Le faucon et la colombe : quel impact des décisions de la Fed et de la BCE sur le taux de change euro/dollar ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Rémi Odry

Après la décision de hausse des taux d’un quart de point décidé par la Réserve fédérale mercredi 13 juin, le Conseil des gouverneurs de la BCE se réunissait le lendemain pour décider de l’orientation de la politique monétaire dans la zone euro. A l’issue de cette réunion, Mario Draghi a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a précisé à quelles échéances cesseraient les achats de titres et à quel horizon les taux seraient augmentés. Le canal du taux de change étant un canal majeur de la transmission de la politique monétaire, il est intéressant d’observer comment les marchés ont réagi à ces deux annonces et s’ils ont accordé une plus grande importance à la décision de la Fed ou à celle de la BCE.

La transmission de la politique monétaire dépend de son impact sur les prix d’actifs. Dans la mesure où le prix de ces variables est déterminé en continu sur les marchés, leur variation au moment de ces décisions permet de mesurer l’effet signal des annonces de politique monétaire. Dans un article récent, nous mesurons la réaction du taux de change euro/dollar le jour des réunions de politique monétaire de la Réserve fédérale et de la BCE. Pour des décisions de la même ampleur, nos résultats suggèrent que les marchés seraient généralement plus réactifs aux annonces de la Fed.

L’actualité de la semaine permet également d’illustrer ces différences de réaction. En effet, en l’espace de 24 heures, la banque centrale américaine s’est plutôt montrée « faucon » tandis que la sensibilité de la BCE apparaît plutôt « colombe »[1]. Même si la décision de la Réserve fédérale d’augmenter son taux directeur était anticipée, elle envoie néanmoins le signal que la normalisation de la politique monétaire américaine devrait être légèrement plus rapide que ce qu’anticipaient les marchés en fin d’année 2017[2]. Inversement, en donnant des éléments sur la fin du programme d’achat de titres, réduit en volume mais prolongé jusqu’en décembre 2018, et surtout en annonçant que les taux ne seraient pas remontés avant l’été 2019, la BCE indique clairement que la politique monétaire restera très expansionniste sur l’année à venir. Ces deux décisions ont pour conséquence une dépréciation de l’euro vis-à-vis du dollar. De fait, c’est bien ce qui a été observé à la suite de ces deux annonces (graphique).

Graphe_post18-06Cette fois-ci, les marchés ont accordé plus d’importance à la décision de la BCE qu’à celle de la Réserve fédérale. En effet, sur une fenêtre de 3 heures suivant la publication des décisions, l’euro n’a baissé que faiblement et temporairement après l’annonce de la Réserve fédérale, mais plus fortement et durablement après celle de la BCE. Cette différence s’explique largement par le contenu informationnel des annonces. D’une part, la décision de la Réserve fédérale était largement anticipée et déjà intégrée par les investisseurs sur le marché des changes. Il n’est donc guère surprenant que la réaction n’ait été qu’éphémère. D’autre part, le signal relatif à l’orientation de la politique monétaire était plus marqué pour la décision de la BCE : la Fed a juste annoncé une hausse d’un quart de point de son taux directeur, alors que la BCE a annoncé que son taux n’augmenterait pas dans les 12 prochains mois. Reste à savoir dans quelle mesure cet effet sera durable. Sur ce point, l’analyse développée dans notre article indique que les chocs de politique monétaire en zone euro auraient un effet plus important que ceux liés à la politique monétaire américaine.

 

[1] Cette terminologie (« hawkish » versus « dovish ») permet de qualifier l’attitude des banques centrales selon que leur politique monétaire est plutôt restrictive ou accommodante.

[2] Voir ici.




La Réserve fédérale hausse le ton

par Christophe Blot

Lors de sa réunion du 13 juin, la Réserve fédérale a annoncé une augmentation du taux directeur de la politique monétaire, qui se situe désormais dans une fourchette de 1,75 à 2 %. Jérôme Powell, le nouveau Président de l’institution depuis février justifie cette décision par la situation favorable sur le marché du travail et par l’évolution récente de l’inflation, proche de 2 % lorsqu’on l’on ne tient pas compte des prix alimentaires et de l’énergie[1]. Dans ces conditions, la banque centrale serait en passe de satisfaire ses objectifs, à savoir un emploi maximum et la stabilité des prix, ce qui justifie la poursuite de la normalisation de la politique monétaire américaine.

Alors qu’en fin d’année 2017, les observateurs de la Réserve fédérale pariaient plutôt sur trois hausses des taux en 2018, l’annonce du 13 juin plaide désormais pour une légère accélération du rythme de resserrement monétaire. En ligne avec nos prévisions d’avril, la Réserve fédérale augmenterait encore ses taux à deux reprises en 2018 pour les porter à 2,5 %. Ce changement résulte en grande partie de prévisions de croissance plus optimistes en 2018, soutenue par une politique budgétaire fortement expansionniste. Le PIB augmenterait alors de 2,9 % et le chômage poursuivrait sa baisse pour atteindre 3,6 % en fin d’année 2018, soit un niveau inférieur à celui observé lors des précédents creux observés en 2000 et 2006 où il avait atteint respectivement 3,9 % et 4,5 %. Néanmoins, l’évolution d’autres indicateurs sur le marché du travail – taux d’emploi et taux d’activité – conduisent à nuancer le diagnostic d’une situation économique qui aurait été définitivement rétablie dix ans après le début de la Grande Récession. Le taux d’emploi et le taux d’activité restent en effet inférieurs aux niveaux observés lors du pic de la fin des années 2000, ce qui pourrait contribuer à expliquer l’absence de tensions inflationnistes aux États-Unis malgré un taux de chômage aussi bas.

