouveaux pays membres de l’Union européenne, qui détachaient leurs salariés en Allemagne à des conditions de rémunérations très en deçà de celles prévues dans les négociations collectives. Il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour que la première revendication syndicale commune pour un salaire horaire minimum interprofessionnel (de 7,5 euros l’heure) soit formulée par le DGB (la confédération des syndicats), et que les préoccupations relatives au soutien du revenu l’emportent petit à petit sur celles relatives au dumping salarial. Ce niveau a été revalorisé à 8,5 euros à compter de mai 2010.

SPD et CDU/CSU/FDP : deux visions différentes du salaire minimum

Si tous les grands partis mettent en avant la volonté d’instaurer un salaire minimum, il n’y a pas pour autant consensus sur ses modalités concrètes.

Le SPD propose l’instauration d’un salaire minimum légal de 8,5 euros de l’heure (brut), qui s’appliquerait à tous les salariés, indépendamment des minima conventionnels de branche. Il s’agit, comme l’a souligné le candidat du SPD, Peer Steinbrück, lors du débat qui l’a opposé à Angela Merkel début septembre, d’en finir avec le « patchwork des salaires minima de branche à branche et de région à région ». Quelques 6,9 millions de personnes verraient leur salaire horaire revalorisé (Kalina et Weinkopf, 2013) de 30% en moyenne et de plus de 80% pour les 1,8 million de salariés qui perçoivent moins de 5 euros de l’heure. Environ un cinquième des salariés serait concernés, dont plus de la moitié ayant un emploi « normal » (soumis à cotisations sociales). Il en résulterait un choc de revenu (pour les ménages) et de compétitivité (pour les entreprises) de grande ampleur ainsi qu’une remise en cause fondamentale de l’économie à bas salaires qui caractérise désormais certains secteurs (agriculture, agro-alimentaire, commerce de détail, hôtellerie restauration, sécurité et nettoyage, etc.).

La question du salaire minimum est de fait indissociable de celle du devenir des « mini-job », ces 7 millions d’emplois rémunérés à moins de 450 euros par mois (400 euros avant avril 2013), exonérés de cotisations salariés et d’impôt sur le revenu et qui ne permettent quasiment pas d’obtenir de droits sociaux. Dans le cas de l’introduction d’un salaire minimum interprofessionnel de 8,5 euros de l’heure, ils représenteraient près de 40% des effectifs concernés par une revalorisation de leur salaire.

On peut rappeler que l’une des mesures phares du premier gouvernement SPD-Verts conduit par Schröder avait été, en 1999, de restreindre fortement le recours aux « mini-job », accusés (i) de favoriser la précarisation de l’emploi par la substitution à des emplois normaux soumis à cotisations sociales et (ii) de ne pas offrir de couverture sociale. Trois ans plus tard, la Commission Hartz proposait d’en assouplir l’usage en vue de développer le segment des emplois peu qualifiés.

De nombreuses études ont récemment mis en évidence des violations caractérisées du droit du travail (non-respect des règles relatives aux absences maladie, aux congés payés, etc.) et des salaires horaires indécemment bas dans le cadre de ces emplois (Bäcker et Neuffer 2012[4], Bundesministerium für Familie, 2012). Il ne faut donc pas s’étonner que tous les grands partis (à l’exception du FDP) aient inclus dans leur programme électoral la volonté de réformer les « mini-jobs ». Mais alors que la CDU vise uniquement les violations du droit du travail, le programme du SPD va plus loin. L’introduction d’un salaire minimum de 8,5 euros (en brut) par heure limiterait en effet l’intérêt pour les entreprises d’avoir recours aux « mini-job ». De plus, un salaire de 8,5 euros par heure équivaudrait de fait à réintroduire une limite temporelle aux « mini-jobs », d’environ 13 heures par semaine compte tenu du plafond de rémunération mensuelle. On ne serait alors pas loin de la limite de 15 heures hebdomadaire qui avait été supprimée par la loi Hartz II en 2003…dans le cadre de l’Agenda 2010[5]. Plus globalement, c’est toute l’économie politique de ces emplois qui serait remise en cause puisque leur logique est d’offrir une rémunération d’appoint exonérée de cotisations sociales salariés dans des secteurs à faibles minima salariaux.

La proposition de la CDU sur le salaire minimum vise à faciliter l’extension des conventions existantes (c’est- à-dire à réformer la procédure par laquelle une convention collective devient obligatoire pour toutes les entreprises de la branche concernée) et à exiger des branches sans convention collective la fixation de minima salariaux. La volonté de se préserver contre la concurrence salariale exercée par les entreprises n’adhérant pas aux conventions collectives et par les entreprises des pays de l’Est détachant en Allemagne leurs salariés[6] a conduit plusieurs branches à recourir au cours des années récentes à ces procédures d’extension. Or, alors que cette extension est quasi automatique en France, c’est loin d’être le cas en Allemagne, même si cette procédure a été simplifiée en 2009. Pour la CDU, c’est donc une logique de moindre peine qui est proposée, c’est-à-dire d’intervention de l’Etat dans les seuls cas de défaillance des partenaires sociaux. Le but est de pallier les situations de « vide conventionnel » et de permettre à un maximum de salariés d’être rémunérés en fonction des minima conventionnels, tout en laissant aux partenaires sociaux le soin d’en fixer le niveau, puisque la CDU estime que des salaires minima différenciés permettent de tenir compte au mieux de la diversité des situations régionales et sectorielles.