Pour autant, la politique monétaire américaine restera expansionniste cette année. De fait, le taux directeur en fin d’année 2018 resterait inférieur à celui atteint lors des deux précédents pics d’activité. En 2000 et 2006, la Réserve fédérale avait monté son taux jusqu’à 6,5 % et 5,25 % respectivement. C’est aussi ce que suggère le taux issu d’une règle de Taylor qui permet de déterminer une valeur de référence pour le taux d’intérêt si la banque centrale appliquait une règle systématique où le taux d’intérêt directeur dépend de l’écart de croissance[2] et de l’écart de l’inflation à une cible de 2 %. En fin d’année, le taux simulé issu de la règle de Taylor serait de 4,1 % suggérant que la Réserve fédérale se montre toujours aussi prudente dans sa phase de normalisation de la politique monétaire.

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[1] L’inflation totale s’élevait à 2,4 % en avril.

[2] L’écart de croissance en prévision est calculé à partir de l’évolution de la croissance potentielle du CBO (Congress Budget Office) et des prévisions OFCE du PIB américain.




La BCE reste préoccupée par la faiblesse de l’inflation

Par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

Le Président de la Banque centrale européenne, M. Mario Draghi, a annoncé récemment que l’augmentation du taux directeur de la BCE interviendrait « bien après » la fin des mesures d’achats massifs de titres obligataires (prévue pour septembre 2018), principalement émis par les Etats de la zone euro, et à un « rythme mesuré ». La hausse du taux directeur pourrait donc intervenir vers la mi-2019, soit quelques semaines avant la passation de pouvoir entre Mario Draghi et son successeur.

Lors de son audition trimestrielle face aux parlementaires européens, Mario Draghi a fait preuve de prudence à propos de l’intensité et de la pérennité de la reprise économique[1]. A l’écouter, la zone euro n’aurait pas forcément refermé son écart de production (le PIB réalisé resterait en deçà de son potentiel) malgré la reprise des derniers trimestres. Ce n’est donc pas le moment de modifier l’orientation de la politique monétaire au risque de fragiliser cette reprise. Il est par ailleurs indéniable que les effets de la reprise ne se matérialisent pour le moment que très lentement et progressivement dans des hausses de salaires, ce qui explique en partie pourquoi le taux d’inflation de la zone euro reste en deçà de sa cible de moyen terme.

Le Président de la BCE a aussi fait preuve de confiance dans le fait que les entreprises ancrent progressivement leurs anticipations de prix (et de salaires) sur la cible d’inflation de la BCE, soit 2% par an. Mario Draghi est aussi apparu très confiant dans l’efficacité de la politique monétaire. Il a annoncé que les mesures entreprises depuis 2014 contribueraient à une augmentation (cumulative) de 2 points de pourcentage, respectivement de la croissance réelle et de l’inflation entre 2016 et 2019.

Si la prévision de retour de l’inflation à sa cible en 2019 par la BCE est contredite par Hasenzagl et al. (2018), on y retrouve ces mêmes déterminants de l’inflation européenne. Dans une étude récente, nous montrons aussi que les deux principaux déterminants de l’inflation dans la zone euro sont les anticipations d’inflation et la croissance des salaires. Sans ancrage des premières sur la cible de moyen terme de la BCE et sans effet de second tour de la politique monétaire sur les salaires, l’inflation ne reviendra pas à sa cible à court terme. Les réformes structurelles ont peut-être accru le PIB potentiel comme le prétend Mario Draghi, mais elles ont jusqu’à présent plus certainement pesé sur les évolutions salariales et de prix.

 

[1] Une fois par trimestre un dialogue monétaire est organisé entre le Président de la BCE et les membres de la Commission des Affaires monétaires du Parlement européen. Ce dialogue permet au Président de la BCE d’expliquer l’orientation de la politique monétaire dans la zone euro et d’exprimer son point de vue sur des sujets définis en amont.




Quel rôle pour le bilan des banques centrales dans la conduite de la politique monétaire ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

En ajustant la taille et la composition de leur bilan, les banques centrales ont profondément modifié leur stratégie de politique monétaire. Bien que la mise en œuvre de ces mesures ait été initialement envisagée pour une période de crise, la question se pose désormais de l’utilisation du bilan comme instrument de politique monétaire en dehors des périodes de crise.

La politique d’achats de titres effectués par les banques centrales s’est traduite par une augmentation considérable de la taille de leur bilan. En septembre 2017, les bilans de la Réserve fédérale et de la BCE s’élevaient respectivement à près de 4 500 Mds de dollars (soit 23,3 % du PIB des Etats-Unis) et 4 300 Mds d’euros pour la BCE (38,5 % du PIB de la zone euro), alors qu’ils étaient de 870 Mds de dollars (soit 6,0 % du PIB) et 1 190 Mds d’euros (soit 12,7 % du PIB) en juin 2007. La fin de la crise financière et de la crise économique plaide pour un resserrement progressif de la politique monétaire, déjà entamé aux Etats-Unis et à venir dans la zone euro. Ainsi, la Réserve fédérale a augmenté le taux d’intérêt directeur à cinq reprises depuis décembre 2015 et a commencé à réduire la taille de son bilan en octobre 2017. Toutefois, aucune indication précise n’a été donnée sur la taille du bilan des banques centrales une fois que le processus de normalisation aura été achevé. Au-delà de la taille se pose la question du rôle de ces politiques de bilan pour la conduite de la politique monétaire à venir.

Initialement, les mesures prises pendant la crise devaient être exceptionnelles et temporaires. L’objectif était de satisfaire un large besoin de liquidités et d’agir directement sur les prix de certains actifs ou sur la partie longue de la courbe des taux, lorsque l’instrument standard de politique monétaire – le taux d’intérêt de très court terme – était contraint par le plancher à 0% (ZLB pour Zero lower bound). L’utilisation de ces mesures pendant une période prolongée – depuis dix ans – suggère cependant que les banques centrales pourraient continuer à utiliser leur bilan comme instrument de politique monétaire et de stabilité financière, y compris en période dite « normale », c’est-à-dire lorsqu’il existe des marges de manœuvre pour baisser le taux directeur. Non seulement, ces mesures non conventionnelles ont démontré une certaine efficacité mais, en outre, leurs mécanismes de transmission ne semblent pas spécifiques aux périodes de crise. Leur utilisation pourrait donc à la fois renforcer l’efficacité de la politique monétaire et améliorer la capacité des banques centrales à atteindre leurs objectifs de stabilité macroéconomique et financière. Nous développons ces arguments dans une publication récente que nous résumons ici.

Dans un article présenté en 2016 lors de la conférence de Jackson Hole, Greenwood, Hanson et Stein suggèrent que les banques centrales puissent utiliser leur bilan pour fournir des liquidités afin de satisfaire un besoin croissant du système financier pour des actifs liquides et sans risque. Les réserves excédentaires ainsi émises augmenteraient le stock d’actifs sûrs mobilisable par les banques commerciales, renforçant la stabilité financière. Les banques centrales pourraient également intervenir plus régulièrement sur les marchés afin de modifier le prix de certains actifs, les primes de risque ou les primes de terme. Ici, il ne s’agit pas forcément d’accroître ou de réduire la taille du bilan, mais de moduler sa composition afin de corriger d’éventuelles distorsions ou de renforcer la transmission de la politique monétaire en intervenant sur l’ensemble des segments de la courbe des taux. Pendant la crise des dettes souveraines, la BCE a lancé un programme d’achats de titres publics (SMP pour Securities Market Programme) qui avait pour but de réduire les primes de risques apparues sur les rendements de plusieurs pays (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne et Italie) et d’améliorer la transmission de la politique monétaire commune vers ces pays. En 2005, le Président de la Réserve fédérale s’étonnait d’une énigme sur les marchés obligataires, constatant que les taux longs ne semblaient pas réagir au resserrement en cours de la politique monétaire américaine. Le recours à des achats ciblés de titres sur des maturités plus longues aurait sans doute permis d’améliorer la transmission de l’orientation de la politique monétaire telle qu’elle était souhaitée à cette époque par la Réserve fédérale.

En pratique, la mise en œuvre d’une telle stratégie en période « normale » soulève plusieurs remarques. D’une part, si les politiques de bilan complètent la politique de taux, les banques centrales devront accompagner leurs décisions d’une communication adaptée précisant à la fois l’orientation globale de la politique monétaire ainsi que les raisons justifiant l’utilisation de tel ou tel instrument et à quelle fin. Il semble qu’elles aient su y parvenir pendant la crise alors qu’elles multipliaient les programmes ; il n’y a donc pas de raison d’imaginer que cette communication devienne subitement plus difficile à mettre en œuvre en période « normale ». Par ailleurs, l’utilisation plus fréquente du bilan comme instrument de politique monétaire se traduirait par une plus large détention d’actifs et potentiellement d’actifs risqués. Il y aurait dans ces conditions un arbitrage à réaliser entre l’efficacité à attendre de la politique monétaire et les risques pris par la banque centrale. Notons aussi que l’utilisation du bilan n’implique pas que la taille de celui-ci croisse en permanence. Les banques centrales pourraient tout aussi bien faire le choix de vendre certains actifs dont le prix serait jugé trop élevé. Cependant, pour être en capacité de moduler effectivement la composition des actifs de la banque centrale, encore faut-il que son bilan soit suffisamment élevé pour faciliter les opérations de portefeuille de la banque centrale.

Il faut reconnaître que les économistes n’ont pas encore complètement analysé les effets potentiels des politiques de bilan sur la stabilité macroéconomique et financière. Mais cette incertitude ne devrait pas empêcher les banques centrales de recourir à des politiques de bilan, car seule l’expérience peut fournir une évaluation complète du pouvoir des politiques de bilan. L’histoire des banques centrales nous rappelle que les objectifs et les instruments utilisés par les banques centrales ont régulièrement évolué[1]. Un nouveau changement de paradigme semble donc possible. Si les politiques de bilan permettent de renforcer l’efficacité de la politique monétaire et d’améliorer la stabilité financière, les banques centrales devraient sérieusement réfléchir à leur utilisation.

Pour en savoir plus : Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, « What should the ECB “new normal” look like? », OFCE policy brief 29, 20 décembre.

[1] Voir Goodhart (2010).




La BCE en terrain neutre ?

par Christophe Blot et Jérôme Creel

L’implication de la Banque centrale européenne (BCE) dans la gestion budgétaire des Etats membres de la zone euro est un sujet régulier de controverse. Depuis la mise en œuvre des programmes d’achats de titres de dette publique, la BCE est tout à la fois accusée de faire des profits sur les Etats en difficulté et de prendre le risque de socialiser les pertes. La naissance de ces controverses résulte de la difficulté à bien appréhender les relations entre la BCE, les banques centrales nationales (BCN), et les gouvernements.L’architecture monétaire européenne se résume à une séquence de délégation de pouvoir. Les décisions relatives à la conduite de la politique monétaire dans la zone euro sont déléguées à une institution indépendante, la Banque centrale européenne (BCE). Mais, en vertu du principe européen de subsidiarité, la mise en œuvre de la politique monétaire est ensuite déléguée aux banques centrales nationales (BCN) des Etats membres de la zone euro : l’ensemble BCE + BCN étant nommé Eurosystème. Alors que cette dimension de l’organisation de la politique monétaire dans la zone euro n’avait jusqu’ici pas vraiment retenue l’attention, un débat a récemment émergé dans le cadre de la mise en œuvre du programme d’assouplissement quantitatif. D’après commentateurs et journalistes, certaines banques centrales nationales profiteraient plus que d’autres de ladite politique pour acheter et soutenir leur dette publique nationale, plus risquée que celle d’autres pays plus « vertueux »[1]. Celles-ci pourraient donc échapper au contrôle de la BCE et ne pas appliquer strictement la politique décidée à Francfort.