La CDU, qui ne pourra vraisemblablement pas gouverner seule durant la prochaine législature, ne s’avance pour l’instant pas plus sur ce sujet dans l’attente du résultat des élections. Selon le parti avec lequel elle gouvernera, les choix en termes de régulation des bas salaires devraient en effet être très différents.

On peut rappeler ici les nombreuses limites du système actuel de procédure d’extension par l’Etat, dans lequel s’inscrit la proposition de la CDU :

  • – Lorsque plusieurs conventions collectives au sein d’une même branche existent, la procédure d’extension devient plus délicate puisqu’il s’agit de déterminer laquelle est la plus représentative, ce qui peut donner lieu à controverses. Cela a été le cas dans le secteur postal où deux conventions collectives concurrentes coexistaient, l’une couvrant les salariés de Deutsche Post, l’ancien monopole dans ce secteur, l’autre concernant les salariés des entreprises concurrentes et où les salaires minima étaient bien inférieurs. Le gouvernement avait décidé d’étendre à l’ensemble du secteur la convention signée au sein de Deutsche Post. Les entreprises concurrentes ont porté plainte et la procédure d’extension a été invalidée par le Tribunal de Berlin[7].
  • – Les négociations concernant les salaires minimaux de branche sont reconduites régulièrement (par semestre ou pour une ou plusieurs années). Or, quand les renégociations n’aboutissent pas, il peut s’écouler plusieurs mois pendant lesquels aucun minimum n’est en vigueur et les employeurs en ont parfois profité pour embaucher des salariés 30 % moins chers que les minima précédents. Ce fut par exemple le cas fin 2009 dans la branche du nettoyage industriel (Bosch et Weinkopf 2012).
  • – Les minima de branche sont très variables et certains d’entre eux ne permettent pas de protéger les salariés contre le risque de pauvreté. Ainsi, selon les données du WSI- Tarifarchiv (mars 2013), 11% des conventions collectives fin 2012 prévoyaient des minima inférieurs à 8,50 euros, le seuil proposé comme salaire minimum légal par le SPD, lui-même inférieur au seuil de bas salaire (9,14 euros).

L’effet des propositions des différents partis sur l’évolution de l’emploi est difficile à estimer à partir des études conduites récemment en Allemagne (Bosch et Weinkopf 2012), ne serait-ce que parce que ces dernières avaient porté sur l’introduction de minima salariaux dans des branches isolées, avec une proportion de salariés concernés réduite. Cela serait sans commune mesure avec l’introduction d’un salaire minimum interprofessionnel touchant au moins un quart des salariés, et non différencié, ou même avec la généralisation de minima conventionnels. Le but est bien dorénavant que le maximum de salariés touche un salaire « décent », même si le niveau de ce dernier diffère selon les programmes. Il est aussi de faire reculer certaines formes d’emploi atypiques. Notamment, dans plusieurs secteurs, les études qui ont été réalisées montrent que l’introduction d’un salaire minimum a conduit à une modification de la structure de l’emploi avec moins de « mini-jobs » et plus d’emplois « normaux » (soumis à cotisations sociales), du fait des contrôles réguliers effectués pour vérifier le respect des minima salariaux dans les entreprises. Quels que soient les résultats des élections, les mesures adoptées iront en tout cas dans le sens d’une correction des injustices les plus flagrantes en termes de rémunérations salariales, notamment concernant les « mini-jobs ».

 

 

 

 


[1] L’Agenda 2010 regroupe l’ensemble de réformes menées en Allemagne par la coalition SPD-Verts entre 2003 et 2005, qui portaient principalement sur les réformes du marché du travail (réformes dites Hartz) (pour plus de détails, voir par exemple Hege 2012, Chagny 2008).

[2] Il s’agit des salariés percevant moins des 2/3 du salaire horaire brut médian.

[3] Pour mémoire, le salaire horaire brut médian était de 13,7 euros en 2011 en Allemagne.

[4] « Von der Sonderregelung zur Beschäftigungsnorm : Minijobs im deutschen Sozialstaat », WSI Mitteilungen 1/2012.

[5] Sans mentionner le fait qu’il en résulterait la nécessité de repenser complètement le soutien aux bas salaires via les exonérations de cotisations sociales salariés.

[6] Lorsque les entreprises d’un Etat membre envoient leurs travailleurs dans un autre Etat, elles sont tenues de respecter des normes minimales (temps de travail, salaires). Le détachement des travailleurs est encadré par la directive européenne de 1996. Ces détachements qui augmentent posent de nombreux problèmes (dumping social, concurrence déloyale, conditions de travail dégradées). (Metis 2013).