Dans un document récent, préparé dans le cadre du dialogue monétaire du Parlement européen avec la BCE, nous montrons que ces inquiétudes ne sont pas fondées pour la simple et bonne raison qu’en moyenne depuis le début de mise en œuvre de cette politique, la clé de répartition théorique a été respectée (graphique). Cette clé de répartition stipule que les achats de titres obligataires par l’Eurosystème se font au prorata de la participation des Etats au capital de la BCE. Rappelons qu’une partie des achats – 10 sur les 60 milliards d’achats mensuels effectués dans le cadre du PSPP – est effectuée directement par la BCE[2]. Les autres achats sont effectués directement par les BCN. Comme chaque banque centrale achète les titres émis par son gouvernement, les acquisitions d’obligations publiques par les BCN ne conduisent pas à un partage des risques entre les Etats membres. Les profits ou les pertes sont conservées au bilan des BCN ou transférées aux gouvernements nationaux selon les accords en vigueur dans chaque pays.

Cette répartition des achats d’obligations publiques qui se veut neutre en termes de gestion de risque ne l’est cependant pas tout à fait, mais pas pour les raisons qui semblent avoir inquiété le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen. Cette répartition favorise le maintien de taux de rendement très bas sur les dettes de certains Etats membres. En effet, en ne se basant pas sur les besoins de financement des Etats membres ou sur la taille de leurs dettes publiques, elle peut produire des distorsions en raréfiant l’offre d’obligations publiques disponibles sur les marchés secondaires. Tel peut être le cas en Allemagne, en Espagne et aux Pays-Bas dont les parts dans les dettes publiques européennes sont moindres que leurs parts respectives dans le capital de la BCE (tableau). A l’inverse, les achats d’obligations italiennes sont moindres avec la clé de répartition actuelle qu’avec une clé de répartition qui tiendrait compte de la taille relative de la dette publique. La politique de la BCE a donc moins de répercussions sur le marché de la dette italienne qu’elle n’en a sur le marché allemand.

Ce choix pourrait par ailleurs contraindre les décisions de la BCE sur la poursuite de l’assouplissement quantitatif après décembre 2017. Admettons que la meilleure politique pour la BCE consiste à poursuivre au même rythme la politique actuelle au-delà de décembre 2017, mais à la stopper une bonne fois pour toutes en juillet 2018. En l’état des règles de répartition, cette politique reste conditionnée à la disponibilité d’obligations publiques échangeables jusqu’en juillet 2018 pour tous les pays, y compris ceux dont les émissions de dette sont rares car leurs besoins de financement sont faibles. Il se pourrait que la poursuite de cette politique en l’état des règles adoptées par la BCE soit impossible parce que les dettes disponibles sont en montants insuffisants dans certains pays. Il faudrait alors mettre en œuvre une politique différente en réduisant par exemple drastiquement les achats mensuels de titres à court terme (mettons en janvier 2018), tout en poursuivant éventuellement cette politique plus longtemps (au-delà du premier semestre 2018). Le choix de ne pas recourir à un partage des risques dans la gestion de la politique monétaire européenne est donc loin d’être neutre dans la mise en œuvre effective de cette politique.

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[1] Mario Draghi a en effet été interrogé sur la répartition de la politique d’achat de titres publics (PSPP pour Public sector purchase programme) lors de la conférence de presse qu’il a tenu le 8 septembre 2017.

[2] Sur cette somme, il y a un partage des risques : les gains ou les pertes sont partagés par l’ensemble des BCN au prorata de leur contribution au capital de la BCE.




La BCE prépare l’avenir

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE du jeudi 8 juin, Mario Draghi a annoncé la stabilité des taux directeurs de la politique monétaire (soit 0 % pour le taux des opérations principales de refinancement, -0,40 % pour le taux des facilités de dépôts et 0,25 % pour le taux des facilités de prêt). Il a surtout donné de précieuses indications sur l’orientation future de la politique monétaire menée dans la zone euro en modifiant sa communication. Alors qu’il déclarait systématiquement que les taux pourraient être diminués (« at lower levels »), il a déclaré que ceux-ci serait maintenus au niveau actuel (« at present level »), ceci pendant une « période prolongée » et « bien au-delà de la fin du programme d’achat de titres ».

En annonçant qu’il n’y aurait pas de baisse supplémentaire des taux, la BCE juge que l’orientation actuelle de la politique monétaire devrait lui permettre d’atteindre ses objectifs et fait le premier pas vers un resserrement futur des conditions monétaires. On peut toutefois noter que dans le même temps, la BCE n’anticipe pas un retour de l’inflation à sa cible de 2 % d’ici 2019. Les nouvelles projections macroéconomiques de l’Eurosystème publiées pendant la conférence de presse prévoient une inflation à 1,5 % en 2017, 1,3 % en 2018 et 1,6 % en 2019[1]. Certes la reprise se confirme mais l’inflation resterait inférieure à sa cible sur un horizon d’au moins 3 ans, de quoi justifier le maintien d’une politique monétaire expansionniste. En précisant que les taux ne remonteraient pas aussitôt les achats de titres terminés[2], la BCE entend bien continuer à soutenir l’activité.

Vient alors la question de la date de fin du programme d’achats de titres. Selon le discours actuel, les achats se poursuivront jusqu’en décembre 2017 mais ils pourraient se prolonger si la BCE le juge nécessaire. Quelle stratégie adoptera la BCE après cette date ? Il est possible que les achats de titres diminuent progressivement à l’image de ce qu’avait fait la Réserve fédérale en 2014[3]. Dans ce cas, la fin de l’assouplissement quantitatif prendrait encore quelques mois. C’est aujourd’hui l’option la plus probable ce qui repousserait la hausse des taux à la fin de l’année 2018. On peut cependant envisager que des annonces de réduction des achats se fassent d’ici la fin de l’année, ce qui pourrait conduire à mettre un terme au QE dès le début de l’année 2018. Quelle que soit l’option choisie, la BCE prendra très certainement soin de communiquer sa stratégie afin d’orienter progressivement les anticipations sur la première hausse des taux.

Pour autant, s’il s’agit d’un élément important de la stratégie de normalisation de la politique monétaire en zone euro, celle-ci ne se cantonne pas à la question de la remontée des taux. La BCE doit également apporter des éléments sur ses intentions relatives à sa politique de taux négatifs ou encore sur le moment où elle décidera de ne plus satisfaire l’intégralité des demandes de refinancement à taux fixe comme elle le fait depuis octobre 2008. Enfin, elle devra également indiquer à quel rythme, elle envisage ensuite de réduire la taille de son bilan comme a commencé à le faire récemment la Réserve fédérale (voir ici). Sur ces points, la BCE devra également faire preuve de transparence.

[1] Ces anticipations ont même été revues à la baisse depuis mars 2017.

[2] Depuis avril 2017, les achats de titres s’élèvent à 60 milliards par mois contre 80 milliards les mois précédents.

[3] La Réserve fédérale avait étalé la réduction de ces achats de titres entre janvier et octobre.

 

 




Quels facteurs expliquent la récente hausse des taux d’intérêt longs ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

Depuis l’éclatement de la crise financière, l’évolution des taux d’intérêt souverains à long terme dans la zone euro a connu de larges fluctuations ainsi que des périodes de forte divergence entre les États membres, notamment entre 2010 et 2013 (graphique 1). Une forte réduction des taux à long terme a débuté après juillet 2012 et le célèbre « Whatever it takes » de Mario Draghi. Malgré la mise en œuvre et l’extension du programme d’achat de titres publics (PSPP) en 2015 et bien qu’ils restent à des niveaux historiquement bas, les taux d’intérêt souverains à long terme ont récemment augmenté.

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La hausse récente des taux d’intérêt souverains à long terme de la zone euro peut avoir plusieurs interprétations. Il se peut que, compte tenu de la situation économique et financière actuelle, la hausse des taux d’intérêt à long terme reflète la croissance et les anticipations de croissance future orientées à la hausse dans la zone euro. Un autre facteur pourrait être que les marchés obligataires de la zone euro suivent les marchés américains : les taux européens augmenteraient à la suite de la hausse des taux américains malgré les divergences entre l’orientation des politiques de la BCE et celle de la Fed. L’impact de la politique monétaire de la Fed sur les taux d’intérêt de la zone euro serait ainsi plus fort que celui de la politique de la BCE. On peut aussi imaginer que la récente hausse n’est pas en ligne avec les fondamentaux de la zone, ce qui, par conséquent, compromettrait la sortie de crise en rendant plus difficile le désendettement alors que les dettes publiques et privées restent élevées.

Dans une récente étude, nous calculons les contributions des différents déterminants des taux d’intérêt à long terme et mettons en évidence les plus importants. Les taux d’intérêt à long terme peuvent réagir aux anticipations privées de croissance et d’inflation, aux fondamentaux économiques ainsi qu’aux politiques monétaires et budgétaires, tant domestiques (en zone euro) qu’étrangères (aux Etats-Unis par exemple). Ils peuvent aussi réagir aux perceptions de différents risques, financiers, politiques ou économiques[1]. Le graphique 2 présente les principaux facteurs qui influent positivement et négativement sur les taux d’intérêt à long terme de la zone euro sur trois périodes différentes.

Entre septembre 2013 et avril 2015, le taux d’intérêt à long terme de la zone euro a diminué de 2,3 points de pourcentage. Au cours de cette période, seules les anticipations de croissance du PIB ont eu une incidence positive sur les taux d’intérêt alors que tous les autres facteurs les ont poussés à la baisse. En particulier, le taux d’intérêt à long terme des États-Unis, les anticipations d’inflation, la réduction du risque souverain et les politiques non-conventionnelles de la BCE ont contribué à la baisse des taux d’intérêt de la zone euro. Entre juin 2015 et août 2016, la nouvelle baisse d’environ 1 point de pourcentage s’explique principalement par deux facteurs : le taux d’intérêt à long terme et les anticipations de croissance du PIB aux États-Unis.

Entre août 2016 et février 2017, les taux d’intérêt à long terme ont progressé de 0,7 point de pourcentage. Alors que le programme d’achat d’actifs de la BCE a contribué à réduire le taux d’intérêt, deux facteurs ont contribué à son accroissement. Le premier est l’augmentation des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis après le resserrement de la politique monétaire de la Fed. Le second facteur découle des tensions politiques en France, en Italie ou en Espagne qui ont généré une perception du risque politique et du risque souverain plus élevée. Alors que le premier facteur pourrait continuer de pousser à la hausse les taux d’intérêt de la zone euro, le second devrait les faire reculer avec les résultats des élections présidentielles françaises.

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[1] L’estimation de l’équation de détermination des taux longs est réalisée sur la période janvier 1999 – février 2017 et explique 96% de la variation des taux longs sur cette période. Pour plus de détails sur les variables utilisées ou les paramètres estimés, voir l’étude.




Où en est-on du cycle de crédit dans la zone euro ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

En décembre 2016, la BCE annonçait la poursuite de sa politique de Quantitative Easing (QE) jusqu’à décembre 2017. Alors que la reprise économique se confirme dans la zone euro et que l’inflation repart à la hausse, se pose la question des risques liés à cette politique. D’un côté, la poursuite d’une politique monétaire très expansionniste n’est-elle pas une source d’instabilité financière ? Inversement, une fin prématurée des mesures non conventionnelles pourrait remettre en cause la dynamique de croissance et la capacité de la BCE à atteindre ses objectifs. Nous étudions ici le dilemme auquel pourrait faire face la BCE au travers d’une analyse des cycles du crédit et de l’activité bancaire dans la zone euro.

L’annonce de la BCE envoie deux signaux sur l’orientation de la politique monétaire. D’une part, en retardant la date de fin du QE, la BCE annonce implicitement que la normalisation de la politique monétaire, en particulier la remontée de son taux directeur, ne se fera pas avant début 2018. La BCE continue donc de mener une politique expansionniste d’augmentation de la taille du bilan. D’autre part, la réduction des achats mensuels est aussi un signe d’une réduction de ce caractère expansionniste. L’annonce s’apparente ainsi au « tapering » amorcé en janvier 2014 par la Réserve fédérale aux États-Unis. La réduction des achats de titres s’était alors faite progressivement, jusqu’à un arrêt effectif des achats fin octobre 2016.

Le caractère indiscutablement expansionniste de la politique monétaire en zone euro suggère que la BCE juge toujours nécessaire de poursuivre le stimulus pour atteindre les objectifs finaux de la politique monétaire dont le premier est la stabilité des prix, définie par une inflation inférieure mais proche de 2 % par an. Ni l’inflation[1],  ni la croissance en zone euro ne donnent des signes d’emballement[2]. Le programme d’achat d’actifs doit alors permettre de consolider la croissance et d’accélérer l’inflation pour favoriser un retour vers la cible de 2 %. Dans le même temps, les liquidités émises par la banque centrale dans le cadre de ses programmes d’achat de titres et le faible niveau des taux d’intérêt (à court comme à long terme) alimentent les craintes d’effets indésirables de la politique monétaire en matière de stabilité financière[3].

Il en résulte un dilemme que doit arbitrer la BCE. Mettre un terme prématuré à l’assouplissement quantitatif pourrait maintenir la zone euro dans une situation de faible inflation et de basse croissance. Prolonger inutilement le QE, alors que la Réserve fédérale a amorcé la normalisation de sa politique monétaire, créerait un risque d’instabilité financière caractérisé par un emballement des prix d’actifs, du crédit ou plus largement du risque pris par le système financier.

Nous évaluons ce double risque au travers d’indicateurs sur l’activité du système bancaire de la zone euro dans son ensemble et des pays qui la composent. Les crédits, aussi bien ceux octroyés aux ménages que ceux octroyés aux entreprises non financières, sont un élément central de l’actif des banques, souvent au cœur du risque d’instabilité financière[4]. Nous proposons ici d’élargir l’analyse à la taille du bilan ou de l’ensemble des crédits accordés – incluant le crédit aux autres institutions monétaires et financières –, ce qui permet notamment de mesurer le risque associé à l’ensemble des activités du système bancaire[5].

Ces différentes variables sont soit rapportées au PIB, ce qui permet de capter la déconnexion entre l’activité bancaire et l’activité réelle, soit au capital et réserves du système bancaire, permettant alors de capter l’effet de levier, c’est-à-dire la capacité de ce système à absorber les éventuelles pertes. Ici, nous nous concentrons sur les quantités plutôt que les prix, via des indicateurs tels que le ratio de crédit octroyé sur les capitaux propres et le ratio de crédit reçu sur les revenus. Ceux-ci sont centraux pour refléter la transmission de la politique monétaire et évaluer le risque d’instabilité financière.

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Le graphique montre l’évolution des cycles de crédit, rapporté au PIB (ligne bleue) et rapporté aux capitaux et réserves du système bancaire (ligne rouge)[6]. Les aires vertes signalent les périodes où le crédit s’éloigne significativement à la hausse ou la baisse de sa tendance de long terme. D’une manière générale, l’analyse du crédit ou de la taille du bilan du système bancaire témoigne d’un regain d’activité mais ne suggère ni boom de crédit ni contraction excessive sur la période récente dans la zone euro. Si la dynamique du crédit est orientée plus favorablement par rapport à sa tendance en France et en Allemagne, le cycle ne témoigne pas d’une hausse excessive. Les Pays-Bas et l’Espagne se distinguent par la faiblesse de leur crédit rapporté au PIB. Pour les Pays-Bas, cette évolution est confirmée par les indicateurs rapportés aux capitaux et réserves du système bancaire, alors qu’en Espagne, l’encours de crédit rapporté aux capitaux et réserves se situe à un niveau historiquement élevé suggérant une prise de risque excessive étant donné la situation économique.

 

[1] Malgré le rebond récent de l’inflation, largement lié à la remontée du prix du pétrole et des anticipations d’inflation, les pressions inflationnistes restent modérées et le retour de l’inflation vers la cible de 2 % n’est pas suffisamment établi pour modifier l’orientation de la politique monétaire.

[2] Le chômage reste élevé alimentant la désinflation.

[3] Une analyse récente de Borio et Zabaï (2016) sur l’efficacité des politiques monétaires non conventionnelles suggère que leur efficacité pourrait se réduire tandis que les risques qu’elles comportent s’accroîtraient. Le rôle des prix d’actifs a été étudié par Andrade et al. (2016) pour montrer que le prix des actifs avait réagi, comme anticipé, à la suite des mesures prises par la BCE, et par Blot et al. (2017) pour évaluer le risque de bulle.

[4] Voir Jorda et al., 2013 et 2015.

[5] La législation Bâle III repose sur des indicateurs de risque calculés au niveau des établissements bancaires alors que notre approche repose sur des indicateurs macroéconomiques.

[6] Ces cycles sont obtenus à partir d’une analyse en composante principale (ACP) de plusieurs types de décompositions tendance/cycle : filtre Hodrick-Prescott, filtre Christiano-Fitzgerald, et moyenne mobile.




Jusqu’où les taux d’intérêt peuvent-ils être négatifs ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

Le 11 juin 2014, la Banque centrale européenne décidait de fixer un taux négatif sur les facilités de dépôts ainsi que sur les réserves excédentaires détenues par les établissements de crédit de la zone euro. Ce taux a été ensuite réduit à plusieurs reprises et s’élève à -0,40 % depuis mars 2016. On peut s’interroger sur le fait que des agents, ici les banques commerciales, acceptent de payer un intérêt pour des dépôts laissés auprès de la BCE. Dans un article sur les causes et conséquences des taux négatifs, nous expliquons comment la banque centrale parvient à imposer des taux négatifs, quel est leur limite à la baisse et discutons des coûts de cette politique pour les banques.

Pour conduire la politique monétaire, la BCE impose aux banques commerciales de la zone euro d’avoir un compte auprès de la BCE, utilisé pour satisfaire les exigences de réserves obligatoires[1] et pour participer aux opérations d’octroi de liquidités. Ce compte peut être aussi utilisé pour effectuer des transactions de compensation entre banques commerciales. Les réserves obligatoires sont rémunérées à un taux fixé par la BCE. Au-delà de ce montant, les banques ne reçoivent en temps normal aucune rémunération. Par ailleurs, la BCE propose également une facilité de dépôts permettant aux banques de placer des liquidités auprès de la BCE pour une durée de 24 heures et rémunérées au taux des facilités de dépôts.

Avant 2008, les banques commerciales détenaient uniquement les réserves dont elles avaient besoin pour satisfaire les exigences de réserves obligatoires (graphique). L’encours de réserves excédentaires[2] était très faible : moins de 1 milliard en moyenne avant 2008. Il en était de même pour l’encours des facilités de dépôts : 321 millions en moyenne. Depuis la crise, la BCE s’est substituée au marché interbancaire et est intervenue pour fournir des liquidités en quantité abondante. En participant aux différents programmes d’achat de titres de la BCE (QE, quantitative easing), les banques reçoivent également des liquidités qui sont placées sur ce compte de réserves si bien que l’encours cumulé des réserves excédentaires et des facilités de dépôts atteint 987 milliards d’euros en septembre 2016. Les taux négatifs ne s’appliquent donc pas à l’ensemble des opérations de politique monétaire mais uniquement sur cette fraction des liquidités laissées en dépôts par les banques (pour un actif total des banques de la zone euro de 31 000 milliards d’euros). Au taux actuel, le coût annuel  direct pour les banques est ainsi de 3,9 milliards d’euros.

Dans la mesure où les banques ne sont pas tenues de détenir ces réserves excédentaires, on peut se demander pourquoi elles acceptent de supporter ce coût. Pour répondre à cette question, il faut examiner les possibilités d’arbitrage avec d’autres actifs qui pourraient être utilisés comme substitut aux réserves excédentaires. Les réserves sont en fait une monnaie[3] émise par les banques centrales uniquement à l’intention des banques commerciales et sont de fait un actif très liquide. Or, sur le marché monétaire, les taux sont également négatifs si bien que les banques sont indifférentes entre avoir des réserves excédentaires et placer leurs liquidités sur le marché interbancaire à une semaine ou acheter des titres du Trésor émis par le gouvernement français ou allemand par exemple, dont le rendement est également négatif.

 

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En fait, le meilleur substitut aux réserves serait de détenir directement du cash. La substitution pourrait donc s’opérer au sein même de la base monétaire si les banques demandaient la conversion des réserves excédentaires et des facilités de dépôts en billets qui ont les mêmes propriétés en termes de liquidité et ont un intérêt nominal nul. Actuellement, il faudrait alors convertir 987 milliards de réserves sous forme de billets, ce qui en doublerait presque l’encours ; la quantité de billets en circulation était de 1 096 milliards d’euros en septembre 2016. Le fait que les agents puissent disposer d’un actif ne portant pas intérêt est l’argument justifiant que les taux nominaux ne puissent pas être négatifs. En pratique, cet arbitrage ne se fait pas dès que le seuil de taux négatif est franchi dans la mesure où il existe des coûts à la détention de monnaie sous forme de billets. Le taux nominal peut donc être négatif. On peut cependant considérer qu’il existe un seuil à partir duquel la détention de cash est préférée. Ce coût de détention de grandes quantités d’argent n’est pas précisément connu mais il semble non négligeable et en tout cas supérieur au 0,4 % chargé par la BCE aujourd’hui. De fait, aucune substitution ne semble avoir été opérée aujourd’hui puisque la croissance de l’encours de billets en circulation n’a pas particulièrement augmenté depuis la mise en place du taux négatif (graphique). Une évaluation faite par Jackson (2015) indique que les différents coûts liés à la détention de monnaie sous forme de pièces et de billets pourraient aller jusqu’à 2 %, valeur qui pourrait constituer une contrainte effective (ELB) pour la baisse des taux.

Au-delà du coût que représentent les taux négatifs pour les banques, il convient de considérer les bénéfices attendus d’une telle politique et le cadre global dans lequel ils s’inscrivent. Conjointement aux taux négatifs, la BCE permet aux banques, via le programme TLTRO II, de se financer elles-mêmes à des taux négatifs et les incite ainsi doublement (via le coût des réserves excédentaires et via le taux auquel elles se financent) à octroyer des crédits à l’économie réelle.

 

[1] Les établissements de crédit sont en effet tenus de laisser en réserves sur ce compte, une fraction des dépôts collectés auprès des agents non financiers. Voir ici pour plus de détails.

[2] Montant des réserves au-delà des réserves obligatoires.

[3] Avec les billets émis, elles forment ce qu’on appelle la base monétaire, également appelée M0.




Les programmes de QE créent-ils des bulles ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Fabien Labondance

La mise en œuvre des politiques monétaires non-conventionnelles depuis 2008 par les banques centrales a-t-elle créé de nouvelles bulles qui menacent aujourd’hui la stabilité financière et la croissance mondiale ? Telle est la question qui revient régulièrement (voir ici, ou encore ici et ). Comme le montre Roger Farmer, force est de constater qu’il y a une forte corrélation entre les achats de titres par la Réserve fédérale – la banque centrale américaine – et l’indice boursier (S&P 500) aux Etats-Unis (graphique 1). Si l’argument peut sembler à première vue convaincant, les faits méritent néanmoins d’être discutés et précisés. Premièrement, il n’est pas inutile de rappeler que corrélation n’est pas causalité. Deuxièmement, l’augmentation des prix d’actifs est précisément un canal de transmission de la politique monétaire conventionnelle et de l’assouplissement quantitatif (QE). Enfin, toute augmentation des prix d’actifs ne peut être assimilée à une bulle et il convient de différencier l’évolution liée aux fondamentaux de celle purement spéculative.

La hausse des prix d’actifs est un élément de la transmission de la politique monétaire

Si l’objectif final des banques centrales est la stabilité macroéconomique[1], la transmission de ces décisions aux variables objectifs (inflation et croissance) se fait via divers canaux dont certains s’appuient explicitement sur les variations de prix d’actifs. Ainsi, les effets attendus du QE sont supposés être notamment transmis par des effets dits de portefeuille. En achetant des titres sur les marchés, la banque centrale incite les investisseurs à réallouer leur portefeuille de titres à d’autres actifs. L’objectif est ainsi d’assouplir plus largement les conditions de financement de l’ensemble des agents économiques, pas uniquement de ceux dont les titres sont ciblés par le programme de QE. Ce faisant, l’action de la banque centrale pousse les prix d’actifs à la hausse. Il n’est donc pas surprenant d’observer une augmentation des cours boursiers en lien avec le QE aux Etats-Unis.

Toute hausse du prix d’un actif n’est pas une bulle

Par ailleurs, il faut s’assurer que la corrélation entre les achats d’actifs et leur prix n’est pas qu’un simple artefact statistique. La hausse observée des prix pourrait aussi traduire une évolution favorable des fondamentaux et donc s’expliquer par l’amélioration des perspectives de croissance aux Etats-Unis. Le modèle standard de détermination du prix des actifs financiers établit que son prix est égal à la valeur actualisée des flux de revenus (dividendes) anticipés. Bien que ce modèle repose sur de nombreuses hypothèses (plutôt restrictives), il permet néanmoins d’identifier un premier candidat, l’évolution des dividendes, pour expliquer l’évolution du prix des actions aux Etats-Unis depuis 2008. Le graphique 1 montre clairement une corrélation entre la série des dividendes[2] versés et l’indice boursier S&P 500 entre avril 2010 et octobre 2013. Une partie de la hausse des actions s’explique donc tout simplement par la hausse des dividendes : le déterminant usuel des cours boursiers. Au regard de cet indicateur, seule la période qui commence au début de l’année 2014 pourrait alors indiquer une déconnexion entre les dividendes et le prix des actions et donc signaler éventuellement un sur-ajustement.

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Une corrélation que l’on ne retrouve pas dans la zone euro

Si la théorie selon laquelle les politiques monétaires non-conventionnelles créent des bulles est vraie, elle devrait alors également s’observer dans la zone euro. Pourtant, le même graphique que celui effectué pour les Etats-Unis ne permet pas de valider le lien entre les liquidités offertes par la BCE et l’indice boursier Eurostoxx (graphique 2). La première phase d’augmentation de la taille du bilan de la BCE, via ses opérations de refinancement qui débutent en septembre 2008, intervient au moment de l’effondrement des bourses mondiales, à la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers. De même, les opérations de refinancement à très long terme proposées par la BCE en fin d’année 2011 ne semblent pas corrélées avec l’indice boursier. La remontée du prix des actions coïncide en fait avec l’annonce de Mario Draghi de juillet 2012 qui met un coup d’arrêt aux inquiétudes sur un éventuel éclatement de la zone euro. Il est certes toujours possible d’argumenter que la banque centrale a joué un rôle mais il n’en demeure pas moins que le lien entre liquidités et prix d’actifs disparaît. A la fin de l’année 2012, les banques remboursent leurs prêts à la BCE, ce qui diminue de fait les liquidités en circulation. Enfin, la période récente illustre à nouveau la fragilité de la thèse selon laquelle le QE créerait des bulles. C’est précisément au moment où la BCE met en œuvre un programme d’achat de titres d’envergure, semblable à celui de la Réserve fédérale, que l’on observe une chute des indices boursiers mondiaux et plus particulièrement l’Eurostoxx.

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Doit-on en conclure que le lien QE-bulles est faux ?

Pas nécessairement. Mais pour répondre à cette question, il convient d’abord d’identifier précisément la part de la hausse qui est due aux fondamentaux (dividendes et perspectives des firmes pour les actions). Une bulle est généralement définie comme l’écart entre le prix constaté et une valeur dite fondamentale. Dans un document de travail à paraître, nous proposons d’identifier les périodes de sur- ou sous-évaluation de plusieurs prix d’actifs pour la zone euro et les Etats-Unis. Notre approche consiste à estimer différents modèles de prix d’actifs et d’en extraire une composante non expliquée par les fondamentaux qui est alors qualifiée de « bulle ». Nous montrons ensuite que pour la zone euro, la politique monétaire au sens large (conventionnelle et non-conventionnelle) de la BCE ne semble pas avoir d’effet significatif sur la composante « bulle » (non-expliquée par les fondamentaux) des prix d’actifs. Les résultats sont plus probants pour les Etats-Unis et suggèrent que le QE pourrait avoir un effet significatif sur la composante  « bulle » de certains prix d’actifs.

Cette conclusion ne signifie pas pour autant que les banques centrales ou les régulateurs soient désarmés et ignorants face à ce risque. Plutôt que de tenter de décortiquer chaque mouvement de prix d’actifs, les banques centrales devraient porter leur attention sur les fragilités financières, et la capacité des agents (financiers et non-financiers) à absorber de fortes fluctuations des prix d’actifs. La meilleure prévention contre les crises financières consiste donc davantage à surveiller en continu la prise de risque des agents plutôt que de tenter de limiter les variations de prix d’actifs.

[1] Nous préférons une définition large de l’objectif final qui permet de tenir compte de la diversité des formulations institutionnalisées des objectifs des banques centrales. Si le mandat de la BCE est prioritairement axé sur la stabilité des prix, le double mandat prévaut pour la Réserve fédérale.

[2] La série des dividendes versés présente une forte saisonnalité et a donc été lissée par une moyenne mobile sur 12 mois.